LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME SECOND

CHAPITRE XXVII. — LE CHATEAU DE BLOIS.

 

 

1588.

 

Henri III, quand il n'a plus à redouter la flotte espagnole, retrouve du courage et essaye sur la Ligue la politique qui avait réussi à sa mère contre les huguenots : il prétend ressaisir un à un, pendant la paix, les avantages qu'il avait été forcé de concéder pour l'obtenir.

Les états généraux du royaume devaient être réunis à Blois, d'après les conventions conclues au mois de juillet. Le duc de Guise comptait sur les députés des états, pour accroître son importance au détriment de l'autorité royale, tandis que Henri III se flattait de faire tourner à son profit cette manifestation de l'opinion publique : le Roi ne remarquait pas, dans son illusion, que la Ligue faisait élire dans tous les ordres ses seuls candidats. Je n'oublie rien, écrivait le duc de Guise à l'Espagnol Mendoza[1] ; ayant envoyé en toutes les provinces et baliages des hommes confidents, je pense y avoir tellement pourveu que le plus grand nombre des députes sera pour nous et à nostre dévotion. Mais Henri III crut séduire par ses harangues, par le prestige de la couronne, par les charmes des filles d'honneur, parles fêtes de la cour, les députés qui s'assemblaient à Blois, et regagner insensiblement le terrain abandonné dans les derniers traités.

Pour commencer cette conspiration contre l'homme à qui il venait de confier tous ses pouvoirs, il écarta ceux qui avaient l'habitude de livrer ses secrets, et renvoya tous ses ministres. Aussitôt après, il voulut éprouver la patience du duc de Guise et viola la principale des stipulations du traité qu'il venait de signer : le point capital de cet édit de pacification était de conférer au duc de Guise la charge de lieutenant général du royaume, avec le commandement en chef de toutes les armées ; malgré des termes aussi formels et aussi récemment consentis, Henri III osa soustraire à cette autorité la seule armée qui lui restât ; il la plaça sous les ordres du duc de Nevers, et l'envoya guerroyer contre Henri de Navarre.

Ensuite, pour ne négliger aucun des anciens artifices de sa mère, il fit venir à Blois ce qui restait de l'ancien escadron de Catherine de Médicis. Des femmes qui arrivèrent, la plus belle semble avoir encore été, comme à la fin du règne de Charles IX, madame de Sauve, âgée alors de trente-sept ans. Cette petite-fille du surintendant Semblançay était devenue veuve en 1579, et avait épousé Louis de la Trémouille, marquis de Noirmoutier[2].

Elle ne connaissait que la vieille tactique, et crut pouvoir jouer, entre le duc de Guise et son frère Mayenne, le rôle de coquetterie complaisante qu'elle avait su tenir entre Henri de Navarre et son beau-frère François de Valois. Elle voulut conserver à la fois sous son empire les deux personnages les plus importants de la cour : mais Guise s'emporta devant elle contre le duc de Mayenne ; les deux frères tirèrent l'épée, furent séparés et menacèrent de se battre le lendemain. Mayenne préféra quitter Blois[3].

Cette querelle scandaleuse avec un frère qui comptait de nombreux partisans parmi les gens de guerre amoindrissait le duc de .Guise : il eut la chance de voir, quelques jours plus tard, l'attention de la cour se détourner vers une autre aventure et oublier les excès de sa jalouse passion.

Le petit-fils du chancelier Duprat, Nantouillet, qui avait refusé d'épouser mademoiselle de Chasteauneuf et avait reçu les coups de fouet de cette orgueilleuse fille, s'était marié à Anne de Barbançon, dont la beauté plaisait à Catherine de Médicis. Anne avait pour son mari au moins autant de mépris que mademoiselle de Chasteauneuf, et ne tenait pas, comme madame de Noirmoutier, à ne donner ses faveurs qu'à des princes. Sa chambre, au château de Blois, était à côté de celle de la Reine mère : Nantouillet, qui voulait se venger, y introduisit ses neveux. C'était le soir ; madame de Nantouillet se faisait habiller pour se rendre à la réception de la Reine ; les neveux l'égorgèrent sous les yeux de ses suivantes.

Henri III pardonna à Nantouillet un genre de crime qu'il avait une première fois excusé chez Villequier. Il montrait ainsi qu'on pouvait se jouer de la justice et commettre impunément un crime sous ses yeux, à l'heure même où il avait le plus d'intérêt à faire croire qu'il possédait encore le pouvoir : il se montrait méprisé par ses propres serviteurs, au moment où les députés venaient l'entourer. Déjà vaincu et humilié, il s'avilissait de plus en plus sous les yeux de ses sujets, qui se rassemblaient aux états de Blois comme pour être, les témoins de cet abaissement et de cette déchéance.

Les fêtes de sa cour ne lui rendaient pas son prestige : la plus somptueuse de toutes sembla au contraire amoindrir encore le Roi en l'associant à une famille méprisée par ses désordres et ses crimes. Cette fête célébrait les noces de Christine de Vaudémont, sœur de la reine Louise, avec le grand-duc dé Toscane, cousin de Catherine.

Ce grand-duc, Ferdinand de Médicis, était homme d'église. Promu cardinal dans sa jeunesse, on ne l'appela que le cardinal de Médicis pendant le règne de son frère François. François de Médicis, époux de Jeanne d'Autriche, fille de l'empereur Ferdinand, est fameux par la passion extraordinaire que lui avait inspirée une courtisane de Venise nommée Bianca Capello : il s'était soumis en esclave à ses volontés jusqu'à la mort de sa femme, puis avait obtenu du Sénat de Venise que Bianca Capello fût déclarée fille de la République Sérénissime ; il la fit aussitôt traiter en princesse souveraine, et l'épousa.

Catherine de Médicis, humiliée de cette singulière parente que lui procurait son cousin le grand-duc François, donna-t-elle de perfides conseils au cardinal ? Faut-il croire, au contraire, que Bianca Capello voulut empoisonner son beau-frère et ne fut pas la mère des deux fils qu'elle présenta comme héritiers légitimes de la couronne de Toscane ? Il serait cruel d'accepter les calomnies que le meurtrier sema contre les victimes. Ce qui est certain, c'est qu'un jour, à la campagne, au milieu d'un repas, le grand-duc François et la belle Vénitienne tombèrent morts ; les enfants disparurent ; Ferdinand se fit proclamer grand-duc, obtint du Pape d'être relevé de ses vœux ecclésiastiques et de se marier ; Catherine de Médicis récompensa ce crime heureux par la main de la sœur de sa belle-fille.

L'union fut célébrée à Blois, au milieu de prodigalités qui scandalisèrent les rudes ligueurs des états généraux. Cette dernière joie tira avec peine Catherine de la torpeur dans laquelle elle languissait depuis la réconciliation de Henri III avec le duc de Guise. Elle se sentait entourée de gens qui ne la craignaient plus, ne lui étaient plus attachés par l'intérêt et ne l'avaient jamais été par l'affection. Ses propres créatures la voyaient délaissée au milieu de la cour, l'esprit noyé dans ses souvenirs, le cœur brisé par la ruine de son dernier rêve, cette chimérique pensée de transmettre la couronne de France à son petit-fils, le marquis de Pont-à-Mousson. Trop vieille pour se venger, trop dissimulée pour se plaindre, elle était lasse des intrigues et se sentait mourir dans l'abandon.

Au milieu de ces émotions de la cour, les états généraux s'étaient réunis le 16 octobre, et, dès le début, s'étaient montrés d'un dévouement fanatique à la cause du duc de Guise. Je ay si bien manié nos estatz, écrit Henri de Guise au roi d'Espagne, que je les ay fait résoudre de requérir la confirmation comme loi fondamentale de l'édit reçu[4] contre Henri de Navarre pour l'exclure du trône et le proscrire. Mais l'affaire du marquisat de Saluées indignait le patriotisme de plusieurs députés et troublait les projets de l'Espagne. Le remuement de Saluce, écrit Guise à Philippe II, embarrasse si estrangement qu'il fait presque perdre le fond et la suite des desseings, aliénant les volontés d'une bonne part des catholiques, pour les faire penser à ailleurs qu'à la poursuyte de cette guerre contre Henri de Navarre. Nous avons quasy forcé, ajoute-t-il, s'il faut ainsy parler, le Roy de entrer en cette résolution[5], de ne faire aucun effort pour recouvrer ce dernier débris de nos conquêtes d'Italie.

Mais la docilité des états généraux ne s'obtenait pas sans des dépenses énormes ; les derniers ducats de Philippe II y étaient consacrés, et Guise réclamait à tout instant de nouvelles subventions : Les despences, écrit-il, me sont tellement accrues que j'ai bien besoin de vostre prompt secours[6]. Henri III, qui employait tout son argent en fêtes, ne pouvait lutter contre cette prodigalité d'un rival qui n'oublioit rien pour fortifier son parti ; il prenoit la despense de ceux qui lui étoient attachés, gagnoit les autres par des caresses, se rendoit affable à chaque particulier, promettoit des emplois, des dignités, des charges et des gouvernemens aux plus intéressés[7]. Et quand on lui reprochait de n'avoir autour de lui que tout ce qu'il y avoit de gens ruinés et de plus corrompus dans le royaume, et presque pas un honnête homme, il répondait ce que disent tous ceux qui se mettent en lutte contre la légalité et préparent des usurpations : Qu'il avoit toujours fait son possible pour gagner par ses soins et par ses bons offices l'amitié des honnêtes gens ; que toutes ses démarches ayant été inutiles, il avoit été obligé, dans un temps où il avoit besoin d'amis, de recevoir ceux qui venoient s'offrir à lui de si bonne grâce[8].

Cependant les deux adversaires, parvenus à cette époque décisive, hésitaient à frapper le premier coup ; ils s'aigrissaient de plus en plus dans des querelles mesquines, sans oser s'attaquer ouvertement. Henri III dans son château, avec ses gardes, prêt à recevoir le secours de Henri de Navarre et du duc d'Épernon, était moins facile à vaincre que dans les rues de Paris. Guise, néanmoins, menaçait de renouveler une journée des barricades et de ne pas s'arrêter, comme la première fois, à moitié chemin du succès. Si l'on commence, écrivait-il, j'acheveray plus rudement que je n'ai fait à Paris[9]. Mais ce qui semble avoir poussé à bout la patience du Roi, c'est le peu de succès de sa harangue aux états ; le bel esprit se sentit blessé dans son amour-propre ; le pédant fut moins tolérant que le monarque. Force de modifier son discours pour l'imprimeur, il affecta d'exagérer son humiliation, et déclara qu'il s'estoit résolu de remettre sur son cousin de Guise et la Roine sa mère le gouvernement et conduitte des affaires de son roïaume, ne se voulant plus empescher que de prier Dieu et faire pénitence[10].

A partir de ce jour, la pensée d'un meurtre hante son esprit. Pourquoi avoir tant tardé ? Le droit d'armer des assassins semblait, dans les idées de l'époque, être l'un des apanages de la souveraineté. Philippe II passait sa vie à combiner des attentats de ce genre[11], et couvrait d'honneurs les parents de ses obscurs complices ; Elisabeth n'avait pas craint de faire périr Marie Stuart, Charles IX de détruire Coligny. Cette étrange doctrine a survécu à Philippe II ; cent ans plus tard, aux plus glorieux moments du règne de Louis XIV, l'année même[12] de la prise de Namur et de la victoire de Steinkerque, une tentative d'assassinat était tramée officiellement contre le roi d'Angleterre. Le Roi était regardé comme le juge suprême ; en tant que juge, il se croyait le droit de condamner et de faire exécuter ses ennemis.

Mais qu'importaient les exemples ou le droit à Henri III ? Dans son âme se remuaient les souvenirs des crimes passés : Condé tué, son corps outragé, le silence de la nuit que troubla le tocsin de Saint-Germain l'Auxerrois, les arches des ponts obstruées de cadavres. Acculé dans son dernier château, cerné, méprisé, il retrouve dans sa détresse la souplesse d'es' prit, la perfidie de cœur, la précision d'idées qui lui avaient permis de préparer la Saint-Barthélemy et la fuite de Cracovie. Il jure sur le sacrement de l'autel parfaite réconciliation et amitié avec Guise, et il répond aux maréchaux dé France qui lui conseillent de le faire arrêter : Mettre le Guisard en prison seroit tirer un sanglier aux filets qui se trouveroit possible plus puissant que nos cordes ; là où quand il sera tué, il ne nous fera plus de peine, car homme tué ne fait plus guerre[13].

Un moment, on crut que les deux ennemis se livraient bataille dans l'enceinte du château ; ce n'étaient que les pages. Le 29 novembre, ils avaient pris le parti de leurs maîtres pendant la séance des états et en étaient venus aux mains. Grillon dut se montrer avec les gardes, bien que sans ordres du Roi, et apaisa le tumulte.

Enfin, le jour de la Saint-Thomas[14], Guise, se promenant sur une terrasse avec le Roi, ne fut plus le maître de sa colère. Il commençait à se lasser des témoignages de déférence et de soumission que l'étiquette le forçait à conserver près de cet ennemi terrassé ; il craignait que cette apparence d'une situation subalterne ne diminuât le respect dont il devait rester environné pour pouvoir devenir roi. Dans cette dernière entrevue, il réclama avec vivacité contre les violations du traité conclu au mois de juillet précédent, et exigea d'être mis immédiatement en possession d'Orléans, comme de l'une des villes qui lui avaient été promises au moment de la réconciliation. Le Roi, avec un rire méchant, répondit qu'il avait prononcé Dourlens et non Orléans, et qu'il ne livrerait que Dourlens[15]. Guise s'irrita, déclara qu'il allait quitter Blois et se mettre à la tête des troupes. La dissimulation ne pouvait plus se prolonger ; il fallait agir.

Pourquoi le duc de Guise, toujours si téméraire, se laissa-t-il devancer par le roi fainéant ? Il ne pouvait être dupe de la duplicité de son rival ; l'ancien ministre Villeroy, le favori Villequier, et probablement Catherine de Médicis elle-même, qui l'avait fait venir à Blois, le prévinrent d'être en défiance. Peut-être fut-il déçu par sa connaissance du caractère indécis et temporisateur de Henri III, et se crut-il, pour agir, plus de jours qu'il ne lui en fut laissé. Peut-être aussi comprit-il que s'éloigner de Blois, c'était perdre l'ombre de légalité que lui donnait la présence des états, tomber à la condition de simple lieutenant des généraux espagnols, rendre à Henri de Navarre le titre de champion de la couronne de France. Comme Coligny se perdit en se rattachant avec obstination à l'amitié de Charles IX, dernier lien qui le retint loin d'une nouvelle rébellion, ainsi Guise succomba pour n'avoir pu se séparer des états généraux. Le besoin de faire consacrer ses prétentions par les états n'était pas la seule force qui l'enfermât à Blois. Il ne pouvait quitter la marquise de Noirmoutier, cette Charlotte de Beaune, dont les amours avaient failli perdre Henri de Navarre ; chez elle, il devait passer la nuit du 22 au 23 décembre. Il attendait cette nuit ; il resta à Blois pour cette nuit. Cette nuit décida sa perte.

Le 23 décembre, à trois heures du matin, il sortit de la chambre de Charlotte de Beaune, trouva, en rentrant chez lui, cinq billets qui le prévenaient de quitter Blois à la hâte. Dormons, dit-il à ses gens qui le suppliaient de se retirer immédiatement au milieu de ses troupes, et il s'endormit vers quatre heures du matin[16].

Vers huit heures, il se réveilla, se fit revêtir d'un pourpoint neuf de satin gris, fort léger pour la saison[17], prit son manteau, sortit, franchit le pont-levis, pénétra dans le château.

Henri III, pendant la même nuit, prépare le guet-apens. La veille, à sept heures du soir, il dit très-haut à Liancourt, le premier écuyer, de commander son carrosse pour quatre heures du matin, parce qu'il veut se rendre à un pèlerinage et être de retour pour le conseil. Il donne secrètement ordre au Corse Ornano et aux quarante-cinq Gascons de sa garde spéciale d'être près de sa chambre le lendemain à cinq heures ; puis il s'enferme dans son cabinet, accompagné du sieur de Termes seulement, où ayant demeuré jusqu'à minuit : Mon fils, lui dit-il, allez-vous coucher, et dites à du Halde qu'il ne faille pas de m'éveiller à quatre heures[18]. Il prend un bougeoir et entre dans la chambre de la Reine, pendant que M. de Termes se dirige vers celle de M. du Halde pour lui rappeler d'éveiller le Roi non dans sa chambre, mais dans celle de la Reine ; du Halde se fait éclairer par M. de Termes pour monter son réveille-matin, de manière à se trouver prêt à l'heure indiquée. Tout s'endort dans le château.

Quatre heures sonnent ; du Halde s'éveille, se lève, et heurte à la chambre de la Reine. Louise Dubois, dame de Piolans, sa première femme de chambre, vient au bruit, demande ce que c'est ; mais le Roi, qui s'est éveillé, la fait taire, lui dit : Piolans, ça mes bottines, ma robbe et mon bougeoir. Il se lève et sort sans rien dire à la Reine, qui s'inquiète. Il monte un étage avec du Halde, le mène dans une galerie qu'il avait fait diviser en une cinquantaine de cellules, depuis deux ou trois jours, sous le prétexte de loger des capucins qu'il voulait avoir constamment près de sa personne, mais en réalité pour cacher et séparer tous ceux qui joueraient un rôle dans l'acte prémédité ; il pousse du Halde dans une de ces cellules, et, sans parler, l'y enferme. Vers cinq heures se présentent un à un ses quarante-cinq ; il les mène successivement à l'étage supérieur et les met sous clef y chacun dans une cellule. Les membres du conseil, convoqués pour six heures du matin, arrivent, ne remarquent rien d'extraordinaire dans les escaliers, ni dans les couloirs, commencent la séance. Le Roi, dès qu'il a vu entrer dans la salle le cardinal de Guise, qui logeait en ville à l'hôtel d'Alluye, remonte à ses cellules, ouvre les portes, fait descendre ses hommes, les introduit dans sa chambre en leur recommandant de ne pas faire de bruit, afin de ne pas éveiller la Reine mère, qui est mourante à l'étage inférieur. Les lueurs blafardes de cette matinée de décembre et le bougeoir du Roi éclairent mal ces faces inquiètes, ces yeux avides, ce lit inhabité. Le Roi prononce une harangue pour demander à ses quarante-cinq de le venger, et il a la joie d'obtenir ce succès oratoire que n'avaient pu lui procurer ses discours aux députés des états. Ces jeunes gentilshommes, transportés subitement de leurs chaumières de Gascogne, où ils souffraient de la faim et de toutes les privations, pour devenir les confidents du Roi, pénétrer dans sa chambre, s'entendre nommer ses champions, ses vengeurs, ses amis, devaient être d'autant plus étourdis de cette fortune subite que le duc de Guise les avait menacés de les replonger dans leur misère antérieure : Par l'advis du duc de Guise, les quarante-cinq gentilshommes dévoient en la supplication que les estats feroient au Roy de réformer sa maison, estre cassés comme n'estant nécessaires[19]. Rustres encore et ne sachant guère que le patois de leurs villages, ils restaient grossiers et naïfs. Périac, l'un d'eux, comprend vaguement que le discours du Roi traite de la nécessite de poignarder le duc de Guise, et il l'interrompt avec une joyeuse familiarité, en lui frappant le ventre du plat de la main, et en criant : Cap de Jou ! je bous le rendrai mort. Rassuré par l'enthousiasme de ces jeunes gens, Henri III les poste lui-même dans sa chambre et dans les couloirs, puis il se retire dans son cabinet, s'impatiente de ne pas voir arriver le duc de Guise, se trouble, apprend enfin à huit heures et demie que Henri de Guise vient de pénétrer dans la salle du conseil.

Henri de Guise avait eu froid sous son pourpoint de satin ; la nuit l'avait fatigué. Eu entrant, il éprouve mal au cœur et a un frisson de faiblesse ; l'œil du côté de la balafre sécrète quelques larmes. J'ai froid, dit-il, du feu ! Pendant qu'on ajoute du bois dans la cheminée, il dit à M. de Morfontaine, trésorier de l'Épargne : Je vous prie de dire à M. de Saint-Prix que je le prie de me donner des raisins de Damas, ou de la conserve de roses. On ne trouve que des prunes de Brignolles ; il commence à en manger. M. de Murillac, maître des requêtes, fit un rapport sur les gabelles, lorsque la porte s'ouvre, et l'on voit avancer Revol, secrétaire d'État, qui dit au duc : Monsieur, le Roy vous demande ; il est en son vieux cabinet, puis qui disparaît en toute hâte. Le duc ne remarque pas cette précipitation à se retirer, ni l'émotion de Revol, qui était tellement pâli que le Roi venait de lui dire un instant auparavant : Mon Dieu, Revol, que vous estes pasle ! Frottez vos joues, Revol, frottez vos joues ! Le duc de Guise se lève, met quelques prunes dans son drageoir d'argent, laisse les autres sur le tapis : Messieurs, dit-il, qui en veut ? Il jette son manteau sur le poignet gauche, tient ses gants et le drageoir de la même main, porte à sa barbe les doigts de la main droite, est salué et suivi par les quarante-cinq qui l'attendent. A deux pas de la porte du vieux cabinet, il se retourne afin de voir pourquoi on le suit, est aussitôt frappé dans les reins à un coup d'épée, puis couvert de coups de poignard et d'épée ; il saisit quelques-uns des meurtriers, les entraîne, puis va tomber près du lit du Roi.

En entendant ce bruit, le cardinal de Guise interrompt le conseil, se lève : Ah, dit-il, on tue mon frère !Ne bougez, monsieur, lui répond le maréchal d'Aumont en tirant son épée, le Roi a besoin de vous !

Au même moment, le Roi entrouvrait la porte de son cabinet, et, voyant le corps, donnait ordre de fouiller les poches. Pendant qu'on détachait les chausses, le Balafré jettant un gros et profond soupir, comme d'une voix enrouée, rendit l'asme[20]. Le corps fut recouvert d'un manteau gris et d'une croix de paille[21], et laissé quelque temps gisant et exposé aux opprobres et moqueries des courtisans qui l'appeloient le beau roi de Paris[22]. On ne se contenta pas de l'insulter en paroles : Un cœur de diamant fut pris, ce dit-on, en son doigt par le sieur d'Entragues[23]. Pour que les ligueurs ne pussent se procurer des reliques de leur chef, le cadavre fut brûlé parles soins de M. de Richelieu, grand prévôt de France, et les cendres furent jetées dans la Loire.

Dans la matinée même, Henri III fit arrêter tout ce qu'il put trouver à Blois de membres de la famille : le prince de Joinville, fils aîné du duc, devenu le nouveau duc de Guise ; le cardinal de Guise, frère du mort ; la duchesse de Nemours, sa mère ; le duc d'Elbeuf, son oncle, et avec eux les principaux chefs de la Ligue, l'archevêque de Lyon, le cardinal de Bourbon, le duc de Nemours, les sieurs de Brissac et de Boisdauphin ; enfin, en pleine séance des états, les plus turbulents des députés de Paris, Lachapelle-Marteau, le président de Neuilly, les échevins Cotteblanche et Compans[24]. Dans cette journée du 23 décembre, Henri III montra plus d'activité qu'à aucune autre époque de sa vie ; pendant la soirée, il fut averti que les états du clergé devaient lui réclamer le lendemain la mise en liberté du cardinal de Guise, et il se décida à prévenir cette démarche y qui pouvait être dangereuse, en détruisant auparavant le cardinal. L'horreur du sacrilège fit reculer plusieurs meurtriers. Le dernier favori du Roi, qui se nommait Le Gast, refusa de s'en charger ; égorger dans une prison un prince de l'Église, sous sa pourpre, semblait le plus horrible des crimes. On finit cependant par obtenir, pour quatre cents escus, quatre instrumens de cette exécution, lesquels, montés au galetas, le massacrèrent à coups de dagues, de halebardes et autres ferremens. Après cette exécution et aussitost que Sa Majesté fut advertie que c'en estoit faict, elle sortit pour aller à la messe[25].

Catherine, en voyant ruiner avec sa politique de ménagement pour les Guises tout espoir de succession au trône pour son petit-fils, se sentit frappée au cœur par cet acte d'indépendance du Roi. Quand soudain après la mort de M. de Guise, le Roi la lui vint assez brusquement annoncer, elle reçut tel trouble en son asme, que dès lors elle commença d'empirer à veue d'œil[26]. Elle eut cependant la présence d'esprit de faire un effort pour sauver les derniers débris de la famille. La Reyne mère dict :Mon fils, octroyez-moi une requeste que je tous veulx faire. — Selon que sera, madame. — C'est que vous me donniez, le prince de Joinville, fils aîné du Balafré, et le duc de Nemours, fils de la veuve du grand François de Guise ; ils sont jeunes, ils vous fairont un jour service. — Je le veulx bien, dit-il, madame ; je vous donne les corps et en retiendray les testes[27].

Oubliée bientôt dans sa chambre, seule avec ses souvenirs, elle voulut, quatre ou cinq jours après, visiter M. le cardinal de Bourbon, prisonnier ; lors ils commencèrent tous deux à faire fontaine de leurs yeux. Et soudain après, cette pauvre dame retourne dans sa chambre sans souper, et le mercredi, veille des Rois, elle meurt[28], le 5 janvier 1589, treize jours après le meurtre du duc de Guise.

La scène se dégage pour Henri de Navarre.

 

 

 



[1] Ms. Simancas, B. 61, pièce 93, publiée par BOUILLÉ, t. III, p. 203.

[2] Charlotte de Beaune devint veuve de Fizes de Sauve le 27 novembre 1579 et épousa, le 18 octobre 1582, François de la Trémouille, marquis de Noirmoutier.

[3] Charlotte de Beaune naquit en 1551 ; elle était donc à peu près de l'âge des trois Henri. Elle ne mourut qu'en 1617.

[4] Ms. Simancas, B. 60, pièce 204.

[5] Ms. Simancas, B. 60, pièce 203.

[6] Ms. Simancas, B. 61, pièce 167. Toutes ces lettres sont publiées par BOUILLÉ, Histoire des ducs de Guise.

[7] J. A. DE THOU, Mémoires, éd. Didier, p. 331. Il ne faut pas confondre ces Mémoires de J. A. de Thou avec l'Histoire universelle.

[8] J. A. DE THOU, Mémoires, éd. Didier, p. 331.

[9] Ms. Simancas, B. 61, p. 93.

[10] L'ESTOILE, Journal de Henri III, éd. Didier, t. I, p. 264.

[11] Contre la reine Elisabeth, le prince d'Orange, don Juan d'Autriche, Montigny, Escovedo, Antonio Perez. Voir les ouvrages historiques de MM. Mignet, Prescott et Froude.

[12] En 1692. Voir MACAULAY, History of England, chap. XIX. Notre ministre de la guerre, le fils de Louvois, envoya en Hollande un jeune officier nommé Grandval pour assassiner le roi Guillaume d'Orange. Grandval, avant son départ, fut reçu à Saint-Germain par le roi Jacques d'Angleterre, qui lui dit : J'ai été informé de l'affaire ; si vous et vos deux compagnons me rendez ce service, vous ne serez jamais dans le besoin. Ces deux compagnons trahirent Grandval, chacun de son côté, à l'insu l'un de l'autre ; le malheureux fut arrêté en arrivant au camp anglais, traduit devant une commission militaire, et pendu après avoir signé des aveux qui n'ont été démentis ni par la cour de Saint-Germain, ni par celle de Versailles.

[13] L'ESTOILE, t. I, p. 264.

[14] La Saint-Thomas est le 21 décembre ; le Roi et le duc de Guise avaient communié avec la même hostie le 4 décembre.

[15] Martha FREER, Henry III king of France, t. III, p. 236.

[16] Or combien que ceste entreprise fust dressée avec tout ce que l'on sauroit souhaiter de prudence humaine, si ne pust-elle estre conduitte si sagement que l'on en halenast quelque vent. (PASQUIER, Lettres, liv. XIII, lettre V.) Les moindres événements de cette affaire sont connus par le récit de Miron, le médecin et le confident de Henri III. La précision des détails, la netteté du style, la vigueur de la narration font de ce document un chef-d'œuvre inimitable. Les historiens n'ont pu que le copier, tous chacun à son tour. Quelques-uns ont raconté que le duc de Guise aurait écrit sur un billet lui annonçant que le Roi voulait le faire tuer : Il n'oserait ! et qu'il aurait jeté le billet à terre. On n'écrit rien sur une lettre qu'on jette à ses pieds ; cet acte de prendre la peine d'écrire une phrase pour qu'elle soit ramassée n'existe que dans le roman, et non dans la vie active.

[17] L'ESTOILE, t. I, p. 267.

[18] MIRON, Relation de la mort du duc de Guise. Ce manuscrit a été publié pour la première fois dans l'Histoire des cardinaux, par AUBERT, t. V. Il a été compris dans toutes les éditions de Mémoires sur l'histoire de France.

[19] Palma CAYET, Chronologie novenaire, éd. Didier, p. 81.

[20] MIRON.

[21] MIRON.

[22] L'ESTOILE.

[23] MIRON. Quant au geste de Henri III poussant le corps du pied et disant : Mon Dieu, qu'il est grand ! il est assez vraisemblable, mais ne figure pas sur les manuscrits de l'Estoile. Il a été ajouté par le premier éditeur des journaux de l'Estoile.

[24] L'ESTOILE.

[25] L'ESTOILE, t. I, p. 268.

[26] PASQUIER, liv. XIII, lettre VIII, à maistre Nicolas Pasquier, son fils.

[27] Lettres missives de Henri IV, t. II, p. 416.

[28] PASQUIER.