LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME PREMIER

CHAPITRE X. — L'OPPSITION CONTRE LES GUISES, SOUS LE RÈGNE DE FRANÇOIS II.

 

 

1560.

 

L'autorité de Catherine grandissait à mesure que décroissait celle des Guises. Dans les premiers jours du règne, pour leur complaire, la Reine mère avait été réduite à feindre de la haine contre le connétable ; maintenant, après la fête sanglante de la cour d'Amboise, elle avait déjà assez d'importance pour choisir elle-même le chancelier, et confier des missions secrètes en Normandie aux neveux du connétable.

Sur sa désignation, les sceaux furent, après la mort du chancelier Olivier, remis à un ancien président de la chambre des comptes de Paris, Lhospital. Les qualités honnêtes et solides du nouveau chancelier compensaient les défauts de Catherine, et assuraient autour des princes mineurs une inspiration nettement nationale. Lhospital reste avec sa grande barbe blanche, son visage pasle, sa façon grave[1], le véritable homme d'État, défenseur de la légalité, supérieur aux partis, élevé par un jugement délicat et droit au-dessus des violences des contemporains.

Le concert avec les neveux du connétable était une décision moins sage. Ce n'était plus un secret pour personne que les trois Châtillons étaient convertis à la religion réformée : en envoyant Coligny au milieu des mécontents en Normandie, Catherine ne se donnait plus un conseiller comme lorsqu'elle faisait remettre les sceaux à Lhospital, elle s'associait à un chef de faction. Assurément l'alliance avec les partisans de la réforme devait être une tentation pour Catherine ; en intervenant dans le débat religieux, l'autorité royale avait chance d'imposer la conciliation, d'éviter une guerre civile, peut-être de confisquer à son profit une partie des biens du clergé, et de se faire la riche part de butin et de puissance que Henri VIII avait assurée à la couronne d'Angleterre.

Mais la dextérité cauteleuse de Catherine ne suffisait pas pour manier des théologiens excités par la convoitise ou la controverse, et des gens de guerre fatigués de la paix. Coligny revint de Normandie tout exalté par le zélé religieux, et s'écria qu'il avait sous la main cinquante mille hommes prêts à prendre les armes pour défendre leur foi. — Et moi, répliqua le duc de Guise, j'en ai cent mille pour leur rompre le cou ![2] Effrayée de ces violences, Catherine chercha à sacrifier les Guises, ils étaient encore trop solides pour qu'elle osât commencer une lutte ouverte contre eut, mais elle les sentait diminués dans l'opinion publique et maladroits dans leurs efforts pour se défendre ; à voir l'apathie du duc de Guise et l'imprudence avec laquelle il avait dédaigné toutes les alliances, pour ne se conduire que par les conseils du cardinal, elle ne pouvait prévoir encore les ressources que lui suggérerait la souplesse de son génie quand il aurait secoué l'influence malfaisante de son frère. Elle le voyait dans une des éclipses de sa carrière, comme il en eut après le siège de Metz et après la bataille de Renti. On croirait que la fortune l'endormait et qu'il ne retrouvait sa vigueur d'esprit qu'aux époques de crise. Catherine put bien supposer qu'il se laisserait glisser vers sa perte, et le juger assez compromis déjà pour s'assurer sa succession. Elle se mit résolument en relation avec le roi d'Espagne pour négocier avec lui la ruine des Guises.

La moindre indiscrétion pouvait livrer Catherine à ceux qu'elle osait attaquer ; sa belle-fille surveillait ses mouvements, épiait ses conversations. Mais sa fille Elisabeth lui tenait lieu d'agent secret près de Philippe II. Vous m'escrivites, il y a assez lonc temps, lui écrivit la reine d'Espagne, que je disse au Roy, mon seigneur, comme vous ne vouliez point ceux de Guise pour le gouvernement, ce que je fis[3]. Et Catherine répondit aussitôt[4] : Tout ce trouble n'a aysté que pour la hayne que tout set royaume porte au cardynal de Lourayne et duc de Guise. Philippe II, dépossédé de son influence sur l'Angleterre depuis la mort de Mary Tudor, espérait la ressaisir en défendant la nouvelle reine contre les prétentions de Marie Stuart. Il était donc, à cette époque, l'adversaire forcé des Guises, et il conseillait à Catherine de les éloigner[5]. Ainsi cet épisode de la succession de Mary Tudor écartait pour un temps de la question religieuse tous ceux qui avaient cru pouvoir s'y consacrer exclusivement. Les Guises ne visaient que ce trône d'Angleterre pour leur nièce, tandis que Philippe II préférait soutenir la dynastie protestante à Londres, plutôt que de laisser les Îles-Britanniques s'unir à la couronne de France. Son intérêt lui commandait d'écarter les Guises, qui nous poussaient vers l'Angleterre ; ce fut comme ennemi des Guises qu'il commença à intervenir dans notre politique intérieure.

Philippe II, notre vainqueur à Saint-Quentin, n'avait jamais vu une bataille, jamais rompu une lance ni manié une épée. Constamment enfermé dans son cabinet de travail, il ne s'écartait guère du cercle de ses secrétaires et de ses majordomes ; s'il traversait une ville, il s'enfonçait au fond de sa voiture ; les voyages lui déplaisaient, il s'y montrait hautain et ennuyé ; il renonça bientôt à parcourir, comme son père, les provinces qui lui étaient soumises. Tandis que Charles-Quint se faisait connaître de ses sujets, se conciliait, par un mot gracieux ou par un simple signe, la noblesse des diverses provinces, les artistes, les prélats, Philippe II s'enferma de bonne heure au centre de l'Espagne et cessa de paraître en Italie et en Flandre. Il suppléa aux inconvénients de cette absence par une extraordinaire activité d'écrivain, qui dégénéra de bonne heure en manie épistolaire. Il en arriva à écrire d'une manière à peu près continuelle, le jour et la nuit[6] ; il contresigna de sa main tous les ordres expédiés, tous les mandats de payement, même pour une dépense de vingt ducats[7]. Prolixe dans ses instructions, lent à exprimer sa pensée, il adressait des lettres de dix-huit pages au secrétaire qui se tenait dans la chambre voisine de la sienne, recevait sa réponse écrite, la lui rendait annotée en marge, et ne quittait pas la plume, même quand il lisait les dépêches étrangères, inscrivant entre les lignes des réflexions souvent insignifiantes, quelquefois puériles. Sur la lettre qui lui donnait la première nouvelle de la mort de Henri II, il écrivit, de sa main, qu'il y avait sans doute une faute d'orthographe, que l'on avait mis tayte au lieu de teste[8]. Toujours accroupi devant sa table, il hésitait à se former une opinion ; puis, lorsqu'il était décidé à en adopter une, il retombait dans ses incertitudes à l'heure de l'exécution. — Le temps et moi font deux, disait-il. A force de temporiser, de laisser écouler des délais sans prendre une résolution, il perdit la domination des Pays-Bas, et laissa passer le moment de gagner celle de la France[9]. Les lenteurs de cette vie sédentaire, cette passion des détails, les mesquines prétentions à l'infaillibilité, sont le caractère des administrations que dominent les bureaux. Avec son obstination à viser toutes les dépenses, Philippe II ne pouvait empêcher que, malgré la paix, en 1560, une année de revenus fût dépensée d'avance[10] ; avec son habitude de se montrer aux seuls seigneurs de sa cour, il n'avait obtenu autour de lui qu'un faste solennel, sans plaisir, sans bruit, au milieu de visages sévères, qui conservaient avec soin cette hauteur qu'on appelait le sussiego, sorte de placidité musulmane, de mépris pour les émotions, la lecture, le travail de l'esprit, les expansions du cœur ; point de festins, point de promenades, rien que le jeu et la galanterie[11].

Un ambassadeur[12] représente Philippe II vêtu d'un pourpoint de satin noir brodé d'argent, d'un haut-de-chausses de velours noir et de bas de soie noirs ; sur ses épaules était un manteau de damas fourré de martre, avec le collier de la Toison d'or, et sur sa tête une toque de velours noir avec une chaîne d'or. Il ne mangeait ni fruits, ni poissons, n'aimait que la viande et les pâtisseries[13], mais il en consommait de telles quantités, et avec une telle voracité, qu'il souffrait fréquemment de douleurs d'estomac ou du mal de ventre[14]. Très-libertin, toujours fatigué, les jambes grêles, il se tenait silencieux, la bouche entr'ouverte, la lèvre inférieure charnue[15] et pendante[16], les yeux baissés à terre et détournés du regard de celui à qui il parlait[17] ; il semblait maladif, faux, sensuel[18], et n'avait d'idée arrêtée que s'il était question d'exterminer les hérétiques. On sait sa réponse au gentilhomme qui lui demandait son appui contre l'inquisition : Je porterais du bois pour brûler mon fils, s'il était si mauvais que vous[19]. Ce fut sa pensée fixe à partir de l'instant où il put écarter les Guises de l'Angleterre et les asservir à sa politique ; cette pensée fut soutenue durant quarante ans avec une telle obstination, une si merveilleuse ardeur de travail, une confiance si inébranlable, que cet être froid et lent a eu une puissante action sur le sort des hommes. Ses contemporains tinrent constamment les yeux fixés sur lui, dans le monde entier ; des relations commerciales ont été rompues, d'autres se sont nouées, des peuples ont eu leurs destinées changées à la suite des ordres diffus qu'il écrivait au fond de son cabinet de travail. De ce qui fut autrefois sa volonté est résultée presque toute l'histoire des siècles suivants, et nous dépendons en quelque sorte aujourd'hui encore de ce prince épicurien et paperassier, dont les échecs, comme les triomphes, ont eu pour conséquences le développement des forces de l'Angleterre et de la Hollande, la suppression de la réforme en Italie et en Espagne, et l'exclusion du chef des huguenots de France jusqu'à ce qu'il ait entendu une messe.

Il sut interdire l'Ecosse à l'ambition des Guises. Avec son trésor vide, il trouva moyen de soutenir les presbytériens qui s'étaient insurgés contre Marie Stuart. Le duc de Guise envoya en Ecosse un vétéran de nos guerres, le vieux La Brosse[20], ancien compagnon d'armes de son père, avec deux mille Gascons, tandis que son plus jeune frère, le grand prieur François, amenait de Méditerranée sur les côtes d'Angleterre dix de nos meilleures galères. Mais le grand prieur n'avait ni le mérite, ni l'ardeur de son aîné ; il s'attarda, durant le trajet, dans des divertissements auprès du jeune roi Sébastien de Portugal, n'arriva en Ecosse qu'au moment où les Anglais tenaient notre corps de débarquement bloqué dans Leith ; en même temps, la régente Marie de Guise, assiégée dans le château d'Edimbourg, mourut d'ennui et de lassitude. Cette triste nouvelle découragea ses frères ; ils se hâtèrent de conclure la paix avec Elisabeth, contraignirent leur nièce, Marie Stuart, à abandonner son titre de reine d'Angleterre, qu'elle eut le malheur de reprendre plus tard, et assurèrent à ce prix leur réconciliation définitive avec Philippe II.

S'ils reculaient ainsi dans leurs imprudentes entreprises à l'extérieur, les Guises sentaient que les dangers s'accroissaient autour d'eux en France, et qu'ils devaient redoubler d'activité pour se soutenir. Les fautes commises par le cardinal à Amboise commençaient à porter leurs conséquences ; l'horreur des massacres, la joie de connaître enfin un chef, groupaient les opposants autour des princes de Bourbon. Le duc de Guise, impatienté de ses échecs en Ecosse et de la sourde résistance qu'il sentait autour de lui, n'hésita pas à faire arrêter le Basque Jacques de la Sague, qui était chargé des relations entre le prince de Gondé et les mécontents. La Sague fut tant tiré sur la géhenne, qu'il déclara tout ce qu'il savait, et davantage[21]. Le duc de Guise comprit que le danger était plus sérieux qu'au moment de l'échauffourée d'Amboise ; il fit lever en Lorraine un régiment de lansquenets et deux mille reîtres, et rappela du Dauphiné les Gascons des vieilles bandes, qui y étaient cantonnés depuis l'évacuation du Piémont. Il rassembla autour de lui ses anciens compagnons de guerre, et encouragea leur dévouement en distribuant aux plus zélés dix-huit colliers de l'Ordre.

Avec les forces ainsi réunies, il s'établit dans une position solide au centre de la France ; tenant sous sa main de puissantes garnisons à Gien et à Montargis[22], il plaça le reste de ses troupes dans la ville bien fortifiée d'Orléans, et s'y enferma avec le Roi et les reines. Le Roy, s'estant rendu fort des compagnies de gens d'armes et de gens de pied, escrivit, par le conseil de messieurs de Guise, au roy de Navarre, qu'il amenast le prince de Gondé pour se purger des entreprises dont il estoit accusé[23].

Afin de mieux assurer les projets contre les Bourbons, les Guises eurent la prudence d'intimider Catherine de Médicis, dont ils commençaient à redouter les envahissements. Sans oser l'attaquer, ils animèrent l'inimitié qui estoit entre les Roynes mère et fille[24], et cherchèrent à la forcer de devenir leur instrument, sinon leur alliée, contre les Bourbons. Elle était prise dans Orléans, et si bien circonvenue, que ladicte Royne mère escrit au roy de Navarre qu'il vinst, y estant à demy forcée pour plaire à messieurs de Guise[25]. Ainsi, c'est Catherine qui appelle les princes de Bourbon à Orléans, comme vingt-huit ans plus tard elle attirera le troisième duc de Guise a Blois. Dans les deux cas, elle n'est ni dupe, ni complice ; elle sait ce qui se médite et ne veut pas y prendre part ; elle rapproche les adversaires uniquement par besoin de placer sa main dans toutes les affaires, et par crainte de se perdre avec le vaincu, si elle ne donne pas auparavant des gages à tous deux. Son intérêt était de retenir dans le Midi les princes de Bourbon, qui pouvaient seuls faire équilibre à la puissance des Guises. Après qu'elle leur a écrit de se rendre sans appréhension dans la ville où les Guises ont accumulé tous leurs moyens de défense, elle veut se raviser ; mais, surveillée par sa belle-fille, elle n'ose se mettre directement en relation avec les princes, et craignant d'estre descouverte, sans escrire, faisoit entendre secrettement à la princesse de Condé que c'estoit ia mort de son mari s'il venoit à la cour[26]. La princesse de Condé ne cessait de conseiller à son mari la révolte, plutôt qu'une si dangereuse obéissance ; elle lui déclarait que, si elle estoit homme et en son lieu, elle aimeroit mieulx mourir l'espée au poing, que de tendre le col à un bourreau[27]. Mais s'ils s'obstinaient à se maintenir dans le Midi, le roi de Navarre et le prince de Condé étaient sûrs d'être condamnés comme rebelles et combattus avec vigueur. Au duc de Guise, muni de l'autorité royale et entouré d'une armée fidèle, ils n'avaient pas de soldats à opposer. Quel prétexte invoquer pour se mettre en révolte et attirer en temps utile des partisans ? Les souvenirs du désastre du connétable de Bourbon devaient peu les encourager à une prise d'armes. D'ailleurs, les caractères opposés des deux frères les poussaient également a entreprendre cet imprudent voyage. La noblesse du roi de Navarre l'empêchait de voir les dangers de la soumission ; la témérité du prince de Condé lui faisait ressentir une certaine volupté à se jeter une seconde fois au milieu de ses ennemis, et à les braver sous les yeux des dames. Seule, Jeanne d'Albret prévit les conséquences de cette démarche, et s'efforça de sauver les têtes de son mari et de son beau-frère par les apprêts d'une vengeance ; elle arma ses montagnards du Béarn, et mit ses forts en état de défense.

Les deux princes commencèrent leur voyage. Un nouvel avertissement faillit les arrêter dans le trajet. Montpezat, gouverneur de Poitiers, leur refusa le passage. Cette insulte, qui s'excusait sous les scrupules de la responsabilité des commandants de place, masquait-elle un avis indirect du péril dans lequel se précipitaient les princes, et Catherine avait-elle donné secrètement à Montpezat le conseil de les écarter ainsi d'Orléans sans se compromettre ? Impuissant subterfuge. Le maréchal de Termes arriva avec des lettres d'excuse ; les princes furent admis à traverser Poitiers ; ils arrivèrent devant Orléans. Là, on n'eut garde de leur interdire l'entrée de la ville, mais on leur fit subir un autre affront : le gouverneur défendit de lever la herse devant eux ; ils durent descendre de cheval et entrer par la poterne[28].

Le cardinal de Lorraine, fort ayse de la venue de Condé, espérant qu'elle serviroit beaucoup pour l'assoupissement des folies du jour[29], eut la malice de choisir la chambre de Catherine, pour faire donner aux Bourbons l'audience qui devait leur faire comprendre leur disgrâce. François II regarda avec sévérité le roi de Navarre, lui fit signe de la main de saluer sa mère, et feignit de ne pas voir le prince de Condé, qui s'avançait derrière lui. Il ne prononça pas un mot ; les deux Bourbons se retirèrent sans saluer les deux Guises, qui assistaient à cette scène. Au moment où il quittait la chambre de la Reine mère, le prince de Condé fut entouré par les gardes et mené en prison[30]. Catherine feignit d'approuver cette arrestation , et répondit à tous ceux qui la priaient de ne pas laisser condamner le prince : C'est la volonté de mon fils[31]. Elle réserva tous ses efforts pour sauver le roi de Navarre, qui n'était pas destiné à être traduit en jugement.

Peut-on croire que le duc de Guise subissait à ce moment l'influence de son frère le cardinal, jusqu'au point d'avoir adopté le projet de faire poignarder le roi de Navarre de la main même du jeune François II ? En supposant qu'il n'ait pas été retenu par le dégoût de dicter un tel crime à un enfant de dix-sept ans, son esprit pratique n'aurait-il pas reculé devant l'impossibilité d'obtenir du Roi un tel acte de brutalité, ou devant le mépris qu'il aurait soulevé chez les souverains de l'Europe ? Le duc de Guise n'était pas homme à s'avancer, comme le cardinal, dans une entreprise, sans en prévoir les conséquences. François II était maladif, délicat, docile, mais peu susceptible des violences qui pourront s'allumer plus tard dans la poitrine brûlée de fièvre de son frère Charles IX. Cependant, les historiens du temps[32] semblent unanimes à supposer ce projet, dont l'existence serait confirmée par les propres paroles de Catherine, rapportées en ces termes par Jeanne d'Albret elle-même : De vray, la Reine m'a souvent dit que le Roy mon mary estoit obligé à elle de sa vie, et que si la duchesse de Montpensier estoit en vie, elle lui en seroit témoin. Mais ces paroles peuvent signifier que Catherine sut protéger le roi de Navarre ou contre un procès criminel entamé de mauvaise foi, ou contre un assassinat exécuté par d'autres mains que celles du Roi. Il est fort possible que, maîtres des deux chefs de la famille de Bourbon, les Guises aient eu la pensée de détruire Condé par le bourreau et Navarre par le poison. Coligny, qui avait fait également la faute d'entrer dans Orléans, était probablement destiné aussi a être mis à mort. Cette intention des Guises était si manifeste, que l'ambassadeur d'Espagne, devenu leur conseiller et leur confident depuis qu'ils avaient renoncé à leurs rêves sur l'Angleterre, les blâmait de vouloir ainsi détruire tous leurs ennemis d'un seul coup, et estimait qu'il eût été plus sage de les attaquer successivement, et de les faire disparaître un à un. Une telle proie dans un seul filet lui semblait un danger[33]. Mais les mailles de ce filet étaient les murailles d'Orléans ; le roi de Navarre, sans être dans un cachot, restait si bien à leur merci, qu'il était regardé comme un prisonnier[34].

Il y avait sans doute une manière correcte de se défaire de lui autrement que par un meurtre. Les capitaines du duc de Guise, qui ne doutaient pas que sa perte ne fût résolue, s'attendaient à avoir le spectacle d'un duel régulier entre leur général et le roi de Navarre. Le Gascon Montluc crut même pouvoir en faire sa cour au duc, et lui proposa de faire appeler le roi de Navarre, qui estoit mal content de luy. Mais le duc de Guise, qui n'aimait pas les duels, et qui avait sans doute d'autres projets, lui répondit durement devant ses gentilshommes : Vrayment, Montluc, à ce que je voys, vous estes deveneu fort politicque depuis que je ne vous ay veu ; je suis d'advis que le Roy vous fasse son chancelier. Il vous semble que vous estes encore en vostre Piedmont, parmy vos gens de pied ; le roy de Navarre et moy, nous ne sommes pas de vostre gibier. Allez, souciez-vous de vos affaires et non des nostres[35].

En réalité, l'ambassadeur d'Espagne avait vu juste : ce n'était pas prudent d'abattre trois tètes à la fois. Ce qui sauva le roi de Navarre et Coligny, ce fut la crainte d'exciter une guerre civile, puisque d'Andelot tenait la campagne, et aurait pu venger le meurtre de son frère Coligny, tandis que Jeanne d'Albret aurait fourni, dans ses places du Béarn, un point d'appui à tous ceux qui se seraient levés pour attaquer le gouvernement des Guises au moment où les huguenots semblaient n'attendre, pour courir aux armes, qu'un prétexte pu un mot de ralliement.

La savante et opportune intervention de Catherine ne fut pas inutile non plus. Bientôt le cardinal commença à comprendre qu'il était forcé de compter avec la Reine mère. Le jeune Roi venait de se trouver mal pendant les vêpres à l'église des Jacobins. On jugea nécessaire de se débarrasser pour toujours du prince de Condé, et d'acheter, par une réconciliation avec les deux autres, l'alliance de Catherine, qui pouvait devenir précieuse dans un moment où la maladie du Roi rendait tout leur empire aux caresses de la mère. On hâta la procédure contre Condé ; la condamnation à mort fut prononcée le 26 novembre 1560. Le chancelier Lhospital n'avait plus qu'à apposer l'empreinte du sceau sur l'arrêt ; déjà étaient épuisés tous les prétextes qu'il avait pu invoquer pour reculer cette formalité. L'exécution du prince était 6xée pour le 10 décembre, quand tout à coup, un abcès creva dans l'oreille du jeune Roi, et le fit mourir en quelques minutes, le 5 décembre. Dieu, écrivit Calvin à Sturm, a frappé le père à l'œil, le fils à l'oreille[36].

 

 

 



[1] BRANTÔME, Hommes illustres, t. I, p. 317.

[2] MIGNET, Journal des Savants, 1859, p. 25.

[3] PARIS, Négociations relatives au règne de François II, t. II, p. 847.

[4] PARIS, Négociations relatives au règne de François II, t. II, p. 861.

[5] Commentarii dell' azzioni del regno di Francia, publiés à la suite des Relations des ambassadeurs vénitiens, doc. inéd., t. II, p. 684.

[6] Francesco VENDREMIN, Relaz, ven., éd. ALBERI, 1595 : Scrive indefessamente giorno e notte.

[7] Giovanni SORANEO, Relaz. ven.

[8] GACHARD, Correspondance de Philippe II, vol. I, préface, p. 49, note 1.

[9] PRESCOTT, vol. III, book VI.

[10] GRANVELLE, t. VI, p. 103, 156, 194.

[11] PIGAFETTE, BADOVARO et CONTARINI, Relaz. Ven. : La corte e muta : non si attende à lettere, ma la nobilità è a maraviglia ignorante e ritirata, mantenendo una certa sua alterigia, che loro chiamano sussiego, che vuol dire tranquillità e sicurezza, e quasi serenità. Non si convita, non si calvalca, si giuoca e si fa l'amore.

[12] Antonio TIEPOLO. Voir BASCHET, la Diplomatie vénitienne.

[13] Antonio TIEPOLO, Relaz. Ven.

[14] BADOVARO, Relaz. Ven. : Quanto agli effetti della temperanza, ella eccede nel mangiare quantità di cibi, specialmente intorno a pasticci, e patisce doglie di stomaco e dei fianchi. Giovanni MICHIELE : Spessissimo sotto posto alle dolori di stomacho.

[15] BADOVARO : Il labro di sotto grosso.

[16] MICHIELE : Con quella bocca e labro pendente.

[17] BADOVARO : Con guarda ordinariamente chi negotia e tien gli occhi bassi in terra.

[18] LOTHROP MOTLEY, The rise of the dutch republic, p. 55.

[19] CABBERI, Felippo secundo, t. V, p. 236 : Yo traere Ilena para quemar a mi hijo si fuero tan malo como vos.

[20] La Brosse n'était pas parent du duc d'Étampes, bien que portant le même nom.

[21] LA PLANCHE, Histoire de l'estat de France, p. 504.

[22] LA PLANCHE, Histoire de l'estat de France. Régnier de la Planche était un secrétaire du duc de Montmorency.

[23] TAVANNES, p. 237.

[24] TAVANNES, édit. Petitot, p. 288.

[25] TAVANNES.

[26] TAVANNES, p. 289.

[27] LA PLANCHE, p. 609

[28] Martha FREER, Life of Jeanne d'Albret, t. I, p. 188, 210.

[29] PARIS, Documents inédits sur le règne de François II, t. II, p. 606.

[30] GIOVANNI MICHIELI, Relaz. Ven.

[31] GIOVANNI MICHIELI, Relaz. Ven.

[32] La Planche, Palma Cayet, Davila, de Thou.

[33] Journal des Savants, 1832, p. 39 : Mas acertado castigar poco a poco les culpados que prender tantos de un golpe.

[34] HARDWICKE, State papers, t. I, p. 129 : Throckmorton to the queen, 17th november 1560 : The king of Navarre goeth at liberty but as it were a prisoner.

[35] BRANTÔME, les Duels, p. 272.

[36] BONNET, Lettres de Calvin, 16 décembre 1560.