LES DUCS DE GUISE ET LEUR ÉPOQUE

 

Étude historique sur le seizième siècle

TOME PREMIER

CHAPITRE PREMIER. — DE LA BATAILLE DE MARIGNAN À LA BATAILLE DE PAVIE.

 

 

1515-1525.

 

Quelques heures avant la bataille de Marignan, le duc de Gueldres, chef des lansquenets du Roi de France, que leurs drapeaux rayés de noir et de blanc avaient fait surnommer les bandes noires, reçut la nouvelle que ses États héréditaires étaient menacés par Charles d'Autriche. L'armée française se trouvait à une demi-journée de marche de l'armée des cantons suisses, mais la paix semblait décidée : François Ier faisait déjà charger sur des charrettes l'argent qui devait lui assurer les services de l'infanterie suisse pour la conquête du Milanais. Le duc de Gueldres, pensant que l'appointement se feroit[1], et que la bataille ne serait pas livrée, quitta l'Italie en confiant le commandement des dix mille[2] lansquenets des Bandes noires à un jeune cadet de Lorraine, son neveu, qui n'était encore connu que par des prouesses de tournois, Claude, comte de Guise.

Tandis que tout se préparait pour la paix, un prêtre, Mathieu Shiner, cardinal de Sion, s'agitait à travers le camp des Suisses ; il faisait voir les Français restés sans, défiance dans l'attente d'un accord ; il montrait avec quelle facilité l'on pouvait fondre sur eux à l'improviste et tirer de riches rançons des jeunes seigneurs qui entouraient le Roi ; l'un de ceux-ci, Lautrec, s'approchait même sans être sur ses gardes, comme voyageant chez des amis, et escortait les charrettes qui contenaient l'argent de la paix ; tout pouvait être enlevé ; les Suisses vainqueurs et enrichis resteraient les seuls maîtres de l'Italie.

Sous le souffle de ces prédications, les Suisses, si calmes habituellement dans leurs résolutions et si fermes dans leur valeur, se trouvèrent emportés tout à coup par une colère effrénée ; ils entraînèrent les chefs et partirent en une seule masse, au pas de course, pour se ruer sur le camp français. Lautrec, qui était à moitié chemin avec les écus d'or qu'il leur apportait, eut le temps d'abriter son convoi dans les murs de Galéras, et de faire prévenir le Roi[3].

Rendus plus furieux par cet échec de leur coup de main sur Tarifent de la paix, les Suisses du cardinal dé Sion précipitèrent leur marche et arrivèrent à deux heures sur les Bandes noires. Les Allemands du Roy, ébaïs, reculèrent doubtant que le Roy eût intelligence avec les Souysses pour les deffaire[4]. Entre les lansquenets et les Suisses, qui s'engageaient également à prix d'argent au service des princes de l'Europe, existait une sorte de rivalité commerciale ; les lansquenets, saisis par cette brusque attaque, quelques heures après avoir vu passer le convoi de Lautrec, purent croire que les Suisses avaient obtenu du Roi de France qu'il leur livrât, outre l'argent, leurs concurrents allemands. Ils se laissèrent massacrer jusqu'au moment où survinrent les hommes d*'armes français qui avaient bouclé à la hâte leur armure et accouraient la lance couchée. En voyant que le Roi se plaçait devant eux avec la noblesse française, les Allemands reprirent du cœur ; ils écoutèrent la voix de leur jeune chef, le comte de Guise, et se rallièrent derrière notre artillerie[5]. La cavalerie soutint seule le combat contre les vingt-quatre mille[6] Suisses.

Le Roi, qui, au premier tumulte, s'était fait armer chevalier par un simple lieutenant d'une compagnie d'ordonnance, Bayard, devant tant de chevaliers de l'Ordre et de gens de bien, qui estoient venus là pour leur plaisir[7], excitait l'enthousiasme de tous les hommes d'armes, et fondait à leur tête sur l'infanterie suisse gaillardement, et eut lourd combat, de sorte qu'il fut en gros dangier de sa personne, car sa grant buffe y fut percée à jour d'un coup de pique[8]. Il menait encore lui-même la dernière charge, a la nuit, avec environ vingt-cinq hommes d'armes[9]. Mis en désordre par leur marche précipitée, leurs premiers succès et la nuit, les Suisses s'arrêtèrent devant ce faible effort ; un grand nombre d'entre eux s'étaient attardés à piller les bagages des lansquenets ; d'autres s'emparèrent de ceux du connétable de Bourbon, qui campait à l'avant-garde, et beurent une charretée de vin de Beaune qu'il faisoit conduire après luy. Ils furent surpris à moitié ivres, dans des maisons où ils se retranchaient, par les gens de pied français, qui mirent le feu aux granges ; l'incendie se propagea, les Suisses qui estoient au haut des maisons en tombèrent à demy bruslés, et ceux des caves y furent suffoqués à force de feu[10].

La nuit suspendit la bataille. A la lueur des flammes, au bruit des trompettes et des cornes qui sonnaient le ralliement, au milieu des blesses et des cadavres, les hommes d'armes se logèrent comme ils purent, mais je croys que chascun ne reposa pas à son ayse[11]. François Ier s'étendit armé de toutes ses pièces, hormis son habillement de teste, sur l'affust d'un canon[12], sans dormir, mais afin de laisser reposer son cheval ; il avoit avec lui un trompette italien nommé Christophe, et on entendoit sa trompette par dessus toutes celles du camp, et pour cela, on savoit où estoit le Roy, et on se retiroit vers luy. Au milieu de la nuit, le Roi, qui estoit fort altéré, demanda à boire ; l'eau qu'un soldat lui apporta estoit toute pleine de sang qui fist tant de mal audict seigneur, qu'il ne luy demeura rien dans le corps[13].

A la pointe du jour, ce ne fut plus le son de la trompette royale, ce fut le fracas de soixante-quatorze pièces[14] de canon qui rallia les hommes d'armes et rendit l'ardeur à l'armée française ; chaque boulet faisait une trouée dans les rangs serrés des Suisses. Bientôt, la Bande noire voulut prendre la revanche de sa défaite de la veille, et s'avança sur tes Suisses déjà mis en désordre par l'artillerie. Le comte de Guise, estant au premier rang, fut porté par terre[15]. Un soldat de Nuremberg, nommé Adam, le couvrit de son corps, portant la moitié des coups[16] de pique et de hallebarde, et fut bientôt tué ; Claude de Guise avait déjà reçu vingt-deux blessures, et ne pouvait plus respirer pour le nombre d'hommes qui avoient passé par-dessus luy, lorsqu'il fut dégagé et ramené par James, gentilhomme écossais de la maison du Roi[17]. Un des frères de Claude de Guise venait d'être tué à côté de lui ; François de Bourbon, comte de Châtellerault, avait été tué la veille ; ainsi commençait par une même mort sur le même champ de bataille cette rivalité des maisons de Bourbon et de Lorraine, qui devait durer autant que le seizième siècle.

L'histoire d'une bataille, disait le duc de Wellington[18], est comme le récit d'un bal ; on peut rappeler les détails, mais on ne peut préciser l'ordre dans lequel ils se sont produits ; c'est cependant cet ordre qui donne de la valeur et de l'intérêt aux détails. A la bataille de Marignan, nos braves hommes d'armes poussaient leurs lances, sans regarder autour d'eux, visière baissée, et le soir ils se racontaient leurs prouesses et s'attribuaient l'honneur de la journée. Il est possible, cependant, que la défaite des Suisses soit due aux effets meurtriers de notre artillerie dont aucun boulet ne se perdait dans cette infanterie serrée en files profondes, ou même à l'arrivée opportune de l'armée vénitienne sur le champ de bataille ; les Suisses étaient-ils déjà en déroute quand ils entendirent derrière eux le cri de nos alliés : San Marco ! ou bien l'Alviane, le vieux capitaine vénitien, survenait-il avec ce renfort, comme plus tard le général Desaix à Marengo, pour décider une victoire dont la gloire fut reportée tout entière sur le chef heureux dont elle inaugurait le règne ? Cette lutte de deux jours apparut comme une salve qui accueillait le Roi de vingt ans, entouré des jeunes princes de Bourbon et de Lorraine, de Fleuranges, le jeune adventureux ; de Bayard et de la Trémouille, les chevaliers sans reproche. Elle est restée comme une fête dans notre histoire.

La plupart de ces capitaines étaient les amis d'enfance de François Ier ; ils avaient formé autour de lui, lorsqu'il n'était qu'héritier présomptif, sous le règne de son prédécesseur, Louis XII, une petite cour dont les espérances et les agitations avaient souvent irrité la reine Anne de Bretagne. Le filleul de cette princesse, Montmorency, apprenait le métier de courtisan auprès du Roi futur, dont il préférait la faveur à celle de sa marraine ; il devenait le compagnon et le confident de François. Charles de Bourbon, bientôt fameux sous le nom de connétable de Bourbon, mal vu de la Reine bretonne qui haïssait en lui l'héritier de son ancienne rivale, Anne de Beaujeu, cherchait à s'assurer dans la jeune Cour la consolidation de sa fortune pour l'avenir. Enfin, auprès de François, le roi Louis XII faisait élever les fils de princes étrangers que leurs pères lui confiaient ; ainsi vivaient avec lui, depuis l'âge de douze ans, Fleuranges, fils du duc de Bouillon, et Guise, fils du duc de Lorraine.

Claude de Guise était né en 1496[19] ; il était fils de René II, le vainqueur de Charles le Téméraire. René II avait épousé sa cousine, Jeanne d'Harcourt ; mais après quatorze ans de mariage, il l'avait répudiée sous prétexte qu'elle n'avait pas d'enfants, et il s'était uni, quelques mois avant que le Pape eût confirmé ce divorce, à Philippe, fille du duc de Gueldres et de Catherine de Bourbon. Ce second mariage lui donna douze enfants ; l'aîné de ceux des fils qui vécurent fut Antoine, qui hérita du duché de Lorraine ; les autres vinrent chercher fortune à la cour de France. Trois d'entre eux furent tués en combattant pour le Roi, à Marignan, à Pavie et à Naples ; les deux autres furent Jean, le premier cardinal de Lorraine, et Claude, comte de Guise et d'Aumale[20].

A dix-sept ans, Guise avait épousé à Paris Antoinette de Bourbon, fille du duc de Vendôme, avec le consentement du roi Louis XII, qui fit célébrer les noces sous ses yeux, dans la maison d'Estampes, en face des Tournelles[21]. Déjà parent des Bourbons par sa mère, Guise cherchait à s'assurer des appuis en s'unissant à une princesse de cette maison, dont le chef était le plus proche héritier du trône après François. Plus âgée de deux ans que son mari, et parente comme lui de lu mère de François, Antoinette de Bourbon ne tarda point à se détacher de sa famille et à devenir toute Lorraine. Elle vécut près d'un siècle, et vit mourir tous ses fils[22].

En même temps que ce mariage, on aurait célébré également celui de François avec Claude de France, fille de Louis XII, si les vœux du Roi avaient pu prévaloir contre l'opposition opiniâtre d'Anne de Bretagne. Déjà commençaient les rivalités féminines, les haines jalouses et les luttes secrètes pour la souveraineté, qui devaient créer et défaire les fortunes durant les règnes suivants. La Bretonne détestait la mère de François, la belle Louise de Savoie, plus entourée d'hommages et fièrement parée de son fils, le futur Roi, son César[23], et de sa fille Marguerite, conçue, disaient les poètes, d'une perle que sa mère avait avalée. Dans cette première querelle entre la femme de Louis XII et la mère de François, Claude de Guise put étudier de bonne heure l'art de profiter des rivalités de la Cour. Il se trouva initié l'un des premiers à tous les secrets de ces guerres, et put prévoir que les grandes affaires du siècle seraient maniées par des femmes, depuis Anne de Bretagne jusqu'à Elisabeth d'Angleterre.

Anne de Bretagne tient la première, en France, ce sceptre qui ne se transmettait qu'à une main de rivale, et qu'attendait avec impatience Louise de Savoie. Elle n'avait pas été destinée à régner sur la France ; demandée en mariage par le sire d'Albret, qui convoitait avec sa main son duché de Bretagne, elle avait préfère épouser l'archiduc Maximilien d'Autriche ; l'union s'était faite par procuration, et le duc de Nassau, fondé de pouvoir de Maximilien, avait mis une jambe dans le lit de la jeune fille. Mais la vengeance du sire d'Albret fut secondée par le Roi de France, qui ne pouvait laisser échoir à la maison d'Autriche son fief de Bretagne. Assiégée dans Rennes par Charles VIII, Anne de Bretagne reçut la promesse de recouvrer ses États si elle renonçait à son union avec Maximilien ; l'orgueilleuse enfant fit répondre : Je n'aurai mari que roi ou fils de roi. Charles VIII, exalté par les récits des prouesses des chevaliers de la Table ronde, trouva romanesque d'enlever la jeune princesse à l'Allemand qui avait su s'en rendre maître : il s'offrit lui-même pour époux, et emmena au milieu des fêtes la Bretonne au château de Langeais, en Touraine, où se fit le mariage. Elle était petite, sèche, boiteuse ; elle semblait fatiguer son jeune mari par les exigences de ses caresses[24]. Dès qu'il mourut, elle se fit épouser par Louis XII, qui répudia pour cette union sa femme Jeanne de France, fille de Louis XI. Sa dot de la Bretagne lui permettait de rester reine de France à côté de tous les souverains ; mais ce n'est pas cette princesse maussade qui a joint la Bretagne à la France. Les Bretons sont entrés dans notre unité nationale par la longue série d'efforts glorieux supportés en commun, depuis le jour où Hervé Primauguet, amiral de Bretagne, mena contre la flotte anglaise, à Ouessant, les escadres de France et de Bretagne : enveloppé sur son navire, la Cordelière, par dix bâtiments anglais, il s'attacha aux flancs de la Régente, le vaisseau amiral ennemi, et se fit sauter avec lui[25].

Impérieuse et impopulaire, Anne de Bretagne semblait nourrir, comme une douleur secrète, le regret de son fiancé allemand, et soutenait a la cour, par fidélité pour cet ancien souvenir, la politique de lu maison d'Autriche. Pour faire revivre ses jeunes illusions, elle voulait marier sa fille, Claude de France, avec Charles d'Autriche : on disait que l'occasion qui à ce la mouvoit estoit pour la huine qu'elle portoit a madame Louise de Savoye[26]. Cette haine eut son heure de triomphe. Durant une maladie de Louis XII à Blois, les deux rivales crurent que le Roi était sur le point de mourir. Anne se prépara à se retirer dans sa Bretagne, et fit charger sur des bateaux ses meubles les plus précieux, pour les faire conduire au château de Nantes par la Loire. Louise de Savoie pensa qu'elle allait devenir régente, et tenir enfin son ennemie en son pouvoir ; elle envoya à Saumur le maréchal de Gié, gouverneur de son fils, avec ordre de saisir les bateaux. Le coup de main réussit ; mais le Roi se rétablit aussitôt, et Anne de Bretagne se hâta de poursuivre la vengeance de cet outrage. L'altière Louise de Savoie ne put rentrer en grâce qu'en s'humiliant devant la boiteuse ; elle dut s'abaisser jusqu'à désavouer le maréchal de Gié, déposer contre lui dans le procès criminel qui lui fut intenté, et assister à la condamnation qui le dépouillait de ses dignités.

Anne de Bretagne n'était pas désarmée par une soumission aussi absolue ; mais elle mourut le 9 janvier 1514. Cinq mois plus tard, le 18 mai, François de Valois épousait Claude de France. Les jeunes ambitieux qui l'entouraient se croyaient sûrs de le voir arriver à la couronne, quand ils apprirent, au mois d'octobre suivant, que le roi Louis XII épousait Marie d'Angleterre, et que leurs espérances risquaient d'être anéanties par la naissance d'un prince. Le roi de cinquante-trois ans, qui se mariait à une reine de seize ans, mourut au bout de moins de trois mois, le 1er janvier 1515, juste une année après Anne de Bretagne.

François Ier se hâta de se faire sacrer ; les favoris de sa jeune cour célébrèrent cet avènement par des banquets et des tournois : ce feurent les plus beaux du monde[27]. Dans ces tournois, Claude de Guise fut un des tenants les plus heureux ; il était déjà connu pour avoir, dans les fêtes du mariage de Louis XII, désarçonné le beau Suffolk, le champion de l'Angleterre. Abattre Suffolk, c'était un peu venger Louis XII, s'il est vrai que la jeune reine Marie le préférait à ce prince[28]. En tout cas, elle l'épousa trois mois après la mort du Roi son mari[29]. Elle eut pour petite-fille la savante et infortunée Jane Grey.

Ce mariage faisait sortir de la cour la seule princesse qui pût disputer les hommages à Louise de Savoie. L'heureuse mère présida aux fêtes du nouveau règne. Jamais début ne fut plus éclatant. Aux tournois succéda la guerre. La bataille de Marignan put faire croire qu'une ère nouvelle s'ouvrait ; en voyant ce roi de vingt ans, beau, courtois, chevaleresque et vainqueur, la confiance s'affermissait, et les espérances les plus vastes prenaient naissance[30].

Cependant, malgré ces présages et cette première gloire, on pouvait déjà prévoir que le nouveau règne ne servirait ni à la prospérité ni à l'agrandissement de la France. Oublieux de la politique de Louis XI, François Ier recommençait les guerres d'Italie, si meurtrières et si désastreuses durant les deux précédents règnes de Charles VIII et de Louis XII.

Louis XI avait ajouté la Bourgogne à la France : son œuvre aurait dû être continuée par l'annexion des Flandres. Ces provinces, qui faisaient partie du même héritage de Charles le Téméraire, qu'aucune limite ne séparait de notre territoire, et qu'habitait une population vraiment française par sa langue et par ses mœurs laborieuses, devaient être disputées à la maison d'Autriche, qui ne savait pas plus comprendre les intérêts de leur industrie que les habitudes de leur vie municipale. Ni l'Allemand grossier, ni l'Espagnol paresseux, ne pouvaient être les compatriotes des tisserands, des orfèvres, des banquiers de Flandre, qui poussaient aussi loin que les Français l'activité du travail et l'amour de l'épargne. Durant tout le seizième siècle, la Flandre, épuisée par ses maîtres, nous tendit vainement les bras ; ses richesses ne servirent qu'à entretenir la guerre contre nous. La séduction du Milanais l'emporta sur nos vrais intérêts, et ce fut au delà des monts que se tournèrent tous nos efforts. Les succès de la campagne de Marignan attachèrent davantage la noblesse à cette conquête ; on ne croyait trouver de la gloire que dans le pays des premiers exploits du Roi. Claude de Guise fut longtemps à se rétablir de ses blessures de Marignan. Il avait obtenu pour sa part le titre de grand veneur, dans la distribution des chargées de cour faite par François Ier aux compagnons de sa jeunesse. Le duc Charles de Bourbon était connétable et commandait l'armée d'Italie. Guise, enhardi par son absence, osa pour la première fois, au sacre de la Reine, en 1517, formuler des prétentions de préséance sur la noblesse française, en faisant valoir son titre de fils d'un souverain étranger. Mais son crédit était dépassé alors par celui des frères de la comtesse de Châteaubriant, favoris nouveaux qui prélevaient les plus grosses pensions et les commandements les plus importants. La vie de François Ier peut se partager en deux périodes : celle du pouvoir de la comtesse de Châteaubriant, et celle du règne de la duchesse d'Étampes.

Louise de Savoie, en laissant établir près de son fils l'influence de la comtesse de Châteaubriant, crut qu'elle ruinait seulement l'autorité de la reine Claude de France, mais ne prévit pas qu'une véritable puissance venait de naître en face de sa couronne. Les trois frères de la comtesse, les seigneurs de Lautrec, de Lescun et de Lesparre, entourèrent le Roi et écartèrent pour un temps les anciens amis, comme Montmorency, Guise et Bourbon, qui étaient habitués et soumis au pouvoir de Louise ; le connétable de Bourbon passait même pour être uni à elle par les liens d'une passion secrète ; il fut le plus maltraité. Il dut céder à Lautrec, promu maréchal de France, le commandement de l'armée du Milanais. Un autre des premiers amis du Roi, Bonnivet, qui avait obtenu la charge d'amiral de France à l'avènement de la nouvelle cour, ne se maintint en crédit qu'en devenant le rival de son maître près de la comtesse de Châteaubriant.

Françoise de Foix, comtesse de Châteaubriant, était brune et vive ; elle avait plus de manières apprêtées que de grâce naturelle, si l'on en croit Marguerite de Valois, qui disait d'elle : Il y en a icy qui ne font pas tant de mines, mais qui ont assez de beautés et de grâces pour lui rendre trente[31]. Son mari n'acceptait pas le rôle avec autant de complaisance que les trois frères : on disait qu'il osait frapper brutalement celle que flattaient les plus grandes princesses. On ignorait ce qu'en pensait le Roi ; mais sa sœur n'en semblait pas indignée, car elle écrit : Je ne trouve pas estrange que le seigneur de Chasteaubriant use de main mise. Il est vrai que Marguerite de Valois elle-même, quelques années plus tard, était souffletée par son mari[32] ; les mœurs de la chevalerie n'avaient pas encore perdu toute la grossièreté des temps féodaux.

La pauvre Claude de France, assez négligée entre sa belle-mère et sa rivale, donna le jour, en 1517, à un héritier de la couronne. Le Roi, qui préparait une alliance avec le Saint-Siège pour assurer son influence en Italie, obtint que le Pape fût le parrain du jeune Dauphin. Le Pape envoya, pour tenir sa place à la cérémonie, un de ses neveux, qui avait pris le titre de duc d'Urbin, après avoir dépossédé de ses États le véritable duc ; ce jeune homme venait d'être atteint de maladie. De Rome à Paris, on ne pouvait voyager alors qu'à cheval, et le duc d'Urbin dut faire ce trajet à la hâte, afin d'arriver au jour fixé pour le baptême. Son mai s'aggrava[33]. Trois jours après le baptême, il épousa la belle Catherine de la Tour, et repartit pour l'Italie avec sa jeune épouse ; il mourut en arrivant. Sa veuve mourut du même mal, après avoir donné naissance à une fille. Cette enfant fut Catherine de Médicis.

Au milieu des fêtes de la cour, Lescun reçut, comme son aîné, le bâton de maréchal de France ; le troisième frère de la favorite, Lesparre, restait seul à pourvoir, et toute la famille attendait une grande guerre, pour qu'il pût obtenir le commandement d'une armée. Cette guerre fut bientôt rendue inévitable par les envahissements de la maison d'Autriche.

Charles d'Autriche, devenu l'empereur Charles-Quint, ne pouvait pardonner au Roi de France de lui avoir dispute la couronne impériale. Plus jeune que François Ier, il n'avait ni son prestige, ni sa réputation militaire. Avec moins de fracas, et sans saisir les imaginations, il entrait en scène, pourvu de toutes les ressources que peuvent donner une volonté énergique, un entendement robuste et une puissance de travail exercée dès l'enfance[34]. Inhabile au maniement de la lance, et dédaigneux des prouesses du carrousel, il connaissait à quinze ans toutes les affaires de l'Europe, présidait le Conseil et dirigeait les discussions des plus vieux hommes d'État. Il n'était doué ni de générosité, ni peut-être d'une grande élévation de sentiments ; mais il savait dominer ses émotions, régler ses passions et suivre ses projets. Sage dans sa piété, bienveillant avec une certaine hauteur, habitué à toutes les langues qu'on parlait alors, il était le génie le plus propre à exercer l'autorité à la fois sur les vieux capitaines et sur les prélats, sur les Espagnols et sur les Allemands, et à tenir rigoureusement les liens qui rattachaient tant d'intérêts divers, tant de passions contraires, tant de peuples disséminés. C'était un Louis XI qui renaissait, un Louis XI complet dès l'enfance, et qui se tournait contre la France en tenant entre ses mains, outre les États de Charles de Bourgogne, l'Espagne, l'Empire et les trésors du nouveau monde. A cet adversaire, la France n'opposait qu'un nouveau Charles le Téméraire. Notre Roi était plein de confiance dans sa force physique, avide de louanges, prompt à changer de plan ou a se laisser entraîner par la fantaisie du moment. C'était la querelle du siècle précédent avec les champions intervertis ; la lutte de l'homme hardi, prodigue, présomptueux, contre l'homme adroit, sage, vigilant.

L'Italie devait attirer également les deux rivaux. Pour chacun d'eux, elle avait des séductions et comme des grâces spéciales. François Ier y voyait la gloire bruyante, les sonnets des poètes, la pompe des entrées triomphales à travers les palais de marbre, les galanteries avec les Italiennes qui savaient des secrets inconnus dans le Nord, et dont les formes avalent cette perfection qui a inspiré les grands peintres. Charles-Quint aimait chez l'Italien la science de la dissimulation et les habitudes de la perfidie.

L'Italien du seizième siècle était cruel sans colère, il ne méprisait pas la fausseté ; il cachait l'ambition la plus effrénée sous les apparences de la philosophie la plus insouciante ; il restait amical, souriant, caressant, au moment où des projets de vengeance mûrissaient dans son cœur. Il se gardait avec soin des petites provocations et des défis hautains qui donnent une satisfaction puérile ; il restait courtois jusqu'à l'instant où pouvait être frappé le coup décisif. A quoi bon des scrupules pour tromper quand on n'en a pas pour détruire ? Pourquoi une attaque de vive force si l'on peut vaincre par surprise ? La honte n'est pas d'assassiner, elle est de ne pas se venger. Les moyens honorables sont ceux qui sont obscurs, rapides et sûrs[35]. La vertu militaire est une vertu inutile ; aussi jusqu'au jour où les étrangers viennent se mêler aux affaires de l'Italie, le soldat exerce un métier dans lequel il se bat, mais ne se fait pas tuer ; une bataille est moins meurtrière qu'une émeute ; les campagnes se passent en contremarches et en blocus ; l'homme d'armes n'a pas d'accident grave à craindre, le pire qui puisse lui arriver est de perdre son cheval, ou d'être fait prisonnier, ce qui l'oblige simplement à une rançon d'un mois de solde. Les gens de guerre se regardent comme étant du même corps d'état et en quelque sorte de la même confrérie ; ils se ménagent par égards professionnels et suppléent par leur imagination aux belles actions qu'ils n'accomplissent pas. C'est dans leurs récits qu'ils courent les plus grands dangers. Ils sont vantards, fanfarons, mais ils ne sont pas sans courage ; soumis aux supplices, ils savent garder leur sang-froid ; les tortures les plus savantes ne leur arrachent aucun aveu. Cet art si précieux de ne jamais perdre sa présence d'esprit ni la possession de ses facultés est la première qualité du chef d'armée. Chez les Anglais, il a fait la force de Cromwell et de Marlborough ; chez les Italiens, il a transformé en généraux un débauché comme César Borgia, un épicurien comme le marquis de Pescara, un marchand comme Spinola. De l'Italie si peu militaire sortent les premiers hommes de guerre du siècle.

Obséquieux s'il n'était pas le plus fort, l'Italien était implacable dans ses haines ; aux atrocités savantes dans lesquelles il se complaisait, les hommes du Nord vinrent substituer les luttes brutales. L'intempérance grossière du Suisse, l'avidité cruelle de l'Espagnol, la joie licencieuse du Français, blessèrent d'abord un peuple délicat, laborieux et artiste. Mais bientôt l'Italien apprit à ruser les cités, à exterminer les garnisons, à étouffer par le feu les habitants réfugiés dans les grottes. Le caractère français n'eut point à gagner non plus dans ces guerres par delà les monts ; en échange des impôts gaspillés, du peuple ruiné, de la noblesse détruite par les combats où les maladies, la France n'a acquis aucune compensation. Au contraire, le contact avec les Italiens avait développé les instincts de loquacité, de fanfaronnade et de vanité bruyante auxquels étaient déjà portées les populations d'une partie de notre territoire. L'Italie envahie nous a donné ses infirmités[36].

Claude de Guise évita de reparaître en Italie, depuis le moment où on l'emporta du champ de bataille de Marignan. Il eut ainsi la singulière fortune d'être le seul des capitaines du Roi de France qui n'ait pas été compromis dans les grands désastres de la Péninsule. Il dut sans doute plutôt au hasard qu'à son choix de faire sa première campagne contre Charles-Quint en Espagne et non en Italie.

La guerre commençait en 1521 sur toutes les frontières ; mais nos plus belles armées étaient envoyées, avec Lautrec, dans le Milanais, ou, avec Bonnivet, en Espagne ; les provinces du Nord étaient dégarnies. Bonnivet devait conquérir la Navarre avec six mille Allemands commandés par le comte de Guise et avec une nombreuse cavalerie. Mais les cuirasses embarrassaient les hommes d'armes et les chevaux dans un pays de montagnes ; les gentilshommes des compagnies d'ordonnance durent marcher à côté de leurs chevaux qu'ils soutenaient par la bride ; chacun de leurs capitaines eut son canon à gouverner[37]. Le canon commençait à figurer dans l'effectif des armées. A cette artillerie, l'armée de Bonnivet dut la prise de Fontarabie. Connue en même temps que les revers de l'armée d'Italie et que l'invasion de ta Champagne, la nouvelle de cette stérile conquête fut accueillie à la Cour avec des transports de joie. La reine Louise de Savoie voulut en attribuer tout l'honneur à Guise, et elle écrivit h Antoinette de Bourbon, sa femme[38] : Vous pouvez vous dire la plus heureuse princesse de France pour ce que vous avez un mari le plus vaillant et le plus heureux qui soit aujourd'hui. Mais Guise n'était pas d'humeur à se trouver satisfait par des paroles flatteuses ; il voulait établir les bases d'une maison souveraine et réunir patiemment toutes les forces qui font la solidité des fortunes ; il se fit concéder, comme récompense de sa campagne de Navarre, le revenu, prouffict et émolument des greniers à sel de Mayne-la-Juhée et la Ferté-Bernard, qui montaient à vingt-quatre mille francs de notre monnaie, et dont une année lui fut payée d'avance. Il ne négligea jamais de recueillir des gages solides de la faveur royale, et chacune de ses expéditions se traduisit par un accroissement de revenus ou de dignités. Avec une avidité patiente, il accrut lentement sa puissance, sans jamais laisser amoindrir ses acquisitions et sans négliger les profits de peu d'importance.

Il fut, l'année suivante[39], chargé de couvrir notre frontière du Nord. Il s'empara de Bapaume et entretint une guerre de partisans contre les garnisons anglaises de Boulogne et de Calais, qui faisaient des incursions fréquentes sur notre territoire. Guise sortit une nuit de Mon treuil et surprit une troupe de quatre cents Anglais qu'il mit en déroute ; les plus déterminés se retranchèrent dans un jardin entouré de fossés que couronnaient des haies, et firent face à l'assaillant ; ils espéraient être délivrés parla garnison de Boulogne. Des renforts pouvaient leur arriver d'un moment à l'autre ; tenter un assaut contre des gens aussi résolus était risquer un désastre ; se retirer sans les attaquer était leur laisser l'honneur de la journée, et perdre les avantages du succès du matin. Guise préféra s'exposer à être surpris par les Anglais, mit pied à terre avec ses hommes d'armes, monta à l'assaut du talus et le franchit. Les Anglais se firent tous tuer, sans qu'aucun d'eux voulût se rendre[40]. Cette escarmouche fut célèbre : la hardiesse du coup de main, la belle défense des Anglais, le danger d'être attaqué par un renfort ennemi sans avoir le temps de remonter à cheval, firent admirer ce fait d'armes dans les deux nations.

A l'automne, Guise délivra la place de Hesdin qui était assiégée. Il comprit dans cette campagne l'avantage qu'il y avait à guerroyer près de Paris ; il acquérait la réputation d'un sauveur en rassurant les bourgeois de la ville qu'effrayait l'approche de l'ennemi. Paris, de tout temps, a eu la tentation de n'estimer que les combats livrés près de ses portes. Guise ne s'en écarta plus ; toutes ses campagnes se passeront désormais en manœuvres à travers les provinces qui entourent la capitale. C'est principalement à l'habileté d'avoir su choisir ce rôle, et le conserver durant toute sa carrière, que Guise dut la popularité et la prospérité de sa maison. La fixité des idées et la fermeté de la volonté assurent la prépondérance aux esprits même médiocres. Claude de Guise fit de sa famille la plus puissante de l'Europe, par le seul effort d'une patience infatigable et obstinée. Il avait le génie étroit et peu cultivé du lansquenet courtisan ; mais son courage dans les combats, son ambition qui ne reculait devant aucune prétention, et son amour du gain qui lui procurait les moyens matériels de soutenir son ambition, sont les trois facultés dominantes qui ont fait sa force.

L'année où Claude de Guise mettait son nom dans toutes les bouches par sa campagne du Nord, Lautrec échouait tristement en Italie.

Tant qu'il put solder son armée, Lautrec se vit l'arbitre de l'Italie. Les Milanais ne haïssaient pas cet homme du Midi, petit, robuste, la face marquée d'une cicatrice ; ils lui reprochaient de cracher trop, et de rester indifférent à leurs querelles de partis[41]. C'est le propre des esprits violents de s'irriter contre ceux qui n'épousent pas leurs querelles ; on préfère les ennemis aux neutres. Guelfes et Gibelins accueillirent également les généraux de Charles-Quint, lorsqu'ils virent que les soldats de Lautrec se débandaient et refusaient de servir, faute de paye ; en quelques jours, le Milanais fut perdu, et Lautrec se retira à Lyon, où se trouvait le Roi. François Ier, irrité, refusait de recevoir son ancien favori ; le connétable de Bourbon prit Lautrec par la main, écarta les gardes et entra avec lui près du Roi. — Vous m'avez perdu tel héritage que le duché de Milan, dit François Ier — Lautrec répondit que c'estoit Sa Majesté qui l'avoit perdu, non luy ; par plusieurs fois, il l'avoit adverty que s'il n'estoit secouru d'argent, il cognoissoit qu'il n'y avoit plus d'ordre d'arrester la gendarmerie, laquelle avoit servi dix-huict mois sans toucher deniers, et pareillement les Suisses qui mesmes l'avoient contraint de combattre à son désavantage. — J'ai envoyé quatre cent mille écus, alors qu'ils ont été demandés[42], répliqua le Roi. Gomme Lautrec affirma n'avoir rien reçu, on fit appeler le surintendant des finances, Beaune de Semblançay, qui déclara qu'estant la dicte somme preste à envoyer, madame la Régenté avoit pris ladicte somme, et qu'il en feroit foy sur-le-champ. Cette preuve ne put être produite ; les quittances que Semblançay avait eu soin de se faire remettre par Louise de Savoie lui furent dérobées par un de ses commis qui les donna à une des filles d'honneur de la Reine, dont il était amoureux. Les filles d'honneur entraient déjà dans la politique. Le commis, nommé Gentil, devint président au Parlement. La fille d'honneur remit les quittances à sa maîtresse qui les brilla, et Semblançay fut pendu[43].

La haine entre Louise de Savoie et la comtesse de Châteaubriant en était arrivée à un degré tel, que toute la Cour fut persuadée que les quatre cent mille écus d'or avaient été détournés par Louise avec l'intention préméditée de ruiner, l'armée du Milanais, pour obtenir la disgrâce de Lautrec et amoindrir ainsi l'autorité de sa sœur. Le connétable de Bourbon, lassé de l'amour de Louise de Savoie, était si convaincu de cette perfidie, qu'il n'hésita point à favoriser l'entrevue de Lautrec avec le Roi, dans l'espoir de décider la disgrâce de la Régente que son inconstance avait rendue son ennemie. L'unanimité des témoignages a frappé les historiens ; cependant, l'imagination se refuse à admettre chez la mère de François Ier une trahison aussi compliquée et aussi dangereuse.

Il n'est pas permis de douter qu'elle a reçu les quatre cent mille écus destinés à là solde de l'armée d'Italie ; mais une passion moins clairvoyante que la haine semble avoir dominé Louise de Savoie : c'était la cupidité poussée à un degré de fureur maniaque ; elle se plaisait à entasser et à cacher dans des coffres les écus d'or. A sa mort, on en trouva chez elle quinze cent mille. Le quart de cette somme aurait sauvé le Milanais. Étrange folie chez une femme qui a entre ses mains une autorité presque absolue, et qui croit ne jouir vraiment de la fortune et du pouvoir qu'en accumulant sous ses doigts des pièces d'or ! Le même vice l'entraîna presque aussitôt dans une entreprise qui précipita son fils et la France dans des malheurs bien autrement irréparables que la perte du Milanais.

Son ancien favori, le connétable de Bourbon, était le sujet le plus riche de la chrétienté ; aux émoluments de sa charge de connétable, il joignait le gouvernement de Languedoc et les seigneuries des Dombes, de la Marche, du Bourbonnais, de l'Auvergne, du Forez, de Montpensier et de Clermont. Moins par scrupule de conscience que par convoitise de ses grands biens, Louise de Savoie le pressa de l'épouser, quand il devint veuf[44]. Elle le menaça, en cas de refus, de le dépouiller dans une série de procès. L'obscurité d'une clause du contrat de mariage d'Anne de Beaujeu, obscurité peut-être préméditée par Louis XI, et dont le cadet sans titre qui épousait sa fille ne pouvait provoquer l'explication, permettait de plaider que l'héritage de cette princesse, recueilli par le connétable, devait revenir en partie à Louise de Savoie et en partie à la couronne. Un mariage avec Louise aurait arrêté le procès ; sur le refus du connétable, la lutte commença. La princesse n'y était pas animée par le ressentiment d'une passion dédaignée, car elle avait déjà su accueillir les consolations que lui offrait le présomptueux Bonnivet. Mais elle voyait des biens immenses à saisir immédiatement, et, faisant appliquer la vieille maxime du Palais, que le Roi ne plaide jamais dessaisi, elle fit prononcer le séquestre de tous les biens du connétable. Elle avait pour conseils le chancelier Duprat et l'avocat Poyet, qui sont restés les types des gens de loi serviles et corrompus[45] Certain de se voir dépouillé par la Régente, mal vu du Roi qui lui préférait des favoris plus jeunes et moins rapprochés du trône, le connétable se souvint que sa mère était Italienne, renia la France dans son ardeur de vengeance, et s'enfuit à Mantoue, où il accepta le commandement des armées de l'Empereur. Parmi les complices de cette défection étaient le seigneur de Saint-Vallier et Jean de Brosses. Le premier fut condamné à mort, et Ton raconta, quelques années plus tard, que sa grâce fut obtenue du Roi par le dévouement de sa fille, Diane, mariée au sire de Brézé, grand sénéchal de Normandie. Le second eut ses biens confisqués ; on le verra bientôt en recevoir la restitution en échange de complaisances plus humiliantes encore.

Claude de Guise n'avait garde de se mêler a ces querelles ; la disgrâce de Bourbon et de Lautrec ne pouvait que le débarrasser de rivaux incommodes ; il avait conservé la faveur de la redoutable Régente, et cherchait à se consolider en France. Il demanda et obtint de remplacer la Trémouille dans le gouvernement de la Bourgogne. Cette nouvelle charge était la plus avantageuse qu'il pût recevoir ; elle le maintenait dans le voisinage de ses terres de Champagne, de ses parents de Lorraine et de ses lansquenets d'Allemagne. Il devenait le défenseur désigné de notre frontière de l'Est, ce qui lui évitait les guerres lointaines et la subordination a d'autres chefs. Durant les deux années suivantes[46], tandis que Bonnivet se faisait battre en Italie et que les armées impériales pénétraient dans la Provence à la suite de nos soldats dispersés, Guise n'eut qu'à couvrir la Champagne contre les invasions des coureurs allemands. Il s'en acquitta avec plus de gloire que d'humanité, et les éloges que lui valut cette campagne montrent la singulière idée que l'on se faisait à cette époque du métier des armes. L'important était de s'enrichir par des rançons, et de procurer du butin à ses soldats. Il n'eût pas été prudent de piller la Champagne ; Guise ne l'osa faire. Mais il laissa les Allemands se répandre dans le plat pays, et charger de riches prises sur leurs chariots, assuré que cette bande de pillards ne saurait défendre ce qu'elle aurait enlevé et lui deviendrait une proie facile. Quand ils eurent amassé, sans être inquiétés, tout le butin qui était à leur convenance, les Allemands songèrent à la retraite ; c'est alors que Guise se décida à les arrêter ; il put choisir si bien le lieu et l'heure de l'attaque, qu'il les rejoignit près des tours de Neufchâteau, où les dames de Lorraine et de Guise se mirent aux créneaux avec leurs suivantes, pour en voir le jeu jouer à leur ayse et sans danger. La fête ne fut pas d'abord telle qu'on l'avait espérée ; le seigneur de Gourville, qui menait la compagnie d'ordonnance de Guise, se prit de querelle au moment de la charge avec du Chastelet, son porte-enseigne, qui lui enfonça son épée dans la bouche. Cet accident mit du désordre parmi les assaillants. Mais les Allemands, qui menoient un grand butin, et étaient pressés de le mettre en sûreté, se trouvèrent bientôt en désordre eux-mêmes ; ils prirent la fuite, furent taillés en pièces, et le butin fut recoux, c'est-à-dire que Guise et sa troupe se partagèrent les dépouilles que les Allemands rapportaient de la Champagne et de la Lorraine. Ce procédé ingénieux pour amasser du butin, tout en donnant de l'esbat aux dames de Lorraine et de Guise qui en eurent le passe-temps, accrut la réputation de Guise et son crédit parmi les gens de guerre[47].

Cet esprit calculateur et avide offre un contraste frappant avec le cœur généreux et désintéressé de Bayard. Bayard avait aussi préservé ta Champagne, l'une des années précédentes, il s'était enfermé dans Mézières, sans vivres, derrière des remparts ruinés, et avait retenu deux armées allemandes qui s'obstinèrent à l'assiéger ; les travaux de nuit et la privation de nourriture avaient épuisé ses hommes d'armes, qui ne pouvaient plus soutenir le poids de leurs armures, lorsque les Allemands, lassés de cette résistance héroïque, renoncèrent a l'invasion projetée et se mirent en retraite. Bayard ne réclama aucune récompense ; il resta ce qu'il était auparavant, capitaine d'une compagnie d'ordonnance. S'il exerça un commandement dans une armée, ce fut de la seule autorité que lui donnaient son talent reconnu et l'admiration qu'avaient conçue les gens de guerre pour sa bravoure joyeuse, sa prodigue insouciance et l'élévation de ses sentiments. J'ai plus aimé, disait-il, les personnes que les escus[48]... Les fortunes des deux capitaines furent aussi opposées que leurs caractères. Tandis que l'habile Lorrain poussait ses fils jusqu'à côté du trône, l'honnête Dauphinois, resté le type de l'honneur chevaleresque y ne laissait qu'une fille mariée à son lieutenant Chastelard, homme d'armes comme lui[49]. Pendant que Claude de Guise amassait le butin de Champagne et faisait l'orgueil des bourgeois de Paris par ses escarmouches contre les coureurs de frontière, Bayard se faisait tuer en Italie, à l'arrière-garde de l'armée de Bonnivet, dont il couvrait la retraite, et, sanglant, couché à demi mort sous un arbre, il voyait le chef vainqueur, le connétable rebelle de Bourbon, s'arrêter devant lui et lui dire : Capitaine Bayard, j'ay grand'pitié de vous voir réduit en ce piteux estat, après tant de braves exploits d'armes par vous mis à fin, — à quoy le preux chevallier, reprenant ses esprits, luy repartit d'une forte haleine : Ce n'est pas de moy que vous devez avoir pitié, ains de vous[50].

Cette déroute de Bonnivet nous avait fait perdre l'Italie : François Ier pour la recouvrer, appela à lui toutes les forces de son royaume, recruta des Suisses et des lansquenets, se mit avec énergie et activité à préparer une campagne qui devait être décisive. Il voulait venger la trahison de Bourbon, la défaite de Bonnivet, la dévastation de la Provence. Tous ceux qui pouvaient porter les armes accoururent pour se signaler sous les yeux du Roi et rajeunir, dix ans après Marignan, la première gloire de son règne. Seul, Guise resta en France. Il sembla dédaigner le commandement des Bandes noires, et le laissa à son frère François de Lorraine. À la vérité, le titre de chef de gens de pied était peu estimé ; on croyait encore que la lance du cavalier était la seule arme digne de la noblesse, et Guise, qui venait de diriger des troupes d'hommes d'armes dans le Nord, put prétexter qu'il serait amoindri si on le mettait de nouveau à la tète des lansquenets, comme dix ans auparavant.

Cette merveilleuse prévoyance ou ce hasard singulier non-seulement évita à Guise d'être enveloppé dans le désastre de Pavie, mais lui permit de se trouver, quand la nouvelle en arriva, le seul chef qui pût inspirer confiance et défendre le royaume durant la captivité du Roi. A la bataille de Pavie, Montmorency avait été pris avec le Roi ; tous les chefs de la noblesse française étaient ou tués ou captifs. Le duc d'Alençon, beau-frère de François, avait échappé presque seul, en quittant un peu tôt le champ de bataille ; il était arrivé à Lyon sans descendre de cheval, près de sa femme Marguerite de Valois et de la Régente, en même temps que ceux qui annonçaient le désastre. Marguerite et sa mère le reçurent avec une telle hauteur et lui témoignèrent tant de mépris de cette fuite, qu'il s'enferma, languit un mois et mourut de honte.

Louise de Savoie appela Guise auprès d'elle pour faire partie d'un conseil où il joua le principal rôle, puisqu'elle n'y nomma avec lui que le duc de Vendôme, frère d'Antoinette, sa femme, et Lautrec, à demi disgracié par ses anciens revers, et frère d'une favorite que l'absence du Roi laissait sans pouvoir.

 

 

 



[1] FLEURANGES, Mémoires, éd. Didier, p. 52.

[2] LOYAL SERVITEUR, le Gentil Seigneur de Bayart, édit. Buchon, p.111.

[3] MARTIN DU BELLAY, Mémoires ; Jean BOUCHET, Panégyrique de Louis II de la Trémouille, dit le Chevalier sans reproche ; FLEURANGES, Mémoires. C'était le jeudi 13 septembre 1515.

[4] Jean BOUCHET, Panégyrique de Louis II de la Trémouille, dit le Chevalier sans reproche.

[5] MARTIN DU BELLAY, Mémoires.

[6] FLEURANGES, Mémoires.

[7] FLEURANGES, Mémoires.

[8] LOYAL SERVITEUR, le Gentil Seigneur de Bayart.

[9] FLEURANGES.

[10] MARILLAC, Vie du connétable de Bourbon, éd. Buchon, p. 158.

[11] LOYAL SERVITEUR.

[12] MARTIN DU BELLAY.

[13] FLEURANGES.

[14] FLEURANGES.

[15] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 126.

[16] BRANTÔME, Hommes illustres, le Bon Duc Antoine de Lorraine, éd. Panthéon, p. 290.

[17] Martin du Bellay écrit Jamais, Brantôme le nomme Jametz ; je pense qu'il faut lire James.

[18] WELLINGTON, Papers, 17 and 18 aug. 1815 : ... The history of a battle is not unlike the history of a ball. Some individuals may recollect all the little events of which the great result is the battle won or lost ; but no individual can recollect the order in which or the exact moment at which they occurred, which makes ail the difference as to their value or importance... It is impossible to say when each important occurrence took place or in what order.

C'est à propos de sa victoire de Waterloo que Wellington s'exprimait ainsi deux mots après l'événement.

[19] Le 20 octobre 1496, à Condé-sur-Moselle, près Bar-le-Duc.

[20] Voir les états généalogiques des maisons de Bourbon et de Guise, à la fin du volume.

[21] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 115.

[22] Née à Ham le 25 décembre 1494, morte à Joinville le 20 janvier 1583. Voir, sur ces liens de parenté, les états généalogiques à la fin du volume.

[23] LOUISE DE SAVOIE, Journal.

[24] Relation de l'ambassadeur vénitien ZACCARIA CONTARINI, citée par BASCHET (la Diplomatie vénitienne, p. 326) : La regina è di età di anni diciasette, piccola anche lei e scarna di persona, zoppa da un piede notabilmente, ancora che si aiuti con zoccoli... è gelosa e avida délia Maestà del Re oltramodo tanto che da poi che è sua moglie ha preterito pochissime notti che non abbia dormito con sua Maestà.

[25] Le 10 août 1513.

[26] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 245.

[27] FLEURANGES, Mémoires, ch. XLVII.

[28] FLEURANGES, Mémoires, ch. XLVI.

[29] LOUISE DE SAVOIE, Journal, p. 89. Ce mariage se fit le 31 mars 1515. Le mari était mort le 1er janvier précédent.

[30] GUICCIARDINI, vol. XI, liv. I. Delle virtu, della magnanimita, dell' ingegno spiritoso e generoso di costui, s'aveva universalmente tanta speranza che citiscuno confessava non essere già per moltissimi anni pervenuto alcuno con maggiore aspellatione alla corona ; perche gli conciliava somma gratia, il fiore dell'età, ch'era di venti anni, la belleza e grazia del corpo, la liberalità grandissima, la umanita somma con tutti, e la notitia piena di moite cose.

[31] Lettre citée par madame la comtesse d'HAUSSONVILLE, Marguerite de Valois, p. 63.

[32] Marguerite écoutait un prêcheur réformé : le Roi de Navarre lui donna un soufflet en disant : Vous en voulez trop savoir. (Ibid., p. 196.)

[33] FLEURANGES, Mémoires, chap. IX : ... et avoit ledict duc d'Urbin bien fort la... et de fresche mémoire, et falloit qu'il vinst en poste, ce qu'il faisoit à grande peine... et trois jours après le baptême, feurent faictes les nopces dudict duc d'Urbin à la plus jeune fille de Boulongne qui estoit très-belle dame et jeune, et quand ladicte dame espousa ledict duc d'Urbin, elle ne l'espousa pas seul, car elle espousa la... quant et quant ; et à ce propre jour, le Roy le fist chevallier de son Ordre.

[34] MIGNET, Rivalité de François Ier et de Charles-Quint, tome Ier : Dès l'âge de quinze ans, Charles présidait tous les jours son conseil. Il y exposait lui-même le contenu des dépêches qui lui étaient remises, aussitôt qu'elles arrivaient, fut-ce au milieu du sommeil de la nuit. Son conseil était devenu son école, et la politique où il devait se rendre si habile avait été son principal enseignement. Réfléchi comme celui qui est appelé à décider, patient comme celui à qui il appartient de commander, il avait acquis une dignité précoce. Ayant beaucoup de sens naturel, une finesse d'esprit pénétrante, une rare vigueur d'âme, il apprenait à faire dans chaque situation et sur chaque chose ce qu'il y avait à faire et comment il fallait le faire. Il s'apprêtait ainsi à être le plus délié et le plus ferme politique de son temps, è regarder la fortune en face, sans s'enivrer de ses faveurs, sans se troubler de ses disgrâces, ù ne s'étonner d'aucun événement, à se résoudre dans tous les périls.

[35] Ces mœurs ont survécu au seizième siècle. STENDHAL raconte (Promenades dans Rome, p. 80) qu'un préfet du roi Murat nous racontait ce soir qu'un Calabrois, homme honnête et bon, était venu lui proposer un jour de faire assassiner à frais communs son ennemi dont il venait de découvrir la retraite et que le préfet voulait de son côté faire arrêter. On peut être bon et honnête en faisant assassiner son ennemi. Mais ils ont eu le mérite de se débarrasser rapidement de ces habitudes dans des temps récents. Cette réforme dans les mœurs d'une nation est un fait assez rare pour qu'on puisse rappeler, sans inconvénient, les vices disparus.

[36] Henri ESTIENNE (Deux Dialogues du nouveau langage français italianisé et autrement desguisé, 1579, Anvers) remarque que nous avions emprunté à la langue italienne des mots pour exprimer les nouveaux travers que nous rapportions de nos voyages : il cite les mots italiens de rodomont, intrigant, charlatan, bouffon, qui entraient dans notre langue, avec ceux de spadassin et sicaire, depuis que la France avoit pris en matière de tuerie le style de ses voisins.

[37] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 143.

[38] Ms. Bibl. nat., suppl. franc., 1054, cité par BOUILLÉ, Histoire des ducs de Guise.

[39] En 1522.

[40] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 167.

[41] Relation de l'ambassadeur vénitien CAROLDO, citée par BASCHET (la Diplomatie vénitienne, p. 155). Ces relations des ambassadeurs vénitiens sont une mine de renseignements précieux sur l'Europe du seizième siècle. On les trouve dans trois ouvrages : 1° la publication faite par M. TOMMASEO dans les Documents inédits relatifs à l'histoire de France ; mais les deux volumes de cette collection ne comprennent que six relations dont les manuscrits étaient conservés dans les archives de France : c'étaient d'anciennes copies, dérobées autrefois secrètement aux Archives de Venise. Les textes de ces relations sont tronqués et inexacts ; quelques-unes sont peu importantes. 2° M. Armand BASCHET, qui a passé plusieurs années à étudier et à copier les Archives de Venise, cite dans son livre de la Diplomatie vénitienne les passages les plus intéressants des relations qu'il a traduites sur les documents originaux. Mais ses extraits sont rares et brefs : on peut regretter qu'il semble songer plutôt à se créer des portefeuilles de documents curieux qu'à livrer au public le résultat de ses travaux. 3° Le vrai trésor des Relations est le grand ouvrage publié à Florence par M. ALBERI et intitulé Relazioni degli ambasciatori Veneti al Senato, Les citations sont puisées à l'une de eus trois sources.

[42] MARTIN DU BELLAY, Mémoires, édition Petitot, p. 384.

[43] AMELOT DE LA HOUSSAYE, Mémoires cités par Petitot, Collection des Mémoires, XVII, 53 ; président HÉNAULT, Nouvel Abrégé chronologique de l'histoire de France, édit. de 1749, p. 298.

[44] En 1521, de Suzanne de Beaujeu.

[45] PASQUIER, Recherches de la France, liv. V, ch. XIV, p. 577.

[46] En 1523 et 1524.

[47] BRANTÔME, Hommes illustres, édit. Panthéon, p. 292 ; MARTIN DU BELLAY, Mémoires, p. 172 et 179.

[48] PASQUIER, Recherches sur la France, liv. V, chap. XX.

[49] Leur fils suivit Marie Stuart en Ecosse, et fut mis à mort par ordre de cette princesse que lassaient les témérités de sa passion.

[50] PASQUIER, Recherches de la France, liv. V, chap. XV.