VIE DE JEANNE D’ARC

Tome I

CHAPITRE III. — PREMIER SÉJOUR À VAUCOULEURS. - FUITE À NEUFCHATEAU. - VOYAGE A TOUL. - SECOND SÉJOUR À VAUCOULEURS.

 

 

Robert de Baudricourt, alors capitaine de la ville de Vaucouleurs pour le dauphin Charles, était fils de Liebault de Baudricourt, en son vivant chambellan de Robert duc de Bar, gouverneur de Pont-à-Mousson, et de Marguerite d’Aunoy, danse de Blaise en Bassigny. Quatorze ou quinze ans auparavant, il avait succédé à ses deux oncles, Guillaume Bâtard de Poitiers et Jean d’Aunoy, comme bailli de Chaumont et capitaine de Vaucouleurs. Il s’était marié une première fois à une riche veuve ; devenu veuf il avait épousé, en 1425, une veuve aussi riche due la première, madame Alarde de Chambley. Et c’est un fait que les bergers d’Urusse et de Gibeaumex volèrent la charrette qui portait les gâteaux commandés pour le festin de noces. Sire Robert ressemblait à tous les hommes de guerre de son temps et de son pays : il était avide et madré ; il avait beaucoup d’amis parmi ses ennemis et beaucoup d’ennemis parmi ses amis, se battait parfois pour son parti, parfois contre et toujours à son profit. Au reste, pas plus malfaisant qu’un autre, et des moins sots[1].

Vêtue d’une pauvre robe rouge toute rapiécée[2], mais le cœur illuminé, d’un mystique amour, Jeanne gravit la colline qui domine la ville et la vallée, pénétra dans le château sans difficulté, car on y entrait comme au moulin, et fut introduite dans une salle où sire Robert se tenait parmi les gens d’armes. Elle entendit la Voix qui lui disait : Le voilà ![3] et aussitôt elle alla droit à lui, et lui parla sans crainte, commençant par ce qu’elle croyait, sans doute, le plus pressé :

— Je suis venue à vous, lui dit-elle, de la part de Messire, pour que vous mandiez au dauphin de se bien tenir et de ne pas assigner bataille à ses ennemis[4].

Assurément elle parlait de la sorte sur un nouveau mandement de ses Voix. Et, chose digne de remarque, elle répétait mot pour mot ce qu’avait dit soixante-quinze ans en çà, non loin de Vaucouleurs, un paysan champenois qui était vavasseur, c’est-à-dire homme franc. L’aventure de ce paysan avait commencé comme celle de Jeanne, pour finir, il est vrai, beaucoup plus court. La fille de Jacques d’Arc n’était pas la première à dire qu’elle avait des révélations sur le fait de la guerre. Les personnes inspirées se montrent surtout dans les époques de grandes misères. C’est ainsi qu’au temps de la peste et du Prince Noir, le vavasseur de Champagne avait, lui aussi, entendu une voix dans une lumière.

Tandis qu’il travaillait aux champs, la voix lui avait dit : Va avertir le roi de France Jean de ne combattre contre nul de ses ennemis. C’était quelques jours avant la bataille de Poitiers[5].

Alors le conseil était bon ; au mois de mai de l’an 1428, il semblait moins utile et même il ne répondait pas très bien à la réalité des choses. Depuis la malheureuse journée de Verneuil, les Français ne se sentaient pas en état d’assigner bataille à leurs ennemis ; ils n’y songeaient point. On prenait, on perdait des villes, on faisait des escarmouches et des rescousses ; on n’assignait point de bataille aux ennemis. Il n’était nul besoin de contenir le dauphin Charles qui, de nature et de fortune, était pour lors très contenu[6]. Environ le temps où Jeanne tenait ce propos à sire Robert, les Anglais préparaient une expédition en France et hésitaient encore, ne sachant s’ils marcheraient sur Angers ou sur Orléans[7].

Jeanne parlait sur l’avis de son archange et de ses saintes qui, touchant le fait de la guerre et l’état du royaume, n’en savaient ni plus ni moins qu’elle. Mais il n’est pas surprenant que ceux qui se croient envoyés de Dieu demandent qu’on les attende. Et puis il y avait tout le gros bon sens du peuple dans cette crainte de la jeune fille, que la chevalerie française ne livrât encore une bataillé à sa façon. On savait trop bien comment ces gens-là s’y prenaient.

Sans se troubler, Jeanne poursuivit et fit une prophétie concernant le dauphin :

— Avant la mi-carême, Messire lui donnera secours. Et elle ajouta aussitôt :

— De fait le royaume n’appartient pas au dauphin. Mais Messire veut que le dauphin soit fait roi et qu’il ait le royaume en commande. Malgré ses ennemis, le dauphin sera fait roi ; et c’est moi qui le conduirai à son sacre.

Sans doute que le nom de Messire, dans le sens où elle l’employait, avait quelque chose d’étrange et d’obscur, puisque sire Robert, ne le comprenant pas, demanda :

— Qui est Messire ?

— Le Roi du ciel, répondit la jeune fille.

Elle venait d’employer un autre terme sur lequel sire Robert ne fit pas de réflexion, qu’on sache, et qui pourtant donne à penser[8].

Ce mot de commande, usité en matières bénéficiales, signifiait dépôt[9]. Quand le roi recevrait le royaume en commande il n’en serait que le dépositaire. Ce que la jeune fille disait là correspondait aux idées des hommes les plus pieux sur le gouvernement des royaumes par Notre-Seigneur. Elle n’avait pu trouver elle-même ni le mot ni la chose ; elle était visiblement endoctrinée par quelqu’un de ces hommes d’Église dont nous avons -déjà senti l’influence à l’occasion d’une prophétie lorraine et dont toute trace est à jamais perdue.

Jeanne était en conversations spirituelles avec plusieurs prêtres ; entre autres avec Messire Arnolin, de Gondrecourt-le-Château, et Messire Dominique Jacob, curé de Moutier-sur-Saulx, qui l’entendaient en confession[10]. Il est dommage qu’on ne sache pas ce qu’ils pensaient de l’insatiable cruauté de la gent anglaise, de l’orgueil de Monseigneur le duc de Bourgogne, des malheurs du dauphin, et s’ils n’espéraient pas que Notre-Seigneur Jésus–Christ daignerait un jour, à la prière du commun peuple, donner le royaume en commande à Charles, fils de Charles. C’est peut-être de quelqu’un de ceux-là que Jeanne tenait sa politique sacrée[11].

Au moment où elle parlait à sire Robert, se trouvait auprès du capitaine, et non pas, sans doute, par pur hasard, un gentilhomme lorrain nommé Bertrand de Poulengy, qui avait une terre près de Gondrecourt et remplissait un office dans la prévôté de Vaucouleurs[12]. Il était alors pigé d’environ trente-six ans. C’était un homme qui fréquentait les clercs ; du moins entendait-il fort bien le langage des personnes de dévotion[13]. Peut-être voyait-il Jeanne pour la première fois, mais assurément il avait beaucoup entendu parler d’elle, la savait pieuse et de sage conduite ; il avait fréquenté à Domremy une douzaine d’années avant cette époque, connaissait les aîtres, s’était assis sous l’arbre des Dames, était allé plusieurs fois chez Jacques d’Arc et la Romée, qu’il tenait pour d’honnêtes cultivateurs[14].

Il se peut que Bertrand de Poulengy fut touché du maintien et du langage de la jeune fille ; il est plus croyable encore que ce gentilhomme était en relation avec les personnes d’Église, inconnues de nous, qui instruisaient la paysanne visionnaire afin de la rendre plus capable de servir le royaume de France et l’Église. De toute manière elle avait en Bertrand un ami qui devait lui apporter plus tard l’appui le plus utile.

Pour cette fois, si nous sommes bien informés, il ne tenta rien ni ne soufra mot. Peut-être jugeait-il qu’il fallait attendre que le capitaine de la ville fût mieux préparé à accueillir la demande de la sainte. Sire Robert ne comprenait rien à toute cette affaire et ce point seul lui paraissait clair, que Jeanne ferait une belle ribaude et que ce serait un friand morceau pour les gens d’armes[15].

En renvoyant le vilain qui la lui avait amenée, il lui fit une recommandation tout à fait conforme à la sagesse du temps sur le castoiement des filles :

— Reconduis-la à son père avec de bons soufflets.

Et sire Robert estimait la méthode excellente, car il invita plusieurs fois l’oncle Lassois à ramener au logis Jeannette bien souffletée[16].

Après huit jours d’absence, elle revint au village. Le mépris du capitaine et les outrages de la garnison ne l’avaient ni humiliée, ni découragée ; elle les tenait au contraire comme des preuves de la vérité de sa mission, s’imaginant que ses Voit les lui avaient annoncées[17]. Comme ceux qui marchent en dormant, elle était douce à l’obstacle et d’une obstination paisible. A la maison, au courtil, aux prés, elle continuait ce sommeil merveilleux, plein des images du dauphin, de sa chevalerie, et des batailles sur lesquelles flottaient des anges.

Elle ne pouvait se taire ; son secret lui échappait de toutes parts. Sans cesse elle prophétisait, mais on ne la croyait pas. La veille de la Saint-Jean-Baptiste, environ un mois après son retour, elle dit sentencieusement à Michel Lebuin, laboureur à Burey, qui était un tout jeune garçon :

— Il y a entre Coussey et Vaucouleurs une fille qui, avant un an d’ici, fera sacrer le roi de France[18].

Un jour même, avisant Gérardin d’Épinal, qui seul à Domremy n’était pas du parti du dauphin, et à qui, de son aveu, elle eût volontiers coupé la tète, encore qu’elle fût la marraine de son fils, elle ne put se tenir de lui faire à mots couverts l’annonce du mystère qu’il y avait entre elle et Dieu :

— Compère, si vous n’étiez Bourguignon, je vous dirais quelque chose[19].

Le bonhomme crut qu’il s’agissait de fiançailles prochaines, et que la fille de Jacques d’Arc épouserait bientôt quelqu’un des garçons avec qui elle avait mangé des petits pains sous l’arbre des Fées et bu l’eau de la fontaine des Groseilliers.

Hélas ! Jacques d’Arc eût bien voulu que le secret de sa fille fût de cette sorte. Cet homme de sens droit, très ferme et soucieux de la bonne conduite de ses enfants, s’inquiétait des allures que prenait Jeanne. Il ne savait pas qu’elle entendait des Voix ; il ne se doutait pas que c’était, dans son jardin, toute la journée une descente du Paradis, que du Ciel à sa maison allaient et venaient sans cesse plus d’anges que n’en avait porté l’échelle de Jacob et qu’enfin, pour Jeannette seule, sans qu’on n’en vit rien, un mystère se jouait, plus riche et plus beau mille fois que ceux qu’on représentait sur un échafaud, aux jours de fête, dans des villes comme Toul ou Nancy. Il était à cent lieues de soupçonner ces incroyables merveilles. Mais il voyait bien que sa fille était hors de sens, qu’elle avait l’esprit égaré, qu’elle disait des folies. Il s’apercevait bien qu’elle n’avait en tète que chevauchées et batailles ; il ne pouvait ignorer tout à fait l’équipée de Vaucouleurs. Il craignait vivement qu’un jour cette malheureuse enfant ne partit pour tout de bon et n’allât courir le monde. Cette pénible inquiétude le poursuivait jusque dans son sommeil. Il rêva, une nuit, qu’il la voyait s’enfuyant avec des hommes d’armes ; et l’impression de ce rêve fut si forte qu’elle lui resta encore à son réveil. Durant plusieurs jours il dit et répéta à ses fils Jean et Pierre :

— Si je croyais vraiment qu’advint cette chose que j’ai songée de ma fille, je voudrais qu’elle fût noyée par vous ; et si vous ne le faisiez, je la noierais moi-même[20].

Isabelle répéta le propos à sa pille, pour l’effrayer et la corriger. Tout dévote qu’elle était, elle partageait les craintes du père. C’était une chose cruelle à penser pour ces braves gens, que leur enfant pût devenir une ribaude. En ces temps de guerre, il y avait foison de ces folles femmes que les gens d’armes menaient en croupe ; chacun avait la sienne.

Par l’étrangeté de leurs actions, fréquemment les saintes, en leur jeunesse, prêtent à de pareils soupçons. Et Jeanne donnait des signes de sainteté. Elle était la fable du village. On la montrait au doigt en disant par moquerie : Voilà celle qui relèvera la France et le sang royal[21].

Voyant le mal qui tenait cette fille, les gens du pays n’étaient pas embarrassés pour en trouver la cause. Ils l’attribuaient à quelque sortilège. Elle avait été vue sous le beau Mai, elle y avait suspendu des guirlandes. On savait que le vieux hêtre était hanté, de même que la fontaine voisine. Et c’était une chose bien connue que les fées jetaient des sorts. Certains découvrirent que Jeanne avait rencontré une clame méchante. Ils disaient : Jeannette a pris son fait près de l’arbre des Fées[22]. Encore s’il n’y avait jamais eu que des paysans pour le croire !

Antoine de Vergy, gouverneur de Champagne, reçut, le 22 juin, du duc de Bedford, régent de France au nom de Henri VI, commission d’équiper mille hommes d’armes destinés à placer en l’obéissance des Anglais la châtellenie de Vaucouleurs. Trois semaines après, la petite armée se mettait en route sous les ordres des deux Vergy, Antoine et Jean. Quatre chevaliers bannerets, quatorze chevaliers bacheliers, trois cent soixante-trois hommes d’armes la composaient. Pierre de Trie, capitaine de Beauvais, Jean, comte de Neufchâtel et Fribourg, reçurent l’ordre de rejoindre le corps principal[23].

Dans sa marche sur Vaucouleurs, Antoine de Vergy mettait, selon la coutume, à feu et à sang tous les villages situés sur le territoire de la châtellenie. Les gens de Domremy et de Greux, menacés à nouveau d’un mal qu’ils ne connaissent que trop, voyaient déjà leurs bestiaux enlevés, leurs granges incendiées, leurs femmes, leurs filles violées. Ayant éprouvé déjà que le château de l’Ile ne suffisait point à leur sûreté, ils se résolurent à fuir et à chercher asile dans la ville de Neufchâteau, distante de deux lieues seulement de Domremy et qui était le marché où ils fréquentaient. Donc, vers la mi-juillet, abandonnant leurs maisons et leurs champs, ils partirent et, poussant devant eux leurs bestiaux, suivirent la route à travers les champs de froment et de seigle et les coteaux de vignes jusqu’à la ville, où ils se logèrent comme ils purent[24].

La famille d’Arc fut reçue par la femme de Jean Waldaires, qu’on nommait la Rousse et qui tenait une auberge où logeaient soldats, moines, marchands et pèlerins. Certains la soupçonnaient de donner asile à des femmes de mauvaise vie[25]. Et il y a apparence qu’elle n’hébergeait pas que d’honnêtes clames. Cependant elle était elle-même une bonne femme, c’est-à-dire une femme riche. Elle avait assez d’argent pour en prêter parfois à des concitoyens[26]. Bien que Neufchâteau appartînt au duc de Lorraine, qui était du parti des Bourguignons, on a cru savoir que cette hôtelière inclinait vers les Armagnacs ; mais il est peut-être un peu vain de rechercher les sentiments de la Rousse sur les troubles du royaume de France[27].

A Neufchâteau comme à Domremy, Jeanne menait aux champs les bêtes de son père et gardait les troupeaux[28]. Adroite et robuste, elle aidait aussi la Rousse dans les soins du ménage[29] ; c’est ce qui a fait dire méchamment aux Bourguignons qu’elle avait été meschine dans une auberge de soudards et de ribaudes[30]. Au vrai, Jeanne passait aux églises tout le temps qu’elle n’employait pas à soigner les animaux et à donner aide à son hôtesse[31].

Il y avait dans la ville deux beaux couvents, l’un de Cordeliers, l’autre de Clarisses, fils et filles du bon saint François[32]. La maison des Cordeliers avait été bâtie, deux cents ans en çà, par Mathieu II de Lorraine. Le duc régnant venait encore de la richement doter. De nobles dames, de hauts seigneurs et entre autres un Bourlémont, seigneur de Domremy et Greux, y gisaient sous lame[33].

Ces moines mendiants qui, jadis en leur bel âge, affiliaient à leur tiers-ordre bourgeois et paysans en foule et une multitude de princes et de rois[34], maintenant languissaient corrompus et déchus. Les querelles et les schismes abondaient parmi les frères de France. Malgré les efforts de Colette de Corbie pour rétablir la règle, les vieilles disciplines étaient partout abolies[35]. Ces mendiants distribuaient des médailles de plomb, enseignaient de courtes prières, en manière de recettes, et vouaient une affection spéciale au saint nom de Jésus[36].

Pendant les deux semaines que Jeanne passa dans la ville de Neufchâteau[37], elle fit ses dévotions dans le couvent des Cordeliers et se confessa deux ou trois fois aux mendiants[38]. On a dit qu’elle était du tiers-ordre de Saint-François, et l’on a supposé que son affiliation datait de son séjour à Neufchâteau[39].

C’est fort douteux ; et, dans tous les cas, l’affiliation ne dut pas être très solennelle. On ne voit pas qu’en si peu de temps les mendiants aient pu la former aux pratiques de la piété franciscaine. Pour se pénétrer de leur esprit, elle était déjà trop imbue de doctrines ecclésiastiques sur le spirituel et le temporel, trop pleine de mystères et d’apocalypses. D’ailleurs, son séjour à Neufchâteau fut troublé de soucis et coupé d’absences.

Elle reçut dans cette ville une citation à comparaître devant l’official de Toul dont elle relevait comme native de Domremy-de-Greux. Un jeune garçon de Domremy prétendait qu’il y avait promesse de mariage entre la fille de Jacques d’Arc et lui. Jeanne le niait. Il s’obstina dans son dire et l’assigna devant l’official[40]. Ce tribunal ecclésiastique retenait les causes comme celle-ci et l’on y portait les demandes soit en nullité de mariage, soit en validité de fiançailles.

Ce qui est étrange dans le cas de Jeanne, c’est que ses parents lui donnèrent tort et prirent le parti du jeune homme. Ce fut malgré leur défense qu’elle soutint son procès et comparut devant l’official. Elle déclara plus tard que, dans cette affaire, elle leur avait désobéi et que c’était son seul manquement à la soumission qu’elle leur devait[41].

Pour aller de Neufchâteau à Toul et revenir, il lui fallait faire plus de vingt lieues à pied sur des chemins infestés par des gens d’armes, dans ce pays mis à feu et à sang et que les paysans de Domremy venaient de fuir épouvantés. C’est pourtant à quoi elle se résolut, contre le gré de ses parents.

Peut-être se rendit-elle à l’official de Toul non pas une fois, mais deux et trois fois. Et si elle ne chemina pas jour et nuit avec son faut fiancé, ce fut par grand hasard, car il suivait la même route en même temps. Ses Voit lui disaient de ne rien craindre. Devant le juge elle jura de dire la vérité et nia qu’elle eût fait promesse de mariage.

Elle n’avait point de torts. Mais sa conduite, qui procédait d’une innocence héroïque et singulière, fut mal jugée. On prétendit à Neufchâteau que ces voyages lui avaient mangé tout ce qu’elle avait. Mais qu’avait-elle ? hélas ! Elle était partie sans rien. Peut-être lui avait-il fallu mendier son pain aux portes. Les saintes reçoivent l’aumône comme elles la donnent : pour l’amour de Dieu. On conta que, pendant l’instance, son fiancé, la voyant vivre en compagnie de mauvaises femmes, s’était désisté de sa demande en justice, renonçant à une promise si mal famée[42]. Propos calomnieux, qui ne trouvèrent que trop de créance.

Après deux semaines de séjour à Neufchâteau, Jacques d’Arc avec les siens retourna à Domremy. Le verger, la maison, le moustier, le village, les champs, dans quel état de désolation les revirent-ils ! Tout avait été pillé, ravagé, brûlé par les gens de guerre. Les soldats, faute de pouvoir rançonner les vilains disparus, avaient détruit leurs biens. Le moustier, naguère encore fier comme une forteresse, avec sa tour où veillait le guetteur, n’était plus qu’un amas de pierres noircies. Et les habitants de Domremy durent aller, aux jours fériés, entendre la messe à l’église de Greux[43].

Telle était la misère du temps, qu’ordre fut donné aux villageois de se tenir renfermés dans les maisons fortes et les châteaux[44].

Cependant les Anglais assiégeaient la ville d’Orléans, qui appartenait au duc Charles, leur prisonnier. Ce qui n’était point bien fait à eux, car, ayant son corps, ils devaient respecter ses biens[45]. Ils élevaient des bastilles autour de cette ville d’Orléans, cœur de France, et l’on disait qu’ils s’y tenaient à grande puissance[46].

Et madame sainte Catherine et madame sainte Marguerite, qui étaient des personnes très attachées à la terre des Lis, les féales du dauphin Charles et ses belles cousines, s’entretenaient avec la bergère des malheurs du royaume et lui disaient sans cesse :

— Il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France[47].

Jeanne était d’autant plus impatiente de partir qu’elle avait annoncé elle-même le temps de son arrivée en France et que ce temps approchait. Elle avait dit au capitaine de Vaucouleurs que le dauphin aurait secours avant la mi-carême. Elle ne voulait pas faire mentir ses Voix[48].

L’occasion, qu’elle épiait, de retourner à Burey, se présenta vers la mi-janvier. A cette époque, la femme de Durand Lassois, Jeanne le Vauseul, faisait ses couches[49]. A la campagne, l’usage voulait que les jeunes parentes et les amies de l’accouchée se rendissent auprès d’elle pour soigner la mère et l’enfant. Coutume honnête et cordiale qu’on suivait d’autant mieux qu’on y trouvait une occasion de bonnes rencontres et de joyeux caquets[50]. Jeanne pressa son oncle de la demander à son père pour soigner l’accouchée et Lassois consentit : il faisait tout ce que voulait sa nièce, et, peut-être, était-il encouragé dans sa complaisance par des personnes pieuses et de considération[51]. Mais que ce père, qui tantôt ne parlait de rien moins que de noyer sa fille pour l’empêcher de partir arec les gens d’armes, la laissât aller aux portes de la ville, sous la garde d’un parent dont il connaissait la faiblesse, c’est ce qu’on a peine à comprendre. Il le fit pourtant[52].

Ayant quitté la maison de son enfance, qu’elle ne devait plus revoir, Jeanne, en compagnie de Durand Lassois, descendit la vallée natale, dépouillée par l’hiver. En passant devant la maison du laboureur Gérard Guillemette de Greux, dont les enfants étaient en grande amitié avec ceux de Jacques d’Arc, elle cria :

— Adieu ! Je vais à Vaucouleurs[53].

Quelques pas plus loin, elle aperçut sa compagne Mengette :

— Adieu, Mengette, dit-elle ; je te recommande à Dieu[54].

Et sur le chemin, au seuil des maisons, rencontrant des visages connus, à tous elle disait adieu[55]. Mais elle évita de voir Hauviette, avec qui elle avait joué et dormi, aux jours d’enfance, et qu’elle aimait chèrement. Elle craignit, si elle lui disait adieu, de sentir son cœur défaillir. Hauviette ne sut que plus tard le départ de son amie et elle en pleura très fort[56].

Venue pour la seconde fois à Vaucouleurs, Jeanne croyait bien mettre le pied dans une ville appartenant au dauphin, et entrer, comme on disait alors, en chambre royale[57]. Elle se trompait. Depuis les premiers jours du mois d’août 1428, le capitaine de Vaucouleurs avait rendu la place au seigneur Antoine de Verge, mais il ne l’avait pas encore livrée. C’était une de ces capitulations à terme comme on en signait beaucoup à cette époque et qui, le plus souvent, cessaient d’être exécutoires au cas où la place recevait secours avant le jour fixé pour la reddition[58].

Comme elle avait fait neuf mois auparavant, Jeanne alla trouver sire Robert au château, et voici la révélation qu’elle lui fit :

— Capitaine Messire, dit-elle, sachez que Dieu m’a plusieurs fois fait à savoir encore et commandé que j’allasse vers le gentil dauphin, qui doit être et est vrai roi de France, et qu’il me baillât des gens d’armes et que je lèverais le siège d’Orléans et le mènerais sacrer à Reims[59].

Cette fois, elle annonce qu’elle a mission de délivrer Orléans. Et c’est seulement après avoir accompli cette première tâche qu’elle fera le voyage du sacre. Il faut reconnaître la souplesse et l’à-propos avec lesquels ses Vois changeaient, selon les nécessités du moment, les ordres précédemment donnés.

Les manières de sire Robert à l’égard de Jeanne étaient tout à fait changées. Il ne parlait plus de lui donner de bons soufflets et de la renvoyer à ses parents. Maintenant, il la traitait sans rudesse et, s’il n’avait pas foi en ce qu’elle annonçait, du moins l’écoutait-il volontiers.

Dans une des conversations qu’elle eut avec lui, elle lui tint un propos étrange

— Une fois accomplies, lui dit-elle, les grandes choses que j’ai à faire de la part de Messire, je me marierai et j’aurai trois fils, dont le premier sera pape, le second empereur, le troisième roi.

Sire Robert répondit gaiement :

— Puisqu’ils seront si grands personnages, je voudrais bien t’en faire un. J’en vaudrais mieux ensuite.

Jeanne répondit :

— Nenni, gentil Robert, nenni. Il n’est pas temps. Le Saint-Esprit y ouvrera[60]

A en juger sur le peu de paroles d’elle qui nous ont été transmises, la jeune inspirée, dans les premiers temps de sa mission, parlait alternativement deux langages différents. Ses paroles semblaient couler de deux sources opposées. Les unes, ingénues, candides, naïves, courtes, d’une simplicité rustique, d’une malice innocente, quelquefois rudes, empreintes d’autant de chevalerie que de sainteté, avaient trait, le plus souvent, à l’héritage et au sacre du dauphin, et à la débellation des Anglais. C’était le langage de ses Voit, son vrai langage, son langage intérieur. Les autres, plus subtiles et teintées d’allégories, fleuries, quintessenciés, d’une grâce savante, concernant l’Église, sentaient le clerc et trahissaient quelque influence du dehors. Le propos tenu par elle à sire Robert sur les trois enfants qu’elle mettrait au monde est de la ‘seconde sorte. C’est une allégorie. Son triple enfantement signifie que de ses œuvres naîtra la paix de la chrétienté, et que, après qu’elle aura accompli sa mission divine, le pape, l’empereur et le roi, tous trois fils de Dieu, feront régner-la concorde et l’amour dans l’Église de Jésus-Christ. L’apologue est d’une clarté limpide ; encore faut-il un peu d’esprit pour le comprendre. Le capitaine n’y entendit rien ; il prit la chose en sens littéral et répondit en conséquence, car c’était un homme simple et jovial[61].

Jeanne logeait en ville chez des amis de son cousin Lassois, gens d’humble condition, Henri Leroyer et sa femme Catherine. Elle y filait, étant bonne filandière ; elle donnait aux pauvres le peu qu’elle avait. Elle fréquentait l’église paroissiale en compagnie de Catherine[62]. Souvent, dans la matinée, elle montait la colline qui voit se presser à ses pieds les toits de la ville, et se rendait en grande dévotion dans la chapelle de Sainte-Marie-de-Vaucouleurs. Cette collégiale, construite sous le roi Philippe VI, était attenante au château qu’habitait le capitaine de Vaucouleurs. La vénérable nef de pierre s’élevait hardiment à l’orient, sur la vaste étendue des coteaux et des prairies, et dominait la vallée où Jeanne avait été nourrie. Elle y entendait la messe et y demeurait longtemps en oraison.

Sous la chapelle, dans la crypte, on gardait une image ancienne et vénérée de la vierge qu’on appelait Notre-Dame-de-la-Voûte[63], et qui faisait des miracles spécialement en faveur des pauvres et des nécessiteux. Jeanne se plaisait dans cette crypte obscure et solitaire où les saintes la visitaient de préférence.

Un petit clerc, presque encore un enfant, qui desservait la chapelle, y vit un jour la jeune fille immobile, les mains jointes, la tête renversée, les yeux levés et noyés de larmes, et il devait garder toute sa vie l’image de ce ravissement[64].

Elle allait souvent à confesse et disait ses péchés notamment à messire Jean Fournier, curé de Vaucouleurs[65].

Elle touchait son hôtesse par la manière sage et douce dont elle vivait, et elle la troubla un jour extrêmement. Ce fut quand elle lui dit :

— Ne savez-vous pas qu’il a été prédit que la France, perdue par une femme, serait sauvée par une pucelle des Marches de Lorraine[66] ?

La femme Leroyer savait aussi bien que Durand Lassois, que madame Ysabeau, comme une Hérodiade gonflée d’impuretés, avait livré madame Catherine de France et le royaume des Lis au roi d’Angleterre[67]. Et dès lors elle n’était plus éloignée de croire que Jeanne fût la pucelle annoncée par la prophétie.

Cette pieuse fille fréquentait les personnes de dévotion et aussi les nobles hommes. A tous elle disait :

— Il faut que j’aille vers le gentil dauphin. C’est la volonté de Messire, le Roi du ciel, que j’aille vers le gentil dauphin. C’est de la part du Roi du ciel que je suis venue. Quand je devrais aller sur mes genoux, j’irai[68].

Elle apporta notamment des révélations de cette nature à messire Aubert, seigneur d’Ourches, qui était bon français et du parti des Armagnacs, puisqu’il avait fait la guerre, quatre ans auparavant, contre les Anglais et les Bourguignons ; elle lui dit qu’elle devait aller vers le dauphin, qu’elle demandait qu’on la menât à lui et que ce serait pour lui profit et honneur non pareils[69].

Enfin elle se faisait connaître dans la ville pour ses illuminations et ses prophéties, et l’on trouvait qu’elle parlait bien.

Il y avait alors dans la garnison un homme d’armes, âgé de vingt-huit ans environ, Jean de Novelompont ou Nouillompont, qu’on appelait communément Jean de Metz. De condition libre, mais non point noble, il avait acquis ou hérité la seigneurie de Nouillompont et Hovecourt, dans le Barrois non mouvant, et il en portait le titre[70]. Précédemment soudoyer au service de Jean de Wals, capitaine et prévôt de Stenay, il était en 1428 au service du capitaine de Vaucouleurs.

De ses mœurs et comportements nous ne savons rien, sinon que, trois ans en çà, habitant dans la châtellenie de Foug, il avait juré un vilain serment et, de ce fait, encouru une amende de deux sols. Apparemment il était, lorsqu’il jura, très en colère[71]. Il se tenait en relations plus ou moins étroites avec Bertrand de Poulengy, qui certainement lui avait parlé de Jeanne.

Un jour, il aborda la jeune fille et lui dit :

— Eh bien, ma mie, que faites-vous ici ? Faut-il que le roi soit chassé du royaume et que nous soyons Anglais[72] ?

Ce propos d’un homme d’armes de Lorraine mérite attention. Le traité de Troyes ne soumettait pas la France à l’Angleterre ; il réunissait les deux royaumes. Si l’on se battait après comme avant, c’était uniquement pour décider entre les deux prétendants Charles de Valois et Henri de Lancastre. Que l’un ou l’autre l’emportât, rien n’était changé dans les lois et coutumes de France. Toutefois, ce pauvre routier des Marches d’Allemagne n’en pensait pas moins que, sous un roi anglais, il serait lui-même anglais. Beaucoup de français de toute condition pensaient de même et ne pouvaient souffrir l’idée de se voir anglaisés ; ils attachaient leur sort et celui du royaume au sort du dauphin Charles.

Jeanne répondit à Jean de Metz :

— Je suis venue ici, à chambre du roi, afin de parler à sire Robert, pour qu’il me veuille conduire ou faire conduire au dauphin. Mais il n’a souci ni de moi ni de mes paroles.

Puis, pressée en son cœur par l’idée file que sa mission devait commencer au milieu de la Sainte Quarantaine :

— Pourtant, avant qu’arrive la mi-carême, il faut que je sois devers le dauphin, dussé-je, pour y aller, user mes jambes jusqu’aux genoux[73].

Une nouvelle courait alors les villes et les villages. Un annonçait que le fils du roi de France, le dauphin Louis, entré dans sa cinquième année, venait d’être fiancé à la fille du roi d’Écosse, madame Marguerite, âgée de trois ans, et le commun peuple célébrait cette union royale par autant de réjouissances qu’il s’en pouvait faire dans ce pays désolé[74]. Jeanne, qui en avait entendu parler, dit à l’homme d’armes :

— Il faut que je sois vers le dauphin, car nul au monde, ni roi, ni duc, ni fille du roi d’Écosse ne peuvent recouvrer le royaume de France.

Et elle ajouta aussitôt :

— Il n’y a secours que de moi, quoique, pour ma part, j’aurais bien plus cher filer près de ma pauvre mère, vu que ce n’est pas là mon état. Mais il faut que j’aille. Et je ferai cela parce que Messire veut que je le fasse.

Elle le disait comme elle le pensait. Mais elle ne se connaissait pas ; elle ne savait pas que ses Voix c’était le cri de son cœur et qu’elle brûlait de quitter la quenouille pour l’épée.

Jean de Metz demanda, comme avait lait sire Robert :

— Qui est Messire ?

— C’est Dieu, répondit-elle.

Aussitôt, comme s’il croyait en elle, il lui dit d’un grand élan :

— Je vous promets et vous donne ma foi que, Dieu aidant, je vous conduirai vers le roi.

Il lui toucha la main, en signe qu’il lui donnait sa foi, et il demanda :

— Quand voulez-vous partir ?

— A cette heure, répondit-elle, mieux que demain ; demain mieux qu’après.

C’est Jean de Metz lui-même qui, vingt-sept ans plus tard, rapporta cette conversation[75]. A l’en croire, il demanda en dernier lieu à la jeune fille si elle voulait faire chemin avec ses vêtements de femme. On conçoit qu’il découvrit de très grands inconvénients à traverser avec une paysanne en robe rouge les chemins de France, alors battus par des coitreaux paillards, et qu’il jugeât plus prudent de l’emmener déguisée en garçon. Elle entra tout de suite dans la pensée de Jean, et lui répondit :

— Je prendrai volontiers habit d’homme.

Rien n’empêche de croire que les choses se sont passées ainsi. Mais alors un routier de Lorraine aurait suggéré à la sainte, touchant l’habit, une idée qu’elle s’imaginera ensuite avoir reçue de Dieu[76].

De son propre mouvement, ou plutôt sur l’avis de quelque prudente personne, sire Robert s’inquiéta de savoir si Jeanne n’était pas sous l’inspiration d’un mauvais esprit. Car le diable est rusé et prend parfois la figure de l’innocence. Et, comme, à cet égard, il n’était pas grand clerc, il résolut de s’en rapporter à son curé.

Or, un jour que Catherine et Jeanne filaient dans la maison, elles virent entrer le capitaine de Vaucouleurs, en compagnie du curé, messire Jean Fournier. Ils invitèrent l’hôtesse à se retirer, et, lorsqu’ils furent seuls avec la jeune fille, messire Jean Fournier revêtit son étole et récita des paroles latines qui revenaient à dire.

— Si tu es chose mauvaise, éloigne-toi ; si tu es chose bonne, approche.

C’était la formule ordinaire de l’exorcisme, ou, pour parler plus exactement, de la conjuration. Dans la pensée de messire Jean Fournier, ces paroles, mêlées de quelques gouttes d’eau bénite, devaient faim fuir les diables, si par malheur il s’en trouvait dans le corps de cette villageoise[77].

Messire Jean Fournier ne doutait pas que les démons ne fussent poussés par un désir immodéré de s’introduire dans le corps des hommes et spécialement chez les filles, qui parfois les avalaient avec leur pain. Ils se logeaient dans la bouche, sous la langue, dans les narines, coulaient dans l’estomac et dans le ventre et s’agitaient furieusement en ces divers logis, où l’on reconnaissait leur présence aux contorsions et hurlements des malheureux hantés.

Saint Grégoire, pape, rapporte en ses Dialogues un exemple frappant de la facilité avec laquelle les diables s’insinuent dans une femme. Une religieuse, dit-il, étant au jardin, vit une laitue qui lui parut tendre. Elle la cueillit et, négligeant de la bénir en faisant dessus le signe de la croix, elle y mordit, et aussitôt elle tomba possédée. Un homme de Dieu s’étant alors approché d’elle, le démon se mit à crier : C’est moi qui l’ai fait ! C’est moi qui l’ai fait ! J’étais assis sur cette laitue. Cette femme est venue et elle m’a avalé. Mais les prières de l’homme de Dieu le forcèrent bientôt à se retirer[78].

Messire Jean Fournier n’exagérait donc pas la prudence nécessaire. Pénétré de cette idée que le diable est subtil et la femme corrompue, il prenait soin d’éclaircir, selon les règles, un cas difficile. C’était le plus souvent chose malaisée que de discerner des possédés et de reconnaître une démoniaque d’avec une bonne chrétienne. L’épreuve à laquelle Jeanne allait être soumise n’avait pas été épargnée à de très grandes saintes.

Ayant récité les formules et fait les aspersions, messire Jean Fournier s’attendait, au cas où cette fille eût été possédée, à la voir s’agiter, se tordre et chercher à fuir. Il eût fallu, en cette occurrence, employer des formules plus puissantes, user à nouveau d’eau bénite et du signe de la crois, et, par ces moyens, déloger les diables jusqu’à ce qu’on les vît partir avec un bruit effrayant et une grande puanteur, sous forme de dragons, de chameaux ou de poissons[79].

L’attitude de Jeanne n’offrit rien de suspect. Point d’agitation maniaque, nulle fureur. Inquiète seulement et suppliante, elle se traîna à genoux vers le prêtre. Elle ne fuyait pas devant le saint nom de Dieu. Messire Jean Fournier en conclut qu’il n’y avait pas de diable en elle.

Restée seule avec Catherine dans la maison, Jeanne, qui comprenait enfin le sens de cette cérémonie, en témoigna un vif ressentiment à l’endroit de messire Jean Fournier. Elle se plaignit de ce qu’il l’eût soupçonnée : C’était mal fait à lui, dit-elle à son hôtesse ; car, m’ayant entendue en confession, il me pouvait connaître[80].

Elle aurait rendu grâce au curé de Vaucouleurs si elle avait su combien, en l’éprouvant, il avançait ses affaires. Averti que cette pucelle n’était pas inspirée par le démon, sire Robert dut en conclure qu’elle pouvait bien l’être par Dieu, car, selon toute apparence, il raisonnait simplement. Il écrivit au dauphin Charles, au sujet de la jeune sainte, et sans doute il témoigna de l’innocence et de la bonté qui se voyaient en elle[81].

Bien que la capitainerie fût grandement menacée de passer au seigneur de Vergy, sire Robert ne songeait pas à quitter son pays où il était en accommodements avec tous les partis. Il se souciait en somme assez peu du dauphin Charles et l’on ne voit pas qu’il eût un intérêt personnel à lui recommander une prophétesse. Sans prétendre démêler ce qui se passait dans sa tête, on peut croire qu’il écrivit au dauphin en faveur de Jeanne à la demande de quelques-unes de ces personnes qui l’estimaient bonne et probablement à la requête de Bertrand de Poulengy et de Jean de Metz. Ces deux hommes d’armes, voyant la cause du dauphin perdue sur les Marches de Lorraine, avaient toutes raisons de passer jusqu’aux bords de la Loire, où l’on pouvait encore se battre, partant gagner.

Prêts à partir, ils se montraient disposés à emmener l’inspirée avec eux et même à la défrayer de toutes ses dépenses, comptant se faire rembourser à Chinon sur la cassette royale et tirer honneur et profit d’une si rare merveille. Encore attendaient-ils d’être assurés de l’agrément du dauphin[82].

Cependant Jeanne ne tenait plus en place. Elle allait et venait de Vaucouleurs à Bure et de Bure à Vaucouleurs. Elle comptait les jours ; le temps lui pesait comme à une femme grosse[83].

A la fin de janvier, n’y pouvant unir, elle résolut d’aller seule vers le dauphin Charles. Elle vêtit les habits de Durand Lassois et prit avec ce bon cousin la route de France[84]. Un habitant de Vaucouleurs, nommé Jacques Alain, les accompagnait[85]. Probablement, ces deux hommes comptaient que la jeune fille reconnaîtrait d’elle-même l’impossibilité d’un tel voyage et qu’on n’irait pas bien loin. C’est ce qui arriva. A peine les trois voyageurs furent-ils à une lieue de Vaucouleurs, vers la chapelle de Saint-Nicolas, qui s’élève dans la vallée de Septfonds au milieu du grand bois de Saulcy, que Jeanne, se ravisant, dit à ses compagnons qu’il n’était point honnête à elle de partir ainsi : et tous trois retournèrent à la ville[86].

Enfin un messager royal vint apporter au capitaine de Vaucouleurs la réponse du roi Charles. Il se nommait Colet de Vienne[87]. Son nom le désigne comme originaire de la province gouvernée par le dauphin avant la mort du feu roi, et qui gardait au pauvre prince une constante fidélité. La réponse portait que sine Robert envoyât la jeune sainte à Chinon[88].

Ce que Jeanne avait demandé et qui paraissait impossible à obtenir, lui était accordé. Elle allait être menée au roi comme elle l’avait voulu et dans les délais fixés par elle-même. Mais ce départ après lequel elle avait tant soupiré fut retardé de quelques jours, par une circonstance remarquable, qui montre que la renommée de la jeune prophétesse s’était répandue en Lorraine et atteste qu’alors les grands de la terre, en leurs nécessités, recherchaient les saintes.

Jeanne était mandée à Nancy- par monseigneur le duc de Lorraine. Munie d’un sauf-conduit que le duc lui avait envoyé, elle partit en veste et houseaux rustiques, sur un bidet que Durand Lassois et Jacques Alain lui donnèrent. Il leur avait coulé douze francs que sire Robert leur remboursa plus tard sur les deniers du roi[89] Il y a vingt-quatre lieues de Vaucouleurs à Nancy. Jean de Metz l’accompagna jusqu’à Toul ; Durand Lassois fit tout le voyage avec elle[90].

Avant de se rendre à l’hôtel du duc de Lorraine, Jeanne monta la vallée de la Meurthe et alla faire ses dévotions au grand saint Nicolas, dont on bardait les reliques dans la chapelle de Saint-Nicolas-du-Port[91], desservie par des religieux bénédictins. C’était bien fait à elle, saint Nicolas étant le patron des voyageurs.

 

 

 



[1] Chronique de la Pucelle, p. 271. — Jean Chartier, Chronique, t. I, p. 67. — Le R. P. Benoît, Histoire ecclésiastique et politique de la ville et du diocèse de Toul, Toul 1707, p. 529. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, pp. CLXII-CLXIII. — Léon Mougenot, Jeanne d’Arc, le Duc de Lorraine et le Sire de Baudricourt, 1895, in-8°. — G. de Braux et E. de Bouteiller, Nouvelles recherches, p. XVIII. — C. Nioré, Le pays de Jeanne d’arc, dans Mémoires de la Société académique de l’Aube, 1894, t. XXXI, pp. 307-320. — De Pange, Le pays de Jeanne d’Arc. Le fief et l’arrière-fief. Les Baudricourt, Paris, 1903, in-8°.

[2] Procès, t. II, p. 436.

[3] Ibid., t. II, p. 456.

[4] Ibid., t. II, p. 456.

[5] Chronique des quatre premiers Valois, éd. S. Luce, Paris, 1861, in-8°, pp. 46-48.

[6] P. de Fenin, Mémoires, éd. de mademoiselle Dupont, Paris, 1837, pp. 195, 222, 223.

[7] L. Jarry, Le compte de l’armée anglaise au siège d’Orléans, Orléans, 1892, in-8°, pp. 75-76.

[8] Procès, t. II, p. 156.

[9] Voir La Curne et Godefroy au mot : commande.

[10] Procès, t. II, pp. 392, 393, 458, 459.

[11] Quant à Nicolas de Vouthon, religieux de l’abbaye de Cheminon, ce qui est dit de lui dans l’information des 2 et 3 novembre 1476 semble peu vraisemblable. Procès, t. V, p. 252. — E. de Bouteiller et G. de Braun, Nouvelles recherches sur la famille de Jeanne d’Arc, pp. XVIII et suiv., p. 9.

[12] Procès, t. II, p. 4775. — Servais, dans Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc, t. VI, p. 139. — E. de Bouteiller et G. de Braux, Nouvelles recherches, p. XXVIII. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, preuve XCV, p. 143, et note 3. — De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, p. 204.

[13] Cela apparaît à la manière dont il rapporte les paroles de Jeanne.

[14] Procès, t. II, pp. 451, 458.

[15] Procès, t. III, p. 85. — Chronique de la Pucelle, p. 72. — Journal du siège, p. 35.

[16] Procès, t. II, p. 444. — L. Mougenot, Jeanne d’Arc, le Duc de Lorraine et le Sire de Baudricourt, Nancy, 1895, in-8°.

[17] Procès, t. II, p. 53.

[18] Ibid., t. II, p. 440.

[19] Ibid., t. II, p. 423.

[20] Procès, t. I, pp. 131-132 et 211.

[21] Ibid., t. II, p. 421.

[22] Procès, t. I, p. 68.

[23] Compte d’André d’Épernon dans S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. CLXVII et preuves, pp. 217-218 et 220.

[24] Procès, t. I, pp. 51, 214 ; t. II, pp. 392-451. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. CLXXVI.

[25] Procès, t. I, p. 214.

[26] S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. CLXXVII.

[27] Procès, t. I, pp. 51, 214 ; t. II, p. 402.

[28] Procès, t. I, pp. 409, 423, 428, 463.

[29] Ibid., t. I, p. 417.

[30] Monstrelet, t. III, p. 314.

[31] Procès, t. I, p. 51.

[32] S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. CLXXVII.

[33] Expilly, Dictionnaire géographique de la France, au mot : Neufchâteau.

[34] S.-M. de Vernon, Histoire générale et particulière du tiers-ordre de Saint-François, Paris, 1667, 3 vol. in-8°. — Hilarion de Nolay, Histoire du tiers-ordre, Lyon, 1694, in-4°.

[35] AA. SS., Mars, t. I, p. 549.

[36] Wadding, Annales Minorum, V, p. 183.

[37] Jean Morel déclare qu’elle fut quatre jours à Neufchâteau, et il ajoute : Ce que je vous dis, je le sais, car je fus avec les autres à Neufchâteau (Procès, t. II, p. 392) ; Gérard Guillemette parle de quatre ou cinq jours (Procès, t. II, p. 414) ; Nicolas Bailly de trois ou quatre (Procès, t. II, p. 451). Mais Jeanne dit aux juges de Rouen qu’elle était restée quinze jours à Neufchâteau (Procès, t. I, p. 51) ; elle avait un souvenir moins lointain et sans doute plus fidèle.

[38] Procès, t. I, p. 51.

[39] S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, ch. IX, X, XI. — Abbé V. Mourot, Jeanne d’Arc et le tiers-ordre de Saint-François, Saint-Dié, 1886, in-8°. — L. de Kerval, Jeanne d’Arc et les Franciscains, Vanves, 1893, in-18. — E iera begina, dit une correspondance de Morosini, éd. Lefrèvre-Pontalis t. III, p. 92 et note 2.

[40] Procès, t. II, p. 476. — E. Misset, Jeanne d’Arc Champenoise, 1893, in-8°, p. 28.

[41] Ibid., t. I, p. 128.

[42] Procès, t. I, p. 213. — L’article 9 de l’acte d’accusation est constitué d’après une enquête faite à Neufchâteau.

[43] Procès, t. II, p. 396 et passim.

[44] S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, pp. CLXXX et 230.

[45] Mistère du siège, V, 497.

[46] Chronique de la Pucelle, pp. XXXIV et XXXV. — Jean Chartier, Chronique, pp. XXXII, XXXV. — Journal du siège, pp. 2 et suiv.

[47] Procès, t. I, pp. 52, 216.

[48] Procès, t. II, p. 456.

[49] Ibid., t. II, pp. 428, 434. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. CLXXX. — G. de Braux et E. de Bouteiller, Nouvelles recherches, p. XXIII.

[50] Les caquets de l’accouchée, nouv. éd. par E. Fournier et Le Roux de Lincy, Paris, 1855, in-16, introduction.

[51] Procès, t. I, p. 53 ; t. II, p. 443 et passim.

[52] Procès, t. II, pp. 425, 430, 434.

[53] Ibid., t. II, p. 416.

[54] Ibid., t. II, p. 431.

[55] Ibid., t. II, p. 416.

[56] Ibid., t. II, p. 419.

[57] Procès, t. II, p. 436.

[58] S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, pp. CLXVIII et 222, 234.

[59] Chronique de la Pucelle, p. 273. — La Chronique de Lorraine, dans Dom Calmet, Histoire de Lorraine, t. III, col. vj., donne une version amplifiée et suspecte de ces paroles.

[60] Procès, t. I, pp. 219, 220. —La source est suspecte. Pourtant l’accusation s’appuie ici sur les données de l’enquête. Si Jeanne nia avoir tenu ce propos, c’est qu’elle l’avait oublié, ou qu’on le lui avait assez changé, pour qu’elle pût le désavouer sous la forme où on le lui présentait.

[61] Procès, t. III, p. 86. — Chronique de la Pucelle, p.272. — Journal du siège, p. 35.

[62] Ibid., t. I, pp. 51, 214 ; t. II, pp. 392, 395 et suiv.

[63] S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. CXCXIV.

[64] Procès, t. II, pp. 460, 461.

[65] Ibid., t. II, p. 446.

[66] Procès, t. II, p. 447.

[67] Ibid., t. II, p. 447.

[68] Ibid., t. II, p. 443.

[69] Procès, t. II, p. 450. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. 103.

[70] Ibid., t. V, p. 363. — Journal du siège, p. 45. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, xcv, cxi, cxxvj. — De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, p. 204, note. — G. de Braux et E. de Bouteiller, Nouvelles recherches, pp. XXV et suiv.

[71] S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, pp. CXC, 160-161.

[72] Procès, t. II, p. 435-457. — E. de Bouteiller et G. de Braux, Nouvelles recherches, pp. XXVI-XXVII.

[73] Procès, t. II, p. 436. — De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II, pp. 396 et suiv.

[74] Procès, ibid. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. CXCI.

[75] Procès, t. II, p. 436.

[76] Ibid., t. I, pp. 161, 176, 332. — Journal du siège, p. 43. — Chronique de la Pucelle, p. 372.

[77] Procès, t. II, p. 446.

[78] Voragine, La légende dorée, en la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix.

[79] Migne, Dictionnaire des sciences occultes, Paris, 2 vol. gr. in-8°, au mot : Exorcisme.

[80] Procès, t. Il, p. 446.

[81] Procès, t. III, p. 113. — Journal du siège, p. 48. — Mirouer des femmes vertueuses, dans Procès, t. IV, p. 267.

[82] Extrait du 8e compte de Guillaume Charrier, dans Procès, t. V, pp. 237 et suiv.

[83] Procès, t. II, p. 447.

[84] Ibid., t. I, p. 53 ; t. II, pp. 443 et suiv.

[85] Ibid., t. II, pp. 445-447.

[86] Ibid., t. II, pp. 447-457.

[87] Ibid., t. II, p. 406. — S. Luce, Jeanne d’Arc à Domremy, p. 160, note 6.

[88] Monstrelet, t. IV, pp. 314-315. — Poème anonyme sur l’arrivée de la Pucelle, dans Procès, t. V, p. 30.

[89] Durand Lassois dit qu’il coûte douze francs, Jean de Metz seize. Ce serait aujourd’hui un cheval de cent écus (L. Champion, Jeanne d’Arc écuyère, 1901, p. 55).

[90] Procès, t. I, pp. 54, 222 ; t. II, pp. 391, 406, 432, 437, 442-450, 456-457 ; t. III, pp. 87, 115 ; Extrait du 8e compte de Guillaume Charrier et du 13e compte de Hemon Raguier, dans Procès, t. V, pp. 257 et suiv.

[91] Procès, t. II, p. 457. — A. Renard, Jeanne d’Arc. Examen d’une question de lieu, Orléans, 1861, in-8°, 16 pages. — U. de Braux, Jeanne d’Arc à Saint-Nicolas, Nancy, 1889, in-8°. — De Pimodan, La première étape de Jeanne d’Arc, 1890, in-8°, cartes.