LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME PREMIER

XII. — L'AFFAIRE DE VASSY.

 

 

1562.

 

Il semble que la réforme, telle que la concevaient les premiers protestants, n'était pas un progrès dans l'évolution de la pensée chrétienne : la doctrine catholique n'est nullement incompatible avec l'idée de progrès ; elle comporte les réformes dans la discipline, la promulgation de dogmes nouveaux, la domination de l'Église vivante sur le texte froid. L'Église explique et développe l'Écriture ; elle est affranchie par l'inspiration ; elle traduit la lettre. Quand ils donnaient l'Écriture pour règle unique au chrétien, les premiers réformateurs s'asservissaient à des formules, liaient l'esprit humain à un livre, soumettaient la foi à un fait matériel. En même temps, ils se trouvaient presque forcément enfermés dans l'Ancien Testament. Le Nouveau, en effet, est déjà l'Église ; il a été ignoré au moins de la première génération des disciples de Jésus ; le Symbole des apôtres, à moins qu'on en conteste l'authenticité, doit être reconnu comme antérieur de plusieurs années au plus ancien de nos Évangiles. Le Nouveau Testament est plus récent que les pouvoirs de l'Église, pouvoirs contre lesquels les protestants se mettaient en lutte. En outre, le Nouveau Testament se prête peu à l'exaltation des esprits ; même en torturant le texte des Évangiles avec la perversité la plus ingénieuse, on ne saurait le faire paraître favorable aux passions violentes. La Bible, au contraire, raconte l'histoire d'une race qui s'est crue l'instrument de la vengeance de Dieu. Les récits de meurtres et de persécutions dans lesquels elle se complaît en faisaient le livre de tous les opprimés, qui confondaient leurs projets de vengeance avec les émotions de la piété, et haïssaient leurs adversaires comme les ennemis de la vraie foi. Malgré Calvin, le Vieux Testament fut le livre favori des calvinistes ; le repos du dimanche rappela celui du sabbat, et devint le principal dogme : le Livre des Juges, le Livre des Rois, préparèrent les adeptes à combattre pour leur foi, et mirent sous leurs yeux les récits du général révolté, qui faisait lécher aux chiens le sang de sa . reine ; de la femme qui, violant l'hospitalité arabe, enfonçait un clou .dans le front du fugitif reçu sous sa tente ; d'Ehud poignardant Eglon ; de la colère de Dieu contre Achab, pour avoir épargné Benadad, et contre Saül, pour n'avoir pas tué Agag ; du prophète Samuel, hachant membre à membre le roi captif ; de Salomon, égorgeant son frère Adonias ; de Jonathas, mis à mort pour avoir goûté du miel au bout de sa baguette, gustans gustavi paululum mellis et ecce morior. Les théologiens calvinistes avaient lu les Évangiles, mais leur langage n'en est pas inspiré ; ils font vivre leurs frères au milieu d'images cruelles, dans un monde surnaturel ; ils luttent contre Babylone, contre Chemosh, contre Astarté. Jésus est mort ; on croirait que l'Ancien Testament est seul vivant. Condé n'est plus pour eux un prince du sang qui favorise les élus, est prêt à devenir leur chef, à se faire tuer pour eux tout en se plaisant à la cour, en se livrant aux joies profanes, aux rires, aux galanteries ; c'est Jéhu qui a le mérite d'être le fléau de la maison d'Achab, mais qui ne s'est pas consacré tout entier à la loi, et qui tolère, qui pratique l'impureté. S'ils ne sont pas, comme les puritains d'Ecosse ou les côtes de fer de Cromwell, voués à l'hypocrisie, et semblables au pharisiens qui portaient de larges phylactères et reprochaient à Jésus de boire du vin, ils diffèrent bien davantage de nos protestants contemporains dont les esprits sont ouverts à toutes les idées larges, qui comprennent la liberté de la conscience et discutent les textes sacrés.

Calvin est aussi intolérant que Henri VIII. Clément Marot, chassé de France par les catholiques, ne peut pas davantage rester à Genève ; il est forcé de se réfugier en Italie ; le huguenot Henri Estienne trouve encore plus de paix pour ses presses à Paris qu'à Genève. L’Apologie pour Hérodote avait révolté la piété des ministres protestants ; les Dialogues du nouveau langage français italianisé furent saisis par leurs ordres ; l'auteur fut cité devant les magistrats et accusé de n'avoir pas publié son manuscrit tel qu'il l'avait présenté à la censure ; c'est à Paris qu'il dut chercher un refuge. Quand il put rentrer à Genève, Henri Estienne dut soumettre, feuille à feuille, à un ministre, son traité de droit, Juris civilis fontes et rivi ; il ne se crut pas contraint à cette formalité pour la publication des Fastes consulaires, de Sigonius, et le livre fut saisi et brûlé[1]. A Genève, à partir de 1560, le crime d'adultère fut puni de mort. Les polémiques se terminèrent par un appel au bras séculier. Spifame, évêque de Nevers, converti au calvinisme, fut mis à mort, à Genève, par ses nouveaux coreligionnaires. Calvin dénonça au saint Office Michel Servet, qu'il savait caché en France, et qu'il regardait comme criminel pour avoir combattu ses doctrines, en même temps que celles de l'Église catholique, dans son livre Christianismi restitutio ; Servet, ignorant quel était son délateur et traqué par l'inquisition, vint naïvement chercher refuge à Genève. Calvin le fit arrêter ; il s'était procuré, avec cet acharnement du pédant réfuté, le seul exemplaire du livre de Servet qui eût échappé au bûcher ; l'exemplaire unique fut soumis au consistoire : Servet fut condamné ; il fut brûlé vif en même temps que le livre. Le livre glissa sur les fagots, tomba à terre, fut ramassé par un adepte qui le porta à Paris : il y est encore. On le voit à la Bibliothèque nationale, froissé, les pages à demi brûlées. Dans ce livre, on a découvert que Servet avait compris et expliqué le premier la circulation du sang[2]. Ce crime fut approuvé par les disciples de Calvin, par celui qu'on nommait le doux Mélanchton, et par le courtisan de Catherine, Théodore de Bèze. Mélanchton[3] écrivit à Calvin : L'Église te rend et te rendra grâces dans la postérité : vos magistrats ont agi avec justice en mettant à mort ce blasphémateur. Théodore de Bèze publia un traité pour démontrer que les hérétiques devaient être punis par le fer, De hereticis gladio puniendis. Mélanchton apporta autant de passion dans sa polémique contre Copernic[4] et ses théories astronomiques, que plus tard le saint Office mettra de dureté à poursuivre Galilée pour le même crime[5].

Mais déjà, à vivre dans les rêveries bibliques, les esprits s'étaient emportés vers une direction où ils devaient rencontrer de dangereux ennemis. Au milieu des révolutions, la vie est précipitée ; l'expérience de plusieurs années s'amasse en quelques heures ; les vieilles méthodes de la pensée sont violemment rejetées, les nouveautés qui inspiraient le plus de répugnance ou de terreur deviennent en quelques jours familières, puis tolérables, enfin séduisantes. Les réformés commençaient à dire que les rois ne pourroient avoir aucune puissance que celle qui plairoit au peuple ; autres preschoient que la noblesse n'estoit rien plus qu'eux[6]. On prétendait même qu'ils parlaient de Charles IX avec dédain : Celuy-là est un petit royaut ; nous lui donnerons des verges et lui donnerons mestier pour lui faire apprendre à gaigner sa vie comme les autres[7]. Parmi les saints se glissaient les forcenés : déjà l'on avait vu les anabaptistes, qui voulaient que tous les hommes fussent frères, saccager les châteaux, au nom de cette fraternité, emporter les dépouilles et égorger les prisonniers.

Pendant que les dangers étaient ainsi menaçants et les passions animées, pendant que les triumvirs l'appelaient pour sauver l'Église, le duc de Guise semblait hésiter, soit répugnance contre la persécution, soit défiance de ses alliés, soit même vacillation dans les convictions religieuses ; c'était l'heure où la reine Catherine ignorait encore si elle entendrait la messe en latin ou les psaumes en français, où la reine Elisabeth, protectrice de la foi protestante, cherchait à interdire le mariage des prêtres, et allumait en secret des cierges devant un crucifix[8], où les Montmorencys restaient indécis entre le catholicisme de leur père et la foi nouvelle des Châtillons. François de Guise choisissait ce moment pour reprendre avec les princes allemands les négociations que son frère avait commencées au moment du colloque de Poissy. Peut-être voulait-il simplement s'assurer la* neutralité de ces chefs luthériens, les empêcher d'aider les calvinistes de France dans le cas où la guerre civile deviendrait inévitable, et feindre près d'eux une indépendance religieuse qu'il ne possédait pas. Il se rendit le 14 février 1562 avec les deux cardinaux et le grand prieur, ses frères, et avec son fils aîné Henri, prince de Joinville, au château de Saverne, près du duc Christophe de Wurtemberg, le plus honnête et le plus populaire des chefs luthériens[9]. Le cardinal de Lorraine essaya d'exciter le fanatisme luthérien contre les calvinistes. La dialectique subtile fit une certaine impression sur les théologiens du duc Christophe[10]. Persécuter les doctrines de Genève, s'appuyer à la fois sur le Pape qu'on avait défendu contre l'Espagne, et sur les luthériens d'Allemagne qu'on cherchait à rallier : mettre la France à la tête de cette coalition des extrêmes du catholicisme et de la réforme pour combattre à la fois Philippe II et Calvin, ce n'aurait pas été une idée sans audace. En se déclarant plus catholiques que Philippe II et plus protestants que Coligny, en méditant une guerre à la fois contre l'Espagne et contre les réformés français, de manière à maintenir la France dans l'orthodoxie, tout en excluant du parti catholique la cour de l'Escurial qui semblait avoir confondu ses intérêts avec ceux de ce parti, les Guises pouvaient donner le branle à l'Europe et se placer à la tête de la civilisation.

Mais un tel rôle exigeait plus de souplesse que de bonne foi. Il allait tromper ou Philipe II, ou le duc Christophe, et garder des relations avec les deux : déjà, à Saverne, les Guises durent faire au duc de Wurtemberg des concessions sur le dogme, et lui laisser croire qu'ils introduiraient en France la confession d'Augsbourg[11]. Ils ne pouvaient d'ailleurs se soustraire à la loi qui porte nécessairement aux extrémités tous les esprits engagés dans une lutte : quelle que fût leur sincérité au moment de l'entrevue de Saverne, ils ne pouvaient qu'être emportés dans les rangs des plus ardents de l'un des partis dès qu'ils commenceraient à frapper ou à être combattus.

De cette entrevue ne résulta aucun bien ni pour la religion, ni pour la France ; elle décèle ou une tentative pour tromper le duc Christophe et isoler par fraude les réformés français au milieu des églises protestantes, ou un aveu du manque de conviction religieuse au moment où vont commencer des guerres de religion. Les indécisions d'un homme d'État ne sont pas à blâmer ; le mal n'est pas de manquer de foi, il est de diriger des persécutions pour soutenir une foi qu'on ne possède pas. Pour qui prétendait s'établir le chef des catholiques de France et des Îles Britanniques, il y avait peu de dignité dans ces caresses prodiguées au prince que les luthériens regardaient comme leur patriarche. On n'a plue le droit de combattre avec violence ses adversaires, quand on vient de témoigner pour leurs doctrines de l'indulgence ou de l'indifférence.

Ces semblants de pacte avec l'hérésie furent subitement troublés par un coup sanglant, qui trancha toutes les tergiversations, et mit dehors toutes les colères.

Parmi les divers événements qui pouvaient amener une rixe, le hasard voulut que l'accident inévitable se présentât précisément sur le chemin du duc de Guise, de telle sorte qu'au moment où il sortait de ses pourparlers avec les luthériens, il se trouvait porté en un seul jour à la tête des catholiques. Les conférences de Saverne s'étaient terminées le 18 février. Le duc de Guise revenait à Paris, où l'appelaient les triumvirs qu'il y avait laissés. Le 1er mars, il devait dîner vers midi à Vassy ; les officiers qui alloient devant trouvèrent que les protestants y faisoient leur presche en une grange près de l'église, et y pouvoit avoir six ou sept cents personnes de toutes sortes d'âge. Lors, comme souvent m'a dit le duc de Guise, aucuns de ses officiers et aultres qui estoient allés devant, curieux de voir telle assemblée et nouvelle forme de prescher, sans aultre dessein, s'approchèrent jusqu'à la porte du lieu, où il s'esmeut quelque noise avec parolles d'une part et d'aultre[12]. Il est possible qu'irrités de ces regards curieux et malveillants, inquiets de voir ces étrangers armés qui s'amassaient devant leur porte, les bourgeois de Vassy et les paysans des villages voisins, réunis dans la grange, aient voulu les écarter, et aient jeté des pierres aux gens de cuisine, et les appelèrent papistes et idolastres[13]. On peut croire aussi que les religieux de Vassy, blessés depuis plusieurs jours par ces cérémonies, ont excité le zèle des laquais et de la populace, qui se sentaient soutenus par la garnison et par l'escorte du duc[14]. Il est certain que les pages et laquays, en jurant la Mort-Dieu, disoient : Ne nous baillera-t-on pas le pillage ?[15] L'écuyer La Brosse eut le tort de ne pas réprimer ces propos de valets. Il est difficile d'admettre que les paysans, qui n'avaient pas d'armes et se trouvaient entassés dans une grange avec leurs femmes et leurs enfants, aient commencé la lutte. Cependant, ils ont bien pu penser que Dieu combattrait pour eux, comme avec Samson contre les Philistins, et qu'il détruirait leurs ennemis, ainsi qu'autrefois l'armée de Sennachérib. Ils lancèrent dehors tout ce qui se trouva sous leur main. Quand le duc survint pour rétablir l'ordre, il fut atteint, en approchant de la porte, d'une pierre à la tête. Cette blessure l'irrita ; il laissa les trompettes sonner la charge, et deux compagnies d'ordonnance s'avancer avec les laquais à l'attaque de la grange[16]. Les protestants furent chassés, et, en sortant, ils furent obligés de passer par deux rangs, tant de gens d'armes que des aultres de sa suite, et en passant, chacun d'eulx frappoit à grands coups d'espée et de coultelas. Ceux qui montoient sur les toits estoient tirés à coups de hacquebutes[17]. On raconta même que les moines en désignaient du doigt sur le toit aux arquebusiers[18]. Il dut y avoir une soixantaine de tués et à peu près le double de blessés[19]. Parmi les tués, il n'y eut guère que quatre ou cinq femmes, et encore on les mit à mort moins par zèle religieux que par désir de leur enlever leurs ornements d'argent : luy ostèrent son demi-cein et agrappes d'argent ; c'était plutôt un sac qu'un massacre. Les morts furent surtout des marchands ou de petits bourgeois, tandis que les simples paysans s'échappèrent. Le tronc des pauvres fut forcé, et l'on enleva les douze livres tournois qu'il contenait[20]. Le duc ne vit d'abord dans cet acte de brigandage qu'une querelle entre laquais et paysans, et se contenta d'envoyer la Bible saisie sur la chaire à son frère le cardinal de Guise, qui semblait attristé et restait ce appuyé sur les murailles du cimetière, regardant vers ladite grange[21]. Il répondit en prenant le livre : Il n'y a point de mal en cecy ; car c'est la Bible et la sainte Escripture. La duchesse, qui était enceinte et ne fut prévenue qu'assez tard, envoya supplier son mari de faire retirer ses gens. On aime à voir cette parole de pitié, la seule de la journée, dans la bouche de la petite-fille de Louis XII. Déjà à Amboise, elle n'avait pu supporter le spectacle des exécutions ; à Provins, elle avait fait évader et diriger sur Bâle un religieux qui était accusé d'hérésie[22].

Mais son mari semble, au premier moment, n'avoir eu aucune conscience de l'acte ; il fut tout étonné de s'en voir attribuer l'honneur, d'être acclamé dans toutes les villes catholiques comme un sauveur, et salué comme le chef vigoureux qui venait de choisir le seul parti digne de l'Église, celui de la répression sans pitié. Trop humain pour oser se vanter d'une action aussi inutilement cruelle, et trop instruit de l'état des esprits pour ne pas supposer qu'elle serait le signal d'une guerre d'extermination, le duc fut un peu inquiet de l'attitude que prendraient à cette nouvelle Catherine, son ancienne adversaire, et le duc Christophe de Wurtemberg, son allié récent.

Catherine se crut assez forte pour interdire au duc de Guise l'entrée de Paris ; elle avait sous la main le prince de Condé, avec cinq cents cavaliers. Mais au lieu d'intimider le duc de Guise, elle ne fit que le déterminer à s'entourer de tous ses adhérents, et à se présenter avec des forces menaçantes. Le connétable et le maréchal de Saint-André vinrent au-devant de lui jusqu'à Nanteuil, le 16 mars, de bonne heure, bien accompagnés et à armes découvertes[23]. Le même jour, les triumvirs ainsi réunis, suivis de deux mille gentilshommes armés, firent leur entrée par la porte Saint-Denis, selon l'itinéraire des rois qui pénétraient dans la capitale. Le duc de Guise était devenu, en effet, le vrai roi des Parisiens. Le prévôt des marchands s'avança pour le recevoir jusqu'au rempart ; des harangueurs le saluèrent du nom de défenseur de la foi ; le peuple cria : Vive Guise ! Dans la rue Saint-Honoré, le cortège triomphal croisa l'escorte du prince de Condé, qui revenait du prêche avec ses cinq cents gentilshommes. Les deux chefs se saluèrent[24]. Ils hésitaient encore à tirer l'épée, même dans ce jour qui rendait la guerre inévitable, tant il semblait révoltant d'armer les uns contre les autres, pour de telles querelles, les défenseurs de Metz et ceux qui avaient succombé ensemble à Saint-Quentin, et ceux qui avaient escaladé Calais et Thionville.

Le duc de Guise ne partageait pas, du reste, la joie générale sur ce qu'on a nommé plus tard le malentendu de Vassy[25], et voulait s'excuser juridiquement de ces meurtres commis sous ses yeux dans une ville royale. Le mémoire qu'il publia paraît n'avoir pas été rédigé par lui ; bien que son style ait toujours été inférieur à celui des autres hommes de guerre de son temps, il était moins diffus que celui de ses secrétaires, et surtout que le langage de l'auteur de cette justification. Il y dit : J'allegueroye la modération et patience qui fut jadis en un Périclès poursuivy par un importun mesdysant ; puis il cite Miltiade, Thémistocle, injustement accusé ; aussi avons-nous en admiration un Camillus, et poursuit sur ce ton durant plusieurs pages[26]. Lorsque le duc entra dans le Parlement pour déclarer qu'il était étranger aux meurtres de Vassy, les présidents Séguier et Harlay quittèrent leurs sièges et sortirent de la salle[27]. Après quelques mots assez dédaigneux prononcés par le duc, le Parlement ordonna des poursuites contre les paysans de Vassy, coupables d'avoir attaqué à coups de pierres un duc et pair suivi de trois cents cavaliers, devant une garnison de quarante hommes d'armes.

Mais la servilité du Parlement et les acclamations de la populace parisienne ne pouvaient satisfaire le duc Christophe, qui venait d'entendre ses hôtes de Saverne lui vanter leur désir de conciliation, dix jours avant le massacre. Les premières lettres du duc de Guise au duc de Wurtemberg sont perdues : on voit par la dernière qu'il cherchait à démontrer que les catholiques étaient égorgés dans toute la France par les protestants : Je vouldrois qu'il m'eust cousté de mon sang et qu'eussiez veu la désolation de nos églises, la cruauté dont est usé contre des prestres[28]. Le cardinal de Lorraine essayait en même temps de tromper le chef luthérien par des mots d'une hypocrisie raffinée ; il demandait encore que l'on en vint à quelque bonne assemblée, saincte réunion des Églises et fructueuse réformation ; et vous supplie, Monsieur, croire que je le sens et pense ainsi, et depuis mon départ d'auprès de vous, j'en suis toujours entré en grande espérance et désir de vous y servir, et si j'en cognois quelque chemin, je m'y employerai sans y esparçner ma propre vie.

A ces propos peu sincères, à ces offres de la vie, le duc Christophe reconnaît la fourberie, il se voit pris pour dupe, il reproche sévèrement aux deux frères d'avoir répondu par des propos va{pies à ses demandes d'explications précises sur l'affaire de Vassy. Pourquoi n'ont-ils donné aucun détail au gentilhomme qu'il avait envoyé auprès d'eux, M. de Rascalon ? Il ajoute loyalement : On dit et escrit que ce a esté commis à vostre bon escient. A quoy aussy donne plus grande vigueur et corroboration ce que depuis vostre advénement en cour a esté faict à Paris. Vous scavez avec quelle asseurance vous m'avez respondu que l'on vous faisoit grand tort de ce que l'on vous vouloit imposer estre cause et autheur de la mort de tant de povres chrestiens[29]. Fermes et honnêtes paroles d'un homme médiocre, mais convaincu, qui cherche à deviner par quels secrets ressorts des gens qui se sont montrés à lui indifférents et peut-être incrédules en sont arrivés à se faire les inspirateurs d'une persécution religieuse, La barbarie de cette persécution semblait moins révolter le prince luthérien que la duplicité avec laquelle on se jouait de sa confiance, et il écrivait à Charles IX : Combien que l'édit que avez dernièrement au mois de janvier faict publier par tout vostre royaume permect que ung chascun puisse vivre selon sa conscience, toutes fois, au contraire d'iceluy, en plusieurs endroits de vostre dict royaume et mesme en vostre ville capitale de Paris, sont advenus batteries, pilleries, meurtres et aultres effusions de sang. Et à la reine Catherine qui s'était aussi présentée comme acquise à la cause de la réforme[30], il répondait : Puis doncq, madame, que j'ay entendu que demeurez permanente en la confession chrestienne de la saincte doctrine de l'Évangile, je vous prie bien humblement que vous ny monseigneur le Roy vostre fils ne veuillez autant que possible entreprendre chose dommageable contre ceux qui confessent la vraie religion chrestienne et ont abandonné les superstitions et idolastries du Pape.

Ce chef luthérien dont l'estime était briguée à la fois par Catherine et les Guises, avait compris dès le premier jour les conséquences de l'affaire de Vassy. Qu'il y ait eu dans la grange cinquante tués, ou qu'il y en ait eu deux cents comme le prétendaient les pamphlets protestants, le nombre est insignifiant, comparé à celui des malheureux qui furent torturés et égorgés dans la France entière, dès que se répandit la nouvelle de cette première exécution. En regardant ses valets arracher les anneaux d'argent aux oreilles des paysannes de Vassy, le duc de Guise ne prévoyait pas qu'il donnait le signal des guerres de rues et des assassinats. Nul n'osait commencer les meurtres : tous se trouvèrent enhardis quand l'exemple fut offert par le premier chef de guerre, par le prince le plus puissant du royaume.

A Sens, un capitaine protestant avait organisé les réformés de la ville pour qu'ils pussent se défendre : il s'absenta deux jours ; quand il rentra à Sens, il n'y avait plus de réformés, ils avaient tous été égorgés par la populace : elle se rua alors sur cet homme qui arrivait seul et sans défiance, le renversa de cheval, lui lia les jambes, le traîna dans les rues en allumant des bottes de foin sur son ventre et en criant : Gardez bien vos pourceaux, nous tenons le porcher. Lorsque le Parlement ordonna une enquête sur ces meurtres, bien fut prouvé quelles huguenots avoient les premiers provoqué les catholiques. Un jeune avocat qui avait essayé de démontrer le contraire dut se cacher pour détourner la fureur de la justice[31].

A Paris, il y eut moins de tués, mais les vols et le pillage furent autorisés en plein jour et pendant plusieurs semaines contre les nouveaux convertis : Dieu sçait que plusieurs povres crocheteurs et portefaix furent faits riches et plusieurs huguenots povres[32].

A Troyes, Robert, procureur du Roi, apprenant que son propre fils était calviniste, le pendit[33].

Dans le Midi, Montluc s'empressa de suivre l'exemple donné par son général : il se procura deux bourreaux[34], lesquels on appela depuis mes lacquais parce qu'ils estoient souvent après moy. On lui amena quatre prisonniers qu'on accusait de prêcher l'hérésie : il en poussa un lui-même par terre, dit à un de ses bourreaux : Frappe, vilain !Ma parole et son coup fut aussi tost l'un que l'autre. Je fis pendre les deux autres à un orme qui estoit tout contre. Quant au quatrième, comme il n'avait que dix-huit ans, Montluc ne voulut pas le faire mourir aussi vite, mais bien lui fis-je bailler tant de coups de fouet par les bourreaux, qu'il me fut dict qu'il estoit mort au bout de dix ou douze jours après. Il envoya une compagnie de gens de guerre à Terraube pour dépescher tous ceux qui estoient là, et après qu'ils furent morts, les jettèrent tous dans le puyts de la ville qui estoit fort profond et s'en remplit tout, de sorte qu'on les pouvoit toucher avec la main. Ce fut une très belle despesche de très mauvais garçons. A Cahors, les protestants avaient eu le dessus, et ils avaient dans la lutte tué six cents catholiques[35] ; Montluc accourût, les chassa de la ville ; puis, saisi de fureur en voyant arriver un conseiller au Parlement que Catherine avait chargé de faire une enquête sur les événements de Cahors, il se précipita sur ce conseiller et ses greffiers, et cria[36] : Je te pendrai moy-mesme de mes mains, car j'en ay pendu une vingtaine de plus gens de bien que toy, meschant paillard !Je tiray de moitié mon espée, tous gaignèrent la porte et se mirent à fuir eu criant, si estonnés qu'ils sautèrent les degrés sans compter.

C'est à Tours que la nouvelle de l'affairé de Vassy fut accueillie avec le plus de joie : la population s'empara de tous les réformés de la ville, au nombre de trois cents, et les enferma dans l'église de la Riche, aux faubourgs : durant trois jours, on ne leur distribua aucune nourriture. Ce délai, au lieu de calmer la ferveur religieuse du peuple, semble l'avoir animée davantage : il crut ne pas prendre un plaisir suffisant en faisant mourir de faim les prisonniers, sans voir leur sang, sans jouir de leur agonie. Il les tira de l'église, les lia deux à deux, et les conduisit à l'abattoir. L'abattoir, qui se nommait alors l'escorcherie, était au bord de la Loire, sur le sable. Là, les prisonniers furent assommés de différentes façons. Parmi eux, se trouvait une jeune femme tellement belle que le cœur faillit à celuy qui la menoit tuer. Il se sentit attendri et ne voulut pas détruire cette merveille. Mais il fut raillé de sa pitié par un voisin, qui s'empara de la jeune femme, et, pour monstrer la fermeté de son courage, la despouilla nüe et prit plaisir avec d'autres à voir périr et faner cette beauté par la mort[37].

Les persécuteurs de tous les temps semblent inspirés par une volupté sauvage quand ils ont à faire souffrir ces corps de femmes, qui n'ont pas été formés pour la douleur : plus la chair est délicate, plus la torture donne de plaisir. La femme les excite par son mépris et sa constance : elle n'a pas la douce résignation du martyr, elle résiste avec la vaillance hautaine du combattant. On avait déjà vu de tels spectacles dans les luttes entre les sectes chrétiennes du quatrième siècle, quand les donatistes, les priscilliens, les ariens se plaisaient à dépouiller de leurs vêtements les vierges consacrées, a les déchirer sous les verges, à brûler la pointe de leurs seins en l'enfermant dans une demi-coquille d'œuf rougie au feu[38], ce qui faisait dire à un témoin de ces horreurs : Jamais les bêtes sauvages n'ont montré tant de férocité pour les hommes que les sectes chrétiennes[39].

Les enfants étaient peut-être plus maltraités que les femmes : ceux qui ne marchaient pas encore n'étaient pas toujours tués. Pendant les massacres de Tours, on les mettait en vente. Ils s'y vendoient un escu[40]. De ces petits êtres que pouvait faire l'acheteur ? Mieux aurait valu, sans doute, les assommer avec leur mère qui les regardait marchander et emporter. D'autres mères étaient plus malheureuses encore. A Provins, une femme puisait de l'eau à la fontaine, en tenant sur ses bras un enfant de six semaines. Elle fut dénoncée comme hérétique : on lui enleva l'enfant, on le fit baptiser^ dans l'église Saint-Ayoul. Le père fut délaissé entre les mains de soldats passants, qui sans doute se divertirent à le faire mourir sous les coups ; la mère fut emmenée par les hommes d'armes d'une compagnie d'ordonnance, et n'en ay depuis oüy nouvelles[41].

L'indignation devant de tels faits est spontanée ; peut-être elle est juste ; mais avant de se laisser entraîner à ce sentiment facile, il faut se représenter la véritable indifférence avec laquelle chacun était prêt à verser son propre sang : on s'était accoutumé à la douleur, et l'on ignorait nos accents de sensibilité, notre sécurité de vie, et notre sérénité de mœurs qui ne nous permet guère d'émotions vives que par l'imagination ou les excitations factices. L'habitude du meurtre donne le mépris de la mort ; on s'accoutume à regarder une vie comme chose insignifiante ; bientôt on s'irrite de cette dignité des victimes, on se croit défié par elles, et l'on invente des tortures. Quelqu'un demanda un jour au baron des Adrets, ce monstre fameux par l'implacable barbarie avec laquelle il traitait ses prisonniers catholiques ou huguenots, selon son parti du moment, quel genre de plaisir il trouvait à les faire souffrir : — Le seul moyen, répondit-il, de faire cesser la cruauté des ennemis est de les imiter : rendre la cruauté n'est pas cruauté ; de plus, en ostant l'espoir de tout pardon, il falloit que mes soldats ne vissent de vie qu'en la victoire[42].

Ainsi les esprits entraient dans une sorte de délire : une période de haine et de rage allait s'ouvrir. Gomme précurseur des maux qui commençaient à s'abattre sur la France, un fléau hideux s'y acclimatait dès 1561 pour n'en plus disparaître durant trente ans : la peste devenait endémique. Un des théologiens allemands était mort de la peste à Paris, en se rendant au colloque de Poissy. La même année, en 1561, elle fut observée dans plusieurs villes de France[43]. Elle emporta soixante personnes dans la petite ville de Provins, où l'on pensa qu'elle avait commencé chez un boulanger par le moyen de quelques pourceaux qu'il nourrissoit en des voultes au dessoubs de l'église Saint-Pierre[44]. A Issoire, elle détruisit en 1564 le tiers de la population[45].

 

 

 



[1] Léon FEUGÈRE, Notice sur Henri Estienne, p. 125.

[2] FLOURENS, Histoire de la découverte de la circulation du sang, p. 137, 139. Voir aussi H. MARTIN, Histoire de France, t. VIII, p. 485.

[3] Opera, t. VIII, p. 362.

[4] VON HARTMANN, la Religion de l'avenir.

[5] MÉZIÈRES, le Procès de Galilée, dans la Revue des Deux Mondes, octobre 1876, p. 660.

[6] MONTLUC, édit. Petitot, p. 22.

[7] MONTLUC, édit. Petitot, p. 22.

[8] MACAULAY, Burleigh and his times. Les protestants anglais ont toujours eu une tendance à conserver le sacrement de la confession. Voir séance de la Chambre des lords du 21 juillet 1876.

[9] Bulletin de la Société du protestantisme français, 1855, p. 184, 196.

[10] VARILLAS, t. I, p. 154, 155.

[11] BOUILLÉ, Histoire des ducs de Guise, t. II, p. 169.

[12] CASTELNAU, p. 452.

[13] CASTELNAU, p. 452.

[14] D'AUBIGNÉ, p. 130.

[15] GUISE, Mémoires-journaux, p. 470.

[16] D'AUBIGNÉ, p. 130.

[17] GUISE, Mémoires-journaux, p. 470, 475.

[18] D'AUBIGNÉ.

[19] Voir sur cet événement : Archives curieuses de l'histoire de France, t. IV, série I, p. 103 : Description du saccagement exercé cruellement par le duc de Guise et sa cohorte, en la ville de Vassy, le 1er jour de mars 1561, Caen, 1562 ; Mémoires de Condé, t. III, p. 111 : Relation de l'occasion du duc de Guyse exécutée à Vassy, en Champagne, composée par un huguenot ; ibid., p. 115 : Discours au vray et abrégé de ce qui est dernièrement advenu à Vassy, y passant M. le duc de Guise ; ibid. : Sept autres pamphlets. Voir aussi DE THOU, liv. XXIX ; CASTELNAU, liv. III, ch. 7 ; LE LABOUREUR, t. I, p. 760 ; VARILLAS, t. I, p. 161.

[20] GUISE, Mémoires-journaux, p. 484.

[21] GUISE, Mémoires-journaux, p. 484.

[22] En 1554. Voir Claude HATON, t. I, p. 10, 42.

[23] GUISE, Mémoires-journaux, p. 630 et suiv.

[24] Henri D'ORLÉANS, duc d'Aumale, t. I, p. 121.

[25] VARILLAS.

[26] GUISE, Mémoires-journaux.

[27] Henri MARTIN, t. IX, p. 87.

[28] GUISE, Mémoires-journaux, p. 489, 491, lettre du 22 mai 1562.

[29] GUISE, Mémoires-journaux, p. 491, 493.

[30] GUISE, Mémoires-journaux, p. 665. On n'a pas les lettres de Catherine ; mais elle venait de lui envoyer Courtelary dont les paroles avaient été si formelles, que le duc crut à la conversion de Catherine et écrivit cette lettre curieuse.

[31] Claude HATON, Mémoires, t. I, p. 193. On sait que Haton, bourgeois de Provins, était catholique ardent et vassal fidèle de la maison de Guise. Voir sur les massacres de Sens, en outre : Mémoires de Condé, édit. 1743, t. III, p. 187, 300, 315, 360, 433.

[32] Claude HATON, t. I, p. 276.

[33] VARILLAS, t. I, p. 247.

[34] MONTLUC, p. 216.

[35] D'AUBIGNÉ, p. 136.

[36] MONTLUC, p. 220.

[37] D'AUBIGNÉ, p. 131.

[38] GIBBON, The history of the décline and fall of the Roman empire, t. III, p. 52.

[39] AMMIANUS MARCELLINUS, XXII, 5 : Nullus infestas hominibus bestias ut sunt sibi ferales plerique christianorum, expertus.

[40] D'AUBIGNÉ.

[41] Registre des baptêmes de la paroisse Saint-Ayoul, f° 73, mairie de Provins, 18 décembre 1567 ; cite en appendice, Claude HATON, Mémoires, p. 1131.

[42] D'AUBIGNÉ, p. 155.

[43] Claude HATON, p. 226. On a vu au chapitre V que la peste existait déjà à Toul en 1552.

[44] Claude HATON, p. 224.

[45] Voir le Manuscrit d'Issoire, cité par IMBERDIS, Histoire des guerres religieuses en Auvergne, t. I, p. 108.