LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME SECOND

CHAPITRE XXVI. — LES BARRICADES.

 

 

1588.

 

Henri III n'ignorait pas la haine dont le poursuivait la veuve du vieux Montpensier, Catherine de Guise ; il savait qu'elle excitait l'opinion contre lui dans les prônes de ses prédicateurs. Le Roi dit qu'il sçavoit bien comme elle faisoit la Roine à Paris et quelles manœuvres, menées et séditions elle y pratiquoit, et comme elle donnoit gages à Boucher, Lincestre, Pigouat, Prévost, Auberi et autres curés et prédicateurs de Paris avec promesses d'éveschés, abbayes et autres grands bénéfices, jusqu'à s'estre vantée et avoir dit à ses frères qu'elle avoit plus avancé le parti de la Ligue par la bouche de ses prédicateurs appointés qu'ils n'avoient fait avec toutes leurs forces, armées et armes[1].

Elle essaya son pouvoir en faisant courir le bruit, dans la rue Saint-Jacques, que le Roi voulait faire arrêter deux de ses prédicateurs ; le peuple se souleva aussitôt ; les archers eurent de la difficulté à calmer cette émeute et ne purent arrêter le notaire Hatte, qui en avait été l'instigateur. Cet agent fut caché par ses adhérents et devint bientôt un chef influent[2]. L'insurrection était organisée et disciplinée depuis longtemps à Paris. Dès 1585, les enrôlements commençaient ; maistre Jean Leclercq, procureur, et Georges Michelet, sergent à verge, après m'avoir parlé de plusieurs affaires, me firent entendre qu'il se présentoit une belle occasion où, si je voulois, il y avoit moïen de gagner une bonne somme de deniers pour se mettre à son aise, avec la faveur de plusieurs grands seigneurs qui avoient moïen de me faire avancer, raconte Nicolas Poulain, employé de la prévôté, dont la fidélité fut soumise à la tentation et qui préféra faire connaître au Roi, moyennant récompense[3], les menées des ligueurs. Son journal raconte comment les armes étaient achetées et emmagasinées et comment on exaltait les plus modérés en leur racontant qu'il y avoit plus de dix mille huguenots au faubourg Saint-Germain qui vouloient couper la gorge aux catlioliques pour faire avoir la couronne au roi de Navarre.

On sait avec quelle niaise avidité la crédulité populaire absorbe et grossit les sottises les plus extravagantes ; mais le duc de Guise ne prétendait pas se confier à ces levées clandestines et à cet enthousiasme de badauds. Il exigea que les bourgeois fussent répartis en régiments ; un homme de loi, nommé Lachapelle-Marteau, mit tant d'activité à cette organisation qu'il apporta en quelques jours au duc une grande carte de gros papier où estoit peinte la ville de Paris et ses fauxbourgs, qui fut tout aussitost partie et séparée en cinq quartiers avec cinq colonels[4], et calcula qu'il pouvait mettre sur pied trente mille hommes en une matinée.

Malgré la précision des renseignements qu'il recevait et malgré les signes avant-coureurs d'un désastre, le Roi ne cessait pas de se livrer aux divertissements comme s'il attendait son salut du hasard. En 1587, aux jours gras, le Roy fait mascarades, ballets et festins aux dames, selon la mode accoustumée ; le premier jour de caresme, se renferme aux Capussins[5]. Et au plus fort du danger, le 12 février 1588, le Roy, à la requeste de quelques dames, prolongea la foire Saint-Germain de six jours, et y alla tous les jours, voiant et souffrant faire par ses mignons et courtisans, en sa présence, infinies vilanies et insolences à l'endroit des femmes et des filles qui s'y rencontroient ; va tous les jours voir les compagnies de damoiselles qu'il fait assembler par tous les quartiers de Paris, et toutes les nuits rôde de lieu en autre voir danser, deviser et rire, comme s'il n'y eût plus eu ni guerre ni Ligue en France[6].

Il ne sut même pas se prévaloir contre les Guises d'une action singulière du duc de Mayenne ; ce fils dégénéré de M. de Guyse le Grand venait d'assassiner de sa main, dans un accès de colère, le chef de ses gens de pied, le colonel Sacremore, fils naturel du chancelier Birague. C'estoit le plus utile serviteur qu'ils eussent. Il fut enterré qu'il n'estoit pas encore mort[7]. Henri III donna dés lettres de rémission et empêcha la justice d'agir. C'était dans le moment même où le duc de Guise faisait filer ses gens de guerre un à un dans Paris et n'attendait plus qu'un signal pour se rendre maître de la capitale.

Ce signal, il ne voulait pas le recevoir des petits bourgeois ; cependant, une infinité de menu peuple qui avoit envie de mener les mains et de piller sous ce beau prétexte, étant impatient de la longueur de cette entreprise, murmuroit fort[8] ; mais chaque fois qu'on le pressait d'arriver à Paris, le duc de Guise savait gagner du temps, en envoyant à sa place un de ses capitaines bien accompagné. Il introduisait ainsi peu à peu dans Paris une garnison capable de le défendre aussi bien contre les indiscrétions de ses allies du ruisseau que contre les gardes et les Suisses du Roi. Les prétextes les plus variés lui permettaient de grossir en secret le nombre de ses gens de guerre ; il rencontrait déjà plus de difficultés à faire accepter leur présence par la populace qu'à la cacher au Roi.

Ce qui le rendait plus ferme à ne pas précipiter son coup d'État avant l'instant décisif, c'est qu'il n'était pas libre lui-même de choisir cet instant, et qu'il était forcé d'attendre le signal que lui donnerait le roi d'Espagne.

En mars 1588, l'Aragonais Moreo vient trouver le duc de Guise à Soissons, de la part de Philippe II, lui remet trois cent mille écus d'or[9] et lui désigne le mois de mai comme l'époque du mouvement général des Espagnols contre l'Angleterre et contre la France. C'est en mai que la flotte espagnole, l'Invincible Armada, mettra à la voile ; que le duc d'Aumale devra se rendre maître de Boulogne pour offrir aux marins de cette flotte un port de ravitaillement pendant la lutte f de débarquement en France après la conquête de l'Angleterre ; que le duc de Guise s'emparera de Paris et recommencera avec énergie la guerre civile, pour empêcher la France d'intervenir dans le duel à mort que Philippe II a engagé contre les Anglais.

La discipline des affidés de Philippe II était si stricte que les trois événements se sont réellement accomplis dans le mois de mai. Seulement, les lenteurs de l'administration espagnole n'ont permis le départ de l'Armada que le 28 mai ; le duc d'Aumale, déjà battu dans ses tentatives criminelles sur Boulogne, se présenta le 15 mai devant les portes de la place, fut repoussé par le capitaine Bernet, lieutenant du duc d'Épernon[10], et, malgré son désir de procurer ce port au roi d'Espagne, fut forcé de le tenir bloqué ; il intercepta les renforts que le duc d'Épernon essayait de faire parvenir[11].

Le duc de Guise, toujours impatient, pressé par les instances des Parisiens, s'était porté en avant dès le 9 mai[12]. Il se sentait tellement débordé par ses Parisiens qu'il craignait d'apprendre la prise du Louvre sans lui ; et comme il ne trouve l'appétit ni plaisir qu'en propre goût[13], il monte à cheval le dimanche 8 mai à neuf heures du soir, quitte Soissons au galop, suivi seulement de huit gentilshommes et du marchand Brigard, délégué des Parisiens, évite le secrétaire d'État Bellièvre, envoyé par le Roi pour lui porter une défense formelle de pénétrer dans Paris[14], arrive vers midi le lendemain. Il met pied à terre devant la demeure de la Reine mère ; il la prie de le mener près du Roi.

Pourquoi cette démarche ? Il arrive à Paris contre la volonté nettement exprimée de Henri III, afin de rétablir la discipline parmi les ligueurs, de prendre le commandement, de commencer la lutte décisive ; pourquoi dès lors s'exposer seul, dans le Louvre garni de troupes, au milieu de favoris capables de toutes les insultes, chez un prince qui se croit le droit de détruire ses ennemis ? On ne voit pas quelles chances favorables peuvent compenser le risque. Probablement il veut attendre des nouvelles de la flotte, qui n'a pas encore mis à la voile ; il espère gagner du temps en se présentant pacifiquement comme un médiateur entre le Roi et la Ligue. Étourdi par sa course à cheval de seize heures, téméraire comme aux jours de ses premières armes, il se jette étourdiment dans le Louvre, ainsi qu'il s'était avancé seul au milieu des huguenots à Saint-Yrieix ou des reîtres à Dormans.

Catherine était malade. En apprenant l'arrivée de ce visiteur inattendu, elle se fait habiller, monte dans sa chaise à porteurs et se fait conduire au Louvre. Guise la suit à pied. Ils entrent. Ils sont annoncés au Roi. Henri III a près de lui le Corse Alfonso d'Ornano et l'abbé del Bene[15] ; il est saisi de fureur en apprenant cette visite, qu'il prend pour un défi. — Par la Mort-Dieu, il en mourra ! s'écrie-t-il[16] ; il regarde les deux hommes, il voit briller leurs yeux. Le Corse demande un ordre. Percutiam pastorem, dit l'abbé, et dispergentur oves. Frapper le berger, c'est disperser le troupeau. Henri III le sait ; il sort sans rien décider, entre dans la chambre de la reine Louise, où le Balafré l'attend avec Catherine de Médicis. Dans un couloir, derrière la porte, se tient Lognac, un des nouveaux favoris, avec cinq des quarante-cinq gentilshommes gascons que d'Épernon a choisis pour protéger la personne du Roi. Un mot peut terminer la querelle. Le Roi semble chercher dans une colère factice l'énergie nécessaire pour le prononcer ; il parle avec dépit, puis se laisse entraîner par sa mère dans l'embrasure d'une fenêtre et tombe sous le charme de cette voix caressante. Guise comprend le danger, demande la permission de se retirer ; au moment où le Roi va répondre, Catherine prend elle-même la parole, retient son fils, pousse le duc. Guise sort de la chambre, traverse les rangs des gardes, échange un salut avec le brave Crillon, franchit le pont-levis ; il est dans la rue, libre, au milieu du peuple qui s'est amassé en apprenant son arrivée, qui s'inquiète de le savoir entre les mains du Roi, qui pousse des acclamations frénétiques en le voyant reparaître pâle, fatigué, mais fier avec son pourpoint de damas blanc, son manteau de drap noir, son jfeutre à pointe sur lequel flotte une plume verte. Ce ne sont que cris de Vive Guise ! Vive le pilier de l'Église ! Mesme qu'une damoiselle, Louise de Lhospital-Vitry, estant sur une boutique, avoit abaissé son masque et avoit dit tout haut ces propres mots :Bon prince, puisque tu es ici, nous sommes tous sauvés[17]. On veut voir le Balafré, toucher ses vêtements ; une bonne vieille fend la presse et fait toucher son chapellet à ses habillemens. Un couvreur estant sur une maison en la rue S. Martin, sçachant qu'il passoit par là, se descend avec une corde, au hasard de sa vie, afin d'avoir moyen de l'envisager[18].

Le lendemain, mardi 10 mai, Henri de Guise renouvelle sa bravade et rentre au Louvre ; mais, cette fois, il est accompagné de quatre cents gentilshommes bien armés ; par une porte de la ville entrent au même moment ses Albanais, le reste de ses troupes ; et ses principaux conseillers ; son parti est dans la place ; l'hôtel de Guise entre en guerre contre le Louvre.

Bien de plus facile pour Henri III que de châtier les mutins et de se rendre maître en un seul coup de filet de tous ces ligueurs enfermés dans Paris. Il a sous la main un corps d'armée à Lagny et un autre à Rouen, avec le fidèle d'Épernon. Dans Paris, ses troupes sont commandées par les maréchaux d'Aumont et de Biron et par Grillon. Il possède cette autorité légale qui assure le dévouement du soldat. Mais il hésite au milieu des donneurs d'avis, oscille entre la peur et la vengeance, perd la journée du 11, puis fait entrer les quatre mille Suisses qu'il a à Lagny par la porte Saint-Honoré, le jeudi 12, de grand matin. Ces dispositions menaçantes sont rendues inutiles par la défense singulière que reçoivent les soldats, sous peine de la vie, de faire usage de leurs armes. Le Roi ne prévoit pas le cas où ses troupes seront assaillies, feint d'ignorer que le duc de Guise possède, outre ses bourgeois, de véritables soldats : il veut à tout prix éviter une bataille si près de sa personne, et croit réussir à effrayer le peuple et à éviter un engagement en empêchant ses soldats de faire feu. Toute la matinée, il laisse son infanterie disséminée dans lès rues, isolée au milieu des passants, des femmes, des cris du peuple ; il n'envoie pas d'ordres ; ce qui est plus maladroit encore, il ne distribue pas de nourriture : les soldats se morfondent et se lassent.

Fait curieux : presque tous les souverains qui ont voulu réprimer des émeutes ont commis cette même faute : Anne d'Autriche abandonne ses compagnies des gardes, isolées et affamées au milieu des insurgés de la Fronde ; Louis XVI laisse désarmer ses hussards. Le soldat n'a de valeur que par l'habitude de recevoir des ordres combinés avec prévoyance. Oubliez-le, laissez-le sans nouvelle de ses chefs, sans direction, sans vivres, il est saisi par la panique, il devient un jeu pour l'insurrection. Le 12 mai 1588, l'appareil militaire commence par intimider les Parisiens : les cinq régiments des quartiers ne se montrent pas. Henri III avait prévu avec raison ce résultat. Mais il aurait dû prévoir aussi que le duc de Guise se hâterait d'envoyer plusieurs gentilshommes qu'il fait disposer de son ordonnance en chaque canton pour encourager ce peuple assez mutin, mais couard[19]. Brissac, à la même heure, enrégimente, au nom du Balafré, la jeunesse des écoles et l'amène sur la rive droite de la Seine : les curés et les religieux courent de maison en maison, animent les tièdes, promettent la victoire, haranguent les premiers groupes. Pendant ce temps, le Roi reste inactif : il donne, par son irrésolution, le loisir au duc et aux chefs de la sédition de reprendre leurs esprits. Le duc tantost donnoit des ordres et tantost recevoit advis de ce qui se passoit. Quoiqu'il parust quelque embarras sur son visage, on y remarquoit néanmoins une fermeté et une sérénité qui sembloient respondre du succès de ses desseins[20].

A midi, la situation a changé : des barriques pleines de terre sont dressées en travers des rues : des chaînes sont tendues. Les capitaines du duc de Guise ont rassemblé la populace, lui ont montré que les soldats ne se défendent pas ; aussitôt les Parisiens font feu sur les Suisses au Petit-Pont[21]. Les Suisses, épuisés par leur marche de la nuit et leur immobilité de la journée, sans pain, sans vin, sans autre ordre que celui de ne pas se défendre, crient miséricorde et bonne France. A ces mots, les Parisiens cessent de se cacher derrière leurs barricades de tonneaux, se montrent, désarment, égorgent ces malheureux. Les femmes, les enfants, des fenêtres, au coin des rues, guettent, assomment les Suisses. Brissac s'empresse, avec ses écoliers, d'en sauver quelques-uns et de les cacher dans les boucheries du Marché-Neuf : il fait disparaître les morts en les enterrant à la hâte au milieu de la place du Parvis Notre-Dame, pour que la vue du sang cesse d'enivrer le peuple.

A la nouvelle de ce massacre, le Louvre est plein de cris ; la reine Louise tombe en défaillance ; Villequier parle de composer avec le duc de Guise. Mais qui osera sortir, traverser cette foule, rejoindre le Balafré ? Biron l'essaye. Il vient dire au duc de Guise que le Roi le supplie de sauver ses Suisses. Cette humiliation de la couronne ne peut pas causer de joie au Balafré, car il doit se sentir plus humilié lui-même des auxiliaires qu'il vient de déchaîner. Il a recours aussi aux supplications, et prie le peuple de lui donner les Suisses. En le voyant paraître à quatre heures du soir, le peuple l'acclame avec fureur et lui abandonne les pauvres soldats. Il n'estoit sorti tout ce jour de son logis, et avoit toujours esté aux fenestres de son hostel de Guise, avec un pourpoint blanc découppé et un grand chappeau[22]. Il rejoint Brissac et fait ouvrir les barricades pour laisser rentrer an Louvre les soldats de Henri III. En voyant défiler ces braves gens, de Thou dit à un petit tailleur d'habits que le Roy avoit commandé à ses troupes de se retirer ;cet insolent répondit que c'étoit la peur qui les y obligeoit, et non l'ordre du Roy[23]. Vanité du Parisien éclose dès cette époque, maladie spéciale des loqueteux de Paris, qui trouvent une jouissance à se regarder comme les ennemis et les vainqueurs de ceux qui sont chargés de les protéger.

Le soir est venu : la rue appartient au duc de Guise. Dans le Louvre, ce ne sont que gémissements et que tumulte : les filles d'honneur sont en larmes, les blessés gémissent, les porteurs de mauvaises nouvelles augmentent la terreur, les donneurs d'avis perfides songent à leur salut. Le matin du vendredi 13 mai, Catherine de Médicis veut tenter une démarche près du duc de Guise. Suivie de Pinard, secrétaire d'État, elle monte dans sa litière, franchit le pont-levis, n'est pas insultée ; les barricades s'entrouvrent pour elle, tant le nom seul du duc de Guise sert de sauvegarde à ceux qui s'en réclament. Près du duc on pénètre sans vexation, tandis que le Roi est retenu captif dans son Louvre. Catherine trouve le Balafré indécis et inquiet, entre sa sœur Catherine de Guise et Brissac. Ses capitaines dorment ou cherchent à empêcher le pillage. Il écoute froidement la Reine mère, comprend qu'elle vient proposer une capitulation, ne répond que des paroles évasives. Probablement il espère amener, par une dureté inflexible, Henri III à un degré de prostration tel qu'il consommera lui-même son abdication, remettra sa couronne à son vainqueur, le consacrera ainsi aux yeux de tous les catholiques, et méritera par tant de soumission la vie, une pension, l'image d'une cour. Si le débat s'était passé entre les deux hommes, peut-être Henri de Guise aurait proposé, Henri de Valois aurait accepte ce trafic. Mais la Florentine n'est pas pour s'entendre exprimer de telles propositions, après ses trente ans de souveraineté absolue, sa gloire, et cette autorité qui lui reste sur ces Guises qu'elle a vus naître, qu'elle a protégés, qui la savent liée encore à eux par le désir de sauvegarder les intérêts de son unique petit-fils. Au bout de plusieurs heures d'un débat soutenu avec la patience d'une Italienne et l'obstination d'une vieille femme, elle découvre que tout est perdu : elle lit dans les yeux du duc l'arrêt de son fils : elle se calme tout à coup, se lève, parle bas à l'oreille de Pinard, le renvoie au Louvre en feignant de vouloir obtenir de nouveaux pouvoirs du Roi pour signer les conditions que dictera le Balafré, mais en réalité pour presser Henri III de prendre la fuite par la seule issue qui reste ouverte, et le prévenir qu'il n'y a plus d'autre moyen de salut.

Pinard sorti, elle reprend la discussion, froidement, sans abandonner une seule prétention, sans en accorder aucune : elle gagne encore deux heures. Toute cette journée du vendredi est perdue pour le duc de Guise en récriminations, en discours inutiles, en plaintes vaines, en dusses promesses avec la Reine mère. Vers six heures du soir, un des gentilshommes du duc, M. de Ménerville entre brusquement, parle bas ; le duc de Guise se lève furieux. Il vient d'apprendre que le Roi a disparu, que le Louvre est vide.

Après une journée d'angoisse, Henri III avait vu rentrer Pinard un peu avant cinq heures du soir ; il avait écouté l'avis de sa mère, était sorti à pied jusqu'au château des Tuileries, à côté de la porte Neuve où se trouvaient les écuries. Il monta à cheval ; les gardes évacuèrent les Tuileries derrière lui. Henri III n'était plus que le roi de Chartres.

Avec Henri III s'échappait la couronne de France hors de la main déjà ouverte pour la saisir. Gomment le duc de Guise ne comprit pas la nécessité d'occuper la porte Neuve Saint-Honoré, de cerner le Louvre, d'envahir les écuries et les bâtiments des Tuileries, de fermer toutes les issues, de ne pas s'accorder une minute de répit qu'il n'ait pris et tondu le Roi, c'est ce qu'on a eu de la difficulté à s'expliquer. En tout ce qui s'est passé dedans nostre ville pendant ces cinq jours, vous n'y trouverez qu'une chaisne de lourdes fautes : faute en M. de Guise, quand le lundi il vient en poste, lui septième ; faute au Roi, qui ne se saisit de lui le mardi ou le mercredi ; faute dernière en M. de Guise quand, le vendredi, il le laissa sortir de la ville[24]. Henri de Guise aurait dû dire comme Guillaume d'Orange qui s'embarquait pour s'emparer de la couronne d'Angleterre : — Aut nunc, aut nunquam ! — Mais peu d'hommes ont la sagacité de jugement et la promptitude de décision nécessaires pour apprécier et saisir l'occasion précise qu'ils ont préparée, attendue, et qui ne réparait plus.

Henri de Guise, du reste, n'était pas absolument maître de ses pensées : il était à la fois embarrassé par sa subordination secrète aux intérêts espagnols, et étourdi par le tumulte de ses ligueurs.

Lui, un soldat, il ne voyait pas sans dégoût cette humiliation des soldats devant les bourgeois vantards et la populace cruelle, ces luttes de Brissac pour disputer les Suisses aux mégères des halles, ce relâchement de tout lien, ce débordement de crimes, le pillage qui commence. D'ailleurs, il n'était pas sûr que des poternes du Louvre n'allaient pas sortir tout à coup les vieux fantassins, derrière les deux maréchaux de France, pour culbuter ce tas de boutiquiers ivres. Ses ligueurs, qui depuis lundi hurlent, boivent, tuent, ne vont-ils pas tomber épuisés le vendredi, et le laisser seul avec ses capitaines et ses Albanais, an milieu d'une détente générale ? Lui-même succombe de lassitude. Depuis qu'il est parti de Soissons à cheval, il n'a pris de repos ni jour, ni nuit, à travers les transes, le bruit, les sourires adressés aux gens qu'il méprise, l'haleine des artisans des barricades, le dépit de ne recevoir point les nouvelles de la flotte espagnole ; il se laisse tenter par la nécessité du repos ; peu d'hommes peuvent, comme son père, dominer les nerfs et dompter le sommeil jusqu'à l'heure du succès définitif ; les défaillances du corps et les révoltes du cerveau ont souvent leur part dans les décisions humaines.

Il aurait probablement échoue en voulant pousser davantage son succès ; les esprits n'étaient pas encore préparés à une solution subite, et ils ne se seraient pas plus soumis à Henri de Guise devenu maître de Henri de Valois qu'ils ne se seraient ralliés à Henri de Navarre, si cet héritier de la couronne s'était converti au catholicisme, comme le lui demandait le Roi. On ne conjure pas les événements en avançant de quelques années la solution, qui deviendra irrésistible seulement lorsque la leçon sera complète. Dumouriez échoua misérablement dans la tentative qui, sept ans plus tard, donna le trône à Bonaparte ; Henri de Navarre aurait perdu ses partisans et serait devenu le jouet des perfidies de Henri III, s'il s'était montré catholique cinq ans trop tôt. Henri de Guise, s'il avait tenu le Roi captif, n'aurait pu résister aux prétentions de l'Espagne et n'aurait pas vaincu, avec ses Parisiens, les Gascons du duc d'Épernon. La révolution ne vient qu'à l'heure où le travail des esprits est achevé, où chacun est assez malade ou assez las pour subir des impressions identiques au même instant et se soumettre au même événement.

Mais il eût mieux valu pour Guise être battu sur ses barricades par une sortie de Grillon, ou être forcé de rendre, après un triomphe de quelques jours, son prisonnier et sa ville de Paris aux soldats du duc d'Épernon, que subir les avanies des compagnons de sa demi-victoire, et se trouver aux mains de ceux que Montmorency nommait la canaille de Paris, dans les jours qui suivirent la fuite du Roi.

La commune de Paris se réorganisa subitement sous ses yeux, avec la formule qu'elle avait trouvée dès le quatorzième siècle, à l'époque où Etienne Marcel proposait aux villes flamandes de constituer une fédération communale en reniant le sentiment de la nationalité, et elle laissa prendre le pouvoir, sous les yeux du duc de Guise, à des aventuriers préparés aux crimes.

Leur première idée fut de se faire adjuger des jetons de présence[25]. Les quarante chefs de la commune de Paris s'allouèrent à eux-mêmes cent écus par mois, plus de moitié de ce que touchait un maréchal de France[26]. Les locataires furent autorisés à ne pas payer les propriétaires. Le payement de toutes les dettes fut suspendu. Jean Leclercq, ancien prévôt de salle d'armes, devint gouverneur de la Bastille ; le peuple lui amena comme prisonnier le prévôt des marchands, Hector de Perreuse, qui était un ligueur déterminé, mais qui avait eu la maladresse de vouloir maintenir l'ordre dans les rues. Le duc de Guise accourut lui-même pour le mettre en liberté, le reconduisit à sa demeure, le quitta, et apprit en rentrant qu'il venait d'être arrêté par Leclercq immédiatement après son départ, et ramené à la Bastille. Il s'irrita, le fit sortir de nouveau ; deux jours après, le peuple renferma pour la troisième fois à la Bastille l'infortuné prévôt des marchands.

Bientôt se fit une assemblée générale du peuple en l'Hostel de ville, où ils proposèrent qu'il falloit eslire d'autres prévôts des marchands et eschevins, par la voix commune du peuple, changer les colonels et les capitaines, qui n'estoient de leur faction[27]. Guise voyait casser les bourgeois qui avaient fait élever des barricades pour lui ; il était contraint de laisser déposséder et maltraiter par les gens du peuple les petits marchands dont il s'était fait le complaisant depuis plusieurs années ; il ne se sentait même plus le maître de ses gens de guerre depuis qu'ils étaient mêlés à la populace ; les soldats entraient avec le peuple dans les hôtels des riches négociants ou des conseillers du Parlement, et mettaient les maîtres à rançon ; ils roulaient ivres dans les rues. Les bourgeois profitaient aussi du désordre ; pour se défaire d'un ennemi ou d'un concurrent, on l'accusait d'être huguenot. Le Parlement trouvait quelquefois un bon nombre de bourgeois en la salle du palais, dès six heures du matin, pour demander que la cour advisast de faire justice d'un huguenot, autrement qu'il y avoit danger que le peuple ne la fist[28]. Aussi fallait-il calmer cette ardeur par le spectacle de quelques exécutions ; parfois le peuple écartait les bourreaux et faisait justice lui-même ; furent pendues, puis bruslées en la place de Grève, deux sœurs parisiennes, fille de feu maistre Jaques Foucaud, comme huguenotes ; une des deux fut bruslée toute vive par la fureur du peuple animé, qui coupa la corde avant qu'elle fust estranglée, et la jeta dans le feu.

S'il voulait fuir les familiarités de ces étranges complices, le duc de Guise ne rencontrait près des gens d'honneur que froid accueil et hautaines réponses. Quand il se rendit près du premier président Harlay : C'est grand'pitié lorsque le serviteur chasse le maître ! lui dit ce magistrat avec une fermeté d'autant plus courageuse qu'au même moment les ligueurs de Toulouse mettaient en pièces, dans les bras de sa femme et de sa mère', le président Duranti, ardent catholique, mais dévoué à Henri III. Un autre jour, le duc de Guise, apprenant que la populace se rendait à l'hôtel de l'ambassadeur d'Angleterre pour y tuer les Anglais hérétiques et emporter leurs meubles, voulut au moins éviter ce déshonneur, et courut avec ses gentilshommes pour faire respecter le droit des gens par la force. Monsieur, lui dit l'ambassadeur, lord Stafford, je ne puis accepter d'autre protection que celle du roi de France, près de qui je suis accrédité par ma souveraine[29].

Impérieux, nerveux, élégant, Henri de Guise se trouvait ainsi associé à ce qu'il y avait de pire dans la populace. A toutes les époques, c'est chez les flatteurs des instincts populaires que se sont montrés les types les plus complets de la bassesse féroce et de la cruauté lâche. Dans la démagogie de la Ligue s'agitaient en obscures perfidies des hommes aussi infâmes que le furent plus tard, parmi les puritains d'Angleterre, Louange-à-Dieu-Barebone, et parmi les jacobins de France, Barère. Le duc de Guise était devenu leur compagnon, leur instrument. Voilà, dit le cardinal de Retz, le destin et le malheur des pouvoirs populaires. Ils ne se font croire que quand ils se font sentir, et il est très-souvent de l'intérêt et même de l'honneur de ceux entre les mains de qui ils sont de les faire moins sentir que croire.

Pour avoir voulu faire sentir ce pouvoir à Henri III et peut-être à Philippe II, le duc de Guise voyait chanceler ses intérêts et même son honneur. Aussi avait-il bâte de traiter avec le Roi, et se gardait-il d'interrompre ses relations avec Catherine, qui avait eu le courage de rester au Louvre et qui ne s'était effrayée ni des menaces des prédicateurs, ni des insultes de la rue. Elle se tenait ainsi comme un lien entre les deux adversaires, et conservait avec chacun une correspondance active, toute fière de retrouver son influence et de rentrer dans la vie politique, avec son idée fixe ; elle prétendait faire adopter son petit-fils, l'héritier de Lorraine, comme successeur au trône de France, par Henri III, et exclure à la fois les Bourbons et les Guises ; elle était soutenue par la jeune reine, avec ses deux sœurs et tous les Lorrains qui étaient mécontents ou envieux du duc de Guise ; sur ce duc lui-même, elle croyait conserver de l'autorité, s'imaginait le séduire par la pensée d'une prochaine régence pendant laquelle il aurait tous les pouvoirs, et d'une dynastie lorraine qui établirait une aristocratie de nouveaux princes du sang sous la prééminence des ducs de Guise. L'ennemi, aux yeux de Catherine, ce n'était pas Henri de Guise ; c'était le duc d'Épernon, ce Gascon hautain qui avait préserva Metz contre les Lorrains. Elle le représentait à Henri III comme un orgueilleux qui n'avait d'autre pensée que de se constituer une suzeraineté féodale et de démembrer le royaume.

Mal sûr du Roi, dont il connaissait la pusillanimité et le peu de scrupules à trahir ceux qu'il avait poussés en ayant, le duc d'Épernon chercha un appui près de Henri de Navarre et se rapprocha du Midi.

Henri de Navarre était dans une situation dangereuse. Depuis que la paix avait été conclue par Henri III sans lui et contre lui y il avait pour adversaires à la fois les ligueurs soumis au Balafré et les politiques ralliés au Roi. Quant aux Gascons, qui fournissaient jusqu'alors au recrutement des armées huguenotes, ils avaient été gagnés en grand nombre à la clientèle du duc d'Épernon, dans un moment où la foi religieuse avait perdu la ferveur de la première expansion, et où les gens de guerre s'occupaient surtout d'assurer leur fortune quand ils faisaient choix d'un parti. Henri de Navarre avait eu bien des heures d'angoisses dans cet hiver de 1587 à 1588, quand il remarquait que fatigues ni victoires ne servaient à agrandir sa cause, qu'il se trouvait réduit insensiblement à n'être plus qu'un petit chef de Béarnais, suivi par une poignée de rebelles indisciplinés, découragés et honnis. Une nuit, à Nérac, se voyant traqué dans ses derniers châteaux, déchu dans son rôle, abandonné de l'Europe du Nord, qui faisait face à ses propres dangers, il crut ses chances désespérées. Que devenir ? Quelle ressource laissée ? Fallait-il se réfugier chez les Turcs comme un aventurier aux abois ? Mais que penserait la femme qu'il aimait, la fière Corisande d'Andoins ? Au chagrin de la perdre, pouvait-il joindre la honte d'emporter son mépris ? Ce souvenir de la femme le réconforta subitement ; vers minuit, il prit une plume et écrivit à Corisande cette lettre étrange :

Le diasble est déchaisné. Je suis à plaindre, et est merveille que je ne succombe sous le faix. Si je n'estois huguenot, je me ferois Turc. Ha ! les violentes espreuves par où l'on sonde ma cervelle ! Je ne puis faillir d'estre bientost fou ou habile homme. Cette année sera ma pierre de touche. Toutes les géhennes que peut recevoir un esprit sont sans cesse exercées sur le mien. Je dis toutes ensemble. Mon tout, aimez-moy. Bon soir, mon âme ; je te baise les pieds un million de fois. De Nérac, ce VIII mars, à minuict.

Ce n'était pas près d'une femme que le duc de Guise cherchait un appui. Il écrivait au roi d'Espagne ; il écrivait à son agent ; il disait : Veillez à nous prester secours à temps[30]. Contre les forces du duc d'Épernon, de Henri de Navarre et du roi de France, il invoquait les secours de l'étranger. Il recevait surtout de bonnes paroles ; il apprenait que Philippe II avait été satisfait de connaître le bon esprit et résolution de Guise[31].

Mais ce n'était pas dans une nouvelle guerre civile en France que devait se jouer le sort de la religion réformée. Henri III et le duc de Guise comprenaient également que les destinées de l'Europe se décidaient sur d'autres points : ils se résolurent promptement à suspendre des hostilités qui ne pouvaient amener de victoire décisive et à conclure une paix qui ne devait pas assurer un repos définitif. Ils ne furent de bonne foi ni dans leur querelle, ni dans leur réconciliation ; ils n'étaient sincères que dans leurs préoccupations sur le sort de la flotte espagnole. Si les marins de Médina Sidonia et l'infanterie du duc de Parme supprimaient l'hérésie en Angleterre et dans les Pays-Bas, Henri III comprenait qu'il tomberait avec son royaume à la merci de Philippe II. Toute résistance, tout effort avant la solution était une perte de forces. Mais, disait-il à l'ambassadeur d'Angleterre, avec un œil éclairé par des pensées de vengeance, si la flotte espagnole pouvait seulement être défaite, tout irait bien ensuite[32].

En attendant, il feignit d'abandonner Henri de Navarre et d'Épernon, rappela à lui les soldats qu'il avait mis sous les ordres de ce dernier, subit toutes les conditions que lui imposa le duc de Guise. Jamais traité plus humiliant : le Roi acceptait la mission d'exterminer l'hérésie et de dépouiller le duc d'Épernon au profit du duc de Guise ; il reconnaissait son vainqueur comme lieutenant général du royaume et chef des armées ; il lui abandonnait Metz, Angoulême, Boulogne, toutes les places que d'Épernon défendait avec succès. Il descendit plus bas encore. Dans ces dernières semaines de luttes, le duc de Savoie avait profité du désordre de la France pour se rendre maître du marquisat de Saluces, notre dernière possession en Italie. One campagne contre la Savoie, pour punir cette violation des traités, aurait soulevé l'enthousiasme des gens de guerre, rallié tous les chefs autour du Roi et donné une direction nouvelle au sentiment national ; mais elle aurait détourné les idées des querelles religieuses et déplu à Philippe II. Il fallut renoncer à défendre le territoire du royaume, et honteusement laisser à la Savoie la province dont elle s'était emparée par surprise.

C'est ce traité de Rouen[33] qui fait le mieux saisir dans toute son abjection l'âme de Henri III. Catherine, du moins, est sous l'hallucination d'une idée fixe ; ses excès de table lui ont fatigué le cerveau, son embonpoint l'accable ; elle se débat contre la maladie, qui ne lui laissera plus que cinq mois à vivre. Mais le Roi parait chercher les humiliations, vouloir attendrir la pitié de son ennemi en se livrant tout entier à sa merci, renier et repousser ceux qui lui sont restés fidèles, comme pour mieux flatter ceux qui l'ont combattu. Avec quelques mots spirituels, il croit sauvegarder sa dignité. Quand le duc de Guise vient le rejoindre à Chartres : Mon cousin, dit le Roy, qui dîne avec lui, beuvons à nos bons amis les huguenots. — C'est bien dit, Sire, fait Guise. — Et à nos bons barricadeux de Paris, dit le Roy, ne les oublions pas[34].

Le duc de Guise, de son côté, semblait vouloir faire hommage à Philippe II de ses nouvelles dignités ; il se vantait d'être en mesure de lui rendre des services plus importants à l'avenir. Il le priait de ne charger de leur correspondance que des personnes espagnoles de nacion, lesquelz je estime y estre liés d'une plus estroicte dévotion[35]. Il renonçait à trouver un Français qui poussât aussi loin que lui le dévouement à la politique de l'Espagne.

Sa pension ne cessait pas de courir, et chaque échéance était l'occasion de sollicitations pressantes près de Mendoza pour être payé en toute extresme diligence du quartier présent[36]. Bien que lieutenant général du royaume et, par conséquent, souverain de France en droit comme en fait, il ne cessait de correspondre avec Mendoza, de rendre compte de ses actes, de ses projets, de sa politique ; il trahissait lui-même son propre gouvernement, comme s'il avait voulu reporter vers le roi d'Espagne les témoignages de servilité qu'il recevait de Henri III.

D'Épernon fait contraste dans ce concert de bassesses. Privé de son armée, seul au milieu de la France, il ne veut pas céder sa ville d'Angoulême au duc de Guise ; il se jette dans le château d'Angoulême avec sa jeune femme, et appelle à lui les la Rochefoucault et Henri de Navarre. Les ligueurs de la ville veulent le chasser avant l'arrivée de ces troupes. Ils s'assemblent en tumulte un matin[37], pénètrent dans le château et commencent à piller. D'Épernon n'avait pas un seul soldat ; il se trouve dans un bain ; la duchesse est à la messe au couvent des Jacobins. Le médecin Sorlin, qui se trouve à côté de la baignoire, s'avance vers la populace, crie au duc de se barricader, tombe frappé d'un coup de feu, se relève et va donner l'alarme aux cuisiniers. D'Épernon saisit son épée, charge les assaillants, en tue quelques-uns, est rejoint par son ami l'abbé del Bene, qui vient d'armer quelques laquais, et par le médecin Sorlin avec ses cuisiniers. Le peuple se sauve, les mieux armés font résistance sous le commandement du maire ; d'Épernon les pousse à travers les corridors, tue le maire, force les autres à se réfugier dans une tourelle, les y enferme. Pendant ce temps, le tocsin sonne, la population descend dans les rues et bloque le château, La duchesse, à ce tumulte, veut sortir des Jacobins ; ses deux écuyers tombent mortellement frappés en voulant la protéger contre ceux qui se précipitent pour la saisir. Couverte de leur sang, maltraitée par le peuple, elle est pressée d'écrire à son mari de se rendre ; elle répond avec fierté que son mari n'est point homme à se rendre à telle canaille[38], déclare qu'il saura châtier les rebelles, effraye les ligueurs par son énergie, au point de se faire reconduire par eux au château. Les portes sont barricadées ; elle se fait apporter une échelle et entre par la fenêtre. Son mari se défend avec elle dans le château pendant trente heures sans recevoir de nourriture. Il voit enfin arriver un premier détachement de huguenots, et devient en quelques minutes le maître de la ville. Encore animé par la fureur du combat, il a le talent, si rare dans tous les temps, mais extraordinaire à cette époque, de dominer son ressentiment, de ne rechercher ni ceux qui avaient fait feu contre lui, ni ceux qui avaient tué les écuyers de la duchesse ; il retient les soldats dans le château, rétablit Tordre dans les rues et devient subitement l'idole de la population qui l'assiégeait quelques heures auparavant. Je ne l'aurois jamais cru de luy, disait le duc de Guise ; sa valeur l'a sauvé, et sa prudence l'a établi dans ces quartiers[39].

Pendant que les derniers défenseurs de Henri III se rassemblaient malgré lui et presque en rebelles autour d'Angoulême, l'Invincible Armada voguait vers la Manche. Toutes les ressources d'un trésor épuisé et d'une marine autrefois florissante avaient été concentrées pour un effort suprême : les meilleurs régiments, les plus vieux généraux, tous les canons, tous les mousquets étaient poussés vers le Nord. Tous les partis en France n'employèrent le mois d'août qu'à attendre des nouvelles ; de Thou raconte en vers burlesques un conseil tenu à Chartres vers la fin du mois[40] et représente les derniers hommes de l'entourage du Roi, qui changent d'avis, tremblent, deviennent insolents selon leur opinion du moment sur le sort de la flotte espagnole ; chez les ministres, ce ne sont que faux-semblants et inquiétudes : l'un d'eux, Cheverny, est le plus incertain :

Tantôt il parle bas : puis, craignant le reproche,

Il demande tout haut si la flotte s'approche.

Villequier, le compagnon des jours heureux, vieilli maintenant et infirme, ne songe plus qu'à flatter la fortune des Guises :

Ne vous alarmez pas, le vent n'est plus contraire.

Je le sens à ma jambe, et j'en crois son ulcère.

Dit le gros Villequier dont une chaise à bras

Embrassoit l'épaisseur et n'y suffisoit pas...

Mon ulcère aujourd'hui coule avec abondance,

Et je gagerois bien que la flotte s'avance.

Quelques jours après, Mendoza arrive à Chartres, descend de cheval devant le portail de la cathédrale, annonce qu'il a la nouvelle d'une grande victoire des Espagnols, demande un Te Deum. Pendant qu'on le chante, le peuple acclame l'Espagnol, lui fait un cortège triomphal jusqu'à l'évêché, où demeure le Roi. Henri III l'écoute froidement, puis lui montre une lettre du gouverneur de Calais, qui annonce la victoire de la flotte anglaise. Deux savants, Drake et Frobisher, la commandaient ; ils ont osé attaquer les gros vaisseaux de l'Espagne : ils ont détruit douze navires et cinq mille hommes ; la grande galéasse est venue s'échouer à Calais ; le reste de la flotte est emporté par le vent. Mendoza fut accablé par cette nouvelle, et retourna à Paris couvert de confusion. Mais le duc de Guise resta près du Roi comme le véritable représentant de Philippe II. Il poussa la complaisance pour ce maître jusqu'à venir réclamer, au nom de l'Espagne, la restitution des trois cents rameurs turcs delà grande galéasse, qui avaient été recueillis à Calais[41]. Les maréchaux d'Aumont et de Biron soutinrent que le sol français rendait la liberté aux esclaves, et que les trois cents forçats devaient être renvoyés dans leur pays : ils les firent venir à Chartres, et les placèrent sous les regards du Roi, le long des degrés de l'église par où le Roy devoit passer pour aller à la messe, estant nus comme ils sont quand ils tirent la rame. Henri III, rendu de plus en plus hardi par les nouvelles récentes qui lui parvenaient d'Angleterre, décida que ces esclaves étaient libres ; il les fit reconduire à Marseille et embarquer sur des navires turcs, chacun avec un écu. La flotte espagnole, dont la menace pesait depuis deux ans sur l'Europe, venait de disparaître tout entière. Jetés par un ouragan dans la mer du Nord, les navires qui avaient échappé aux canons de Drake et de Frobisher échouaient sur les îles ou le long des côtes de l'Écosse : une moitié environ de la flotte put tenir le large et se laisser emporter jusque vers la mer Glaciale ; après plusieurs semaines, elle navigua vers le Sud, mais la totalité des vivres était consommée ; les hommes, épuisés de faim et de fatigue, furent sans force pour lutter contre les nouvelles tempêtes qui les jetèrent sur les côtes de l'Irlande. Les naufragés affamés croyaient être accueillis par les frères qu'ils étaient venus délivrer du joug des hérétiques ; ils ne rencontrèrent sur ces rochers que des sauvages ignorants et grossiers qui furent transportés de joie à la vue d'un butin si facile à saisir, et d'une richesse qui s'offrait subitement à leur misère : les catholiques d'Irlande ne virent que la proie miraculeuse, et tuèrent chaque Espagnol qui débarquait sur leurs côtes. Un seul homme, le même jour, assomma avec son bâton quatre-vingts Espagnols, à mesure qu'ils parvenaient à atteindre son rocher[42]. Il se nommait Melaghlin Mac Cabbe.

 

 

 



[1] L'ESTOILE, t. I, p. 244.

[2] L'ESTOILE, t. I, p. 231.

[3] Archives curieuses de l'histoire de France, t. X, p. 432, payements secrets de deux cents et de deux cent cinquante écus donnés en mai et en septembre 1588 à Nicolas Poulain. Ces documents réfutent la doctrine de certains historiens qui aimeraient à supposer que ce journal était apocryphe. Le journal a, du reste, été connu des contemporains. (L'ESTOILE, t. I, p. 320 ; Palma CAYET, p. 32.)

[4] Nicolas POULAIN, Journal.

[5] L'ESTOILE, t. I, p. 215.

[6] L'ESTOILE, t. I, p. 245.

[7] HENRI IV, Lettres missives, t. II, p. 333.

[8] Nicolas POULAIN, Journal.

[9] MIGNET, Marie Stuart ; FROUDE, t. XII, p. 419.

[10] Palma CAYET, p. 51.

[11] L'ESTOILE, t. I, p. 229.

[12] Un calendrier fera bien comprendre la suite de ces journées :

8 mai 1588 Dimanche. Départ de Soissons.

9 mai 1588 Lundi. Première visite au Louvre.

10 mai 1588 Mardi. Seconde visite avec 400 gentilshommes.

11 mai 1588 Mercredi. Hésitations du Roi.

12 mai 1588 Jeudi. Barricades.

13 mai 1588 Vendredi. Hésitations du duc. Fuite du Roi.

[13] MATHIEU, livre VIII.

[14] L'ESTOILE, t. I, p. 248.

[15] Fils de l'ambassadeur de Savoie à la cour de France. Voir les Archives de Turin (mission de M. de la Ferrière).

[16] MIRON.

[17] L'ESTOILE. Les femmes nobles ne sortaient que le visage couvert d'un masque de velours noir, ce qui ne les empêchait pas d'être embrassées sur la bouche comme salutation par les personnes de leur connaissance qu'elles rencontraient. Tavannes s'élève contre cet usage et dit : Quelle folie qu'il faille baiser toutes les femmes que l'on rencontre, et qu'icelles baisent indifféremment toutes personnes, offençant la santé et la pudicité !

[18] PASQUIER, Lettres, livre XII, lettre IV.

[19] L'ESTOILE.

[20] DE THOU, Mémoires, p. 325.

[21] L'ESTOILE.

[22] L'ESTOILE. L'hôtel de Guise était situé entre les rues Barbette, de Chaume et de Paradis. Il avait été formé de 1553 à 1560 par l'acquisition successive des hôtels de Clisson, de Laval, de Laroche-Guyon, et d'une ou deux maisons bourgeoises. Il est connu chez les historiens du vieux Paris sous le nom d'hôtel de Soubise, parce qu'il fut acheté en 1697 par le prince de Soubise. La grille des ducs de Guise sert d'entrée à l'École des chartes.

[23] J. A. DE THOU, Mémoires.

[24] PASQUIER, lettre XII, lettre V.

[25] C'est ainsi que débuta également pendant la guerre le Comité de salut public de la ville de Lyon. Voir Louis DE SÉGUR, les Marchés de la guerre.

[26] Un maréchal de France recevait six mille livres par an. Voir le budget de 1572, Ms. Simancas, B. 33, p. 124.

[27] Palma CAYET, p. 46.

[28] L'ESTOILE, t. I, p. 253.

[29] That being the ambassador of Her Britannic Majesty and accredited to the king, it was not in his power to accept any other protection than that of the king.

[30] Ms. Simancas, B. 61.

[31] Ms. Simancas, A. 56 ; Documents publiés par BOUILLÉ, t. III, p. 191, 228.

[32] FROUDE, t. XII, p. 421 : Stafford to Walsingham : If the spanish fleet could only be defeated, all good things would follow.

[33] 15 juillet 1588.

[34] L'ESTOILE, t. I, p. 260.

[35] Ms. Simancas, B. 60, publié par BOUILLÉ, t. III, p. 239.

[36] Ms. Simancas, B. 61, p. 54, 93, etc.

[37] Le 10 août 1588. Voir Palma CAYET, p. 64.

[38] Elle était petite-fille du connétable de Montmorency. Voir les états généalogiques.

[39] Palma CAYET, p. 64.

[40] DE THOU, Mémoires, p. 328.

[41] Palma CAYET, p. 62.

[42] FROUDE, t. XII, p. 500.