LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME SECOND

CHAPITRE XXV. — GUERRE DES TROIS HENRI.

 

 

1587.

 

Henri III n'avait plus qu'une pensée, tromper Henri de Guise comme il venait de tromper Henri de Navarre. Il fit grand fracas de son projet de persécuter ses sujets huguenots, ainsi que le duc de Guise l'exigeait, et assembla, pour donner plus de solennité à ses promesses, le parlement en robes rouges. Des robes de deuil eussent été plus décentes dans cette calamité publique, dit un des présidents[1]. La guerre dut donc recommencer ; il faut subir encore une fois le récit de ces luttes sans éclat, dans lesquelles Mayenne, qui commandait l'armée des catholiques contre Henri de Navarre, était réduit à vanter comme un grand succès la prise d'une place forte, Castillon, dont les défenseurs étaient épuisés par la peste ; la ville fut donnée au pillage, mais on n'y trouva que quelques vieux haillons de pestiférés[2].

Henri de Navarre ne pouvait réunir ses capitaines que pour la campagne suivante, et cherchait à éviter les affaires importantes dans cette première année. En disputant un à un les petits châteaux, il opposait à Mayenne une résistance dont le duc de Guise s'impatienta.

Guise commença en même temps à s'inquiéter de la duplicité du roi de France, qui regagnait par des grimaces de cour le prestige perdu et qui le forçait à lui faire publiquement de grandes submissions et révérences[3], comme s'il avait voulu, selon l'expression du jeune cardinal de Guise, faire tomber les princes lorrains à ce passe-temps si grand et honorable que bransler les jambes sur les coffres de l'antichambre[4] ; ceux qui se nomment les princes lorrains se sont rendus trop importants pour attendre désormais sur les coffres avec les autres gentilshommes. Mais, pour se permettre ces mouvements d'orgueil, il faut qu'ils redoublent d'humilité auprès du roi d'Espagne. Le duc de Guise, qui vient de dicter comme chef des catholiques ses conditions au roi de France, s'abaisse devant Philippe II ; il tend la main, il écrit : Le bienfait qu'il plaist à Vostre Majesté eslargir si lybéralement pour une publique utylité me tournera en particulier à sy grande et extresme obligation, que je ne peux faillir de vous en remercyer très-humblement par ce porteur, très-asseuré aveq la volonté et dévotion que je garde chèrement et aveq très-grande fidélité au service très-humble de Votre Majesté, ne désirant rien tant que de me voyr honoré de vos commandemens pour les exécuter aveq le hazard de ma vye qui servira toujours de gaige certein de nos promesses que je supplie très-humblement Vostre Majesté tenir très-vérytables, ny ayant force ny accident au monde qui en puisse rompre ny violer les effets[5]. Triste situation de l'ambitieux ; il rêve le trône de Charlemagne, son frère sera pape, il poursuit la tradition de chaque génération des Guises, il savoure les acclamations populaires, et il est obligé de passer sa vie dans des trahisons, des vilenies, de crier à l'étranger : Nous avons plus besoing d'estre assistés pendant la paix[6].

Dans cette existence de conspirateur, il est lui-même entouré de trahisons. Il perd l'été de 1586 à reprendre la ville d'Auxonne, dont la garnison s'est révoltée contre le duc de Mayenne. Il ne se fie plus à des gentilshommes ; il craint le préjugé chevaleresque de la noblesse qui la lie au Roi, il s'épuise au milieu des rivalités des subalternes. Messieurs de Guyse, aux guerres qu'ils eurent contre le Roy, mirent capitaines de leurs chasteaux leurs maistres d'hostel, escuyers et valets de chambre, les chargeant d'estre en garde sur les gouverneurs qu'ils envoyoient aux provinces, avec défense de les recevoir les plus forts en leurs chasteaux ; leur extresme ambition, avarice, artifices, calomnies, divisions affaiblirent le parti de leur maître[7]. Dans sa propre famille, le duc de Guise rencontrait de l'opposition ; le duc de Mercœur, frère de la Reine, prétendait que les Vaudémont avaient la préséance sur les Guises, comme leurs aines dans la maison de Lorraine[8] ; Nemours, le mari de sa mère, devenait son ennemi[9]. Mais, de tous ses partisans, les plus difficiles à manier, ceux qui lui causèrent le plus de répugnances et de déboires, étaient les délégués des seize quartiers de Paris. Les Seize s'impatientaient ; ils exigeaient une solution ; ils devenaient aussi impudents que les ministres huguenots l'étaient avec Henri de Navarre.

La guerre se prolongea sans événement favorable pour les ligueurs ; l'excès même du danger donnait des forces au vainqueur de Cahors ; il réconfortait, il appelait à lui par des mots flatteurs les chefs les plus hardis. Ils m'ont entouré comme la beste, écrit-il à l'un d'eux qu'il surnomme son grand faulcheur[10], et croyent qu'on me prend aux filets. Moy, je leur veulx passer a travers ou dessus le ventre. J'ay éleu mes bons, et mon faulcheur en est. Grand damné, que mon faulcheur ne me faille en si bonne partie et ne s'aille amuser à la paille quand je l'attends sur le pré[11]. A sa belle-mère Catherine, qui tâchait de le décourager et lui disait : Et quoy, mon fils, vous vous abusez, vous pensez avoir des reistres et vous n'en avez point, il répondit : Madame, je ne suis pas icy pour en avoir nouvelles de vous[12].

Il comptait peu sur le secours des reîtres et n'aimait pas à tenir de telles gens dans une armée, mais il faisait grand cas des Suisses et entretenait des relations dans les cantons helvétiques pour dissuader les montagnards de prendre du service sous les ordres du duc de Guise. Les princes lorrains, leur disait-il, ont des liaisons avec l'Autriche ; votre secours ne servira que de planche à faire passer ambitions et convoitises de ceux qui ont toujours assailli votre liberté helvétique[13].

Tandis qu'il suivait ainsi à l'étranger et combattait les démarches de Henri de Guise, Henri de Navarre eut la douleur d'apprendre que son alliée principale, la reine Elisabeth, venait de se souiller d'un des crimes les plus fameux dans l'histoire.

Marie Stuart avait compris de bonne heure qu'elle était la victime vouée fatalement aux inquiétudes et à l'exaspération des réformés anglais devant les conspirations des catholiques. Elle invoquait le secours de son cousin Henri de Guise, et lui criait de sa prison : Je m'attends à quelque poison ou telle autre mort secrète. Si Dieu et vous après lui ne trouvez moyen de secourir vostre povre cousine, à ce coup c'en est fait[14].

Elle était placée, à cette époque, sous la garde de sir Amyas Paulet, un de ces puritains dont la conscience s'inquiète toujours des actions des autres et qu'accable l'idée de la responsabilité. Paulet décachetait les lettres, interdisait les promenades, chassait les servantes favorites. L'Angleterre fournit de ces geôliers implacables sur la consigne, comme ce sir Amyas Paulet ou comme sir Hudson Lowe. Des accusateurs et des juges étaient plus faciles encore à obtenir. De tout temps, chose bizarre, on a trouve des hommes jaloux d'inscrire leurs noms à côté de ceux qui sont restés fameux par leurs complaisances et leur lâcheté, comme Pierre Cauchon, Jeffreys et Fouquier-Tinville ; on n'a même pas manqué de ces jurés inconnus qui, sans l'espoir de la récompense, sans le mérite de la bassesse, par cette sorte de jouissance perverse qu'ont les hommes de persécuter les faibles et de faire souffrir ceux qui sont sans défense, n'hésitent pas à prononcer les mots nécessaires pour In condamnation. Bien de plus scandaleux que le procès de Marie Stuart. Jamais tribunal ne fut plus incompétent, et jamais procédure ne fut plus irrégulière ; on lui représenta de simples copies de ses lettres, et jamais les originaux. On fit valoir contre elle les témoignages de ses secrétaires, et on ne les lui confronta point. On prétendit la convaincre sur la déposition de trois conjurés qu'on avait fait mourir et dont on aurait pu différer la mort pour les examiner avec elle[15]. Des documents faux furent présentés à ceux qui avaient accepté la mission de juger la souveraine d'un pays voisin et qui ne s'inquiétaient pas de contrôler les contradictions du dossier[16]. La pauvre femme, dans sa détresse, dans ses dernières heures, était encore soumise à des outrages comme cette lettre d'Elisabeth adressée à son geôlier : Recommandez-lui de penser au repentir, de ne point s'abandonner à Satan, de ne pas perdre son âme, pour laquelle je prie les mains levées vers Celui qui décidera de son salut ou de sa damnation[17].

Prières hypocrites ; le même geôlier apprenait qu'il plairait à sa souveraine en la dispensant des nécessités d'une exécution solennelle ; il était blâmé de n'avoir pas su, de son plein gré et sans invitation, faire disparaître cette rivale gênante[18]. Sa Majesté, lui écrivait le ministre, voit avec le plus grand mécontentement que des hommes qui professent pour elle l'amour dont vous vous dites pénétré, font en sorte, pour échapper à leur devoir, que le fardeau retombe tout entier sur elle, quoique vous connaissiez fort bien son horreur à répandre le sang, et surtout le sang d'une personne de son sexe, de sa qualité et d'une si proche parente. Mais sir Amyas Paulet, le vieux puritain, refusa d'étrangler la captive ; il voulait bien faire souffrir, mais non pas assassiner. C'est avec les apparences juridiques, par l'intermédiaire de juges meurtriers, que ce crime dut s'accomplir.

Marie Stuart conserva sa dignité jusqu'au dernier moment. Elle écrivit ces belles paroles au duc de Guise[19] : Fotheringay, 24 novembre 1586. Mon cousin, je vous dis adieu. Jamais ne puisse cet honneur sortir de nostre race, que tant hommes que femmes soyons prompts de répandre nostre sang pour maintenir la querelle de la foi.

Les protestants exaltés et exclusifs[20] ont reproché à Marie Stuart de s'être parée pour la mort avec une recherche théâtrale ; ils n'ont pas compris que le seul orgueil qui impose le respect est celui de la mort. L'instinct de la vie est si tenace qu'il y a toujours delà grandeur à transformer ses derniers instants en fête ou en drame. Marie Stuart s'avance dans la salle basse du château de Fotheringay, au milieu des grands seigneurs qui l'ont condamnée et qui se tiennent debout autour du billot, aussi altière que jadis dans Notre-Dame, quand elle venait épouser le roi de France. Elle meurt pour sa foi, victime de la prévoyance cruelle des politiques et de la terreur du peuple, qui craint de la voir succéder a Elisabeth et renouveler contre les protestants les sanglantes persécutions de Mary Tudor. Elle vivante, l'hérésie tremble : quoi de plus glorieux ? Avez-vous entendu le comte de Kent ? s'écriait-elle avec fierté à ses femmes en pleurs. Il a dit que ma vie auroit esté la mort de leur religion ![21] Sous un manteau de satin noir moiré, brodé d'or et de martre zibeline, elle porte un corsage de satin noir, une jupe de velours cramoisi, des bas de soie bleue, avec des jarretières de soie, des bottines de maroquin[22]. Deux jeunes filles la suivent, Jane Kennedy et Elisabeth Curie. Elles la 'déshabillent devant les trois cents spectateurs entassés dans la salle ; en ce moment elle détache de son cou une croix d'or, seul bijou que ne lui ait pas enlevé la rapacité d'Elisabeth, et veut la donner en souvenir à Jane Kennedy : C'est mon droit, dit le bourreau qui saisit la croix et la met dans son soulier[23]. Puis il fait glisser brutalement le corsage de la reine, de manière que le cou et la gorge apparaissent nus, éclatants de blancheur[24]. Elle tend le cou, croyant qu'elle sera décapitée avec une épée à deux mains, suivant l'usage de France ; on la rapproche du billot. Elle tend de nouveau la tête, mais on la fait étendre sur le ventre la face contre le bloc, l'aide de l'exécuteur lui tenant les mains dans les siennes. Tant d'affronts, tant de retards ne la troublent pas. Le bourreau, armé d'une hache amanchée de court, de celles de quoi on fend le bois[25], est ému ; il frappe l'épaule, il frappe la tête ; la tête ne roule qu'au troisième coup.

La teste séparée, la fête cesse, la réalité reste. Devant le billot, le corps est étendu, l'épaule blanche est ouverte par la hache, le sang se fige sur les seins nus, et, dernier outrage à la poésie, quand le bourreau veut soulever la tête, il la prend par la coëffure, les cheveux lui restent dans la main, le front retombe, roule, couvert de cheveux blancs, rares, coupés ras, ravagés par les souffrances de dix-huit années de prison.

Le duc de Guise recevait d'un tel martyre une auréole nouvelle : il faisait raconter en chaire à Notre-Dame, au milieu des ligueurs frémissants, comment ceste teste pleine de majesté, qui avoit porté les couronmes de deux royaumes, fut monstrée toute sanglante, la bousche ouverte, les yeux sillés, et les cheveux si blonds et forts devenus tout blancs, hydeusement épars ![26]

Pas plus qu'Elisabeth ne s'était émue du meurtre de Coligny, Henri III ne s'irrita de l'exécution de sa belle-sœur : il feignit d'ajouter foi aux belles paroles de la reine d'Angleterre, à qui, disait-elle, il estoit advenu le plus grand malheur et ennui que jamais elle eust receu, qui estoit la mort de sa cousine germaine, de laquelle elle juroit Dieu avec beaucoup de serments qu'elle estoit innocente ; que véritablement elle avoit signé la commission, mais que c'estoit pour contenter ses sujets[27]. Et comme Châteauneuf, l'ambassadeur de France, s'inclinait avec une crédulité affectée, elle continua plus gaiement : Le temps est tel que l'un et l'aultre avons plus besoin que jamais de vivre en estroicte amitié.

C'est Philippe II qui se charge de la vengeance de Marie Stuart. Il ne craint plus que Guise lui dispute au nom de sa cousine la couronne d'Angleterre ; il lui envoie l'ordre d'agir en France au moment où il attaquera lui-même l'Angleterre. Ainsi Philippe II s'est enfin arrêté à un plan définitif, à partir des premiers jours de 1587[28], et il se conforme froidement à la règle qu'il s'est tracée : il veut se rendre maître, dans un bref délai, des deux royaumes. Il arme une flotte et assemble des troupes de débarquement pour conquérir l'Angleterre, pendant que le duc de Guise devra commencer des hostilités en France, forcer Henri III à en finir avec Henri de Navarre, et préparer les voies à son avènement.

Jusqu'à quel degré Henri de Guise comptait-il pousser la bonne foi dans sa soumission à Philippe II, c'est ce qu'il n'a pas eu le temps de faire voir. User de l'alliance et des piastres du roi d'Espagne afin de se faire reconnaître le légitime héritier de Charlemagne et d'obtenir la déchéance des Valois et des Bourbons, suivre assez exactement le plan de Philippe II pour pouvoir profiter des succès des Espagnols sur les Anglais, et s'assurer sur la France une domination si complète que le roi d'Espagne lui-même ne sache plus l'ébranler, c'est la ligne de conduite qu'il semble avoir eu l'intention de suivre.

Ainsi, dans les évènements de l'année suivante, il ne faut pas perdre de vue cette divergence des convoitises, qui semblaient unies par l'identité des déclamations en laveur de l'orthodoxie. Les vrais rivaux sont en réalité Philippe II et le duc de Guise. Ils se sentent seuls forts, et se croient seuls à craindre. Aucun des deux ne doute du succès contre Elisabeth, Henri III, Henri de Navarre. C'est entre eux deux qu'ils pensent que la compétition est sérieuse. Dès le début, le duc de Guise donne déjà des marques d'indocilité et cherche des renforts contre son complice. Il s'attache un aventurier qui se trouvait isolé comme lui entre la France et l'Espagne : un bâtard de Montluc, l'évêque de Valence, nommé M. de Balagny, grandi parmi les bretteurs et les filles d'honneur, choisi par Catherine de Médicis pour être gouverneur de la ville de Cambrai, dont elle se disait souveraine par l'héritage de son fils François de Valois, se révolta contre sa bienfaitrice, prétendit rester seul maître de Cambrai, et conclut un traité avec le duc de Guise[29], qui le reconnaissait comme prince souverain et héréditaire de Cambrai. C'était arracher à la France une ville que Catherine voulait rendre française. Mais Henri de Guise se laissait dominer par l'idée de se créer des forces dans le Nord. Il voulait, dans les mêmes intentions, posséder la principauté de Sedan et faire occuper Boulogne par son cousin le duc d'Aumale. Il aurait ainsi séparé la France des États espagnols par une chaîne de principautés indépendantes dont il aurait été le suzerain. Sedan était facile à obtenir par mariage. Charlotte de la Marck, petite-fille de Diane de Poitiers, était la seule héritière du duc de Bouillon ; mais cette enfant refusa d'abjurer le protestantisme pour épouser le prince de Joinville, fils aîné du duc de Guise[30]. Il fallut chercher par la force ce qui était refusé par alliance. L'attaque sur Sedan échoua ; le duc de Guise perdit du monde et dut lever le siège sans avoir tiré grand honneur de ce coup de main malheureux[31]. Mendoza lui fit observer qu'il était sorti, dans cette entreprise, de ses conventions avec Philippe II : le Balafré dut s'excuser près de l'Espagnol et affirmer qu'il n'avait tenté cette campagne que pour mieux tromper le roi de France sur ses intentions réelles et avoir un prétexte de garder une armée sous sa main. Si hault desseing, écrivit-il, mérite bien d'estre assisté, et il demanda de nouveau qu'avec diligence l'argent fust prest[32].

Paris fût plus difficile à calmer : les Seize blâmaient l'attaque de Sedan avec cette étroitesse d'esprit du Parisien qui sait s'intéresser seulement à ce qui se fait sous ses yeux. Ils réclamaient la présence du duc de Guise. La Ligue, avec ses endettés, ses déclasses et ses affamés, avait hâte d'obtenir la solution de la crise et poussait le duc à un acte violent : la peur calma subitement ces impatiences : les retires approchaient. Le duc de Guise saisit avec empressement cette occasion d'acquérir une nouvelle gloire sous les yeux des Parisiens épouvantés.

Pendant qu'il perdait son temps en intrigues et en dusses attaques, les huguenots avaient redoublé d'efforts et pouvaient opposer trois armées à la Ligue : les Français, avec Henri de Navarre en Gascogne ; les reîtres, conduits par l'électeur Jean-Casimir, qui s'avançaient en Champagne, et douze mille Suisses en Bourgogne, sous les ordres du fils de Coligny. Devant cette triple attaque, Henri IH sembla s'éveiller. Il confia ses meilleures troupes à son beau-frère, le duc de Joyeuse, et l'envoya en Gascogne, pour détruire Henri de Navarre. Il se mit en personne à la tête des soldats qui lui restaient, afin d'observer les reîtres et les Suisses, de les empêcher de porter secours à Henri de Navarre et de les rejeter, par des manœuvres habiles, sur le duc de Guise, laissé seul près de Paris, et isolé a dessein avec des forces insuffisantes. Le Roi espérait de la sorte être débarrassé, en une seule campagne, des deux compétiteurs qu'il haïssait : Henri de Navarre qui serait écrasé par Joyeuse, Guise par les reîtres ; il aurait ainsi sauvé Paris, fait de son favori Joyeuse un héros catholique, et détrôné pour toujours les Guises. Il comptait sur la témérité de Henri de Guise, qui n'hésiterait pas à se jeter, avec ses gentilshommes et la petite armée qui lui appartenait en propre, sur les masses allemandes : cette tactique était précisément celte qui convenait le mieux avec ces reîtres ; peu de monde, mais des hommes d'élite, les mettaient en désordre du premier choc. Henri de Guise, qui en avait déjà fait l'expérience, fut toujours plein de mépris pour ces Allemands : dans toutes ses lettres, il se montre sûr du succès ; il se vante de les battre à son heure. Bientôt il les surprend à Vimory, entre Montargis et Gien, et enlève leurs bagages. Les malheureux se débandent, sont assaillis de maladies, sous les pluies d'octobre ; traqués par les paysans, ils se rassemblent en une seule masse et se réfugient dans la petite ville d'Auneau, sans même prendre la peine d'enlever le château fort. Guise arrive la huit, entre dans le château, fond sur la ville, trouve les rues encombrées d'Allemands endormis, commence le massacre. L'ennemi, surpris, ne fait pas de résistance. Les Français gagnent force bagues et chaisnes d'or, et bien deux mille chevaux et huit cents chariots[33].

Henri III, qui avait assisté en spectateur à ce triomphe de son rival, ne put cacher son dépit. Il avoua plus tard à l'ambassadeur anglais sa déception en ces termes : Si les reîtres avaient eu un peu plus de valeur ou d'habileté, ils auraient forcé la Ligue à leur demander à genoux ce qu'ils voulaient obtenir ; c'était précisément ce que je désirais, ce que j'attendais. Je leur ai donné toutes les facilités qu'ils pouvaient souhaiter pour y réussir. Deux ou trois fois ils ont eu le moyen de détruire la Ligue et de tout terminer en un jour. S'ils s'étaient contentés de ravager la Lorraine, la Bourgogne, la Champagne...

Ici le Roi ne lut pas interrompu, mais la lettre de l'ambassadeur qui rend compte de cette conversation porte en marge devant ces mots un signe de la main d'Elisabeth. C'était le moment où cette femme se tenait à cheval nuit et jour, pour encourager les milices, pour animer le patriotisme anglais, pour suffire aux exigences de la crise qu'amenait l'imminence de l'invasion espagnole. Sans doute elle ne put lire sans dégoût ces confidences d'un prince qui attend de sang-froid son salut des mains de l'étranger, calcule ce qu'aurait pu lui donner d'avantages le pillage de la Bourgogne et de la Champagne, se lamente qu'un de ses généraux, à la tête d'une armée de Français, n'ait pas été détruit par les Allemands. S'ils avaient pillé les biens des adhérents de la Ligue, continuait le Roi, on les aurait suppliés d'accorder la paix. Au lieu de cela, ils se sont portés en avant[34].

Ce progrès dans la perfidie, avoué avec tant de cynisme, ce système d'un pacte tacite avec l'ennemi, échoua misérablement. Henri III vit monter à l'apogée la puissance et la popularité de Guise, là où il croyait l'accabler, et où il avait voulu lui susciter un rival, il vit surgir, en effet, un héros, un vainqueur, mais, par un juste retour de la fortune, ce ne fut pas son cher Joyeuse, ce fut Henri de Navarre.

Lorsque Henri de Navarre, à la tête de ses Français, vit dans les pleines de Coutras approcher l'armée du duc de Joyeuse, il commanda la charge : à neuf heures du matin, l'engagement n'était pas commencé ; à dix heures, l'armée catholique était détruite. Joyeuse tué, les canons, les drapeaux, les bagages pris[35]. C'était la première bataille rangée que gagnaient les huguenots. Les Flandres et l'Espagne en retentirent. Un homme se révélait enfin pour rallier ceux que lassaient tant d'intrigues et de perfidies. La joie des réformés, vainqueurs pour la première fois, fut si complète qu'ils coururent dans leurs châteaux cacher leur butin, rassurer leurs partisans, jouir chez eux du prestige et de la sécurité que leur assurait la journée de Coutras. En quelques heures, Henri de Navarre se trouva seul et fut hors d'état de profiter de l'anéantissement de ses ennemis. Les ministres protestants lui ont reproché plus tard cette inaction. Devant l'assemblée de la Rochelle, il fut forcé, pour se défendre contre leurs insultes, de montrer, par un geste de général romain, les drapeaux catholiques conquis à Coutras, qui pendaient aux voûtes de la salle. S'il se faisoit encore une assemblée, écrivit-il, je deviendrois fou. Entre les ministres fanatiques, qu'il ne pouvait réussir à civiliser, qui, comme Gardési, le pasteur de Montauban, voulaient être envers lui le plus sévère Nathan, ou qui méprisaient les secours séculiers comme une méfiance de la protection de Dieu, et ce prince joyeux, qui savait attirer les gens de guerre et gagner des batailles, il y eut constamment des luttes sourdes. Le prince en était souvent exaspéré ; on le vit pendant les sermons nasillards de ses ministres, non pas foire de la tapisserie, comme sa mère, pour ne point s'endormir, mais se permettre mille facéties, manger des cerises, et en cracher les noyaux sur la chaire, jusqu'à risquer de crever l'œil du prédicant[36]. Il avait la réputation d'être assez tiède sur les mystères qui causaient le différent entre les catholiques et les protestants, ce qui le faisait passer pour incrédule. Montaigne, qui ne devait pas être beaucoup plus ardent que lui sur les points de doctrine, raconta à son ami de Thou qu'autrefois il avoit servi de médiateur entre le roi de Navarre et le duc de Guise, que ce dernier avoit fait toutes les avances. Pour la religion, dont tous deux font parade, c'est un beau prétexte pour se faire suivre par ceux de leur parti ; mais la religion ne les tousche ni l'un, ni l'autre : la crainte d'être abandonné des protestants empesche seule le roi de Navarre de rentrer dans la religion de ses pères, et le duc ne s'éloigneroit pas de la confession d'Augsbourg, que son oncle Charles, cardinal de Lorraine, lui a fait gouster, s'il pouvoit la suivre sans préjudicier à ses intérêts[37]. Henri de Navarre déclarait franchement : Ceux qui suivent tout droit leur conscience sont de ma religion, et moi, je suis de la religion de tous ceux-là qui sont braves et bons, et il s'appliquait à leur montrer, dans la bataille, le chemin de l'honneur et du devoir.

Pendant que l'enivrement de son armée après Coutras le mettait hors d'état de s'avancer vers la Loire, un apaisement momentané sembla se produire dans toute la France. Henri III acheta la retraite des Suisses au prix de quatre cent mille écus. Tandis qu'ils rentraient dans leur pays, emportant l'argent du Roi et son traité signé, les Suisses furent attaqués par Henri de Guise, perdirent leurs canons et durent sommer Henri III de faire honneur à sa signature. Le duc d'Épernon vint les protéger avec un corps d'armée et faillit ordonner le combat contre Guise.

Cette série de victoires sur les reîtres et les Suisses avait ravivé la popularité du Balafré chez les Parisiens, qu'il Tenait de sauver encore une fois des étrangers. Son influence à Paris était entretenue par les soins de sa sœur Catherine de Guise, duchesse de Montpensier, veuve depuis cinq ans[38], qui s'était faite la gouvernante de la Ligue à Paris, courtisait les bonnes grâces des Parisiens, et soutenait ses frères par la bousche de ses prédicateurs, auxquels elle donne de l'argent pour toujours accroistre envers le peuple leur réputation et leur attribuer tous les bons succès de la guerre aux dépens de l'honneur du Roy[39]. Dans quelques églises, on révérait l'image de cette princesse à côté de celle de la Sainte Vierge[40]. La populace, excitée dans toutes ses passions, était impatiente de jouer des mains ; de fréquentes émeutes semblaient le prélude d'événements plus graves. Le mercredy 22 juillet, aux halles de Paris, le peuple se mutine contre les boulangers vendans leur pain trop chèrement à son gré, ravist leurdict pain à force ouverte, et furent tués deux bourgeois passans par là. Grand fut ce séditieux tumulte, jusqu'à forcer les maisons de quelques bourgeois, esquelles le peuple avoit opinion que lesdits boulangers avoient retiré et caché leur pain[41].

Le pain devient rare, le peuple s'agite, une révolution semble imminente. Guise, à l'heure où il va se jeter en avant, jette un dernier regard sur l'Espagne et fait avertir Philippe II que le roi de France dépesche un sien secrétaire en Constantinople, et que c'est chose très-certaine qu'il est parti de l'argent de Lyon pour envoyer en Allemagne aux fins de préparer une levée de sept mille chevaux[42].

 

 

 



[1] DE THOU, Hist. univ., liv. LXXXI.

[2] L'ESTOILE, t. I, p. 200.

[3] L'ESTOILE.

[4] Ms. Béthune, v. 8866, f° 69, lettre publiée par BOUILLÉ, t. III, p. 187.

[5] Ms. Simancas, A. 56, p. 33, année 1596 (août).

[6] Ms. Simancas, B. 37, 282, 298.

[7] TAVANNES, p. 106.

[8] Palma CAYET, p. 21.

[9] DE THOU, Mémoires, édit. Didier, p. 330.

[10] Lettres missives, t. II, p. 196, à M. de Batz, le 11 mars 1566.

[11] Il existe un grand nombre de billets semblables. Quant au mot à Crillon que Voltaire donne en note au chant VIII de la Henriade : Pends-toi, brave Crillon : nous avons combattu à Arques, et tu n'y étois pas. Adieu, brave Crillon ; je t'aime à tort et à travers, on n'a pas réussi à le retrouver. Il semble être une variante d'une lettre, dont on a l'original, écrite le 20 septembre 1597 à Crillon, après un engagement contre un corps considérable d'Allemands qui voulaient faire lever le siège d'Amiens : Brave Crillon, pendés-vous de n'avoir esté près de moy lundy dernier à la plus belle occasion qui se soit jamais veue et qui peut estre se verra jamais. Croyés que je vous ai bien désiré. Ce second billet pourrait être une réminiscence du premier, qui a disparu, et en démontrerait ainsi l'authenticité.

[12] MATHIEU, Histoire de France, t. II, p. 518, décembre 1586.

[13] Lettre du 10 juin 1585. Voir Documents inédits, découverts par M. F. COMBES, dans les Archives du canton de Lucerne.

[14] LABAROFF, t. VI, p. 440.

[15] VOLTAIRE, Essai sur les mœurs.

[16] HOSACE, Mary queen of Scots and her accusers ; CHANTELAURE, Marie Stuart, son procès.

[17] John MORRIS, The letters books of Amyas Paulet, p. 267.

[18] CHANTELAURE, Marie Stuart, p. 373.

[19] LABAROFF, t. VI.

[20] FROUDE, t. XII.

[21] BOURGOING, Journal inédit, publié par CHANTELAURE, p. 393.

[22] Agnes STRICKLAND, Lives of the queens of Scotland, t. VII.

[23] TEULET, Relations politiques de la France et de l'Espagne avec l'Ecosse, t. IV, p. 159.

[24] CHANTELAURE, Marie Stuart, p. 416, en note.

[25] BOURGOING, Journal inédit, publié par CHANTELAURE.

[26] Oraison funèbre de la très-chrétienne, etc., par messire RENAULT DE BEAULNE, archevêque de Bourges, Paris, 1588.

[27] TEULET, t. IV, p. 194.

[28] L'arrêt de Marie Stuart est de novembre 1586, mais l'exécution n'eut lieu que le 18 février 1587.

[29] Palma CAYET, p. 66. Ce traité est du 15 janvier 1587.

[30] Elle épousa plus tard le vicomte de Turenne.

[31] L'ESTOILE, t. I, p. 220, 226.

[32] Ms. Simancas, B. 59, pièces 77, 186, 188.

[33] Palma CAYET, p. 40.

[34] FROUDE, t. XII, p. 391. On sait que les six premiers volumes concernent le règne de Henri VIII ; ce tome XII est donc le sixième du règne d'Élisabeth. State paper office, Ms., France, Stafford to the Queen, 25 february 1588 : If the Reisters had either valour or discretion, they might have made the League upon their Knees ask wich they had been in arms for, which was what he expected and looked for... he had given them all the means they desired to have done it if they could, and if they would have kept them selves far enough from him, as he kept from them, till they would needs come to seek him. Twice or thrice be fore they had it in their hands to have overthrown the League and have ended all in a day. If they had ravaged Lorraine, Champagne and Burgundy (signe autographe d'Élisabeth) and had left none of their adherents unspoiled, they would as much have prayed for peace as they had sought the contrary ; but instead of annoying them, they had come to seek him.

[35] 20 octobre 1587.

[36] Girolamo LIPPOMAN, Relaz. ven., édit. TOMMASEO, Doc. ined., t. II, p. 635 : É opinione che egli non creda in cosa alcuna, perchè si dice che alli suoi predicatori ugonotti medesimi quando sono nel pergamo, fa mille schemi : e una volta mangiando egli délie cirieggie, mentre uno di quelli scelerati predicava, non cessando di trar, come si fa, con le dita l'ossa dclle cirieggie, ebbe a cavarli un occhio.

[37] DE THOU, Mémoires, édit Didier, p. 330.

[38] Depuis le 23 septembre 1582.

[39] L'ESTOILE, t. I, p. 231.

[40] BOUILLÉ, t. III, p. 256.

[41] L'ESTOILE, t. I, p. 229.

[42] Ms. Simancas, B. 60, p. 112, publié par BOUILLÉ, t. III, p. 511.