LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME PREMIER

CHAPITRE IV. — ANNEXION DE METZ, TOUL ET VERDUN.

 

 

1551-1552.

 

Charles-Quint poursuivait avec obstination son projet d'astreindre aux règles d'une obéissance commune tous les sujets de ses immenses États. Au plus fort de sa lutte contre François Ier, il avait dépouillé de leurs vieux privilèges les provinces espagnoles. Dès qu'il eut obtenu la paix avec la France, il se hâta d'en profiter pour accabler sous son autorité absolue les petits souverains de l'empire d'Allemagne. Après les avoir vaincus à Muhlberg en 1557, il se prépara à soumettre les villes impériales au joug qui liait déjà les princes de l'empire. Ces villes invoquèrent près de Henri II le secours qui n'avait pas été donné aux princes en temps opportun. Le roi de France se hâta d'accepter ce rôle de protecteur des libertés de l'Allemagne, et entreprit de le soutenir par d'immenses préparatifs.

Le commandement de ces forces appartenait de droit au connétable ; mais ce vieux capitaine dut subir la présence et le contrôle du jeune roi, qu'accompagnaient les ducs de Guise et d'Aumale, et la fouie des courtisans, peu disposés à reconnaître l'autorité de Montmorency ou à tolérer la rudesse de ses manières. Le plus entouré de ces jeunes capitaines était le maréchal de Brissac, que les femmes avaient surnommé le beau Brissac. Il fut saisi au plus fort de sa faveur par une petite intrigue à laquelle le connétable ne fut sans doute pas étranger. Quelqu'un dit tout bas que le beau Brissac était préféré au Roi par la duchesse de Valentinois ; Jean de Tais, grand maître de l'artillerie, répéta légèrement le propos. Il n'en fallut pas davantage pour que le grand maître de l'artillerie fût forcé de se démettre de sa charge, et que Brissac fût relégué dans le commandement de l'armée du Piémont[1]. Il y resta huit ans, défendant seul, sans renfort, sans argent, avec quelques gentilshommes volontaires et l'infanterie gasconne, qui marchait sous les enseignes jaunes, les places et les forts de la haute Italie. Ce fut bientôt une mode de servir sous ses ordres ; nul n'était réputé bon capitaine s'il n'avait fait son apprentissage près du maréchal de Brissac. Que penser de ce paladin ? Est-ce un héros inconnu, un homme de guerre dont la France a été privée par les jalousies de Montmorency et du duc de Guise ? Les contemporains sont unanimes à admirer la fécondité de ses ressources, sa gaieté dans les crises les plus dangereuses, son talent de commandement. Dans la réalité, il n'a fait que se maintenir au milieu des montagnes, défendre ou surprendre des châteaux, et il ne paraît avoir jamais été attaqué par des forces bien redoutables. Quand il revint en France, après la mort de Henri II, il ne songea qu'à s'effacer, à se faire en quelque sorte le courtisan des Guises. Il a eu du moins l'honneur de couvrir, sans renfort, pendant toute la durée du règne, notre frontière d'Italie.

Si Brissac était privé d'un commandement dans l'armée qui se rassemblait, le connétable ne put aussi aisément se défaire du duc de Guise. Au contraire, comme pour témoigner de la part qu'il avait prise dans l'organisation de cette armée et de l'autorité qu'il devait y posséder durant la campagne, le duc de Guise reçut les titres de prince de Joinville et de sénéchal héréditaire de Champagne, titres destinés à former l'apanage de son fils aîné, qui devenait ainsi comme un dauphin de la maison de Guise. Mais ils ne consistaient pas en de simples honneurs : les revenus qui y étaient attachés produisaient près de quatre cent mille francs par an de notre monnaie.

L'esprit d'ordre, la science des détails et le talent administratif du duc de Guise étaient nécessaires pour rassembler et maintenir les troupes qui se préparaient à une campagne sur le Rhin.

Le noyau de l'armée était formé par les compagnies d'ordonnance ; chacune de ces compagnies comprenait de vingt-cinq à cent hommes d'armes, suivis chacun de deux archers et d'un coultillier. Tous les hommes d'armes étaient gentilshommes ; la seule admission dans une de ces compagnies de gendarmerie conférait la noblesse[2] ; ils touchaient trente-quatre livres par mois[3]. Les archers recevaient la moitié de cette solde[4]. Les pages et les valets grossissaient l'effectif de la compagnie, mais prenaient rarement part au combat. Cette masse d'hommes, couverts de fer, liés par l'honneur chevaleresque, était irrésistible quand elle se précipitait au galop, la lance en avant. Charles VIII n'avait que six de ces compagnies pour sa fameuse charge de Fornoue ; Condé n'en prendra que trois pour disperser toutes les milices parisiennes, près de vingt mille hommes, dans la plaine de Saint-Denis, en 1567. Les hommes d'armes étaient fiers de leurs longues lances, et disaient volontiers que le bois était l'arme du Français. Le commandement des compagnies d'ordonnance n'était donné qu'aux plus grands seigneurs ou à des chefs éprouvés. Il était devenu promptement le gage du pouvoir et du crédit. Le capitaine d'une compagnie de gendarmerie arborait la bannière aux fleurs de lis ; il liait à sa fortune les jeunes gentilshommes qui servaient sous ses ordres ; il disposait d'une force docile et mobile. La puissance n'est plus dans la possession d'un château fort, depuis que l'artillerie ruine les murailles en quelques heures ; elle est toute dans les compagnies d'ordonnance : on est maréchal de France., gouverneur de province, mais on se vante de son titre de capitaine d'une compagnie de cinquante hommes d'armes. Pour gagner à la France l'alliance du pape Alexandre VI, Louis XII donne à son fils César Borgia une de ses compagnies de cent hommes d'armes. Le duc de Lorraine en avait une, et quittait souvent ses États pour venir en prendre le commandement.

Ces compagnies comprenaient dans l'armée que préparait Henri II neuf à dix mille gentilshommes, montés sur gros roussins, avec les bardes peintes des couleurs des sayes que portaient les capitaines, pour que chaque compagnie pût se rallier à ses couleurs. Les hommes étaient armés du haut de la teste jusqu'au bout du pied avec les haultes pièces et plastron, la lance, l'espée, l'estoc, le coultelas ou la masse, suivis de leurs coultilliers et valets[5]. Les chefs portaient des armures niellées et dorées, et montaient des chevaux caparaçonnés de bardes et lames d'acier légères et riches ou de mailles fortes et déliées couvertes de velours, draps d'or et d'argent, orfavreries et broderies en somptuosité indicible.

Après les hommes d'armes venaient les chevau-légers en nombre à peu près égal : ils étaient armés de corselets avec bourguignotes à bavières, brassais, gantelets et tassettes jusqu'au genoil, la demi-lance ou le pistolet, ou le coultelas. Guise introduisit, dès cette époque, une réforme dans la cavalerie. Les généraux devaient alors créer un peu eux-mêmes l'armement : Guise imagina pour cette campagne l'arquebusier à cheval[6], comme le duc d'Alva[7] organisera, quelques années plus tard, les mousquetaires à pied. L'armée comprenait cinq à six mille arquebusiers à cheval, armés de jacquettes et manches de mailles ou cuirassines, la bourguignote ou le morion, l'arquebuze de trois pieds de long à l'arçon de la selle[8].

Cette innovation fut blâmée ; on voyait avec regret modifier les vieux usages militaires, et la valeur personnelle devenir moins nécessaire quand tant de braves et vaillants hommes meurent de la main le plus souvent des plus poltrons et plus lasches, qui n'oseroient regarder au visage celui que, de loin, ils renversent de leurs malheureuses balles par terre[9]. Mais une transformation plus importante commençait à changer davantage encore l'art de la guerre. L'infanterie jouait un rôle de plus en plus considérable dans la composition des armées. Pendant longtemps le service des armes fut réservé à la noblesse ; assez tard le Roi commença à donner des commissions pour recruter dans les campagnes des enseignes de gens de pied. La noblesse se plaignit qu'en mettant les armes aux mains des paysans, le Roi les rendît désobéissants et rétifs[10]. Elle voyait avec appréhension les vilains prendre du cœur et mériter de l'honneur en combattant à ses côtés. Ils sont hommes comme nous, disait-elle, et non pas bestes ; si nous sommes gentilshommes, ils sont soldats ; ils ont les armes en main, lesquelles mettent le cœur au ventre à celui qui les porte[11]... J'en ay vu parvenir qui ont porté la picque à six francs de paye, faire des actes si belliqueux et se sont trouvés si capables, qu'il y en a eu prou qui estoient fils de pauvres laboureurs, qui se sont avancés plus avant que beaucoup de nobles, pour leur hardiesse et vertu[12]. Le plus fameux de ces parvenus est Paulin, le paysan dauphinois, qui partit comme goujat ou valet de soldat, et devint baron de la Garde et général des galères ; il commanda constamment les flottes de François Ier et de Henri II, conquit la Corse, effraya Gènes, massacra les Vaudois. Homme énergique et sans scrupule, que les obstacles, les déceptions, le succès inouï, peut-être aussi la trop grande habitude de partager les croisières et les mœurs des corsaires turcs avaient rendu sauvage et cruel.

L'infanterie française se recrutait principalement à l'origine dans les vallées du Lot, de la Dordogne et de la Garonne. La noblesse pauvre de ces contrées acceptait les grades de capitaines et de lieutenants des compagnies de gens de pied ; quelques gentilshommes y étaient même enrôlés comme lanspessades, et portaient la pique[13]. Ainsi furent formées les vieilles bandes qui décidèrent la victoire de Cérisolles, et qui, aguerries dans les guerres d'Italie par Biaise de Montluc, étaient appréciées dès cette époque par le duc de Guise. Les autres provinces ne fournissaient guère que des pionniers ou gastadours, ce que l'on appelait par dérision les enseignes de la petite casaque de drap rouge[14]. Les gens de pied gascons étaient employés principalement en Italie, et l'infanterie que Henri II dirigea sur le Rhin fut composée en grande partie de Suisses et de lansquenets allemands ; c'était une troupe indisciplinée, turbulente, et qu'on ne menait que par l'espoir du pillage. Au siège de Novare, en 1522, Montmorency avait commandé les Suisses pour l'assaut : Ils lui firent response qu'il estoient prests de combattre en campagne, et que ce n'estoit leur estat d'assaillir les places[15]. Ces auxiliaires étaient surtout dangereux pour leurs chefs, qu'ils tuaient dans leurs exercices ou dans les salves au milieu des revues. C'est le lieu des vengeances secrettes, et n'en est point où en plus grande seureté on les puisse exercer. Il y avoit de publicques et notoires apparences qu'il n'y faisoit pas fort bon pour aucuns[16].

L'armée de Henri II était pourvue avec une telle abondance qu'il n'y avoit jusques aux simples soldats et vallets qui ne feissent traisner mille bardes et brouilleries sur chariots et charrettes ou sur chevaux et juments[17]. Les services administratifs des armées étaient dans un état rudimentaire ; ils étaient confiés presque exclusivement aux femmes qui suivaient les soldats, comme dans les armées des républiques de l'Amérique espagnole. Des troupes de femmes portaient le butin, fouillaient les maisons, pourvoyaient au campement et à la nourriture des hommes. L'armée la mieux disciplinée du siècle, celle du duc d'Alva, qui traversa la France pour aller réduire les villes de. Brabant en 1567, et que tous les capitaines coururent admirer sur son passage, en remarquant la belle tenue des soldats, leurs mousquets à fourchettes, leurs morions gravés au burin et dorés, leurs armures damasquinées, la fameuse armée des neuf mille vétérans espagnols était accompagnée de quatre cents courtisanes à cheval, belles et braves comme princesses, et huit cents à pied, bien en point aussy[18].

Ces femmes prenaient part quelquefois au combat ; on en a vu qui saisissaient des maraudeurs allemands, les désarmaient et les poussaient à coups de bâton devant elles. Souvent elles se trouvaient enrichies par une heureuse aventure de guerre, et se retiraient ou se mariaient. Dans les déroutes, elles étaient presque toujours sacrifiées ; les paysans les guettaient et les tuaient[19] dès qu'ils espéraient le faire impunément. Dans une marche en pleine paix, on verra le jeune Strozzi, par simple cruauté, en faire jeter huit cents dans la Loire.

La vie en campagne était rude ; la sobriété et la résistance à la fatigue étaient poussées à un degré qu'on ne s'imaginerait pas aujourd'hui ; on couchait sur la terre, sans tente, sans vivres autres que ce que l'on ramassait en route.

Mais les plus fortes souffrances pesaient sur les gens de pied. Ceux de l'armée de Henri II s'en aperçurent dès les premières marches. Les soldats de pied cheminoient les armes sur le dos, avec la chaleur et la poussière ; quand ils arrivoient, ne trouvoient que la place vide, sans vivres et sans moyen d'en recouvrer promptement ; ainsi altérés avec une chaleur véhémente, beuvoient de ces eaux froides ; à raison de quoy tomboient en grandes maladies, pleurésies et fièvres dont en mouroit grand nombre[20]. Leurs valets et leurs femmes pillaient les voitures qui étaient en retard, et tous se consolaient par la pensée de la riche proie que leur livreraient les villes prises et mises à sac.

Cette masse d'hommes, de femmes et de chevaux fondit sur la Lorraine. Rien de plus aisé que de faire rentrer dès ce jour dans le sein de la nationalité française les populations de cette province. L'Empereur, habitué à voir les Lorrains dans nos armées, aurait sans doute accepté cette consécration politique d'une union qui existait déjà dans les intérêts et les sentiments des Lorrains ; tout au plus aurait-il demandé, comme compensation de cet accroissement de nos forces, une renonciation aux droits sur l'Italie. Mais le duc de Guise ne voulut pas voir priver sa maison d'une couronne souveraine ; si la Lorraine devenait française, un Guise n'était plus un prince étranger. Il entreprit donc de sauver le jeune duc de Lorraine, son cousin. Il avait reçu Henri II en Champagne, dans le château de Joinville, tandis que l'armée s'étendait sur la Lorraine ; il lui présenta un matin la mère du jeune duc, niepce de l'Empereur, abandonnée de secours, avec force belles paroles[21]. Henri II était dans le premier enthousiasme d'un jeune prince qui part pour la conquête du monde ; l'Allemagne ne saurait échapper à ses armes ; tant de victoires l'attendent qu'il peut être magnanime au début près d'une femme, veuve, jeune, qui implore sa générosité pour un enfant. N'est-ce pas une sage politique que se faire des alliés solides pour couvrir notre frontière ? Sur le conseil de Guise, Henri II décide donc que le jeune duc de Lorraine conservera ses États, sera élevé jusqu'à sa majorité au Louvre, et épousera une fille de France. C'est ainsi que la Lorraine est laissée au pouvoir d'une famille destinée à combattre notre politique durant plus de deux siècles, contrecarrer Richelieu, Mazarin et même Louis XIV, et prolonger avec art une sorte de guerre civile entre les Lorrains et les Français.

Cette faveur accordée à la famille du duc de Guise, au détriment du sol national, fut jugée d'autant moins importante par l'esprit romanesque du Roi, que la facilité des premiers succès fit espérer les plus vastes extensions de territoire.

Les bourgeois de Metz avaient demandé à recevoir le roi de France et le connétable ; mais, par une précaution que prenaient toutes les villes fermées, ils avaient stipulé qu'ils ne laisseraient pénétrer dans leurs murs avec le Roi que ses gardes et une enseigne de gens de pied. Ils voulaient être certains de rester les plus forts dans leur place, et de ne pas ouvrir leurs portes à des maîtres en croyant accueillir des hôtes. Le connétable rassembla dans la nuit sous une enseigne les meilleurs soldats de toute l'armée, et plaça Tavannes avec quelques hommes décidés sur le pont-levis par lequel pénétrait cette troupe. Les bourgeois voulurent baisser la herse, en voyant cette enseigne si bien accompagnée, mais Tavannes les contint assez longtemps pour laisser filer sept cents hommes dans la place : à cette vue, toute idée de résistance cessa, et les clefs furent livrées au Roi[22]. Toul envoya les siennes presque aussitôt. Le petit fort de Rodemack, en avant de Metz, se rendit. Les vainqueurs le nommèrent Roc de Mars. On vivait dans les merveilles de la mythologie ; on compara à Orphée le cardinal de Lorraine, quand son éloquence charma les bourgeois de Verdun et les décida à accueillir le Roi qui leur donna une garnison avec Tavannes pour gouverneur. Déjà l'on se disputait les récompenses de ces faciles conquêtes : Ces deux de Guise et de Montmorency, différents en tout, s'accordent en un point, qu'il ne falloit foire place à une tierce faveur ; les petites fortunes estoient permises, les grandes empeschées. Le Roy à grand'peine peut obtenir de ses favoris susdits d'agrandir le mareschal de Saint-André, auquel ils firent place, estant forcés de l'amitié extresme que lui portoit Sa Majesté[23].

Si les grands montraient tant d'âpreté, les derniers soldats prétendaient ne pas demeurer les mains vides ; déjà, à la prise de Rodemack, Vieilleville avait surpris une troupe de gens de pied qui emmenaient vingt-cinq femmes, dont onze nobles, avec un grand et riche butin ; il n'avait près de lui que six cavaliers, mais il chargea ces maraudeurs, délivra les femmes et les accompagna près d'une bannière blanche que le Roi avait fait dresser dans la ville, comme lieu de refuge pour les femmes qui ne voulaient pas être maltraitées.

Dès que commença la marche vers le Rhin, la licence prit de plus fortes proportions : le soldat monstra bien son insolence au premier logis, qui effraya si bien tout le reste, que nous ne trouvasmes jamais depuis un seul homme à qui parler. Et falloit faire cinq ou six lieues pour aller au fourrage et aux vivres, mais avec bonne escorte, car dix hommes n'en revenoient pas[24]. L'armée s'avançait péniblement, et le Roi commençoit à mugueter Strasbourg[25], mais les bourgeois de Strasbourg monstrent l'inconvénient de ceux de Metz les avoir faits sages. Ils ne sont pas plus spirituels que ceux de Metz, disait le connétable ; sa naïve confiance en lui-même fut déçue, conmie dans plusieurs de ses entreprises militaires. Strasbourg ferma ses portes ; les villes d'Alsace refusèrent même des vivres. Henri II dut ramener son armée en arrière.

La retraite lut pénible ; il falloit que les gastadours et pionniers eslargissent le chemin pour les mulets et reste du bagage ; en quoy nous pastismes beaucoup[26]. Vieilleville étonna le Roi en déployant devant lui une carte géographique sur laquelle il lui montra le chemin à parcourir. Quand il vit cette carte de la cosmographie du traict du Rhin, qui était probablement la première dont il fût fait usage à la guerre, le Roi avoua qu'un chef d'armée ne doit jamais marcher sans une carte, non plus qu'un bon pilote sans sa calamité.

Le duc de Guise eut l'idée presque aussi nouvelle de faire payer très-exactement le peu de vivres qu'apportaient les paysans ; l'armée ne tarda pas à en voir accourir un grand nombre, mesme des femmes chargées de fromages, de quoi elles remportoient bien de l'argent. Les vivres ne manquaient plus, mais les nuits étaient difficiles à passer : Tout le monde estoit logé à l'estoille et campoit à la haye, à faulte de trouver villaiges. Les soldats fatigués se consolaient par l'espoir de piller quelque place ; ils enlevèrent successivement Damvillé et Montmédy, que Henri II ne laissa point saccager, parce qu'il voulait réunir ces villes au royaume, et n'avait pas intérêt à maltraiter ni à appauvrir leurs habitants. La fureur des gens de pied qui se voyaient privés de la proie sur laquelle ils comptaient, d'après les lois de la guerre, gagna jusqu'aux Français des vieilles bandes, qui se mutinèrent couvertement, et dès lors commencèrent à se rompre et à secrètement abandonner leurs enseignes[27]. L'irritation fut portée à son comble quand, à la capitulation d'Yvoy, les bandes de gens de pied furent tenues hors des remparts, pendant que le connétable faisait entrer sa compagnie d'ordonnance et celle de son fils aîné, pour empêcher le pillage[28]. Les lansquenets se mirent en révolte ; ils s'introduisirent par une brèche et commencèrent à vider les maisons et à maltraiter les habitants de cette pauvre ville, qui se croyaient en sûreté sur la parole du roi de France. Le fils du connétable dirigea une charge sur les pillards, avec ses cavaliers ; mais dans les rues étroites et glissantes de la ville, les hommes d'armes et les chevaux bardés de fer ne pouvaient manœuvrer ; des coups de feu abattirent les gentilshommes de Montmorency, une quinzaine furent tués, et parmi eux celui qui portait le guidon du connétable ; le fils du connétable faillit être tué par une balle d'arquebuse qui ricocha. sur l'arçon de sa selle. La victoire resta aux rebelles, qui firent subir aux habitants d'Yvoy toutes les horreurs auxquelles étaient soumises les villes prises d'assaut.

Le Roi, désespéré d'être le témoin impuissant de tant de misères, voulut le lendemain faire punir les rebelles ; mais son prévôt dut prendre la fuite quand il vit les lansquenets, toujours furieux, mettre à mort ses archers de la connétablie. Les gens de pied français n'avaient pris part ni à la révolte des Allemands, ni au pillage. Pour les dédommager, on leur abandonna Chimay qui fut prise d'assaut[29] ; ils entrèrent à la foule là dedans et la saccagèrent de tout ce qu'ils purent ravir ; se diligentoient tant à fouiller et chercher les biens, que dedans la voulte d'une des tours du chasteau, furent brusiés plus de cent ou cent vingt soldats françois où eux-mesmes, sans penser, avoient mis le feu.

La guerre était, au seizième siècle, un métier ; il fallait s'en nourrir, s'y enrichir ; le vaincu devenait une proie. Ses biens, son corps, sa femme, restaient la propriété du vainqueur. Les gentilshommes étaient le plus souvent épargnés pour être mis à rançon : le simple homme d'armes ne devait une rançon que d'un mois de solde, mais le chef pouvait être taxé à la volonté de celui qui l'avait pris ; bien des petits seigneurs sont devenus riches en un jour par la chance des grosses rançons ; c'était un hasard qui faisait de la guerre une sorte de jeu, avec ses émotions, ses ruines, ses fortunes. Tel partait petit compagnon, qui revenait chargé d'écus d'or. Cette coutume de faire des prisonniers pour leur rendre leur liberté a duré longtemps, surtout chez les Allemands, qui ont toujours été incapables d'industrie et de goût et ne savaient acquérir de richesses que par la brutalité et la violence. Jusqu'au milieu du règne de Louis XIV, ils mirent en liberté contre argent leurs prisonniers de guerre ; en 1676, le maréchal de Créqui, livré par trahison près de Trêves,- fut rendu par les ducs de Zell et de Hanovre contre payement d'une rançon de cinquante mille livres[30].

Mais ceux qui ne paraissaient pas en mesure de payer une grosse somme, ou qu'on ne pouvait facilement emmener et garder, étaient mis à mort ou jetés nus dans la campagne. Les bourgeois des villes

prises mouraient de misère dans les bois, quand ils n'avaient pas été massacrés durant le sac de leur ville ; quelquefois ils se réunissaient en bandes d'affamés, et obtenaient par pitié ou par violence des vivres dans les villages qu'ils traversaient ; quelquefois ils y trouvaient de l'ouvrage et essayaient ainsi de recommencer leur vie dans un nouveau pays. Quand Charles le Téméraire détruisit Liège, en 1468, un des nobles de la ville se réfugia avec sa femme et ses enfants dépouillés de tout dans les forets de Picardie ; et s'y fit charbonnier ; son fils fut valet de charrue, son petit-fils fut le savant Pierre Ramus[31].

C'étaient les femmes qui éprouvaient le sort le plus cruel dans ces catastrophes auxquelles peu de villes échappèrent durant le seizième siècle ; les mauvais traitements auxquels elles furent soumises rappellent ceux que subissaient les dames romaines dans les villes conquises par les Barbares, pendant les deux siècles où ces misères furent si générales et si fréquentes, que saint Augustin crut devoir en professer la théorie pour rassurer les consciences[32] : les bourgeoises des villes eurent à se défendre contre les consentements involontaires aussi bien que les Romaines de saint Augustin, et se virent souvent emmenées comme servantes par les lansquenets, ainsi qu'autrefois les matrones de Rome, quand les brutales Germaines demandaient des patriciennes pour esclaves[33], et quand Placidie, la fille du grand Théodose, était poussée nue dans un troupeau de captives devant les chevaux des Barbares[34].

Après ces pillages d'Yvoy et de Chimay, l'hiver approchait, l'armée allait se séparer, lorsque la maréchale de la Marck, la fille aînée de Diane de Poitiers, se plaignit de n'avoir pas eu de part dans les prises de la campagne, et obtint du Roi, comme cadeau, un château à saccager. Elle choisit celui de Lûmes, près de Sedan, dans le voisinage de ses terres ; ce château de Lûmes était sur le chemin des marchands qui allaient aux foires d'Anvers et de Francfort, ce qui permettait au seigneur de les dévaliser, ou de les rançonner à l'aller et au retour. Paix ou guerre, amis ou ennemis, il faisoit ordinairement de grandes prises et butins. La jeune maréchale, aussi cupide que sa mère, connaissait cet amas de richesses et désirait s'en emparer ; elle pria Vieilleville d'aller le saisir pour elle.

C'était un coup de main difficile, non que le château pût foire une longue résistance, mais parce que tes assaillants devaient être tentés de prendre le butin pour eux-mêmes, sans respecter la part de celle qui les envoyait à cette obscure expédition. Vieilleville écarta scrupuleusement tous les Allemands, sûr qu'aucun soldat de cette race ne saurait rentrer les mains vides ; il prit seulement deux compagnies de cavalerie légère, et vingt-cinq gentilshommes. Le château ne contenait qu'une jeune fille, mademoiselle de Bourlemont, un vieux gouverneur et quelques laquais. Le gouverneur ouvrit la porte en demandant que les richesses qui estoient là dedans seroient conservées à mademoiselle de Bourlemont. Il espérait, en cédant les murs, sauver les biens. Mais les assaillants n'en voulaient qu'aux richesses ; leur convoitise se devinait si bien, que Vieilleville n'osa pas faire entrer même ses vingt-cinq gentilshommes de confiance, car il y avoit en ceste trouppe sept ou huit, que Gascons, que Lymosins, qui estoient d'assez maulvoise conscience. Il pénétra avec un seul d'entre eux dans le château, fit faire un inventaire des richesses, et l'adressa à la maréchale de la Marck. Celle-ci envoya aussitôt soixante chariots pour rapporter à Sedan tout ce que contenait le château. Grâce à tant de défiance et de promptitude, elle ne perdit pas un coffre. Vieilleville l'avait suppliée de laisser par pitié quelques débris de cet immense butin à mademoiselle de Bourlemont, ceste povre héritière qui est à vous, comme sont trois femmes qu'elle a. Tout ce qu'il put obtenir de l'avare fille de Diane fut de faire placer la malheureuse enfant parmi les filles d'honneur de la Reine ; quant aux trois femmes qu'elle avait, on ne sait pas ce qu'elles devinrent.

Cette influence de Diane, dont ses filles profitaient avec tant d'âpreté, était respectée et courtisée par le duc de Guise, même quand il était à l'armée. Le maréchal de Saint-André, qui continuait son rôle d'intermédiaire dans toutes les intrigues de cour, écrivait au duc de Guise : Je n'ay failli de monstrer vostre lettre à madame de Valentinois, qui faict ordinairement ce qu'elle peut pour vous faire fournir ce qui vous est nécessaire. Il semble, d'après ces mots[35], que le ravitaillement et l'entretien d'un corps d'armée étaient subordonnés au crédit dont pouvait jouir son chef près de la duchesse de Valentinois ; il en avait été ainsi avec Louise de Savoie, sous François Ier. Du reste. Guise ne négligeait pas non plus la Reine ; il protégeait Strozzi, cousin de Catherine de Médicis, et recommandait au cardinal de Lorraine, volontiers insolent et hautain, de ne pas le brusquer[36]. De son côté, le cardinal lui écrivait les événements de la Cour, et soignait, durant son absence, les intérêts de la famille ; les deux frères se suppléaient et se complétaient. Le Roi, qui avait quitté l'armée de bonne heure, appela près de lui à Fontainebleau le duc de Guise, en août 1551 ; le cardinal écrivit aussitôt à son frère : Il sera bien nécessaire que je puisse avoir parlé à vous avant que vous voyiez le Roy ; je vous attendrai affin de vous rendre compte de toutes choses et que vous ayez moyen de mieux penser à vostre opinion.

Pour des renseignements d'une autre nature, le duc de Guise avait recours à la complaisance d'Antoine de Bourbon, son ancien rival, qu'il voulait changer en un confident, afin de s'en faire un ami ; ce prince consola Guise de son long séjour dans les armées, en lui écrivant[37] : Monsieur mon compaignon, j'ai parlé à celle que vous m'avez prié. On m'a dict que je vous asseure ardiment qu'on lui a faict tort et que depuis qu'elle ne vous a veu, homme ne luy a esté de rien. Anthoine.

Les événements militaires allaient subitement élever le duc de Guise au-dessus des intrigues de la Cour, au milieu desquelles s'était agrandie et fortifié sa maison, et révéler la supériorité de ses facultés de général.

 

 

 



[1] BOYVIN DE VILLARS, liv. I et II ; RABUTIN, liv. I ; VIEILLEVILLE, liv. III.

[2] Président HÉNAULT, Abrégé chronologique, année 1600.

[3] C'est à peu près la solde d'un chef d'escadron aujourd'hui, en tenant compte de la différence des valeurs.

[4] GUISE, Mémoires-journaux, édit. Didier, p. 122.

[5] François DE RABUTIN, Commentaires, p. 414.

[6] HENRI D'ORLÉANS, DUC D'AUMALE, Histoire des princes de Condé : Ce grand capitaine avait compris tout le parti qu'on pourrait tirer des armes à feu.

[7] C'est le général espagnol que les Mémoires contemporains nomment le duc d'Alve et qu'on appelle maintenant le duc d'Albe.

[8] RABUTIN, Commentaires, p. 414.

[9] Blaise DE MONTLUC, Commentaires, édit. Petitot, p. 342.

[10] Francesco GIUSTINIANO, Documents inédits, Ambassadeurs vénitiens, publication de M. TOMMASEO, t. I, p. 184.

[11] MONTLUC, Commentaires, p. 327.

[12] MONTLUC, Commentaires, p. 324.

[13] La lance était l'arme du gentilhomme ; celui qui ne trouvait pas place dans les compagnies d'ordonnance devenait lance à pied, en espagnol lanza pezada, en français lanspessade.

[14] D'AUBIGNÉ, les Aventures du baron de Fœneste, p. 258 : Il me semble vous avoir vu aux enseignes de la petite casaque de drap rouge ?Par voutade et par caprice, je prenois quelque casaque d'un des pionniers...

[15] Martin DU BELLAY, Mémoires, p. 160.

[16] MONTAIGNE, Essais, t. I, p. 156.

[17] RABUTIN, Commentaires, p. 414.

[18] BRANTÔME, t. I, p. 62. Voir aussi GACHARD, Correspondance de Philippe II, t. I, p. 565, lettre de Jean de Horn au Roi : On dit qu'ils ont plus de deux mille putaines avec eux. Cette armée comprenait les quatre vieux régiments de Lombardie, Sicile, Sardaigne et Naples. Voir LOTHROP MOTLET, The rise of the dutch Republic, édit. Rontledge, p. 340.

[19] VIEILLEVILLE, Mémoires, liv. X, chap. XI : Les autres habitants (de Sisteron) courent aux armes, tuant goujats et valets, sans espargner leurs garses.

[20] François DE RABUTIN, Commentaires, p. 414, 415.

[21] TAVANNES, Mémoires, p. 164.

[22] TAVANNES, Mémoires, p. 164.

[23] TAVANNES, Mémoires, p. 165.

[24] VIEILLEVILLE, Mémoires, p. 129.

[25] D'AUBIGNÉ, Histoires, p. 19.

[26] VIEILLEVILLE, p. 129 et suiv.

[27] RABUTIN, p. 423.

[28] VIEILLEVILLE, p. 135.

[29] RABUTIN, p. 428.

[30] GOURVILLE, Mémoires, p. 571 : J'écrivis à messieurs les ducs de Zell et de Hanovre que je les suppliois de vouloir bien se contenter de cinquante mille livres pour la rançon. Aussitôt après, ils m'envoyèrent un ordre pour le mettre en liberté, et M. le maréchal de Créqui, ayant payé cette somme, se trouva libre.

[31] WADDINGTON, Pierre Ramus, p. 17.

[32] AUGUSTINUS, De Civitate Dei, lib. I, cap. XVI : Sed quia non solum quod ad dolorem, verum etiam quod ad libidinem pertinet, in corpore alieno perpetrari potest ; quicquid tale factum fuerit, etsi retentam constantissimo animo pudicidam non excutit, pudorem tamen incutit, ne credatur factum cum mentis etiam yoluntate, quod fieri fortasse sine carnis aliqua voluptate non potuit.

[33] CLAUDIANUS, De Bello Gotico, 627 :

Demens Ausonidum gammata monilia matrum

Romanasque alta famulas cervice petebat.

[34] GIBBON, t. IV, p. 94.

[35] GUISE, Mémoires-journaux, p. 78, lettre du 27 août 1552. On sait que les Mémoires de Guise, ainsi que les Mémoires de Condé et les Mémoires de Nevers, sont non pas un récit, mais un recueil de lettres, documents et pamphlets.

[36] GUISE, Mémoires-journaux, p. 67 et 68.

[37] GUISE, Mémoires-journaux, p. 173, du 19 mai 1553.