LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME SECOND

CHAPITRE XXVIII. — HENRI IV ET LES GUISES.

 

 

1589-1610.

 

Le coup du 23 décembre 1588 suffit pour terrasser à jamais les Guises. Les derniers descendants s'épuisèrent dans la trahison et l'impuissance, et finirent dans le grotesque.

Ainsi fut précipitée, par un déclin subit, la race qui, de toutes les familles françaises, avait atteint la plus haute fortune. La témérité du troisième duc fit déchoir en un jour la maison qu'avaient élevée la patiente avidité du premier duc et le génie du second. Claude de Guise, avec un esprit étroit et obstiné, avait su se tenir en dehors des orages de la cour, et conserver sa faveur à l'aide de services modestes dont il savait habilement exagérer l'importance et réclamer le salaire. Héritier de sa haute position, François de Guise se montra grand homme de guerre, recouvra des villes françaises, consacra son génie aux intérêts de la France.

Pour l'étendue des idées, l'aptitude à concevoir des vues d'ensemble et des projets concentriques, pour la puissance cérébrale, Henri de Guise était l'égal de son père. Mais le père avait des qualités d'honnêteté, de patriotisme et de fierté qui manquaient à Henri de Guise. Il laissait les petites intrigues à son frère le cardinal ; il subordonnait les avantages de sa maison à ceux du pays ; il ne courtisait, pour s'en faire des adhérents, que les hommes d'épée. Henri de Guise s'embarrassa dans des projets criminels avec don Juan d'Autriche, avec Philippe II, avec les quartiers de Paris ; il se laissa associer aux intérêts de la politique espagnole ; il rechercha la basse popularité par des complaisances sans dignité pour la petite bourgeoisie, semblant préférer le titre de roi des halles à celui de roi des braves. Il ne savait pas, comme son père, rester possesseur de son sang-froid dans le danger, prévoir les conséquences des ordres qu'il donnait ou des entreprises dans lesquelles il s'engageait, demeurer maître de ses desseins, pour les suivre dans toute leur étendue.

Après lui, la décadence fut rapide. Charles de Guise avait dix-sept ans à la mort de son père[1] ; c'était un enfant vaniteux et violent ; sa taille chétive et son nez camard ne lui permettaient ni les séductions, ni les grands airs de son père. Lorsque les Parisiens voulurent en faire un roi, on leur répondit :

La Ligue se trouvant camuse,

Et les ligueurs bien estonnés

Se sont avisés d'une ruse,

C'est de se faire un roi sans nez.

Il faillit être mis en liberté quelques jours après la mort de son père. Il était enfermé avec les autres prisonniers dans le château d'Amboise, sous la garde de Le Gast, que le Roi croyait s'être attaché par les liens de la reconnaissance. Mais ce parvenu se mit à proposer aux Parisiens de leur vendre les prisonniers. Prévenu du trafic, Henri III courut à Amboise afin de ressaisir sa proie ; mais Le Gast, son geôlier de confiance, lui interdit l'entrée du château et lui offrit de lui revendre ces mêmes prisonniers : Ainsi il ne s'était défait du duc de Guise que pour voir le plus misérable de ses favoris lui tenir tête avec une semblable impudence. Il fallut entrer en composition. Le Roi se soumit à cette effronterie, et obtint de remmener le jeune duc de Guise et le cardinal de Bourbon, sous la condition d'autoriser Le Gast à mettre en liberté contre rançon les autres captifs, et notamment les députés parisiens.

Quand le Roi arriva à Tours, où il fit enfermer le duc de Guise, il apprit que son autre favori, M. de Lognac, l'avait abandonné. Le maréchal de Retz vint en même temps lui demander permission de faire un voyage pour sa santé en Italie. Henri III pleura de rage. Tout croulait autour de lui ; ceux qu'il s'était plu à combler des bienfaits les plus exagérés étaient les premiers à fuir au moment du péril. Ces traîtres ne tirèrent pas profit de leur défection. Lognac fut assassiné quelques semaines plus tard ; Retz, surpris sur la route par un parti de ligueurs, fut dépouillé de tout ce qu'il emportait en Italie, puis dut payer cinquante mille écus de rançon, arriva à Lucques, vécut cinq ans caché dans un couvent, et ne revint en France qu'en 1594, lorsqu'il put discerner avec évidence quel parti était décidément le plus fort.

Pendant que le Roi se débattait au milieu des défections, le frère de Henri de Guise, le duc de Mayenne, marchait sur Tours à la tête d'une armée. Les ligueurs se soulevaient dans toute la France.

La situation du Roi empira chaque jour. L'armée qu'il avait mise sous les ordres du duc de Nevers se fit battre en détail par Henri de Navarre. Les autres régiments dont il pouvait disposer furent assiégés par les ligueurs dans Argenton. Mayenne approcha de Tours.

C'est à ce moment que Diane de France, cette fille légitimée de Henri II, qui était veuve de l'aîné des Montmorencys, vint trouver Henri III. Femme d'une volonté ferme, d'une intelligence large, d'une dignité incontestée, elle avait su prendre sur tous les Valois cette influence que donnent l'honnêteté et l'élévation du caractère. Elle parla en petite-fille de François Ier, en Française. Elle montra à son frère l'Espagne envahissante, la France épuisée, et, dans cette détresse, un seul droit, une seule épée, une seule force, Henri de Navarre.

Henri de Navarre, au même moment, se dérobant par une feinte à l'armée royale du duc de Nevers, qu'il combattait, s'était porté rapidement sur Argenton, et venait de délivrer avec une généreuse hardiesse l'autre armée royale, qu'assiégeaient les ligueurs. Henri III l'appela à lui, le reconnut comme son héritier. Le cœur français de Diane et son honnête inspiration nous sauvaient de l'Espagne.

Il était temps. Le 7 mai 1589, le duc de Mayenne enlève un faubourg de Tours et écrase, sous les forces supérieures d'une armée tout entière, les régiments des gardes, restés seuls près du Roi. Le lendemain, il donnera l'assaut ; rien pour l'arrêter. Le Roi peut encore s'échapper ; il hésite. Vers neuf heures du soir,. on annonce l'approche de troupes, qui semblent doubler le pas. La ville serait-elle investie ? Ces nouveaux soldats sont bientôt sous les murs ; ils ont l'écharpe blanche. Ce sont les huguenots qui viennent sauver le roi de France, conduits par Coligny, le fils aillé de l'amiral ; ils comprennent ainsi la revanche de la Saint-Barthélemy. Après cette avant-garde arrivent toutes les forces de Henri de Navarre. Mayenne décampe prudemment devant le vainqueur de Coutras.

Dès que Henri III eut une armée, il trouva des partisans. Il fut rejoint par le duc d'Épernon, que son ennemi, le vieux maréchal d'Aumont, prit par le bras à son entrée à Tours et accompagna près du Roi ; le duc de Nevers ramena les débris de son armée, et les mêla aux régiments huguenots. Le brave Sancy apparut bientôt avec des Suisses qu'il avait levés sans argent, Montmorency-Thoré avec des Allemands. La royauté semblait renaître depuis qu'elle s'était alliée à Henri de Navarre. Toutes les forces de la France se portaient contre Paris pour punir les crimes de la commune.

Paris, depuis la mort du duc de Guise, vivait dans une sorte de frénésie. La veuve du duc, Catherine de Clèves, fut acclamée à l'Hôtel de ville. Quelques jours après, estant accouchée d'un fils, le prévost des marchands et les eschevins le portèrent aux fonts, et il fut nommé Paris de Lorraine. Le baptesme fut faict dans Saint-Jean en Grève, où tous les colonels et capitaines de la ville assistèrent avec des cierges[2]. Mais ce fut sa belle-sœur Catherine de Guise, duchesse de Montpensier, qui devint la véritable reine de Paris. En apprenant la mort de son frère, elle s'était fait porter dans les rues, nue et drapée dans un crêpe, étalant fièrement la blancheur de son corps sous la gaze noire, et haranguant le peuple. C'est peut-être à la suite de cette prouesse qu'elle fut atteinte d'une inflammation des articulations, qui la retint plusieurs jours au lit[3]. L'admiration du peuple fut poussée au délire ; on la nommait une Judith, une Tomyris, dans les sonnets :

Seule tu suffirois, invincible princesse,

Ainsi qu'une Judith, pour nous meure au repos,

Quant l'avare cercueil garderait en dépos

Tous tes frères meurtris sous une foi traistreue.

Le couard inhumain qui va tremblant sans cesse

Battu d'un fouet retors, sent desjà dans ses os

Les glaçons de la mort qu'une pasle Atropos

Environne asprement de honte et de tristesse...

Mais quand elle se vit assiégée dans Paris par Henri III, certaine de tomber en ses mains, abandonnée, sans espoir de secours, au milieu d'un peuple affamé et affolé, la peur et la haine lui rendirent la santé pour susciter le libérateur qui, par un coup de couteau, sauva Paris. Eut-elle le courage de récompenser d'avance frère Jacques Clément, en l'envoyant frapper Henri III dans son camp de Saint-Cloud ? Était-il si nécessaire de faire tant d'honneur à ce moine niais et malpropre ? Des contemporains l'ont cru[4]. On peut estimer cependant qu'il eût été plus habile de promettre les faveurs que de les donner. Le prieur Bourgoin était bien plus capable de le déterminer, que la plus grande beauté de la terre[5].

Malgré le serment de fidélité à Henri IV qu'avait obtenu d'eux Henri III mourant, les seigneurs catholiques avaient horreur d'un roi hérétique ; mais quelques-uns lui vendirent leur concours, quand ils virent que les Suisses, au nombre de douze mille, sur la promesse qu'on leur payerait les deux mois de solde arriérée, consentaient à servir le nouveau roi. Le jour est venu de faire nos affaires, disait le vieux Biron, qui se faisait donner le gouvernement héréditaire du Périgord, tandis que les autres recevaient diverses charges, dont on leur assurait le privilège à l'exclusion des huguenots et des ligueurs, tandis que d'Épernon, suivi de sept mille Gascons, abandonnait l'armée pour s'installer en souverain dans l'Angoumois, et que le huguenot la Trémouille partait avec ses hommes afin de s'organiser dans le Poitou comme chef indépendant.

Affaibli par ces défections, Henri IV dut s'éloigner de Paris et tenir la campagne contre le duc de Mayenne. Bientôt apparut un nouveau compétiteur. Le jeune duc de Guise, bien que gardé à vue continuellement, voire mesme allant à la garde-robe[6], avait préparé son évasion de la prison de Tours pour le mois d'août 1591. Il comptait sur la protection de Notre-Dame de Lorette, à laquelle il avait voué un pèlerinage, et sur les chances cabalistiques qui désignaient le mois d'août comme singulièrement propice à la famille de. Guise. Son agilité le servit davantage.

Le jour de l'Assomption, il fait ses pasques, et avec luy Pénard, exempt des gardes, qui le devoit accompagner ce jour-là[7]. A dix heures, il déjeune avec Pénard ; il lui propose, en sortant de table, de monter à cloche-pied l'escalier de la tour. Tandis que le crédule exempt se fatigue, le jeune homme bondit jusqu'à la porte du haut, la pousse sur Pénard, la ferme au verrou, court sur la plate-forme, fixe à un créneau une corde qui lui avait été apportée la veille en la panse d'un luth, et se laisse glisser le long de cette corde contre les parois de la tour. Les gardes, appelés par le pauvre Pénard, font feu sur lui de toutes les meurtrières, le manquent. La tête nue, les mains écorchées, il descend dans le Cher, gagne la berge, rencontre un homme à cheval, le pousse, le démonte, saute en selle à sa place, et rejoint un parti de cavaliers que la Chastre avait envoyés de Bourges pour lui prêter main-forte. Le 18 août, il était à Bourges.

Il écrit aussitôt à Philippe II qu'il se regarde comme son instrument ; à peine libre, il cherche le maître sous lequel fut lié son père. Je veux que mes actions ne dépendent que des volontés de Sa Majesté, n'entreprenant rien sans son exprès commandement, soumis jusqu'à n'essayer que ce qu'il lui plaira me commander comme à sa créature, dépendante de sa seule volonté et clémence[8].

Mais Philippe II avait d'autres affidés qui lui inspiraient une plus grande confiance et lui semblaient moins coûteux à entretenir. Les membres de la commune de Paris avaient proposé, dans le conseil de la Ligue, de déclarer le roi d'Espagne protecteur de la France, et avaient introduit dans Paris une garnison espagnole de quatre mille hommes[9]. Le propre de l'instinct communal est d'étouffer le sentiment de la nation. Le 10 septembre 1591, la commune de Paris et les docteurs de la Sorbonne écrivent à Philippe II : Les vœux et les souhaits de tous les catholiques sont de voir Votre Majesté Catholique tenir le sceptre de cette couronne et régner sur nous, comme nous nous jettons très-volontiers entre ses bras, comme notre père, ou bien qu'elle y establisse quelqu'un de sa postérité[10].

Deux mois après, les membres de la commune font pendre un président et deux conseillers au Parlement qui étaient opposés au parti espagnol : ils sont bientôt dépassés eux-mêmes en violence par les curés de Paris. Ceux-ci deviennent rois dans leurs paroisses : Aubry, curé de Saint-André des Arcs ; Hamilton, curé de Saint-Cosme, qui célèbre la messe sanglé dans une cuirasse ; Lepelletier, curé de Saint-Jacques, qui déclare frappés d'excommunication tous ceux qui parlent de paix ; Boucher, curé de Saint-Benoît, le délégué de Philippe II ; Poncet, le prédicateur burlesque de la cathédrale, qui avait osé faire autrefois une réponse effrontée au duc d'Épernon : Monsieur nostre maistre, lui avait dit le favori, on dit que vous faites bien rire les gens à vostre sermon. Cela n'est guères beau. — Aussi, fit Poncet, n'en ay-je jamais tant fait rire en ma vie comme vous en avez fait pleurer[11].

Dans les bras de l'Espagne tombait aussi le duc de Mayenne, qui avait quelque temps espéré obtenir la couronne pour lui-même, et essayé de lutter à la fois contre le roi d'Espagne et contre les autres princes de sa famille, tout en réclamant leur secours pour combattre Henri IV. Comme il voulait d'abord gagner du temps et fortifier son influence sur le parti de la Ligue, il avait fait nommer roi, sous le nom de Charles X, le cardinal de Bourbon prisonnier à Tours ; puis, d'investissant lui-même de toute l'autorité, avec le titre de lieutenant général du royaume, il repoussa Henri IV jusqu'au bord de la mer. Vaincu par le Roi à la bataille d'Arques, il dut se retirer à son tour jusqu'à ce que des secours espagnols lui permissent de reprendre la campagne : il prétendit faire lever le siège de Dreux, osa s'attaquer de nouveau à Henri IV, et se fit battre à Ivry.

Il perdit dans ces campagnes sa réputation militaire. Mon cousin de Mayenne, disait Henri IV, est un grand capitaine, mais je me lève plus matin que lui.

L'ardeur bouillante du jeune duc de Guise était plus nuisible encore au succès des armées de la Ligue que la paresse et la pesanteur du duc de Mayenne. Ils prirent part l'un et l'autre à la campagne de Normandie, dans laquelle Alexandre Farnèse, duc de Parme, crut accabler Henri IV en prenant le commandement des troupes combinées de l'Espagne et de la Ligue. Mais le général de Philippe II dut faire plusieurs fois intervenir son autorité pour maintenir dans le devoir l'oncle comme le neveu. Pendant que Henri IV assiégeait Rouen, M. de Guyse demande permission de se jeter dans Rouen avec mille hommes, parce que Villars, qui y commandoit, se vouloit rendre s'il n'avoit secours[12]. Ainsi son père avait commencé sa réputation en sauvant Poitiers, et son grand-père, Metz : mais Mayenne voulut délivrer Rouen lui-même, et il fallut que le duc de Parme leur fît défense de troubler ses opérations stratégiques. M. de Mayenne donne journellement des mécontentements à ses serviteurs, principalement à M. de Guise son neveu, qui se repentoit de l'estre venu trouver après sa sortie de prison, et qu'il n'étoit demeuré en Guienne, pour se faire chef de part, traictant de luy seul avec les Espagnols, comme MM. de Nemours et de Mercœur faisoient[13].

Il est vrai que le jeune duc de Guise n'était pas heureux lorsqu'il avait un commandement. Le Roy ayant sceu que M. de Guyse avec son escadron de cavalerie qu'il commandoit, comme ayant charge de l'avant-garde du prince de Parme, estoit logé dans un gros bourg, nommé Bures, il se résolut d'essayer à l'enlever. Il fut rendu peu de combat, la cavalerie n'ayant quasy songé qu'à fuyr, sauver le moule du pourpoint, et laisser la cornette verte et le bagage pour les gages[14].

La défaite fut plus sérieuse quelque temps après. On peut même dire que le duc de Guise décida la perte définitive des Espagnols en causant celle du seul général qui pût tenir tête à Henri IV. Le duc de Guise occupait Yvetot, avec des troupes : le Roi s'approcha presque seul de la ville. Il y entendit une merveilleuse rumeur de divers cris confus, ce qui luy fit discerner qu'il y avoit quelque désordre parmy ces gens-là, duquel il falloit profiter. Il fit attaquer si furieusement ce quartier que le prince de Parme fut contraint d'y venir de sa personne[15]. Parme rallia, avec le gros de son armée, les troupes en déroute que commandait Guise, et fut atteint, en couvrant leur retraite, d'une arquebusade au bras, dont il mourut au bout de quelques semaines.

Plus humiliant qu'une défaite était le refus d'un combat singulier. Ne pas répondre à un défi, c'était, à cette époque, renoncer à toute autorité sur les hommes ; celui que déclina le jeune Charles de Guise était particulièrement insultant et public. Henri Unton ambassadeur d'Angleterre, lui écrivit. : Je vous dis qu'avez misérablement menti en mesdisant de ma souveraine et mentirez toujours quand vous taxerez son honneur, et croyez qu'elle ne peut estre taxée par la bouche d'un traistre et perfide à son Roy et à sa patrie, comme vous estes. Et sur ce, je vous deffie de vostre personne à la mienne, avec telles armes que vouldrez choisir, soit à pied ou à cheval. Si vous ne vous en resentez, je vous tiendrai et vous ferai tenir partout pour le plus meschant poltron et le plus coilart qui soit en France[16].

L'appel était en bon français : le Balafré aurait bondi. Son fils se laissa répéter trois fois le défi. Il en fut tellement amoindri aux yeux des militaires que, l'année suivante, quand il se présenta à Reims, le sieur de Rosne, que Mayenne avait créé maréchal de France avec Brissac et la Chastre, refusa d'obéir à ses ordres. M. de Rosne étoit lieutenant général de Champagne, et commandoit à Reims pour la Ligue. Le duc de Guise, allant en Champagne, y donna ses ordres, que Rosne ne se crut pas obligé de suivre. Étant l'un et l'autre à Reims, les disputes s'échauffèrent tellement qu'en pleine place publique, le duc de Guise, poussé à bout de son insolence, lui passa son épée à travers du corps et le tua roide[17].

Une telle aventure n'était pas propre à le réhabiliter ; aussi n'eut-il bientôt plus d'autres partisans que plusieurs curés de Paris et les agents de l'Espagne. C'est en Espagne qu'il plaça toutes ses chances en se posant comme prétendant à la main de la fille de Philippe II.

Philippe II crut le succès si bien assuré qu'il refusa une partie des sommes demandées par Mendoza pour acheter les députés des états généraux assemblés à Paris en 1593. Après avoir échoué dans sa tentative pour faire reconnaître sa fille comme reine propriétaire du royaume de France, il réussit à faire adopter, le 20 juin, par les états un vœu ainsi conçu : S'il plaisoit à Vostre Majesté Catholique avoir pour agréable le choix qui sera faict de l'ung de nos princes pour estre roy, et l'honorer de tant pour le bien de la chrestienté et de ce royaume que de lui donner en mariage la sérénissime infante sa fille.

C'étaient les termes mêmes dont- s'était servi Mayenne, qui écrivait à Philippe II : S'il plaisoit à Sa Majesté avoir pour agréable le choix d'un prince françois pour estre roy et lui donner en mariage madame l'infante, les Estats lui auroient infinie obligation[18]. Mais Mayenne, qui suivait cette combinaison pour son fils, était joué par Mendoza, dont le véritable candidat était le duc de Guise : ce jeune homme se faisait déjà appeler Sire par sa mère et par ses gentilshommes. Il tenait une sorte de cour, et il n'y avoit fils de bonne mère qui ne l'allast saluer[19]. Il écrivait à Philippe II, le 4 août 1593 : J'estimay estre de mon devoir de commencer mes premières actions par le vœu de submission et obéissance que je dois à Vostre Majesté et me rendre en cela vray successeur de mon père, qui n'a doubté de signaler de son sang les preuves de sa fidélité. J'ay depuis réglé le plus curieusement qu'il m'a esté possible, tous mes vœux et desseings à l'observation de vos commandements et de tout ce que j'ay estimé estre agréable à Vostre Majesté. De tout ce qui s'est passé sur la proposition d'une royauté, je me contenteray de confirmer et de renouveler à Vostre Majesté le tesmoignage de la fidélité et l'obéissance que j'employerai éternellement avec ma vie à l'exécution de ses commandements[20].

Ce triste compétiteur du vainqueur d'Ivry gagnait peu à peu des voix dans les États. A cette heure, Henri IV semblait véritablement perdu. Il voyait les Espagnols maîtres de Paris et des plus fortes places, de la Bretagne, de l'Anjou et de la Provence, tandis que d'Épernon en Angoumois, la Chastre en Berri, Elbeuf en Poitou, Nemours en Lyonnais, Boisrosé en Normandie, Balagny à Cambrai s'érigeaient en souverains indépendants avec les subsides de Philippe II ou du duc de Savoie. Il fallait un miracle, dit plus tard le duc de Rohan, pour sauver la France de la conquête. Ce miracle fut l'élan national, qui poussa tout à coup le pays épuisé près du vainqueur de Coutras et d'Ivry. Le patriotisme reprit vigueur à l'heure précise où la France allait s'évanouir. Ce pendant que nous dormons, se disaient les Français, nous ne sentons pas qu'on nous coupe pièce à pièce, l'un après l'autre, et ne restera que le tronc, qui perdra bientost tout le sang, et la chaleur et l'asme[21].

Ce mouvement national est en quelque sorte incarné et comme vivant dans la Satire Ménippée. Les auteurs de ce pamphlet, les chanoines Gillot et Leroy, les érudits Rapin et Chrestien, les professeurs Passerat et Pithou ne sont d'aucune secte, d'aucune coterie ; ils sont du grand parti des modérés, de ceux qui aiment à se parer de la devise de Pithou : Patriam unice dilexi. L'ennemi, ils ne s'y trompent pas, c'est uniquement le vieil regnard de l'Escurial. Rappelant le danger que courut la France au moment des guerres anglaises, la Satire Ménippée compare les états de la Ligue aux états de Troyes, qui conférèrent la couronne au roi d'Angleterre : Ne doubtez pas qu'ils ne fussent tels que vous autres, messieurs, choisis des plus mutins et séditieux et corrompuz par argent, et tous prétendantz quelque profict particulier au change et à la nouveauté, comme vous autres, messieurs. Elle invoque l'unité française et dit au peuple : Nous aurons un roy qui donnera ordre à tout et retiendra tous ces tyranneaux en crainte et en devoir ; qui chastiers les violens, et fera conserver tout le monde en repos et tranquilité. Enfin, nous voulons un roy pour avoir la paix. Quel est l'obstacle ? — Les étrangers. —Ne sommes-nous point las de fournir à la luxure et à la volupté de ces harpies ? Allons, monsieur le légat, retournez à Rome, et emmenez avec vous vostre porteur de rogatons le cardinal de Pelvé. Allons, messieurs les agens et ambassadeurs d'Espagne, nous sommes las de vous servir de gladiateurs à outrance et nous entre-tuer pour vous donner du plaisir. Allons, messieurs de Lorraine, avec votre hardelle de princes... nous disons haut et clair, à vous tous, que nous sommes François et allons avec les François exposer nostre vie et ce qui nous reste de bien pour assister nostre roy, nostre bon roy, nostre vray roy, qui vous rangera aussi bien tost à la même reconnoissance.

Ils démasquent Philippe II, ils l'invectivent comme l'auteur de tous nos maux : Pensez-vous qu'il voulust se mettre seulement en peine de souhoibter si petite chose que la seigneurie de France ?... Quand il sue, ce sont des diadésmes ; quand il se mousche, ce sont des couronnes ; quand il rote, ce sont des sceptres ; quand il... Nous sçavons trop bien que les Espagnols sont nos anciens et mortels ennemis, qui demandent de deux choses l'une : ou de nous subjuguer et rendre esclaves s'ils peuvent, pour joindre la France, l'Espagne et les Pays-Bas tout en un tenant ; ou s'ils ne peuvent, pour le moins nous affoiblir et mettre si bas que jamais ou de longtemps nous ne puissions nous relever et rebequer contre eux.

Déjà les états généraux de Paris commençaient À devenir impopulaires : un meunier, nommé le Grand Jacques, fut fouetté pour avoir voulu faire entrer son âne dans la salle des séances ; un savetier fut arrêté pour avoir maudit ceulx qui empeschoient la paix. Le Parlement et la Chambre des comptes avaient protesté contre la décision votée en faveur de l'Infante. Mais le mouvement fut généralisé par l'influence de la Satire Ménippée, qui fut distribuée d'abord en copies manuscrites, puis imprimée à Tours[22], et tirée à plusieurs éditions. Elle apparut comme Jeanne d'Arc à une autre époque de crise nationale. Elle fut le symptôme et le symbole de l'action d'un peuple qui se retrouvait et se délivrait lui-même. L'idée de nation était restée dans le cœur des Français ; il fallait un cri pour l'en faire jaillir. Ce que Jeanne d'Arc fit contre les Anglais, la Satire Ménippée le fit contre l'Espagne.

Le 18 septembre 1593, les bourgeois de Lyon forment des barricades, attaquent les gens d'armes du duc de Nemours, s'emparent du château de Pierre Encize, et font prisonniers le duc lui-même et ses courtisans. Puis ils s'arrêtent dans leur victoire ; administrés par leur archevêque, indépendants de tous les partis, ils se contentent d'être libres et Français, et attendent sous les armes le moment de se rattacher à l'unité nationale. Cet exemple n'est pas isolé. Toulon, Digne, Tarascon et toute la Provence repoussent les soldats et les étrangers qui les dominent, et se rattachent franchement à celui qui porte le titre de roi de France : elles proclament Henri IV. Le mois suivant, la ville de Lyon, trahie par son archevêque d'Espinac, se lève de nouveau en criant : Vive la liberté française ! et demande un gouverneur au Roi.

Et Paris ?

Ô Paris, qui n'es plus Paris, mais une spelunque de bestes farouches, une citadelle d'Espagnols, Wallons et Neapolitains : un asile et seure retraicte de voleurs, meurtriers et assassinateurs, ne veux-tu jamais te ressentir de ta dignité, et te souvenir ce que tu as esté au prix de ce que tu es, ne veux-tu jamais te guarir de cette frénésie qui pour un légitime roy t'a engendré cinquante roytelets et cinquante tyrans ? Te voyla aux fers, te voyla en l'inquisition d'Espagne, plus intolérable mille fois et plus dure à supporter aux esprits nés libres et francs, comme sont les François, que les plus cruelles morts dont les Espagnols se sauroyent adviser... tu endures qu'on pille tes maisons, qu'on te rançonne jusques au sang, qu'on emprisonne tes sénateurs, qu'on chasse à bannisse tes bons citoyens et conseillers : qu'on pende, qu'on massacre tes principaux magistrats : tu le vois et tu l'endures : tu ne l'endures pas seulement, mais tu l'approuves et le loues, et n'oserois et ne sçaurois faire autrement.

Paris se réveille aussi. Le 22 mars 1594, les bourgeois de Paris s'arment sous la direction du prévôt des marchands, et introduisent Henri IV. Le mouvement s'achève sans effusion de sang.

A dix heures du matin, le Roi entend un Te Deum à Notre-Dame, puis il occupe le Louvre sous la protection de la garde bourgeoise. Les Wallons sont bloqués dans leurs quartiers et les Napolitains assiégés dans la porte Bussy. A trois heures, ces étrangers capitulent et défilent par la porte Saint-Denis. Adieu, messieurs, leur dit le Roi ; mais n'y revenez plus.

Ce coup prodigieux et inespéré rétablit merveilleusement la fortune de Henri IV ; sur tous les points de la France, le peuple se rallie à cette force centrale si subitement restaurée, et proclame son roi. Partout les Espagnols sont expulsés, on s'e dégage d'eux comme par enchantement. La révolte de Marseille achève ce vaste mouvement national. Pierre de Libertat, aidé des colonels et des capitaines de la ville, soulève le peuple, fait mettre bas les armes à Louis d'Aix, qui occupait la ville, et délivre Marseille, malgré la garnison et la flotte espagnoles.

Henri IV devenait, de fait comme de nom, le roi de la France. Il avait su, avec une sagacité merveilleuse, pressentir ce mouvement et s'y livrer. Son abjuration était venue à l'heure exacte où elle devait lui procurer des sujets sans éloigner ses vieux partisans. Depuis longtemps il se tenait avec art sur les limites où il pouvait attendre ou atteindre tous les modérés : Nous avons, disait-il[23], assez faict et souffert de mal. Nous avons esté quatre ans ivres, insensés et furieux. N'est-ce pas assez ? Les fureurs, mais aussi la foi, semblaient s'affaiblir. Le protestantisme commençait à sortir de la première crise de son éclosion. A l'époque où, poussés par la pureté de leurs croyances et la générosité de leur fanatisme, les premiers réformateurs attaquaient des prélats incrédules et sensuels, ils groupaient auprès d'eux des hommes énergiques ; mais cette lutte même avait transformé les combattants.

Les protestants s'étaient divisés ou attiédis dans les subtilités de la casuistique. L'Église, dirigée par la Société de Jésus, c'est-à-dire par des catholiques qui possédaient la conviction et le dévouement, avait concentré ses forces et regagnait les consciences honnêtes. Il ne faudrait pas croire que les calvinistes eussent perdu l'âpreté et la grandeur de leur foi. Il y avait encore des âmes religieuses parmi eux. On peut citer Duplessis-Mornay et sa femme, qui, apprenant la mort de leur fils unique qui estoit seul, après Dieu, nostre discours, notre pensée, dirent avec courage : C'est aujourd'hui que Dieu nous appelle à l'espérance de sa foy et de son obéissance ; puisqu'il l'a faict, c'est à nous à nous taire[24]. Mais la masse n'avait plus cette vertu ; les armées huguenotes se composèrent d'hommes assemblés par des sentiments souvent autres que ceux du zèle religieux, jusqu'à l'époque où Gustave-Adolphe vint rendre la vie à la cause protestante. On pourrait dire qu'il s'était produit comme un alanguissement dans les passions, semblable à celui qui se fit sentir en France durant les dernières années du Directoire. Le premier Consul sut trouver à propos le moment de renier ses anciens principes de jacobin sans révolter aucun parti, et de se faire sacrer à Notre-Dame sans inspirer trop d'étonnement. De même Henri IV comprit que l'instant était venu d'entendre la messe ; il enleva, à force de bonhomie, à cette démarche, ce qu'elle pouvait avoir de hardi. Il n'eut pas à craindre d'en réveiller le souvenir, et le rappela, le ramena lui-même avec esprit, lorsqu'il entendit blâmer les jésuites de s'être introduits en France, non comme des religieux, mais comme un corps enseignant : Ils entrent, fit-il, comme ils peuvent ; ainsi font bien les aultres. Je suys moi-même entré comme j'ay peu.

Mais pour attirer ù lui les chefs de la noblesse, il dut dépenser des sommes considérables. Les généraux qui s'étaient rendus indépendants étaient bien ayses de lever toutes les tailles, décimes, aydes, magazines, fortifications, guet, corvées, imposts, sans estre tenus d'en rendre compte à personne[25]. Ils prétendirent faire racheter ces droits qu'ils avaient usurpés. A prix d'argent vinrent s'offrir d'Épernon, Villars, Brissac, la Chastre et les autres. Si le peuple devenait trop pressant pour reconnaître le Roi, on avait soin de modérer son zèle, afin d'avoir le temps de vendre la soumission. Ainsi, à Amiens, le peuple s'estoit ce jourd'huy esmeu et pris les armes pour recognoistre le Roy. De crainte que telle esmotion advint sans pouvoir avoir aucuns articles accordés avec le Roy, le lieutenant général, avec quelques ecclésiastiques, seigneurs et principaux habitants de la ville, a fait accorder plusieurs bons articles par Sa Majesté[26]. Le grand talent de Henri IV était l'art de céder. On devient le maître en sachant céder ; l'administration n'est ni la routine impuissante, ni la prétentieuse incapacité des bureaux : l'administration est la science des concessions.

Des exigences exagérées ou insolentes furent tolérées par Henri IV. Sans compter les pensions, les charges de cour ou les gouvernements, il dépensa en dons gratuits, pour se faire reconnaître par tous les rebelles, trente-deux millions de livres, ou près de trois cents millions de nos francs. Ce n'était pas trop pour assurer une pacification immédiate. Le supplément de la Satire Ménippée s'indigne de la rapacité de

ces larrons.. Ceulx qui, après avoir faict révolter les villes contre le Roy et faict la guerre tant qu'ils ont peu tenir, exercé toutes sortes de tyrannies sur le pauvre peuple, et qui, se voyant ne pouvoir plus subsister et n'y avoir plus rien que prendre, ont vendu chèrement les places au Roy, seront bien marrys si on les appelle traistres ; mais si sera-t-il malaysé qu'il n'en eschappe quelque mot aux Parisiens mesmement contre ceulx qui ont pris de l'argent et qui ont marchandé et barguigné pour parvenir à un certain prix... Ils ne peuvent se sauver qu'on ne les appelle traistres, concussionnaires, marchands et vendeurs de leurs pays !

Mais Henri IV devait éprouver une véritable volupté à regarder ses ennemis, qui tendaient la main de cette manière. Pour une âme à idées larges, le pardon est la plus douce des vengeances. Sauf le duc d'Aumale, tous accoururent, besogneux, souples, impatients de se montrer des courtisans aussi soumis qu'aux beaux jours de François Ier. Le Roi vit arriver même la fière Catherine de Guise, même le duc de Guise.

Ce dernier, toutefois, ne fit sa paix qu'après l'issue d'une aventure qui aurait pu lui rendre toutes ses chances.

Un batelier d'Orléans était devenu follement épris d'une des suivantes de Marguerite de Valois. Le mépris et le ridicule le rendirent féroce ; il voulut faire un acte extraordinaire pour être signalé à celle qui le dédaignait. Le curé Aubry, de Saint-André des Arcs, qu'il vint consulter, le conduisit chez Varade, le recteur des jésuites ; on lui donna un couteau ; on l'adressa à Henri IV. Varade lui promit une grande gloire en paradis. Un dominicain connut ce projet, le dénonça. Aubry et Varade prirent la fuite et se cachèrent en Italie. Le duc de Guise fit sa paix avec le Roi, le 22 octobre 1594 ; il se démit de la charge trop dangereuse de grand-maître[27], reçut celles de gouverneur de Provence et d'amiral du Levant, avec quatre cent mille écus et des pensions pour entretenir quatre compagnies de gens d'armes ou gardes, avec l'archevêché de Reims et cinq grosses abbayes pour ses jeunes frères, avec douze mille écus de pension qu'il touchait pour eux, et trente mille écus pour leur équipage.

Les premiers ducs de Guise auraient été aussi âpres pour se faire remettre de l'argent ; mais ils auraient profité de leur réconciliation avec le Roi pour combattre près de lui contre les ennemis de la France, et ils se seraient trouvés à ses côtés à la bataille de Fontaine-Française. Charles de Guise, au lieu de suivre le panache blanc, s'enferma dans Marseille et ne s'inquiéta guère que de séduire la malheureuse Marcelle de Castellane, qui pleura bientôt son inconstance et refusa ses secours, bien qu'elle fût pauvre, malade, et encore assez amoureuse pour lui adresser ces vers[28] :

Il s'en va, ce cruel vainqueur ;

Il s'en va plein de gloire,

Il s'en va méprisant mon cœur,

Sa plus noble victoire.

Ses autres victoires, à la vérité, ne consistaient qu'en de maladroites intrigues. Après avoir échoué dans ses prétentions à la, main de l'infante Claire-Eugénie, il essaya vainement d'épouser la riche héritière des La Marck, qui apportait en dot la souveraineté de Sedan et de Bouillon. Henri IV la donna en mariage à un fidèle compagnon de ses vieilles guerres, le vicomte de Turenne. Il fit également épouser, malgré le duc de Guise, la jeune héritière du duché de Mercœur, nièce de la veuve de Henri III, à son petit César, l'un des enfants de Gabrielle d'Estrées, qu'il promut duc de Vendôme. Il eut même la satisfaction de voir le plus ancien, le plus opiniâtre de ses ennemis, Philippe II, lui faire des avances pour qu'il se mariât avec l'infante Claire-Eugénie. Philippe II ne pouvait perdre la pensée de faire de sa fille la reine de France ; l'Espagnol Nuñez vint proposer de sa part cette union. Le choix du négociateur que Henri IV envoya à Madrid, pour répondre à ces offres, montre qu'il tenait peu à en assurer le succès ; ce fut Fouquet de la Varenne, ancien cuisinier de Marguerite de Valois, fort méprisé pour la nature des négociations dont il était ordinairement chargé[29]. L'infante Claire-Eugénie fut réduite à épouser son cousin l'archiduc Albert d'Autriche ; elle prit le nom d'infante Isabelle et devint gouvernante des Pays-Bas.

Les personnages du seizième siècle disparaissent promptement au seuil du suivant. La duchesse de Montpensier, Catherine de Guise, meurt en 1596, à quarante-cinq ans ; la veuve de Henri III s'éteint en 1601, à quarante-sept ans ; Mayenne, devenu gouverneur d'Ile-de-France, mais assez assoupli par l'étiquette de cour pour n'être plus un embarras dans la nouvelle monarchie, meurt bientôt aussi. Les autres gouverneurs n'avaient plus les pouvoirs de ceux qui s'étaient accoutumés à être les souverains de leurs provinces depuis la mort de Henri II. Montmorency dans le Languedoc, d'Épernon dans l'Angoumois, Longueville dans la Picardie, Nevers dans la Champagne, étaient dociles aux ordres de la cour et devenaient de simples agents de Sully pour assurer l'exact recouvrement des impôts et la réorganisation des rouages administratifs.

Le duc de Guise, aussi effacé qu'eux, se tenait dans son gouvernement de Provence, occupé surtout à excuser les fautes de ses frères, qui jouaient encore du couteau comme aux beaux temps de la Ligue. L'un d'eux, qui se faisait appeler le prince de Joinville, frappa un jour de son poignard, dans le dos, le grand écuyer, en sortant de la chambre du Roi. Il fut arrêté et dut présenter des excuses. On lui rendit la liberté, mais en le forçant de partir pour la Hongrie, afin d'exercer son ardeur contre les Turcs.

Il était clair que les Guises ne recouvreraient jamais leur influence, tant que se prolongerait le règne de Henri IV. Durant une minorité, au contraire, leurs chances pouvaient renaître. Malgré cet intérêt à avancer l'époque où le trône ne serait plus rempli que par une Florentine et un enfant, doit-on croire que le duc de Guise fut complice du mystérieux assassinat de Henri IV ? Dans les deux seules époques où la France ait rencontré une occasion d'agrandir ses destinées et de s'unir aux Flamands, aux deux instants où de formidables préparatifs semblaient annoncer une campagne victorieuse sous des généraux consommés, il est étrange qu'une main sauvage ait, par un coup brutal, arrêté notre fortune. Lorsque la grande guerre étudiée par Coligny fut empêchée par l'Allemand Behme, Henri de Guise se tenait derrière cet instrument grossier. Quand le grand dessein de Henri IV fut détruit par le couteau de Ravaillac, Charles de Guise avait-il préparé ou connu d'avance le coup ? Ce qui est certain, c'est qu'il était prêt à en profiter. Il se trouva, comme par hasard, à cheval et bien accompagné sur le passage du duc d'Épernon, qui accourait de la fatale rue de la Ferronnerie au Louvre. Les deux ducs s'abordèrent, s'embrassèrent ; tout le monde en fut étonné, excepté Concini, le favori de la reine Marie de Médicis, qui semblait avoir prévu, sinon amené toutes les conséquences de la catastrophe[30]. Le duc de Guise parada au milieu des rues, dès que le corps Rit ramené au Louvre, aussi prodigue de bonnetades au peuple de Paris, comme feu son père. Passant par la rue Saint-Honoré et y saluant tout le monde, une femme alla luy dire :Nous n'avons que faire de tes salutations ; celles de ta famille nous coustent trop cher ![31] Le temps était bien loin des entrées triomphales et des acclamations populaires. Guise se résigna à des satisfactions moins pompeuses ; il se fit donner, dès les premiers jours, par la Régente, deux cent mille escus.

 

 

 



[1] Né le 20 août 1571, mort le 30 septembre 1640. Voir les tableau : généalogiques de la fin du premier volume.

[2] Palma CAYET, p. 82-87.

[3] L'ambassadeur d'Angleterre décrit cette infirmité : A swelling of the ankles, to which she was subject.

[4] Voir Prosa cleri Parisiensis ad ducem de Mena. Bibliothèque nationale, Saint-Germain, fr., 1545, p. 458.

[5] VOLTAIRE, le Pyrrhonisme dans l'histoire.

[6] PASQUIER, Lettres, liv. XIV, lettre XII.

[7] PASQUIER, Lettres, liv. XIV, lettre XII.

[8] Ces lettres sont dans les cartons de Simancas, aux Archives nationales ; elles ont été publiées par M. DR BOUILLÉ, t. IV, p. 54.

[9] POIRSON, Histoire du règne de Henri IV, liv. I, p. 59.

[10] POIRSON, Histoire du règne de Henri IV, liv. I, p. 104.

[11] L'ESTOILE, édit. Petitot, t. I, p. 255.

[12] TAVANNES, Mémoires, édit. Didier, p. 170.

[13] TAVANNES, Mémoires, p. 170.

[14] SULLY, Économies royales, édit. Didier, p. 93.

[15] SULLY, Économies royales, p. 98.

[16] M. Dupuy, vol. 33, fol. 27 ; document publié par BOUILLÉ, t. IV, p. 92.

[17] SAINT-SIMON, Mémoires, édit. Chéruel, t. IX, p. 144.

[18] Ms. Simancas, B. 75, pièce 43.

[19] L'ESTOILE.

[20] Ms. Simancas, B. 75, pièce 59.

[21] Satire Ménippée.

[22] Voir le discours de l'imprimeur.

[23] Lettre aux états généraux de 1589.

[24] Le passage est à citer tout entier. Madame Duplessis-Mornay rédigeait un récit de la vie de son mari, pour l'instruction de son fils (1549-1606). Ce fils fut tué au siége de Gueldres : Sçachant bien qu'il ne me pourroit déguiser son visaige, mon mari se résoleut qu'il falloit mesler nos douleurs ensemble et d'entrée. — Ma mye, me dict-il, c'est aujourd'hui que Dieu nous appelle à l'espérance de sa foy et de son obéissance ; puisqu'il l'a faict, c'est à nous à nous taire. Auxquels propos, doubteuse jà que j'estois, entrai en pamoison et convulsion. Je perdis longtemps la parole, non sans apparence d'y succomber, et la première qui me revint fut :La volunté de Dieu soit faicte ; nous l'eussions peu perdre en ung duel !Le surplus se peult mieux exprimer à toute personne qui a sentiment par ung silence. Nous sentismes arracher nos entrailles, retrancher nos espérances, tarir nos deueings et nos désirs. Nous ne trouvions un long temps que dire l'ung à l'autre, que penser en nous-mesmes, parce qu'il estoit seul, après Dieu, nostre discours, nostre pensée, et nous voyions qu'en lui Dieu nous arraschoit tout. Et icy il est raisonnable que ce mien livre finisse pour luy, qui ne feut entreprins que pour luy.

[25] Satire Ménippée.

[26] Augustin THIERRY, Recueil des documents de l'histoire du tiers état, t. II, p. 1045.

[27] Père ANSELME, t. III, p. 488.

[28] CHATEAUBRIAND, Vie de Rancé.

[29] PERRENS, les Mariages espagnols, p. 8.

[30] BAZIN, Histoire de France sous Louis XIII, t. I, p. 11 à 15.

[31] L'ESTOILE, Journal de Henri IV.