LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME SECOND

CHAPITRE XXII. — RUPTURE ENTRE LES VALOIS ET LES GUISES.

 

 

1574-1576.

 

Par la mort de Charles IX, Catherine de Médicis était investie à une autorité plus complète que celle d'aucun souverain depuis François Ier. Pas de puissance qui pût lutter contre sa volonté : son fils et son gendre étaient prisonniers au Louvre, leurs fenêtres garnies de barreaux de fer ; les Montmorencys n'osaient remuer, par crainte de faire tomber la tête de leur aîné, enfermé à Vincennes ; les huguenots étaient atterrés par la rapide défaite et par l'exécution de Montgomery, leur dernier général ; Paris ne semblait pas encore un danger ; que redouter de l'influence de Henri de Guise, qu'elle avait connu petit enfant, qu'elle avait vu grandir, trembler devant ses fils ? Elle le savait imprudent, bruyant, et le jugeait incapable d'oser entrer en lutte avec elle. Sans doute elle se défiait du cardinal de Lorraine ; elle lui reconnaissait les talents qu'elle avait le plus en estime, la fixité de vues, la fausseté, l'art de nouer plusieurs intrigues, mais elle le voyait décrépit avant l'âge. Le cardinal, depuis son dernier voyage à Rome, se montrait irascible, hautain avec ses partisans, humble près de Catherine, dont il semblait reconnaître lui-même la supériorité.

Mais cette simplification du gouvernement ne plaisait pas à Catherine ; transmettre un paisible pouvoir à Henri III lui paraissait indigne de son génie ; elle aurait cru déchoir dans l'esprit de son fils, si elle n'avait pas pu se vanter devant lui de sa prévoyance à conserver les Guises, seuls intacts, en face de la royauté, comme un contrepoids préparé pour le jour où François de Valois et Henri de Navarre seraient remis en liberté. Ainsi que les princes italiens dont elle étudiait les vies, elle avalait d'avance le contrepoison, pour prévenir un cas d'empoisonnement, et elle ne se doutait pas que le remède était dangereux

Elle n'était entourée que des princes de la maison de Guise, lorsque à Lyon elle passa en revue six mille Suisses qu'elle avait fait lever pour donner au nouveau roi la force matérielle, dès son arrivée en France ; elle était encore avec eux à Lyon quand arriva Henri III, qui s'était attardé plusieurs mois dans des fêtes à Venise et dans le Piémont.

Il rentrait mûri par une absence de deux ans. Ses défauts restaient les mêmes ; il avait encore cette frivolité que n'avait pu lui ôter le commandement des armées, ce mépris des femmes qui lui inspirait de grossières plaisanteries, cette dépravation savante qui lui faisait sacrifier à l'intérêt du moment toute bonne foi et toute honnêteté, mais il avait acquis, au milieu des avanies subies chez les princes protestants de l'Allemagne, dans le contact avec tant d'étrangers et le maniement des nobles de Pologne, à travers les émotions de sa fuite au galop sous des forêts inconnues, pour échapper aux sujets à demi sauvages qui le poursuivaient, une sorte d'indifférence politique qui le rendait aussi apte que sa mère à changer brusquement ses projets et ses partisans, à se conformer aux événements, à se tourner subitement du côté de ceux qu'il venait de combattre. Beau parleur, mais incapable de ces mots heureux ou de ces attentions délicates qui procuraient tant de partisans au duc de Guise, il avait, avant même de franchir la frontière, déjà mécontenté Montmorency-Damville, qui était accouru au devant de lui en Piémont, puis était rentré dans son Languedoc, prêt à la révolte.

Après Damville, Catherine elle-même ne tarda pas à reconnaître que le nouveau roi était cerné par les favoris qui avaient eu la constance de ne pas l'abandonner durant les ennuis de son séjour en Pologne ; les comtes du Guast et de Villequier étaient les véritables souverains. Catherine se hâta de s'effacer, de dissimuler son importance, de ne parler à Henri III qu'avec des ménagements affectés[1]. Marguerite de Valois, qui soutenait le parti de son mari et de son jeune frère, et qui était comme un lien entre eux, fut attaquée la première par les favoris, inquiets de cette coalition. Du Guast imagina dès son arrivée certains récits de galanteries qu'elle aurait eues à Lyon, espérant la brouiller avec son mari et séparer ainsi Henri de Navarre d'avec François de Valois, qui prendrait le parti de sa sœur. Il est probable que cette imputation était calomnieuse, ainsi que l'affirme Marguerite[2] ; en tout cas, le mari refusa d'ajouter foi à l'accusation. Du Guast ne gagna à sa triste démarche que de s'être fait une ennemie de la jeune femme. Mais ces premières intrigues furent momentanément oubliées, lorsque l'on vit le Roi atteint tout à coup d'un chagrin assez exalté dans ses manifestations pour ressembler à de la démence.

Il venait d'apprendre à Lyon la mort de la princesse de Condé, cette sœur de la duchesse de Guise dont il était épris depuis deux ans, et dont il avait voulu faire annuler le mariage afin de l'épouser. Il resta plusieurs jours sans manger ; puis il ne voulut plus voir autour de lui que des vêtements noirs et des insignes de deuil ; c'est à partir de ce moment que les petites têtes de mort en or, en corail, en cristal, devinrent le bijou à la mode. Toute sa vie, Henri III resta sous cette impression lugubre. On lui fit quitter Lyon : la cour descendit le Rhône jusqu'à Avignon, la ville des processions, des pénitents, des cérémonies pieuses. A peine arrivé à Avignon, Henri III organisa une procession dans laquelle il figura, avec tous les seigneurs de sa suite, les pieds nus, les épaules nues, et des cordes pour se flageller. Le cardinal de Lorraine y prit froid. La nuit suivante il eut une fiebvre symptomée d'un extrême mal de teste provenu du serein d'Avignon qui luy avoit offensé le cerveau à la procession des Battus, où il s'estoit trouvé avec le crucefix à la main, les pieds nus, et la teste peu couverte[3]. La maladie fut courte : le cardinal, dans son délire, n'avoit en la bousche que des villanies, et même ce vilain mot... ce qui faisait dire au jeune prélat, son neveu, désigné pour lui succéder à l'archevêché de Reims, en se riant, qu'il ne voioit rien en son oncle pour en désespérer, et qu'il avoit toutes ses paroles et actions naturelles. Il mourut. — Nous aurons à ceste heure la paix, dit Catherine en se mettant à table[4]. Il n'avait pas cinquante ans. Il était haï des gens de cour, parce que, dans les prospérités, il estoit fort insolent et aveugle, ne regardant guère les personnes et n'en faisant cas, mais en son adversité, le plus doux, courtois et gracieux qu'on eust sceu voir, et également méprisé des gens d'église, qui le tenaient pour fort brouillon, remuant et très-ambitieux, hypocrite de sa religion, en laquelle il s'aydoit pour sa grandeur.

Il disparut au moment où, dans sa famille, se choisissait une nouvelle reine pour la France, et où il pouvait espérer le retour de la toute-puissance dont il jouissait au temps de Marie Stuart et de François II.

Henri III, en arrêtant sa pensée sur les souvenirs de la princesse de Condé, en tenant ses yeux constamment fixes sur son portrait, se rappela tout à coup avoir rencontré une jeune fille dont la ressemblance avec la morte l'avait frappé. Deux ans auparavant, lorsqu'il se rendait en Pologne, triste de quitter, avec les fêtes de la cour, la belle princesse dont il était épris et qu'il ne devait plus revoir, il remarqua à Nancy, parmi les suivantes de la femme d'un cadet de Lorraine, une jeune fille dont les cheveux à reflets d'or, la figure douce et mélancolique, le cou fin et blanc, attirèrent son attention et lui parurent le vivant portrait de la princesse dont il était séparé. Il demanda à madame de Vaudémont, qui semblait être la maîtresse de cette enfant, de la lui amener, et madame de Vaudémont dut avouer qu'elle était sa belle-fille, née d'un premier mariage de son mari, élevée parmi ses suivantes, et humiliée au profit des enfants du second mariage ; cette princesse, accablée d'avanies dans sa propre famille, résignée, pieuse, plut au roi de Pologne. On voit son portrait au château de Chenonceaux, avec ses meubles, son oratoire ; on croit entrer encore dans la vie intime de cette femme sacrifiée, effacée, charmante. Cette figure reparut dans la mémoire de Henri III dès qu'il voulut se représenter les traits de la morte. L'excès de la douleur lui inspira de l'amour ; il s'imagina que, dans cette jeune Lorraine, reprenait vie ce qu'il pleurait.

Le duc de Guise fut transporté de joie à la nouvelle de cette fortune inespérée ; pour la seconde fois, une fille de sa maison montait sur le trône de France ; il se voyait déjà régent du royaume, en qualité d'oncle des princes qui naîtraient de ce mariage, capable d'écarter les Bourbons, d'hériter peut-être. Mais cette perspective d'une nouvelle Marie Stuart ne souriait pas également à Catherine. La Reine mère n'osa pas lutter contre une idée si nettement arrêtée chez son fils que d'affection, de devoir, d'espérance et de crainte, elle idolastroit[5] ; elle se rassura d'ailleurs en pensant que la pauvre princesse était habituée à trembler devant madame de Vaudémont, la sujette de sa fille la duchesse Claude de Lorraine ; sortie d'une situation si subalterne, la nouvelle reine ne pouvait qu'être aussi docile pour la seconde belle^mère que pour la première. Catherine, cependant, prit deux précautions pour se garantir contre les velléités d'indépendance qui pourraient naître : elle stipula que mademoiselle de Chasteauneuf serait maintenue dans son rang auprès de son fils, et elle rechercha l'alliance du favori du Guast.

Ce fut précisément du Guast qui fut choisi par Henri III pour porter à Nancy la proposition de mariage. Le duc de Lorraine, averti du voyage sans en connaître le motif, était inquiet de cette mission et se préparait à prendre une attitude de réserve, quand il vit du Guast lui demander, tout en arrivant, au milieu delà nuit, pour Henri III, la main de sa nièce Louise de Vaudémont. Le duc, sa femme Claude de France, qu'il fit éveiller avec la méchante comtesse de Vaudémont, ne pouvaient croire que la fille dédaignée allait être tout à coup reine de France ; mais les lettres de Henri III étaient authentiques, du Guast était connu comme son confident, le doute n'était pas possible. Louise de Vaudémont n'assistait pas à cette scène ; le lendemain matin, en s'éveillant, elle voit sa cruelle belle-mère debout près de son lit, se lève tremblante et commence à s'excuser, pensant que la comtesse vient la châtier pour s'être levée trop tard. Mais la belle-mère s'agenouille devant elle, et lui dit d'une voix émue : — Madame, vous êtes reine de France ! — La pauvre fille croit à une raillerie, elle recule sans répondre ; la comtesse lui présente les lettres de Henri III ; bientôt entre sa souveraine, Claude, la fille de Catherine, qui vient lui baiser les mains ; puis sa belle-mère la supplie a genoux de lui pardonner les mauvais traitements qu'elle lui a fait subir, et implore sa protection pour les jeunes sœurs du second lit qui lui ont été préférées jusqu'à ce jour. Les femmes de sa belle-mère viennent la parer ; elle reçoit du Guast, elle est saluée comme reine de France par toute la noblesse de Lorraine y et après avoir joui de cette gloire durant quelques jours, elle part pour Reims, où l'attend Henri III, afin de célébrer à la fois les cérémonies du mariage et celles du sacre[6].

Reims était la ville des Guises. Dans les cérémonies de ce mariage, véritable triomphe pour leur famille, ils tinrent le premier rang. Le nouvel archevêque de Reims, Louis de Guise, n'avait que seize ans ; son oncle, le cardinal de Guise, le remplaça pour cette occasion, malgré les protestations des évêques suffragants. La vieille duchesse de Guise, Antoinette de Bourbon, qui était née sous le règne de Charles VIII, menait par la main sa petite-nièce, la nouvelle reine, et partageait les honneurs de Catherine de Médicis. Le duc de Guise représentait, parmi les pairs symboliques du vieux cérémonial, le duc d'Aquitaine, et avait la préséance sur les princes de Bourbon ; son beau-frère, le vieux duc de Montpensier, se résigna à cet affront.

Mais si la famille de Guise crut voir pour elle dans ce mariage une ère nouvelle de faveurs, de donations et de puissance, la pauvre Louise de Vaudémont ne put pas se faire longtemps illusion sur le bonheur qui lui était réserve. Le premier mot que dit Henri III à son sujet fut un outrage. Il venait, à Lyon, de chercher à faire croire au déshonneur de sa sœur Marguerite, et telle était sa brutalité de langage qu'à l'époque des pourparlers de son mariage avec la reine d'Angleterre, il avait employé, pour désigner Elisabeth, une expression qui a dû suffire pour faire rompre tout projet, et que l'historien anglais traduit par la périphrase nationale de soupçons sur le caractère[7]. A peine l'humble Louise de Vaudémont est-elle arrivée à Reims, qu'au moment où il l'épouse, il feint de croire qu'elle a favorisé l'amour pour elle de François de Luxembourg, et dit avec cynisme à ce seigneur : Mon cousin, j'ay espousé vostre maistresse ; mais je veux en contreschange que vous espousiez la mienne, et il lui offre la main de Renée de Chasteauneuf. Luxembourg demande un délai. Je veux, lui répond le Roy, que vous l'espousiez tout à l'heure[8]. Catherine, qui craint d'éloigner la belle Renée, obtient que ce mariage sera reculé de trois jours, et, dès le premier soir, François de Luxembourg avait pris la fuite et galopait vers la frontière.

Ainsi la reine Louise dut subir la présence de cette favorite, qui trouvait si malaisément un mari. Elle tenta de se révolter ; mais le Roi lui rappela, sans dignité, qu'il l'avait cherchée dans une situation effacée ; qu'elle devait à son caprice sa fortune inespérée ; s'irrita en parlant, fit appeler du Guast, et décida avec ce confident que la Reine serait séparée de toutes les femmes qu'elle avait amenées de Lorraine. Il fit renvoyer même les deux filles de chambre qui avaient été élevées avec elle depuis leur enfance, Pierrotte et Musette. A la place de leurs services, on imposa à lu pauvre reine ceux de Renée de Chasteauneuf elle-même. Celle-ci poussa plus loin l'audace : elle parut dans un bal avec la même toilette et les mêmes bijoux que la Reine. A cette vue, Louise sortit, courut à l'appartement de Catherine et implora sa protection. Catherine la jugea assez humiliée pour n'être plus en état de jouer désormais le râle de Marie Stuart. Peut-être se souvint-elle des avanies de sa jeunesse, et frappa-t-elle en pensée Diane de Poitiers, lorsqu'elle chassa publiquement de la cour Renée de Chasteauneuf.

Cette jeune fille donna aussitôt sa main, par amourette, à un Florentin, nommé Antinotti, qui estoit comite de galères à Marseille, et l'aïant trouvé... avec une autre damoiselle, le tua bravement et virilement de sa propre main[9], et se remaria peu de temps après à un autre Florentin, nommé Altoviti, qui était capitaine de galères à Marseille, et qui se faisait appeler le baron de Castellane. Quelques mois plus tard, Castellane se querella avec le duc d'Angoulême, bâtard de Henri II, qui lui traversa le corps d'un coup d'épée. Le Florentin eut assez d'énergie pour enfoncer, en expirant, son poignard tout entier dans le corps de son ennemi. Ils restèrent tous deux morts sur la place[10].

L'insolent du Guast, en voyant cette facilité à humilier la Reine et à écarter d'elle ses Lorraines, résolut de pousser à l'extrême les avantages que lui donnait l'amitié du Roi, et de combattre à la fois la sœur du Roi et le duc de Guise. Il se rappelait la colère de son maître, quand il lui avait dit une première fois que M. de Guise vouloit rechercher[11] sa sœur Marguerite. Il prétendit, avec les mêmes moyens, attaquer une seconde fois le duc de Guise, qui, seul de toute la cour, traitait le parvenu avec mépris, et cherchait à se rapprocher de Marguerite[12], probablement plutôt par politique que par galanterie. Du Guast compta séparer de Marguerite les deux princes qui lui étaient attachés, son mari, Henri de Navarre, et son frère, François d'Alençon, et la perdre ensuite avec le duc de Guise[13]. La lutte contre du Guast était dangereuse. Un exemple récent prouvait que son autorité sur l'esprit du Roi ne connaissait ni refus, ni résistance. Un jour, le trésor étant vide, Henri IH avait été forcé, pour avoir de l'argent comptant, d'employer une ressource extrême ; il avait demandé aux conseillers, avocats et procureurs de Parlement et du Chastelet combien chacun d'eux vouloit gracieusement porter de deniers comptant pour subvenir à ses affaires. Et furent à cet effet mandés les plus riches et aisés, dont on prit des uns douze cents francs, des autres six cents et cinq cents livres, des autres moins, selon leurs facultés. Du Guast entra, vit cet argent ainsi extorqué, le prit pour lui, et furent lesdits deniers employés par le Roi à faire un présent au capitaine Guast, de la valeur de cinquante mille livres et plus[14]. Catherine elle-même n'osait pas attaquer un tel favori ; mais sa fille, poussée à bout par les railleries cruelles de Henri III sur ses relations avec le duc de Guise, perdit patience et résolut de se venger à tout prix.

Elle courut au couvent des Augustins, un soir, et demanda à voir seule, dans le cloître, un aventurier qui y vivait sous la protection du droit d'asile, le baron de Vittaud.

Vittaud était neveu de ce marquis de Nantouillet qui avait refusé d'épouser Renée de Chasteauneuf. Il avait tué premièrement le baron de Soupes à Toulouse, à la suite d'une querelle de cabaret. Vittaud était sorti le premier ; a au bout d'une heure, guettant l'autre au sortir, il ne faillit de le tuer aussitôt et Tes-tendre sur le pave, et ne fut sans danger, car s'il eust été pris, il estoit puny sur-le-champ, tant pour la rigueur de la justice de Toulouse que pour ce que lautre avoit de grands amis, et se sauva bravement en habit de damoiselle[15]. Au bout de quelque temps, il eut une nouvelle querelle avec un gentilhomme nommé Gonnelieu, l'attrapa aux plaines de Saint-Denys, et le tua viste, sans autre cérémonie, et s'en alla en Italie, et n'en bougea jusqu'à ce qu'il vinst faire un autre coup, qui fut celuy de Millaud. Il se pourmeine par la ville en habit d'advocat, espie, attaque Millaud passant tout devant son logis, le charge, le tue avec peu de résistance, et se sauve bravement hors la ville. Il fut arrêté et mis au Fort-L’Évêque. Son oncle, bien que prévôt de Paris, demanda sa grâce ; le président De Thou intervint aussi en sa faveur. On le fit évader. Ces hommes de main trouvaient aisément des amis ou des complices. Brantôme, qui raconte avec une véritable admiration cette série d'assassinats, se vante d'avoir prêté à Vittaud des chevaux et de l'argent, pour lui faciliter sa fuite après le meurtre de Soupes Cet homme, Marguerite vient le trouver au couvent des Augustins[16]. Elle lui rappelle que du Guast, ami de sa dernière victime, le baron Millaud[17], a résolu de se défaire de lui, et empêche le Roi de lui donner des lettres d'abolition ; elle l'excite à se charger de leur vengeance commune. Qu'a-t-il à craindre ? Les trois reines intercéderont en faveur de celui qui les débarrassera de du Guast : Catherine de Médicis, qui est jalouse de son pouvoir ; Louise de Vaudémont, qu'il a humiliée et séparée de ses femmes ; Marguerite de Valois, qu'il outrage par son langage. Le duc de Guise et François de Valois le défendront également... La jeune reine de Navarre fournit-elle d'autres arguments ? On l'a cru, et rien ne rend la chose invraisemblable. Ces meurtriers avaient la séduction d'une existence romanesque ; ils étaient aimés et accueillis comme, dans notre siècle, les bandits de Calabre et de Sicile ou les coureurs de route de l'Andalousie. A un homme de robe comme le savant Pibrac, la jeune reine répondait avec mépris, en priant Dieu de lui donner ce qu'il sait lui être nécessaire, mais à un drôle comme le baron de Vittaud, dans un moment où elle lui confiait le soin de sa vengeance, la nuit, seule, sous les arcades du cloître, la gorge palpitante de haine, elle a bien pu accorder la récompense.

En plein jour, le lendemain, Vittaud quitte les Augustins, entre dans l'hôtel de du Guast, s'avance au milieu de ses gardes et de ses laquais, monte à sa chambre, le trouve seul dans son lit, va à luy, qui, le voyant venir, saute en la ruelle en prenant un espieu pour se défendre ; l'aultre l'eut aussitôt joingt, et avec une espée fort courte et trenchante (aussi, en tel cas, elle est meilleure que la longue), luy bailla deux ou trois coups et le laissa là pour demy-mort, car il vesquit encore deux ou trois heures[18].

Vittaud s'enfuit chez son oncle, nouvellement marié, en son château de Nantouillet. Après avoir fuit bonne chère, il se fait donner, par menaces, quatre, mille écus, et part bien monté des chevaux de son hôte[19]. On l'accusa aussi d'avoir tué Montraveau le jeune, frère de M. Clermont d'Amboyse, mais cela ne se peut guères bien prouver : s'il eust vécu, il en vouloit tuer encore deux que je sçay bien, qui, je croy, ne regrettèrent guères sa mort. Il fut tué en 1586, par le fils du baron de Millaud, dans un duel régulier ; ainsy mourut ce vieux routier d'armes, par la main d'un jeune homme, qui vint s'esprouver tout du premier coup contre un des vaillants et déterminés de la France. Il n'estoit pas seulement estimé en France, mais en Italie, Espaigne, Allemaigne, en Poullogne et Angleterre, et désiroient fort les estrangers venus en France le voir, tant sa renommée volloit[20].

Le duc de Guise, qu'il venait de défaire d'un ennemi dangereux, ne devait pas être l'un des moins empressés à louer ce coup, qui avait atteint du Guast parmy ses compagnies des gardes, parmy ses capitaines et soldats, et a cinquante pas, quasy à la vue de son Roy, qui le chérissoit. Il reprit hardiment pour son compte l'attitude qu'avait essayée du Guast, et prétendit, sans s'attaquer comme lui aux femmes, se donner les airs du premier personnage de France, sortir du rang de sujet, et se poser comme un prince étranger, l'égal, le successeur possible du Roi.

Il n'avait qu'un compétiteur a redouter ; dans son opinion, ce n'était pas Henri de Navarre, perdu dans des galanteries sans dignité, trop léger pour être suspect, destiné, semblait-il, à devenir, comme son père, le jouet de ceux qui flatteraient ses vices : Catherine fut la seule à comprendre l'importance de ce petit roi sans Etats, de cet homme spirituel, robuste, actif, qui affectait de s'effacer et formait lentement son caractère et son génie au milieu des affronts, ainsi qu'elle-même quand elle avait dû grandir silencieusement. Le duc de Guise crut n'avoir à craindre que François de Valois. Contre lui furent dirigées toutes les pratiques secrètes pour exciter la crédulité et la jalousie du Roi. Plusieurs fois Henri III, emporté par la colère, fut sur le point d'en venir, avec son jeune frère, aux dernières mesures de rigueur ; mais Catherine protégeait à ce moment François de Valois[21], non par amour maternel, ni même par désir d'opposer son dernier fils au duc de Guise, qu'elle n'avait pas encore appris à craindre, mais pour ne se pas laisser ôter des mains un prince qui pouvait être une force. C'était elle-même qu'elle défendait ; elle voyait son fils préféré, auquel elle avait consacré jusqu'à ce jour tout son cœur, tout son génie, se détacher d'elle et la repousser avec cette ingratitude des êtres trop aimés, qui reçoivent toujours et offrent pour rétribution, à ces excès de la tendresse, l'amour d'eux-mêmes, c'est-à-dire la dureté devant des caresses devenues importunes, la sécheresse en échange d'un dévouement que rien n'assouvit ni ne rebute. Elle voyait Henri III tourmenté de maladies qui menaçaient de l'enlever prématurément, comme ses deux frères aines. En 1575, il fut pris des mêmes maux d'oreilles que François II. Il poussa des cris si plaintifs et s'abandonna à des mouvements si désordonnés qu'on le pensa atteint de folie[22]. Il se disait empoisonné, menaçait son frère de le faire mourir avant de succomber.

A peine rétabli, il demande des fêtes, du bruit, organise des processions, court les cérémonies religieuses dans les couvents de femmes, ne veut que des femmes autour de lui, semble vouloir se changer en femme lui-même, et se montre imprégné de parfums, les cheveux bouclés, les oreilles chargées d'anneaux et de pendants[23], le cou garni d'un double collier d'or et d'ambre[24] et encadré dans une fraise que forment quinze lés de linon superposés et larges d'un tiers d'aune ; il invente un empois spécial pour donner à sa fraise la roideur suffisante[25], ce qui fait dire aux écoliers, tous partisans des Guises : A la fraise on cognoist le veau ! Il passe chaque soir plusieurs heures à danser[26].

Devant de tels indices de faiblesse intellectuelle, Catherine faisait preuve de prévoyance en prenant ses mesures pour un quatrième règne, et en ménageant son dernier fils. Probablement elle poussa plus loin encore ses prévisions, et fit ses préparatifs pour un cinquième règne, qui s'ouvrirait après la mort de ses quatre fils. Même alors, malgré le deuil et la vieillesse, malgré la fatalité attachée à tous ceux qui étaient nés d'elle, elle prétendait ne pas abandonner le pouvoir, et elle comptait soutenir avec ses gendres la lutte contre les autres prétendants. Du moins l'ambassadeur vénitien Giovanni Michieli croit deviner ce projet[27]. Elle pense, écrit-il, avoir gagné Henri de Navarre, et espère conserver l'autorité dans le cas où la couronne lui parviendrait. Pensée digne de l'esprit aventureux de Catherine, qui pouvait bien, après avoir cherché des couronnes dans l'espace, de Madère à Varsovie, spéculer sur celles que pouvait amener le temps après la mort de ses fils. L'entente que crut remarquer le Vénitien expliquerait le rôle de résignation et de docilité qu'acceptait Henri de Navarre, le discrédit dans lequel il était tombé parmi les huguenots, qui le croyaient soumis pour toujours à sa belle-mère, et le peu d'efforts qu'il faisait pour se signaler aux gens de guerre. Il a pu être sincère en confiant pour quelques années à Catherine le soin de sa fortune, sûr d'être préféré par elle à tout autre concurrent, sans courir les chances d'une guerre civile, sans se compromettre avec les ministres réformés, dont le fanatisme lui répugnait, sans s'éloigner des filles d'honneur ni des fêtes de la cour. Catherine, de son côté, devait supposer que le pouvoir lui serait abandonné volontiers par un prince qu'elle voyait occupé uniquement de ses plaisirs, moins ingrat en apparence que Henri III, et moins apte à oublier ses bienfaits. Ils se trompaient tous deux. Aux premiers bruits de guerre, Henri de Navarre se souvînt de son enfance batailleuse et des leçons de Coligny, il chercha à ressaisir ses destinées ; Catherine tourna ses espérances vers l'autre gendre, le duc de Lorraine.

Le véritable héritier de la couronne, François de Valois, haï de Henri III, mal soutenu par sa mère, traité en égal et en adversaire par le duc de Guise, compromis par ses intelligences secrètes avec les huguenots dans leur dernier soulèvement, autant que par la faiblesse avec laquelle il avait confessé cette faute en dénonçant ses affidés, forcé d'être ambitieux pour n'être pas sacrifié, et de s'unir à des rebelles pour obtenir des défenseurs, hésitait à donner le signal d'une révolte et à se perdre pour toujours en se déclarant le général des huguenots. Cependant la guerre civile était imminente ; le pouvoir, reconstitué par Catherine, échappait à Henri III. Déjà le duc de Guise, sûr de son crédit sur la populace parisienne, se présentait comme le véritable chef des catholiques, en face d'un roi sans volonté et sans dignité. Les protestants, inquiets du délabrement de l'autorité royale, munissaient leurs places fortes et se disposaient à une nouvelle guerre. Entre ces deux partis, celui des Guises, qui gagnait sans cesse des forces, et celui des réformés, qui avait perdu ses chefs et s'affaiblissait sous la direction jalouse de ses ministres intolérants, se formait une opinion modérée, qui gagnait les esprits assez indépendants pour se désoler également de l'influence prise dans leur pays par le roi d'Espagne, et de l'exaltation dominatrice des prédicateurs protestants.

Pendant longtemps, ces modérés furent tenus à égal mépris par les deux factions ennemies. Sous Charles IX déjà, on se mocquoit fort de ces politiques[28], et chacun tenait pour ennemis tous ceux qui témoignaient de quelque respect pour la pensée de leurs adversaires. Mais les fils du connétable se trouvaient poussés de plus en plus à la tête de ce parti. Leur inquiétude devant les agrandissements continus <le la maison de Guise, leur désir secret de venger le meurtre de Coligny, qu'ils regardaient comme un affront fait à leur famille, leur ressentiment de la captivité du maréchal, leur frère, les poussèrent dans une révolte ouverte. Les trois frères libres firent des avances aux huguenots : les deux plus jeunes, Thoré et Méru, coururent en Allemagne pour recruter des reîtres, pendante que Damville, presque souverain dans son gouvernement de Languedoc, commençait la guerre contre les troupes royales.

Damville était un soldat robuste et expérimenté, qui savait à peine signer son nom, n'ouvrait jamais un livre et se tenait en garde contre les assassins en se faisant accompagner par un loup apprivoisé et par un géant dévoué, qui tranchait un âne en deux d'un coup d'épée. Il entrait en lutte avec l'intention de pousser la guerre sans ménagement ; mais cette détermination était un malheur pour le parti des modérés, qui se trouvait porté par ses chefs dans l'alliance d'une des filetions extrêmes, celle des réformés. Ce mal était vivement ressenti par le prince qui avait rêvé de créer à son profit l'opinion du juste milieu. François de Valois essayait de soutenir le plus longtemps possible l'intégrité et l'indépendance du parti des politiques, et de retenir autour de lui ses gentilshommes, sans les laisser s'engager dans le protestantisme, m'exhortant, dit l'un d'eux[29], de ne me point faire de la religion, en me déclarant qu'il ne me pourroit aymer ny se servir de moy ainsi qu'il le désiroit ; j'eus, eu moins de quinze jours, trois ou quatre dépesches de luy, me conjurant de ne faire protestation que je ne l'eusse veu.

De leur côté, les réformés ne recevaient pas sans méfiance les politiques qui se présentaient dans leurs rangs. Les élus, pensaient-ils, n'avaient nul besoin de l'appui des Amalécites : cette union avec les infidèles ne pouvait plaire qu'aux hommes de peu de foi, à ceux qui plaçaient leur confiance dans les chars de guerre, et non dans la protection de Dieu, qui fiait éclater sa puissance en protégeant le faible. L'assemblée de Milhau fut sur le point de refuser le secours de Damville ; plusieurs députés déclaraient qu'ils n'avaient pas de pouvoirs suffisants pour accepter l'alliance d'un catholique[30], et mêler la cause de la religion à celle des passions temporelles. Ils répudiaient comme indignes ces défenseurs de Jérusalem, qui étaient un scandale pour les purs, et ils annonçaient, avec désolation, que dans Montauban, la ville sainte, ces ouvriers de la dernière heure avaient osé faire chanter la messe[31].

Toutefois, les pieux scrupules durent s'évanouir en présence du danger ; les hommes de guerre firent taire les ministres, et peu à peu leurs troupes s'amassoient de catholiques romains et de la religion[32]. En réalité, il n'y a plus de guerres de religion à partir de ce jour, et cette évolution des Montmorencys change le caractère de la lutte, prépare la solution, introduit l'habitude de la tolérance dans le parti de la réforme. Les hommes du juste milieu ne font accepter les idées de modération, et n'échappent à l'hostilité des deux (actions extrêmes, qu'à la condition de se rapprocher de la moins irréconciliable, et de jouer le sort de leurs doctrines sur les chances de l'accueil qu'ils recevront dans le parti dont ils se rapprochent, du tempérament qu'ils apporteront à ses passions, de la direction qu'ils pourront recevoir de ses intérêts. C'est l'histoire des vingt dernières années du seizième siècle.

Presque en même temps que les Montmorencys, François de Valois fut entraîne par la logique des événements à se rattacher au parti qui lui sembla le moins ennemi de sa famille. En septembre 1575, il réussit à tromper la surveillance dont il était l'objet, et à s'enfuir du Louvre. Le duc de Guise, prompt à saisir l'occasion de se montrer le champion des Parisiens, choisit l'ennemi le plus dangereux pour la capitale, les Allemands. Il s'avança en Champagne au-devant des reîtres qu'amenait Thoré, perdit leur trace le 9 octobre, les retrouva le lendemain à Dormans, au moment où ils traversaient la Marne avec leurs bagages.

J'y estois, écrit le fils du maréchal de Tavannes[33], avec ma compagnie de soixante maistres. Guise, toujours téméraire, comme à Saint-Yrieix et à Moncontour, se fit accompagner d'une faible avant-garde et arriva au galop sur les reîtres ; eux, craignant de perdre leurs bagages, résolvent le combat. L'armée catholique était à plus d'une demi-lieue en arrière, et le duc de Guise n'avait sous la main que trois compagnies, c'est-à-dire deux cents gentilshommes environ, et deux cents arquebusiers à cheval. Il fit mettre pied à terre aux arquebusiers au bout d'un marais et d'une haye, à nostre main droite, et leur commanda un feu bien nourri qui mit le désordre parmi les Allemands. Environ quinze cents chevaux ennemis se retirent en gros ; je reste seul à leur suite avec soixante. Ils passent la Marne, moy après. Ils entrent par dedans un bois, où eux et nous fusmes longtemps à passer. M. de Guise cherche un passage plus bas, et se treuve à leur flanc quand ils sortoient du bois ; il fut blessé à un arquebusier qu'il vouloit tuer ; sa blessure oste courage à ceux qu'il amenoit, dont plusieurs de bonnes maisons se cachent dans le bois[34]. Mais le maréchal de Biron survint à propos avec la cavalerie, qui était à demeurée en arrière ; les reîtres demandèrent à capituler. C'est, dit Tavannes, une nation fort aysée à battre.

Le duc de Guise fut rapporté sanglant sur des branches d'arbres : un coup de pistolet tiré à bout portant lui avait emporté une grande partie de la joue et de l'oreille gauche. Il resta six semaines à Épernay, souffrant cruellement de sa blessure, et pouvant à peine prononcer quelques paroles, mais fier de s'être rendu digne du glorieux surnom de son père. Il ne fut plus nommé que le Balafré par les Parisiens, empressés de refaire la légende des ducs de Guise. Comme Claude et François de Guise, Henri de Guise écartait les ennemis des murs de Paris ; de même que son père avait défendu Metz, il avait sauvé Poitiers, et la destinée le marquait à son tour sur la face de la cicatrice de son père.

Le combat de Dormans n'avait ni importance, ni résultats : deux mille reîtres avaient été mis en fuite ou faits prisonniers ; le reste des luthériens, que Thoré amenait en France, avait effectué son passage sur un autre point et s'avançait sur la Loire sans résistance, à la faveur de la croyance où l'on était que le duc de Guise avait détruit tous les Allemands. En exagérant la victoire de Dormans, on en annula les effets. Pour que la gloire de Guise fût complète, on se refusa à croire qu'il y eût encore des reîtres, et le gros de l'armée des reîtres passa sans danger. Mais un fait important doit frapper aujourd'hui l'attention : toujours, .en plaine comme derrière les remparts, les trois premiers ducs de Guise ont fait fuir les Allemands. Au moment où les reîtres avec leurs pistolets et leur mouvement en limaçon étonnaient nos vieux tacticiens, c'est François de Guise qui les chargea le premier et détruisit du premier coup leur prestige. Cette hérédité de bonheur, de courage, de blessures, rendait réellement dignes de l'enthousiasme populaire les vainqueurs des Allemands.

A cette époque, Henri de Guise était encore inspiré par le patriotisme et était encore digne d'être un héros national. Il fut accueilli par des acclamations idolâtres, quand il fit son entrée à Paris et se montra pour la première fois avec sa balafre. Sa témérité ne faisait qu'ajouter un charme à sa gloire. On croit volontiers donner une marque de courage en admirant ceux qui se jettent sans prudence dans des dangers. Le contraste avec la vie sans honneur que menait Henri III rehaussait encore le vainqueur de Dormans. Le roi de France courait les pèlerinages, collectionnait les petits chiens, rétablissait la discipline dans les couvents de filles. Enfin, au moment où cette grandeur du duc de Guise menaçait l'autorité royale d'une rivalité dont elle n'avait pas su prévoir le péril, une nouvelle évasion du Louvre donnait un chef considérable aux rebelles.

Après le départ de François de Valois, son beau-frère, Henri de Navarre, entouré de gentilshommes qui n'avaient pu le suivre, prépara avec eux un projet de fuite. L'un de ces jeunes gens, Fervacques, ne put s'empêcher, dans une conversation galante avec une ancienne fille d'honneur de Catherine, Anne du Bueil, comtesse de Kernevenoy, de faire connaître leur intention de s'échapper du Louvre. Anne du Bueil était une de ces jeunes filles qui avaient voué sans réserve leur vie et leur honneur au service de Catherine : la Reine mère l'avait mariée à un vieux soldat, Kernevenoy, ancien gouverneur de Henri de Valois, que l'on trouvait plus aisé de nommer M. de Carnavalet, avec ce dédain que les Français ont toujours eu de l'exactitude dans les noms propres. Veuve depuis peu de temps, elle avait refusé de se remarier, et s'était replacée sous la main de Catherine. Elle eut la loyauté de déclarer à Fervacques qu'elle ne pouvait se dispenser de le dénoncer à sa maîtresse. Celui-ci courut près de Henri de Navarre et lui conta l'imprudence qu'il venait de commettre. Henri, sans perdre confiance, entra dans la chambre du duc de Guise, s'étendit sur son lit, et avec les alliances qu'ils avoient faict de maistre et de compère, eurent plusieurs familiers discours, ceux du Béarnois tendant à ce point de ce qu'il feroit quand il seroit général. Le duc courut en apprester à rire au Roi[35]. Pendant que le Roi était à rire avec le duc de Guise, Henri de Navarre se faisait préparer un relais de chevaux frais dans la forêt de Saint-Germain, puis, au milieu d'une chasse, partait au galop, et après avoir couru une nuit et deux jours, sans se reposer, sauf deux heures à Châteauneuf, il arriva a Alençon.

Le dépit de Henri III lut misérable. Honteux d'avoir laissé échapper les deux otages que sa mère lui avait su si bien garder, il voulut punir les complices de cette évasion, et ne trouva à combattre que des femmes : sa sœur Marguerite fut insultée publiquement et menacée de mort. Elle fut sauvée par l'intervention de Catherine, qui fit remarquer au Roi que peut-estre on auroit besoin de se servir de la jeune femme pour négocier avec le mari[36] ; elle fut enfermée dans sa chambre, et, de toute la cour, Crillon seul osa continuer à la voir. Une de ses suivantes, mademoiselle de Thorigny, fille du maréchal de Matignon, courut de plus grands dangers. Elle avait déplu depuis quelque temps à Villequier, le favori du Roi. Pour ce méfait, Henri III avait contraint sa sœur à la chasser de son service ; il crut qu'elle conservait des intelligences avec Henri de Navarre, et permit à Villequier de la faire arrêter par des archers pour la jeter dans la Seine. La pauvre fille s'était réfugiée chez une parente, madame de Chastellux, qui fit distribuer du vin et du lard aux archers, et les retint pendant qu'elle prévenait les seigneurs des environs. Un gentilhomme était toujours prêt à tirer l'épée pour ses voisins, ou contre eux. Délivrer des archers la fille d'un maréchal de France était la plus séduisante des entreprises ; cinq ou six de ces voisins accoururent avec leurs gens, surprirent les archers au moment où ils attachaient la jeune fille avec des cordes sur une mule, les battirent et délivrèrent la belle captive, qui s'en vint aussitôt, fière de cette aventure romanesque, trôner dans la petite cour de François de Valois, à Moulins.

Ce prince avait besoin des conseils de cette fille courageuse. Entouré de méfiances, blâmé des catholiques, suspect aux protestants, inquiet et étonné d'avoir secoué le joug de sa mère, il restait inactif au milieu de projets vagues et de discussions inutiles. Son beau-frère, Henri de Navarre, ne fut pas d'abord en meilleure situation, mais il sut se résigner avec bonne grâce aux nécessités de son nouveau rôle ; il abjura lu foi catholique, et fut reçu dans les murs de la Rochelle, mais à la condition de se séparer des amis catholiques qui l'avaient suivi dans sa fuite de Saint-Germain, pour ce qu'il y en avoit qui avoient ensanglante leurs épées le vingt-quatre d'aoust[37]. Ce souvenir rendait bien difficile l'union entre les divers partis qui se tenaient en armes ; mais Henri de Navarre déploya tant d'activité et de souplesse d'esprit qu'il se fît proclamer du titre nouveau alors et bien significatif de Protecteur des églises réformées et catholiques associées[38], se posant ainsi, dès son premier pas dans la vie publique, comme le chef de l'union de toutes les opinions modérées.

Malheureusement, si cette formule un peu prématurée permettait déjà de prévoir le rôle auquel était appelé le nouveau chef, elle blessait la vanité ombrageuse de François de Valois, et introduisait une nouvelle cause de dissension dont Catherine se hâta de faire son profit pour ramener au devoir son fils rebelle.

Elle commençait à remarquer que les intérêts de la couronne étaient mieux sauvegardés dans les camps des révoltés que dans ceux du Roi. Elle voyait dans son parti, d'un côté, le duc de Guise, qui ne quittait plus Paris et s'attachait uniquement à préparer les chances que lui ouvrait l'association de tous les princes du sang ; avec les hérétiques, et de l'autre, Henri III, qui semblait indifférent au succès de ses troupes. Depuis le début de son règne, il n'avait fait qu'accroître la puissance et la popularité de Henri de Guise. Il se sentit isolé entre deux factions armées, et comprit que sa couronne était l'enjeu. Sa mère, toujours apte à s'unir en intimité avec les ennemis qu'elle venait de persécuter le plus cruellement, l'encouragea à faire volte-face, à se rapprocher de : son frère, des politiques, même des huguenots.

C'était une idée hardie que de rompre publiquement avec le duc de Guise au moment où il acquérait une gloire nouvelle ; mais ce fut précisément le bruit fait autour de son combat de Dormans qui éveilla l'attention et montra que sa prépondérance devenait irrésistible. Catherine se hâta de courir près de son jeune fils et de son gendre ; elle les rejoignit au château de Beaulieu, près de Loches. Elle arriva au milieu de ces gens de guerre avec ses armes accoutumées : elle était suivie de madame de Sauve, qu'aimaient également François de Valois et Henri de Navarre ; des plus belles filles d'honneur, mesdemoiselles d'Estrées, de Bretesche, de Montal ; de madame de Kernevenoy, l'amie de Fervacques ; de madame de Villequier, la jeune femme du favori, et de la duchesse de Montpensier, sœur du duc de Guise. François de Valois ne fit pas une longue défense contre une attaque si brillamment secondée : Il se laisse gagner à la Royne, qui le menace que le Roy se jetteroit entre les bras de M. de Guyse à son préjudice, se laisse vaincre aux voluptés, aux femmes que sa mère luy donne[39]. La paix fut signée le 5 mai 1576, moins de quatre mois après la fuite de Henri de Navarre. Les huguenots acquéraient de nouveau le libre exercice de leur religion, avec des places de sûreté.

Cette paix de Beaulieu était la cinquième en treize ans. Elle souleva, comme les précédentes, l'indignation des catholiques et le mépris des esprits sincères, en stipulant des avantages uniquement au profit des huguenots, jusqu'alors continuellement vaincus, et en conférant aux révoltés tous les avantages qui auraient suffi à prévenir la guerre, mais avec la pensée secrète de ne tenir aucun compte, dans la pratique, des engagements ainsi contractés, et de dépouiller les huguenots, aussitôt qu'ils auraient posé les armes, des droits dont ils se croyaient investis. C'était la vieille méthode. Catherine ne daignait pas changer sa tactique, sûre que les partis sont assez oublieux pour être constamment les dupes des mêmes fraudes et les victimes des mêmes fautes. Les huguenots s'y trompèrent encore cette fois. Mais ce furent les catholiques qui refusèrent de jouer plus longtemps un rôle dans cette comédie périodique de la guerre civile.

A la nouvelle du traité de Beaulieu, le duc de Guise comprit qu'il ne pouvait plus compter sur le Roi, se jugea trahi par lui, dépouillé du succès en pleine victoire. Il renonça à simuler une entente avec le Roi, et s'abandonna sans réserve à ses affidés de la bourgeoisie parisienne, le parfumeur Labruyère et l'avocat David. Entre les Valois et les Guises, la lutte commençait.

 

 

 



[1] Lorenzo PRIULI, Relat. ven., traduit par BASCHET, p. 595.

[2] MARGUERITE, Mémoires.

[3] L'ESTOILE, t. I, p. 49.

[4] L'ESTOILE, t. I, p. 49.

[5] MARGUERITE, Mémoires, p. 67.

[6] Martha FREER, Henry III king of France, t. II, p. 7-10.

[7] FROUDE, t. X, p. 224 : Suspicions on Elizabeth's character. Les Espagnols, qui n'ont pas de ces hypocrisies, citent le mot exact. Voir TEULET, lettre de don Francis de Alava à Philippe II, du 11 mai 1571 : Una puta publica.

[8] L'ESTOILE, t. I, p. 51.

[9] L'ESTOILE, t. I, p. 90.

[10] L'ESTOILE, t. I, p. 203 ; Antoine DU PUGET, Mémoires, p. 729.

[11] MARGUERITE, p. 42.

[12] MARGUERITE, p. 67.

[13] MARGUERITE, p. 70.

[14] L'ESTOILE.

[15] BRANTÔME, les Duels, p. 116-118.

[16] DE THOU, liv. LXI, p. 300 ; Martha FREER, t. II, p. 67.

[17] Il se nommait Antoine d'Allègre, baron de Millaud.

[18] BRANTÔME.

[19] L'ESTOILE, t. I, p. 136.

[20] BRANTÔME.

[21] Ms., Foreign office. Valentine Dale to sir T. Smith, from Paris, 3 sept. 1575 : There have been many practices against Monsieur by the Guises, whereby the king hath been in many passions against his brother, and hath been sometimes advised to use all severity against him ; and if it had net been for the help of the queen mother, it hath been tought it had been hard with Monsieur ; for the queen mother has always been a stay to him, both as a mother and also as a stay for herself against the Guises.

[22] MATHIEU, Histoire de France, t. VII, p. 418 ; Martha FREER, t. II, p. 33

[23] Giovanni MICHIELI, Relaz. ven., traduit par BASCHET, p. 569.

[24] MOROSINI, ibid.

[25] QUICHERAT, Costume en France.

[26] PRIULI, Relaz. ven.

[27] BASCHET, la Diplomatie vénitienne, p. 585. Troisième voyage de Michieli.

[28] BRANTÔME, Hommes illustres (M. de Vieilleville), p. 495, 497.

[29] BOUILLON, Mémoires, p. 28. Le vicomte de Turenne, depuis duc de Bouillon, était fils d'une des filles du connétable.

[30] ANQUEZ, Histoire des assemblées politiques des réformés de France, t. I, p. 14.

[31] BOUILLON, Mémoires.

[32] BOUILLON, Mémoires.

[33] TAVANNES, Mémoires, p. 347.

[34] TAVANNES, Mémoires, p. 347.

[35] D'AUBIGNÉ, t. II, p. 187.

[36] MARGUERITE, p. 84.

[37] SULLY, p. 21.

[38] LA POPELINIÈRE, Histoire de France, t. II, p. 42 ; voir aussi ANQUEZ, Histoire des assemblées politiques des réformés de France, t. I, p. 25.

[39] TAVANNES, p. 426.