LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME SECOND

CHAPITRE XVI. — EFFORTS DE LA REINE MÈRE POUR ASSURER SON AUTORITÉ.

 

 

1563-1568.

 

La mort du duc surprenait la famille de Guise éparse, et la laissait sans chef. Le cardinal de Lorraine assistait au concile de Trente, le duc d'Aumale avait été grièvement blessé à la bataille de Dreux, le cardinal de Guise, incapable et brouillon, tombait, après ses repas, dans des accès de colère qui l'avaient privé de toute considération. La chute semblait si complète, que Catherine n'hésita pas à arrêter le payement du douaire de la reine Marie Stuart, et à affamer ainsi en Ecosse la nièce des Guises. Elle pensa que les débris de la famille avaient assez de réclamations et de suppliques à lui soumettre pour oublier cette princesse, qu'elle châtiait en fille de marchand, selon la qualification qu'elle en avait reçue.

Catherine dut se sentir glorieuse de la supériorité de son génie, quand elle se vit enfin dominante. Ainsi se trouvaient humiliés ou tués ces hommes de guerre qui se riaient de ses ordres : un connétable qui affectait un ton de commandement, un duc de Guise qui semblait le roi des catholiques, un Condé qu'on appelait en secret Louis treiziesme, et jusqu'à un Saint-André, qui lui désobéissait avec effronterie, tous en ce moment anéantis ou délivrés par elle de captivité.

Son premier acte fut de se procurer la force matérielle ; elle voulut être désormais bien accompagnée aussi ; elle s'entoura d'épées. Avec son génie de séduction et son activité d'Italienne, elle se hâta de grouper autour d'elle les gens de guerre du duc de Guise. Elle n'eut pas de peine à les attirer. Les capitaines remarquaient que le nouveau duc, Henri, était pour longtemps un enfant ; la paix se concluait ; fallait-il encore une fois rentrer à son village, vivre dans les privations et l'ennui jusqu'à ce que surgit un nouveau Guise ? Ne se laisserait-on pas tenter par l'honneur du dévouement chevaleresque à une femme, la Reine mère de nos rois, qui aimait les fêtes, les hommes vaillants, les riches costumes ; qui était entourée des plus belles filles du royaume, les couvrait d'étoffes d'or, de plumes, de parfums, et les entraînait au galop derrière elle, comme une promesse aux plus fidèles, comme un monde inconnu, plein de gloire, de splendeurs ? A voir cette bruyante cavalcade de Catherine et de ses trois cents filles d'honneur, les Gascons se sentirent fixés à la cour. Des dix meilleurs enseignes des gens de pied, Catherine fit ses gardes-françoises, sous le commandement de Charry.

Charry était le véritable lieutenant de Montluc, et le plus dévoué au duc de Guise de tous les chefs de l'infanterie française. Pendant la guerre civile, il s'était employé à empêcher les Gascons des vieilles bandes de se lever à l'appel de d'Andelot, et avait amené les vétérans de Thionville pour décider de la victoire, le soir de la bataille de Dreux. Ce sont ces hommes que Catherine eut l'art de prendre pour elle et d'enrégimenter. Aussy, n'y a-t-il pas de soldats en France qui surpassent les Gascons, s'ils sont bien conduits, et mesmement les dix enseignes du capitaine Charry[1].

Ces gens de pied de la garde royale furent divisés en trois régiments, qui avaient pour mestres de camp Cosseins, Charroux et Goas[2], et pour colonel général Charry. Plus tard, ils furent renforcés de tous les enseignes d'infanterie qui survécurent à la troisième guerre civile, et divisés en quatre corps, qui devinrent les régiments des gardes-françoises, de Picardie, de Champagne et de Piémont, Henri IV y adjoignit dans la suite son infanterie, sons le nom de régiment de Navarre. Ce sont les cinq premiers régiments de ligne de notre armée actuelle[3].

Charry, tout glorieux de la faveur royale, des bonnes grâces des filles d'honneur, de son importance nouvelle, se posa en adversaire de d'Andelot, et se sentit assez étourdi par sa fortune récente pour heurter avec insolence, dans l'escalier du Louvre, le 31 décembre 1563, ce général qui l'avait vu lentement parvenir, et qui était toujours suivi d'épées fidèles. De la suite de d'Andelot, au moment même de l'affront, deux gentilshommes se détachent en silence. Portant et Mouvans ; ils vont chercher le Poitevin du Chastelier, dont le frère avait été tué en duel par Charry ; ils se rendent sur le pont Saint-Michel et attendent, dans une des boutiques qui obstruent le pont, le retour de Charry. Ils le voient revenir, lui barrent le passage ; du Chastelier lui passe son épée au travers du corps.

Catherine ne poursuivit pas le châtiment de ce crime. Elle donna le commandement des trois régiments à son cousin Strozzi, fils du maréchal qui avait été tué à Thionville. C'était un homme de vingt-deux ans, froid, dur, entêté. Il passait pour être le seul vaillant de tous les Florentins qui entouraient la Reine mère. Les autres étaient ou des financiers qui épousaient les filles d'honneur compromises dans des scandales trop publics, ou des hommes de cour corrompus et familiers avec les négociations secrètes. Mais c'était de chefs militaires que Catherine voulait se faire accompagner, et ne trouvant que le seul Strozzi parmi ses Italiens, elle chercha à s'attacher en outre François de Gonzague, le fils du duc de Mantoue. Elle le maria à une héritière, le créa duc de Nevers, et le prépara au rôle de général d'armée.

A côté de l'infanterie française et des chefs italiens, elle ne négligea pas de s'assurer le dévouement de nos meilleurs généraux, Tavannes et Biron, qui avaient la réputation de savoir disposer les troupes pour la bataille, et de donner à propos les ordres de combat. Elle se mettait ainsi au-dessus des tentatives de rébellion ou de protection qu'essayeraient des sujets trop puissants. Désormais, on ne la contraindra plus, en enlevant les tentures de son lit, à quitter malgré elle un château ; elle a ses hommes de guerre à elle. Ceux du connétable ne se croient pas plus liés que ceux du duc de Guise ; tous s'empressent autour de Catherine dans cette cour pleine de plaisirs et d'éclat.

Le plus assidu était le prince de Condé.

Ce premier chef des calvinistes ne ressemblait en rien aux sauvages puritains qui avaient fait mourir de fatigues et de chagrin la régente d'Ecosse, Marie de Guise, et qui persécutaient avec acharnement l'infortunée Marie Stuart. C'était un homme petit et blond, qui riait toujours, qui cherchait à plaire. Catherine connaissait la puissance qu'avaient sur lui les charmes des filles d'honneur ; elle sut en user avec une science consommée et retenir dans ses mains ce chef des rebelles, sous les liens les mieux serrés.

Les filles d'honneur devenaient ainsi un moyen de gouvernement. Les galanteries de ses suivantes procuraient des épées à la Reine. L'usage, pour les princesses, de s'entourer de filles nobles qui se consacraient à leur service, remonte aux premiers temps du régime féodal. Le plus souvent, c'était dès l'enfance que les demoiselles étaient attachées à la princesse, pour être instruites p subir de bonne heure ses petites tyrannies. Dès qu'arriva en France la jeune Marguerite d'Autriche, qui devait grandir à la cour et devenir la femme de Charles VIII, on donna à cette enfant six filles d'honneur de son âge[4]. Mais quelquefois elles étaient choisies soit pour leur beauté, soit pour les services rendus par le père. Ainsi fut amenée à la cour de Charles VII Blanche de Rebreuves, qui estoit bien la plus belle fille que on eust peu avoir ne regarder[5], et dont la beauté frappa tellement mademoiselle de Villequier, nièce d'Agnès Sorel et son héritière dans les faveurs royales, que, sytost qu'elle vit icelle fille, prya moult de l'avoir avec elle. Mademoiselle de Villequier avoit toujours trois ou quatre filles ou damoiselles, les plus belles qu'elle pouvoit trouver, et qui suyvoient le Roy partout, aux despens du Roy. Antoine de Rebreuves, le père de Blanche, s'empressa de faire conduire sa fille près de mademoiselle de Villequier par chiceté, afin qu'elle ne luy coustast rien, nonobstant qu'il fust très-riche homme. Blanche, au partir de l'hostel de son père en la cité d'Arras, plouroit fort ; et assez tost après que icelle eust été un peu de temps avec ladite damoiselle de Villequier, la renommée publia qu'elle estoit aussi très-bien en la compagnie du Roy, et pareillement que la demoiselle de Villequier.

Anne de Bretagne n'aurait pas soumis ses suivantes à des exigences de ce genre. Auprès d'elle, comme auprès de la reine Claude de France, l'honneur de ces enfants était sauvegardé. Mais il fallait déjà chez ces deux princesses une grande fermeté dans la discipline, et une véritable austérité dans la dévotion, pour faire vivre à travers des fêtes continuelles et tous les hasards de la galanterie les plus belles filles du royaume au milieu des jeunes chevaliers qui revenaient de leurs campagnes avec l'habitude des mœurs brutales, le goût des jeux grossiers et bruyants, l'impatience des plaisirs, la séduction de la gloire, et les récits de coups de lance donnés et reçus. Peut-être est-ce pour diminuer les dangers que pouvaient courir les filles nobles de la suite des princesses, que la cour conservait une bizarre institution sous le même toit que les pieuses Anne de Bretagne et Claude de France. Il y avait à la cour des filles soumises à une autre discipline que la leur ; elles étaient sous les ordres de la dame des filles suivant la cour[6]. Le Roi payait les dépenses qu'il leur convient faire à suivre ordinairement la cour. Cette dame menait les femmes et filles de sa vacation présenter, le 1er mai, un bouquet au Roi ; elle recevait de lui des étrennes le 1er janvier, ainsi qu'il est accoustumé de faire de tout temps. Avec les comptes de cette institution administrative, soigneusement tenus et conservés, on pourrait reconstituer la succession de ces dames, des filles suivant la cour. Cécile Viefville remplaça Olive Sainte sous le règne de François Ier ; Jehanne Lignière exerçait son autorité sous François II. Les plus anciennes des dépenses de cette catégorie semblent remonter au règne de Louis XI ; on n'en voit plus après celui de François II. Catherine de Médicis aura trouvé que cette invention de mademoiselle de Villequier était dangereuse pour sa politique ; elle n'éprouvait pas les scrupules de Claude de France pour le salut des jeunes filles qui la servaient, et préférait fortifier son pouvoir de ces ressources de la galanterie qu'on n'avait pas su utiliser avant elle.

Elle n'eut pas de peine à rassembler, à choisir ces instruments nouveaux de sa domination. La vie était si précaire, les femmes sans défenseurs étaient tellement exposées au brigandage, que toutes les mères étaient heureuses d'envoyer leurs filles sous la protection de la Reine mère. L'existence des femmes s'écoulait dans des appréhensions continuelles ; la condition la plus humble n'affranchissait pas du danger : En iceluy temps un pelletier nommé Jean Pinte mourut, et le lendemain matin, ainsy que Jean Pinte fut mis en terre, sa femme qui estoit jeune femme de trente et quatre ans ou environ épousa ce propre jour un nommé Villeret pelletier, de l'aige de vingt ans ; car en ce temps, par tout le pays du duc de Bourgogne, sytost qu'il advenoit que aulcun marchand, laboureur et aulcunes fois bourgeois d'une bonne ville ou officier trespassoit, s'il estoit riche ou s'il délaissoit femme riche, le duc Philippe, son fils, ou aultres de leurs gens vouloient marier lesdites veuves à leurs archiers ou serviteurs[7]. Les femmes nobles étaient exposées à de semblables affronts. Louis de la Viefville, seigneur de Sains, enleva une demoiselle qui avait eu l'imprudence de sortir un instant hors des murs de son château en pleins champs, très belle, laquelle estoit noble femme[8] ; il l'emmena chez lui, et devant sa femme alloit... avec ladite fille, et il la faisoit seoir à sa table, et lui au milieu d'elles d'eux, bien que sa femme fût belle, bonne et preude femme. Quand le duc de Bourgogne voulut poursuivre ce rapt, la dame de la Viefville par plusieurs fois et par plusieurs jours se jetoit à genoulx devant la fille et lui prioit qu'elle ne se voulust plaindre de violence. Tant elle fit par doulces et humbles prières, avec mille florins d'or qu'elle lui fit avoir, que laditte fille ne se plaignit pas. Souvent l'enlèvement n'avait pour motif que le désir d'assurer par un bon mariage à sa famille les richesses d'une héritière : Jean d'Escars de la Vauguyon contraignit une enfant dont il était le tuteur à épouser son fils, le prince de Carency. Cette orpheline était l'héritière des grands biens de la famille de Caumont la Force ; l'aîné des Caumont la Force était venu, au commencement du siège d'Orléans, se plaindre au duc de Guise des exactions de Montluc en Guyenne. Rudement éconduit par le duc, il avait été frappé sur la tête de plusieurs coups d'épée par les amis de Montluc, et était mort au bout de quelques jours[9] ; son frère, qui était dans les ordres, recueillit sa succession, prit des dispenses et épousa Marguerite de Lustrac, la veuve du maréchal de Saint-André ; il mourut jeune. Sa fille, Anne de Caumont, mariée de force par son tuteur, malgré ses larmes, ne put trouver de protection qu'en faisant promettre sa main au fils du maréchal de Biron ; c'était en 1586, à la fin du règne de Henri III. Biron provoqua en duel le prince de Carency, et le tua ; mais la Vauguyon garda chez lui la veuve avec la jouissance de ses biens. Cette proie attira de nouvelles convoitises : le duc de Mayenne, frère du duc Henri de Guise, et fils du grand. Balafré, employa son armée de Guyenne à enlever la veuve de douze ans qu'il voulait marier à son fils. Ces romanesques aventures ne se terminèrent qu !après la paix, sous le règne de Henri IV, par un mariage de la jeune fille avec François de Longueville.

Les femmes étaient donc forcées de chercher une protection et de la payer du sacrifice de leur liberté : elles se soumettaient avec résignation, pour éviter de pires malheurs, à tous les caprices de la maîtresse choisie par leurs parents. Celles qui entraient au service des princesses n'étaient pas moins maltraitées que celles qui restaient comme suivantes chez les femmes des principaux seigneurs. Leur condition était si humble que la jeune Françoise de Rohan, cousine de Jeanne d'Albret, élevée près d'elle, lui disait[10] avec une grâce timide, en la quittant, lorsqu'elle était encore enfant :

Plus j'ay de toi souvent esté battue,

Plus mon amour s'efforce et s'évertue

De regretter ceste main qui me bat ;

Car ce mal-là m'estoit plaisant esbat.

Or, adieu donc la main dont la rigueur

Je préférois à tout bien et honneur.

Ces châtiments étaient infligés par simple passe-temps et sans colère. Catherine de Médicis se divertissait quelquefois à les imposer à ses filles d'honneur ; elle faisoit despouiller ses dames et filles, je dis les plus belles, et puis elle les battoit du plat de la main avec de grandes claquades et plamussades assez rudes, et les filles qui avoient délinqué quelque chose avec de bonnes verges. Aucunes fois, sans les despouiller, les faisoit trousser en robe et les claquetoit et fouettoit, selon le sujet qu'elles luy donnoient, ou pour les faire rire, ou pour plorer[11]. Il est difficile d'énumérer tous les services qu'elle exigeait, et pour lesquels il falloit qu'une de ses femmes, de ses plus favorites, luy servit en cela[12]. Mais on peut rappeler que Henri III, se trouvant seul un jour avec M. de Grammont, fit appeler, pour lui parler, mademoiselle de la Mirande, une des filles d'honneur, et l'enferma avec Grammont qui l'outragea[13]. Quelquefois, le jeune Roi pénétrait avec ses gentilshommes dans la chambre des filles d'honneur : elles cherchaient à s'enfuir près de l'une des reines ; celles qui ne pouvaient s'échapper étaient battues ou piquées de la pointe des épées, ou traitées plus grossièrement encore[14].

Catherine de Medici ne dépassait pas ses droits et ne trouvait pas de résistance lorsqu'elle voulait s'assurer par les complaisances d'une de ses femmes le dévouement d'un des seigneurs de la cour ; elle était assurée que dans des âmes si complètement soumises, le besoin de la servir serait plus fort que les intérêts de la passion éveillée par elle. La jeune fille ne devait songer, dans les confidences les plus tendres, qu'à prononcer les paroles exigées par sa maîtresse ; elle restait dans sa dépendance au milieu des épanchements du cœur ; elle lui rapportait les secrets livrés dans l'exaltation de la passion ; elle quittait, elle variait ses galanteries au gré de la politique ou des curiosités de Catherine. Chacune d'elles pouvait dire en tremblant, comme sa propre fille Marguerite de Valois : Je ne lui osois parler, mais quand elle me regardoit, je transissois de peur d'avoir fait quelque chose qui lui déplût[15]. A son château de Chenonceaux, le 15 mai 1577, Catherine réunit toute la cour en un banquet, au milieu de la grande galerie qui couvre le Cher, et dans ce repas, les dames les plus belles et honnestes de la cour, estant à moitié nues, et ayant leurs cheveux espars, furent emploiées à faire le service[16]. Quelques jours plus tard, au château de Plessis-lès-Tours, elle les fit revêtir de costumes d'homme, en soie verte[17].

En dehors de ces rares excentricités, Catherine se plaisait à couvrir ses suivantes de costumes somptueux. Pour les huit demoiselles d'honneur qui accompagnèrent en Espagne sa fille Elisabeth, on acheta huit haquenées enharnachées de veloux violet avec des franges d'or, huit manteaux avec les devantiers de drap violet, huit chappeaux de veloux violet avec une tresse d'or autour et des plumes violettes accoustrées d'or. Pour leurs femmes de chambre, quatre hacquenées enharnachées de veloux noir, quatre manteaux avec les devantiers de drap noir bandés de veloux noir, et des chappeaux de veloux noir[18]. Ces femmes de chambre si richement vêtues couchaient deux ensemble sur des paillasses sans draps ; les filles d'honneur avaient des lits avec des pavillons de damas violet, frangés de soie violette, mais elles étaient deux également dans chaque lit, et n'avaient pour tout mobilier que chacune un coffre de bahut[19].

Malgré les robes de velours, il n'y avait dans cette vie en commun des filles d'honneur ni luxe, ni bien-être. Mêlées aux joies bruyantes et aux plaisanteries soldatesques de la jeune noblesse, elles perdaient promptement les timidités pudiques et devenaient aptes au rôle que leur assignait Catherine ; elles s'habituaient à faire la guerre selon la coustume aux nouveaux mariés[20], ou à s'asseoir à des banquets comme celui que donna un jour le cardinal de Lorraine, où l'on n'eut à boire que dans une coupe sur laquelle étaient ciselées des figures indécentes. Il falloit qu'elles beussent là, ou bien qu'elles esclatassent de soif ; les unes disoient : Voilà de belles grotesques ; les aultres : Voilà de plaisantes mommeries[21].

Ainsi formées à l'obéissance et dépouillées des scrupules, les filles d'honneur ne pouvaient qu'envier la fortune de celles que Catherine désignait pour devenir les favorites des principaux personnages.

Le roi de Navarre avait été l'un des premiers enlacé dans les liens de la Reine mère par les soins de la belle Rouhet.

Louise de Rouhet[22] avait acquis un empire absolu sur l'esprit indécis et faible du roi de Navarre ; c'est par ses artifices que ce prince, après ses velléités d'indépendance, était sans cesse ramené sous la main de Catherine. Louise de Rouhet se berçait de l'espoir que le mariage avec Jeanne d'Albret serait annulé, et qu'elle deviendrait elle-même reine de Navarre. En attendant ces hautes destinées, elle mit au monde un enfant que l'on nomma Charles de Bourbon ; puis elle vit la mort du roi de Navarre. Pour la récompenser du rôle qu'elle avait joué près de lui, Catherine la maria à un maître d'hôtel qui avait la surveillance des cuisines royales, Robert de Combault, seigneur de Vitry-le-François ; elle en eut deux filles. Quant au petit Charles de Bourbon, son premier enfant, il fut recueilli et élevé par Jeanne d'Albret. La seule vengeance que voulut tirer l'épouse outragée fut de ne pas convertir cet enfant à la Réforme ; elle le laissa catholique : bien plus, quand elle le vit âgé de huit ans, elle obtint de Charles IX l'évêché de Comminges pour ce bâtard[23], qui devint plus tard archevêque de Rouen.

Isabelle de Limeuil fut chargée par Catherine de s'emparer du prince de Condé aussitôt après la paix qui termina la première guerre de religion. Isabelle était née sur les bords de la Dordogne ; elle était de la maison de la Tour d'Auvergne, et parente de la mère de Catherine. Elle était remarquablement belle, sûre du pouvoir de ses charmes, fière et très-spirituelle. Elle parlait et écrivait avec grâce. Dans les premiers temps qu'elle était près de la Reine, elle fit une satire en vers, sans méchanceté, contre les principales femmes de la cour ; sa maîtresse réprima cette disposition à la raillerie, et asseurez-vous qu'elle la repassa par le foüet à bon escient, avec deux de ses compagnes qui en estoient de consente, et sans qu'elle avoit cet honneur de lui appartenir, elle l'eust chastiée ignominieusement[24]. Cette belle fille, qui causait avec esprit, était courtisée par les plus grands personnages. Au siège de Rouen, ainsi que la royne alloit au fort de Sainte-Catherine accompagnée de ses filles, M. le connestable lui ayant dit un mot et pris congé d'elle, vint à rencontrer mademoiselle de Limeuil, l'une des belles et spirituelles filles de la cour, et qui disoit aussy bien le mot, et vint tout à cheval la saluer et pour causer avec elle ; elle estoit altière quand elle vouloit, et commença à rabrouer fort et le renvoyer[25]. Mais elle passait pour ne pas montrer toujours autant de fierté, et pour s'être laissé aimer par Robertet du Fresne, secrétaire d'État. Un rôle plus considérable lui fut assigné par la Reine. Ce n'était pas une tâche facile que de fixer le cœur de l'inconstant Condé. Il venait de perdre sa femme, et se trouvait en commerce de galanterie avec Marguerite de Lustrac, la veuve du maréchal de Saint-André, qui voulait se faire épouser par lui et qui, pour se le mieux attacher, lui donna, selon la coutume de l'époque, le château de Valéry avec des meubles pour une valeur plus considérable que celle de la terre. Condé accepta le cadeau. Le château est resté dans sa famille[26]. Mais Isabelle de Limeuil lui fit un don qu'il trouva sans doute plus précieux : n'ayant point assez de biens pour égaler la libéralité de sa rivale, il luy prit envie de la surpasser. La grossesse qui suivit de bien près sa faute la rendit publique[27]. Un matin, tandis qu'elle aidait la Reine à sa toilette, elle se sentit prise de douleurs, n'eut que le temps de se réfugier dans la garde-robe, et donna le jour à un jeune prince. Le scandale de cette naissance sous les yeux de Catherine obligea à enfermer Isabelle dans un couvent[28]. Condé lui écrivit dans cette prison : Hélas ! mon cœur, que vous puis-je dire aultre chose, synon que suys plus mort que vif, voiant que suys privé de vous servir ? Croiez pour certain que je ne vous aymai jamais tant, vous baysant les pieds et mains en attendant myeux ; mais je pence quant vous verrai que d'aise je perdrai la parolle, car je désire autant ou plus cela que mon salut[29].

Condé l'enleva de son couvent[30], puis devint infidèle, puis lui reprocha son ancienne intimité avec Robertet, le secrétaire d'État, supposa, peut-être avec raison, que ce manant était le père de l'enfant ; elle revint près de la Reine, perdit son fils au bout de deux ans[31], et finit par épouser un des marchands lucquois qui maniaient nos finances autour de Catherine, Scipion Sardini. Sardini devait être vieux ; on le voit en 1549 vendre les étoffes de fil d'or et d'argent pour les mariages des princes, au moment de la mort de Henri II[32]. Il vivait encore en 1575, et était devenu un riche financier qui faisait attendre plusieurs mois aux ambassadeurs du roi de France le payement des mandats assignés sur sa caisse[33]. Ces traitants avaient d'ordinaire une triste fin ; on ne sait ce que devint avec cet aventurier la fière Isabelle de Limeuil.

Ces campagnes imposées à des jeunes filles étaient rarement heureuses. Des accidents et des revers semblables à ceux d'Isabelle de Limeuil arrivèrent à Françoise de Rohan[34], celle qui était si glorieuse d'être souffletée par la main de Jeanne d'Albret. Elle était devenue fille d'honneur de Catherine, et avait reçu la mission de conserver à la Reine le dévouement du beau duc de Nemours. Nemours s'était depuis longtemps déclaré le chevalier de la duchesse de Guise. Dès 1549, il portait ses couleurs jaune et noir, au tournoi dans lequel succomba Henri II. Si la duchesse oublia ses devoirs en faveur d'un prince qui était le plus accompli cavalier de l'époque, qui descendait au galop sur son cheval le Real les degrés de la sainte Chapelle, et dont l'esprit, la gentillesse et la galanterie ont été si célébrés[35], ou si elle sut conserver la fidélité de Nemours en lui refusant toutes les faveurs qui auraient pu être un outrage pour le conquérant de Calais, c'est ce qu'il est difficile de discerner exactement. Lorsque Catherine voulut gagner ce prince de la maison de Savoie, qu'elle savait aimé des gens de guerre et plein d'autorité sur la cavalerie d'ordonnance, elle dut supposer que la duchesse de Guise refusait les sacrifices nécessaires pour le défendre contre les filles d'honneur. La douce Françoise de Rohan elle-même ne se rendit que sur une promesse écrite de mariage ; elle échangea son anneau avec le duc de Nemours[36], devint enceinte, apprit que, depuis la mort du duc de Guise, madame de Guise, après avoir gardé les bienséances, vouloit épouser M. de Nemours[37]. La malheureuse Françoise produisit sa promesse signée, plaida. Personne des intéressés ne faisoit là un beau personnage ; madame de Guise vouloit enlever M. de Nemours à sa parole, de haute lutte. M. de Nemours convenoit de l'avoir donnée, il n'osoit y manquer, et pourtant ne la vouloit point tenir. La bonne Françoise de Rohan demeuroit abusée, et, en attendant ce qui arriveroit de son mariage, faisoit de sa turpitude la principale pièce de son sac[38]. Les frères du duc de Guise, quand ils poussaient leur belle-sœur à épouser le duc de Nemours afin de s'en faire un allié contre leurs ennemis, n'avaient pas un rôle beaucoup plus honorable. Le Pape dut intervenir pour annuler la promesse de mariage, et, après trois ou quatre années d'incertitudes, le cardinal de Lorraine maria en 1566 devant toute la cour, à Saint-Maur, sa belle-sœur et le duc de Nemours. Françoise essaya de troubler la cérémonie en faisant lire une protestation par un de ses gentilshommes : la Reine fit enfermer celui-ci, et la jeune fille alla élever son poupon dans l'obscurité. Elle n'y put tenir, vint s'humilier près de son ancienne rivale, essaya de faire pitié à madame de Nemours[39], se fit protéger par elle près de Henri III, et obtint en 1576 le titre de duchesse de Loudunois, ce qui lui laissa ses entrées à la cour, où elle mena son fils qu'elle fit appeler le prince de Genevois.

Une autre des filles d'honneur, Renée de Rieux-Chasteauneuf, eut une fortune plus haute et des aventures plus romanesques. La faveur de Catherine l'introduisit comme associée intime dans le projet le plus cher de sa vie, lui fit partager ses tendresses, ses ambitions, son âme tout entière. Ce n'était pas assez pour Catherine que de compter sur le dévouement mercenaire et changeant de quelques soldats et de quelques jeunes filles. Elle rêvait d'avoir à elle seule un général, un héros, un maître. Et comme si le besoin d'aimer était un instinct tellement supérieur à la science et à l'expérience, que les plus forts génies et les esprits les plus corrompus doivent sentir sa domination, Catherine arrivée à l'apogée de sa puissance, redoutée de l'Europe, experte dans l'art de tromper, pleine de mépris pour les surprises du cœur et les témérités des âmes loyales, se préparait avec un amour infini son prince accompli selon les maximes florentines, son troisième fils, Henri de Valois, duc d'Anjou. L'enfant grandissait au milieu des filles d'honneur ; mademoiselle de Chasteauneuf avait été chargée plus spécialement de lui, afin qu'aucune de ses pensées ne cessât jamais d'être réglée par Catherine, et que pas un acte de sa vie pût être un secret pour sa mère.

 

 

 



[1] MONTLUC.

[2] BRANTÔME, Grands Capitaines, t. I, p. 645.

[3] Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé.

[4] Archives nat., KK., 80 et 81. Comptes de la reine Marguerite, 1484-1489. Ces jeunes filles étaient Anne et Catherine de Brézé Antoinette et Gabrielle de Bussières, Isabeau de Montalembert et Jehanne de Berthaune.

[5] DUCLERCQ, Mémoires, édit. Petitot, p. 45.

[6] DUCANGE, verbo meretricalis : A Olive Sainte, dame des filles de joye suivant la cour du Roi, 90 livres par lettres données à Watteville, le 12 may 1535, pour lui aider et auxdites filles à vivre et supporter les dépenses qu'il leur convient faire à suivre ordinairement la cour. — En 1538 : A Cécile Viefville, dame des filles de joye suivant la cour, 90 livres, par lettres du 6 janvier 1538, tant pour elle que pour les autres femmes de la vacation à départir entre elles pour leur droit du premier jour de may dernier passé, qui étoit dû à cause du bouquet qu'elles présentèrent au Roy ledit jour, que pour leurs estraines du 1er janvier, ainsi qu'il est accoustumé de faire de tout temps. Mêmes dons en 1540 et 1546. Voir encore Arch. nat., KK. 62, comptes de la Chambre aux deniers, 4 mai 1470 : Baillé par Guillaume Graffort, archier de la garde, pour donner aux fillettes de joye suivant sa court, pour leur may, dix escuts. Même don en 1503. Ibid., KK. 127, fol. 2046, année 1560 : A Jehanne Lignière, dame des filles de joye suivant la court, la somme de 40 livres pour leurs estrenues du premier jour de may. D'autres pièces du même genre sont publiées par JAL, Dictionnaire historique.

[7] DUCLERCQ, Mémoires, p. 52.

[8] DUCLERCQ, Mémoires, p. 101.

[9] BRANTÔME, Hommes illustres.

[10] Les Adieux des dames de chez la royne de Navarre à madame la princesse de Navarre, recueil de vers dont plusieurs pièces sont publiées par Martha FREER, Life of Jeanne d'Albret, t. I, p. 19.

[11] BRANTÔME, les Dames galantes, discours II.

[12] BRANTÔME, les Dames galantes, discours II.

[13] Bibl. nat., Ms. Dupuy, vol. XL, cité par Martha FREER, Henry III king of France.

[14] Martha FREER, t. II, p. 148 ; BRANTÔME.

[15] Marguerite DE VALOIS, Mémoires.

[16] L'ESTOILE, t. I, p. 86.

[17] J. QUICHERAT, Histoire du costume en France.

[18] GUISE, Mémoires-journaux, p. 446.

[19] GUISE, Mémoires-journaux, p. 446.

[20] BRANTÔME (les Dames galantes) cite un grand nombre d'anecdotes sur les plaisanteries qu'on faisait toujours aux nouveaux mariés (discours VII), et sur les spectateurs cachés à la mode accoustumée. Cet usage durait encore sous le règne de Louis XIV : Le Roi me dit, malgré cette gravité qui ne le quittoit jamais, qu'il avoit su que... (SAINT-SIMON, t. I, p. 157.)

[21] BRANTÔME, les Dames galantes, discours I.

[22] Fille de Louis de la Béraudière, seigneur de l'Isle Rouhet, en Poitou, et de Madeleine du Fou du Vigean.

[23] Martha FREER, t. II, p. 86. Cet enfant fut évêque de Lectoure en 1590, archevêque de Rouen en 1594 ; il fut ordonné prêtre en 1597.

[24] BRANTÔME, Dames galantes, disc. VII.

[25] BRANTÔME, Hommes illustres, M. le Connectable, t. I, p. 315.

[26] Il fut vendu au dix-huitième siècle par mademoiselle de Sens. Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale, t. I, p. 267 et notes. Valéry est dans le département de l'Yonne, canton de Chéroy.

[27] VARILLAS, t. I, p. 441.

[28] Voir Information contre Isabelle de Limeuil, mai-août 1544, documents publiés par Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale.

[29] Lettres publiées dans l'Histoire des princes de Condé.

[30] Voir lettre de Smith, ambassadeur d'Angleterre, citée par H. DE LA FERRIÈRE, Arch. miss. scient., 1874, p. 64.

[31] Lyon, en 1564. Voir CASTELNAU et Remarques sur la confession de Sancy, édit. de 1720, p. 224 et suiv.

[32] Les quittances sont à la Bibl. nat., Portefeuille Fontanieu, vol. 298.

[33] Voir Lettres de LA MOTHE-FÉNELON, à la Reine, 6 mai 1575 : A ce prochain mois de juing, il y aura ung an que je n'ay receu un seul denier de toutes les assignations qu'on m'a baillées, à cause que le seigneur Sardini a faict le long et difficile d'acquitter celles que M. le Trésorier de l'Espargne m'a voit adressées sur luy dès l'année passée. A Brulard : Je fay aussi à Leurs Majestés ung article du tort que le sieur Scipion Sardini me faict touchant les assignations que M. le Trésorier de l'Espargne m'a baillées sur luy. 26 juin, à Brulard : Mes assignations desquelles le sieur Sardini me faict grand tort.

[34] Son père, René de Rohan, était le second fils du maréchal de Gié. Sa mère était Isabelle de Navarre, sœur du père de Jeanne d'Albret.

[35] SAINT-SIMON, t. I, p. 361.

[36] Martha FREER, t. II, p. 28.

[37] SAINT-SIMON, t. I, p. 361.

[38] SAINT-SIMON, t. I, p. 361.

[39] SAINT-SIMON, t. I, p. 361.