La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXIV

 

 

Les douze grands dieux. - Champs-Élyséens. - Le Tartare et l’Érèbe. - Le séjour des morts : Amenti, Séôl, Hadès. - Religion et sacerdoces. - Culte. - Signes, présages, oracles. - Dodone et Delphes. Apollon, Esculape, Amphiaraüs, Trophonius. - Dioné et le Jupiter Naïos. - Les Péléïades. - La Pythie. - La source de Claros. - Les Asclépiades. - La peau du bélier. - L’oracle d’Ammon. - Le Destin.

 

LES douze grands dieux dont parle Hérodote, qui furent en effet les principaux en Hellénie, se partagèrent le monde. Tout fait cosmique et tout sentiment humain relevèrent d’une divinité. La classification aryenne s’était largement exercée. Chaque Hellène qualifiait son héros de choix, divinisé, et l’ensemble de ces attributions forma le panthéon hellénique. Jupiter dominait, avec Junon, reine de l’Olympe ; Apollon présidait à l’inspiration des poètes et des artistes ; Neptune commandait à l’océan ; Minerve était la Sagesse, et Vénus la Beauté ; Vulcain, maître des arts utiles, enseignait les industries ; la chaste Vesta protégeait les foyers ; Cérès donnait les moissons ; Diane menait l’astre mesurant le temps, la lune ; Mercure, serviteur des dieux, rapide, infatigable, incitait aux trafics et distribuait les éloquences.

D’autres divinités, d’une importance presque égale, mais moins aryennes, quant à la netteté de leurs attributions, venaient ensuite. Pluton, roi aux enfers, fils de Saturne, — le Temps sans bornes des Iraniens, — régnait sur les mondes inférieurs, inconnus ; Bacchus, roi des vendanges, jadis maître des Indes, maintenant roi déchu, participait de la grandeur orphique ; Esculape, médecin céleste, dieu secondaire grandi, répondaient aux trois préoccupations du monde hellénique, la vie, la mort et l’au-delà de la mort.

Hors des villes, en toute liberté, les Hellènes conservaient, adoptaient, modifiaient ou abandonnaient leurs mythes. Individuellement, ou groupés en familles, en sectes, en industries, en arts, les Grecs nouveaux se donnaient des divinités personnelles ou collectives. Pan, le dieu universel, en qui tout était, se distribuait par portions, au gré des caprices et des nécessités : il y eut les faunes, les satyres, les dryades, les naïades, les océanides, les néréides, les tritons, Éole et ses vents, puis, en opposition aux Parques et aux Érynnies, détestables, les Muses, excellentes.

Des héros anciens, — tels qu’Hercule, Thésée, Jason, Persée, — reçurent des adorations comme demi-dieux, et, bientôt, des chefs de colonies, des chefs de ville, des chefs de famille et des chefs de corporation, ainsi que cela se passait en Iran, — le Zend-Avesta en témoigne, — eurent des adorateurs.

La préoccupation des suites de la mort, due aux prêtres, inquiétait. Symbolisme réel, la barque égyptienne (bari), transportant les âmes à l’au-delà, à l’Amenti, importée en Hellénie par les Phéniciens, perdit ses formes sveltes, ses couleurs vives ; le nocher funèbre des Grecs, — Caron, — menant sa barque lourde, faisant passer l’Achéron aux morts, remplissait tristement une mission désolante. Au seuil du dernier séjour veillait Cerbère, l’horrible chien, dont les trois têtes, toujours écumantes, toujours aboyaient.

C’est bien l’idée égyptienne de la seconde vie, transportée en Grèce, avec le nautonier passant les âmes et le jugement subi au seuil du second séjour ; mais quelle différence entre l’Amenti des Égyptiens, où régnait l’Osiris éternellement bon, et la destinée des âmes grecques jugées par Minos, Éaque et Rhadamante : Les bons, admis aux Champs-Élyséens, allaient y vivre dans un printemps perpétuel ; les mauvais, précipités dans le Tartare, devaient y souffrir mille maux. Les âmes de ceux qui n’avaient pas eu de sépulture, erraient pendant cent années dans l’Érèbe, séjour de la nuit et de la mort.

Aux Champs-Élyséens, les âmes reprenaient et continuaient leur première existence, comme dans l’Amenti égyptien, chacun choisissant son plaisir. Nestor y racontait les exploits des hommes ; Orion y chassait les mêmes bêtes qu’il traquait sur les montagnes, jadis ; Tirésias y rendait les mêmes oracles. Très cher Harmodius, dit Callistrate, tu n’es point mort sans doute ; tu vis dans les îles des bienheureux, là on sont Achille aux pieds rapides et Diomède fils de Tydée.

Chacun imaginant un Ciel, le plaçait à sa fantaisie, le concevait à son goût. Pour tel pauvre d’Athènes, le paradis était un palais d’or. Le séjour des mauvais, le Tartare, était moins bien défini : les uns le croyaient brûlant, plein de feux, et les autres, glacé ; ceux-ci redoutaient les souffrances physiques, abominables, y torturant les corps ; ceux-là s’épouvantaient de l’ennui perpétuel y enveloppant les esprits. Le lieu des châtiments terribles fut même décrit, parfois, comme un séjour supportable, d’ombre, de repos. L’enfer hellénique, où sont tous ceux qui ont outragé les hommes, les dieux, leurs hôtes, et ceux qui ont méprisé leurs parents, a ses divinités particulières, dieux souterrains, plus prompts à prendre qu’à rendre, dit le spectre de Darius, dans Eschyle. — Pindare sait que l’empire de Jupiter finit sur la rive où le nautonier de l’Achéron dépose les âmes.

Le jugement d’outre-tombe, la conception du Tartare et des Champs-Élysées, impliquaient la notion de l’âme au moyen de laquelle la justice dernière s’exercerait. Au moment où cette sanction s’imposait, les Hellènes étaient à ce point saturés d’asiatisme, la peur avait pénétré si profondément en eux, qu’ils n’eurent que la force d’émettre en formule dogmatique, incontestable, ce qui était demeuré vague et obscur jusqu’alors. La religiosité chaldéenne, répandue sur presque toutes les côtes de la Méditerranée, allait s’enfoncer au cœur de l’Hellénie, par ce dogme despotique. Il y a en effet des cultes divers chez les Grecs, et des divinités de toutes sortes, des dieux hybrides même : une Isis-Déméter, un Sérapis-Bacchus, un Osiris-Apollon. Le dogme de l’immortalité de l’âme, importé, indispensable aux prêtres, un, devient grec.

Les Hébreux, qui ne se préoccupaient pas de la vie future, ignorant l’âme par conséquent, et qui ne concevaient guère, au delà du corps humain, de la matière, qu’un air mis en mouvement (naphesch et ruh), un souffle, adoptant l’enfer chaldéen, le séôl réel, sous les eaux, n’en avaient fait qu’un lieu d’oubli, un sépulcre immense.

Les Phéniciens, au contraire, avaient emprunté à l’Égypte, avec l’idée première, et très antique, du corps se dédoublant à la mort, la formule relativement récente, importée d’Asie aux bords du Nil, d’un lieu affecté aux âmes coupables. L’âme égyptienne était devenue un autre corps, apte à souffrir ou à jouir, selon le jugement prononcé. L’âme à punir était précipitée dans l’hémisphère inférieur, livrée au dieu infernal et noir, condamnée à franchir soixante-quinze cercles douloureux, pour tomber au gouffre où l’attendaient, inévitablement, des supplices perpétuels, atroces.

Les mêmes hommes, les mêmes prêtres, qui avaient abusé en Égypte de la charmante idée de l’autre vie, pour imaginer un enfer épouvantable, terrifiant, vinrent en Hellénie avec les mêmes intentions, poursuivant un but identique. L’Hadès hellénique, c’était l’enfer assyrien d’Assourbanipal, — d’origine touranienne, en tant que dogme, — lieu souterrain, immense, placé au centre de la terre, limité de toutes parts par les eaux bourbeuses de l’Océan, — pays où l’on ne voit rien, — pays d’où l’on ne revient pas, — monde des ténèbres, que gouverne Nergal, le dieu des batailles, et la déesse Allat, sœur d’Astoreth. Sept murailles infranchissables défendent le sombre édifice, où règne une nuit éternelle, où le soir n’a pas de matin, où vivent, égaux parmi les peuples, les anciens possesseurs de couronnes, les seigneurs, les nobles, les rois, les hommes puissants.

L’entrée de l’Hadès assyrien était au bas d’une montagne dont les dieux habitaient le sommet. La mort arrachait aux chairs, au corps, le principe vital seul indestructible, et la substance incorporelle (éginmou) allait au séôl, à l’Hadès. Le lieu des délices, le séjour où les justes prenaient part, avec les dieux, aux repas magnifiques, se nourrissant de mets exquis, servis sur des disques de métal pur, n’était pas loin de l’Hadès. Le guerrier frappé sur le champ de bataille, décapité, avait sa place marquée dans l’Hadès assyrien, avec un lit commode. Couchées près du mort, éternellement attentives, sous le regard du père et de la mère du héros, des femmes soutenaient, remise au col, la tête séparée par le glaive, versant sur le cadavre, étendu, l’eau de la vie ranimant les forces.

Les morts privés de sépulture, de gîte, auxquels les libations funéraires avaient été refusées, ne pouvaient pas entrer au lieu de repos ; leurs âmes demeuraient errantes. L’inscription d’Eshmounazar, phénicienne, ne veut pas que celui qui reste sans sépulture ait un gîte auprès des mânes.

Lorsque les nabis juifs rédigèrent la dernière Bible, à Babylone, ils y introduisirent le séôl assyrien, s’ouvrant à la base de la montagne du nord habitée par le Très-Haut. Sion fut cette montagne sacrée, et la vallée du Cédron devint le seuil de l’enfer rabbinique, où l’on sacrifia des enfants voués aux divinités infernales. La description hébraïque du séôl est textuellement assyrienne : c’est le pays des ténèbres ; la voie qui y mène est sans retour ; des portes en ferment les issues ; des douleurs accablantes y attendent ceux qui y sont précipités. Il y a quelque chose de plus cependant, et de nouveau : le sarcasme lâche, impitoyable. Quand un grand conquérant entre au séôl, dit Isaïe, les mânes des rois se lèvent de leur gîte, pour voir si c’est bien celui qui avait fait trembler le monde, et, s’étant assurés de son identité, ils se donnent le plaisir de le railler.

Les Grecs du temps d’Homère avaient déjà l’Hadès assyrien. L’enfer de l’Iliade et de l’Odyssée était à l’Occident, à l’extrémité de la terre, sur la rive opposée du fleuve Océan dont le disque terrestre était entouré. La plaine Élysée, séjour des mortels élevés après leur trépas à l’immortalité, était une contrée chaude, jouissant du climat des Éthiopiens occidentaux, rafraîchi d’un vent léger. Au delà commençait le pays ténébreux des Cimmériens, où le soleil se couchait ; et encore au delà, dans des ombres de plus en plus profondes, s’ouvrait l’Érèbe, où les âmes errantes allaient. Les abîmes du Tartare venaient ensuite, creusés au-dessous de la surface de la terre, du disque plat, espaces égaux en profondeur à la hauteur de la voûte du ciel. C’était l’enfer véritable, la prison des dieux vaincus.

La conception homérique de l’Érèbe, du séjour des morts précédant le Tartare, est grandiose : Il a des vents, des nuages, des plaines, des collines, des étangs, des fleuves, des prairies, des arbres, des bêtes sauvages... mortes autrefois sur la terre. Hésiode n’ajoute rien au tableau. Cependant, il impressionne davantage en évoquant une comparaison, en faisant apprécier les dimensions de l’Érèbe, du chaos, de la région où sont les extrémités et les sources de la terre ténébreuse, de la mer infertile, du ciel étoilé. — En ces lieux, dit Hésiode, s’ouvre l’abîme du chaos, tellement grand, qu’après en avoir franchi les portes, il faudrait à un homme, pour tomber jusqu’au fond, un an... Le Tartare, la prison des Titans, est au-dessous du chaos.

Les Grecs et les Hellènes adoptèrent donc l’aime égyptienne, — le Ka, le double, — et le séôl assyrien, mais dépouillé des exagérations et des cruautés asiatiques. Le séjour des morts, entouré de défenses redoutables, finit par renfermer dans sa vaste enceinte, suivant l’intention d’Homère, de beaux ombrages, des arbres aux fruits d’or, des prairies émaillées de fleurs. En Hellénie, comme en Égypte, la vie devint un souffle, et la mort cessa d’être une épouvante ; la douce mort fut identifiée au sommeil, souvent à l’amour, l’amour et la mort, seuls, éveillant l’idée d’éternité.

L’important était d’assurer leur repos aux morts. Les cérémonies funèbres du temps d’Homère n’ont pas d’autre but. Eschyle décrit ainsi la mort ignominieuse de Polynice : En châtiment de son crime, les oiseaux carnassiers seront son immonde tombeau. Il n’y aura pas de libations versées sur ses cendres, ni gémissements, ni lamentations sacrées, et il sera privé du cortège de ses amis, ce funèbre honneur.

D’Homère à Hésiode, et d’Hésiode à Eschyle, les croyances religieuses se modifient continuellement. On ne surprend pas un instant de fixité, ni dans les dogmes, ni dans les rites. L’histoire de la mythologie des Hellènes serait une étude d’ethnographie positive. La fantaisie, la curiosité, le calcul et l’intérêt, s’acharnent à la transformation des mythes, des symboles et des personnalismes. Des premières idoles grecques, des dieux de bois mal équarris, des statuettes enfantines de calcaire ou de terre cuite laissés par les temps primitifs, au Jupiter de Phidias, à la Vénus de Praxitèle, il y a moins de distance, qu’entre la première idée du dieu de Dodone et l’Olympe hellénique peuplé.

La religion grecque, qui ne fut jamais qu’une mythologie appliquée, — et que la confrérie des prêtres de Delphes appliqua le mieux, et le plus, — se plia dès le commencement aux besoins et aux caprices des maîtres, prêtres ou rois, gouvernant l’Hellénie. L’Apollon delphique et la Pythie, dont les paroles étaient divines, ne furent jamais libres de penser, d’agir et de parler selon leur volonté.

La mythologie d’Homère et la théogonie d’Hésiode, qui avaient servi (900-800) à renverser les divinités pélasgiques, sans forme et sans nom, se confondant avec les forces de la nature, furent à leur tour supplantées par l’individualisme, chacun vantant son dieu pour s’en servir. Il résulta de cette concurrence sacerdotale, de ces rivalités, un dégoût intellectuel, laissant au fond des cœurs les aspirations aryennes, latentes. C’est là que reposaient, ferment précieux, les germes de l’art grec.

La liberté du choix des mythes menait à l’épuisement. Si bien, que la première manifestation publique du génie grec, — la tragédie, — qui semblait devoir trouver dans la mythologie hellénique, si riche, une source inépuisable d’intérêt, épuisa très vite le sujet au contraire, et dut chercher d’autres éléments. Euripide, qui osa rompre avec le sanctuaire et se moquer des dieux, avec brutalité parfois, le fit sans doute par nécessité. La tragédie traditionnelle devenait fastidieuse.

La religion importée par les Asiatiques, toute faite, offerte aux hommes de toutes races qui vivaient en Hellénie, dût se plier aux exigences diverses, et il y eut, très vite, autant de religions différentes que de groupes humains, sans une seule velléité de catholicisme, d’universalité. Le dieu par excellence des prêtres d’Asie, moteur unique, despote, jaloux, ne réussit pas. Athènes, par exemple, ne conçut qu’une religion civique, soumise aux exigences de la patrie, sans dogme fixe, ni prêtres consacrés, ni morale précise, à peine respectueuse des dieux, inapte au prosélytisme, sans martyrs, et par conséquent sans credo.

La diversité des sacerdoces, des combinaisons rituelles, excluait la formation d’une caste sacerdotale unique, en Hellénie. Les familles aristocratiques y conservaient sérieusement le droit d’exercer les fonctions religieuses. L’archonte roi d’Athènes, avait la charge et l’honneur du sacerdoce. Les plébéiens eurent des cultes spéciaux, exercèrent un rite devant les autels. Les collèges où de vieux prêtres instruisaient de jeunes Hellènes, les préparant aux fonctions de sacrificateurs, n’inspiraient aucun respect grave. On pouvait rire impunément, partout, des novices d’Olympie que l’on comparait à des cuisiniers.

Sans l’enfer, et la crainte de l’au-delà qui en résultait, les Hellènes auraient fini par vivre sans religion sans divinités. Par la peur qu’ils inspiraient, les prêtres se maintinrent. Pindare, lui-même, partageait l’émotion publique : Il interrogera l’enfer, et ses abîmes lui diront quels tourments ils réservent à ceux de qui l’âme intraitable a rebuté la prière et fermé son oreille à la voix de la réconciliation. Le jugement des hommes chez les morts, la condamnation possible à des maux dont l’œil des vivants n’avait jamais vu l’image, étaient les armes dont se servaient les sacerdotes.

La menace de l’enfer devint-elle insuffisante ? Les Aryens de l’Hellénie eurent-ils l’audace de se moquer des tortures promises ? — L’effroi des expiations posthumes prenant moins les cœurs, les prêtres helléniques, imitant les nabis d’Israël, annoncèrent aux Grecs la récompense ou le châtiment immédiat de leurs actes. Les dieux courroucés livraient aussitôt le criminel aux furies vengeresses et poursuivantes, dont les cheveux étaient des serpents, armées d’un fouet de vipères, tenant à la main la torche inextinguible éclairant en rouge les forfaits, jetant l’épouvante dans l’esprit des coupables et la torture dans leurs cœurs. Remués jusques au fond des entrailles, les coupables croyaient à l’assaut des furies acharnées, donnaient le spectacle de leur affolement, témoignaient, par leur fuite, de l’existence réelle des Érynnies incorruptibles, bondissantes, poursuivant de l’inévitable vengeance ceux qui meurtrissaient leurs pieds et dont les jambes ployaient en fuyant au loin.

L’incertitude de l’avenir et la nécessité de la protection divine, assurèrent en Hellénie, comme partout, la constitution d’un sacerdoce ; et à défaut de dogme, les prêtres réglementèrent les actes matériels par lesquels on éveillait l’attention des divinités, on obtenait leur intervention protectrice : prières d’abord, libations de vin et de lait ensuite, par gouttes, puis à plein vase, sacrifices de bêtes enfin, — brebis, génisses, taureaux, — dont les entrailles étaient brûlées sur l’autel, les chairs, grillées, nourrissant les sacrificateurs.

Les prêtres se plaçaient entre les hommes et les dieux, en questionnant les divinités, en interprétant les signes par lesquels les dieux communiquaient avec les hommes. La manière dont les entrailles de la victime éventrée se répandaient sur l’autel, les dimensions du foie ou du cœur de l’animal égorgé, la couleur des chairs pantelantes, étaient des signes favorables ou défavorables aux intentions, aux vœux du donateur. L’explication des songes et la traduction des présages, — le vol des oiseaux, le bruit des feuilles, etc., — étaient l’occupation courante des prêtres ; la prononciation des oracles, le pouvoir qu’ils avaient de s’adresser aux dieux et de transmettre la parole divine, constituaient leur pontificat. Les oracles de Dodone, en Grèce, de Delphes, en Hellénie et d’Ammon, en Afrique, avaient le plus de réputation.

On venait encore écouter les bruissements du chêne de Zeus, à Dodone, alors que l’oracle de Delphes se croyait omnipotent. Aux jeux naïens, aux fêtes du Jupiter Naïos, très solennelles, accouraient en foule les Grecs du nord, Aryens fidèles à leurs origines, Molosses, Épirotes, Macédoniens, Thessaliens, respectueux d’une tradition que le grand Alexandre devait retrouver intacte. Pendant que les Athéniens célébraient en grande pompe leurs Panathénées, que les Spartiates donnaient avec éclat leurs fêtes flagellaires, le culte du Jupiter de Dodone, de l’Indra grec, persistait.

Mais à mesure que les Hellènes, au sud de l’Olympe, se complaisaient à considérer, de plus en plus, les anciens Grecs comme des barbares attardés, Dodone, trop au nord, diminuait d’importance, et Delphes, bien située, grandissait. La beauté d’Apollon, son ardente intelligence, son incessante activité, attiraient et retenaient les hommes. Le dieu parlait par la bouche écumante de la Pythie, dont les paroles extraordinaires, souvent ambiguës, parfois incompréhensibles, exigeaient une interprétation. L’Apollon séducteur avait déjà des temples à Claros, à Didyme, à Délos.

A Athènes, à Cyllène, à Épidaure, les Grecs préféraient Esculape, le guérisseur. Le devin que les Béotiens avaient divinisé, Amphiaraüs, prononçait des oracles à Oropos. Trophonius transmettait les arrêts divins dans sa Grotte de Lébadée.

Dodone subit à son tour l’exploitation cléricale, l’influence asiatique. Les premiers prêtres du premier dieu grec n’avaient servi que l’Indra aryen, avec austérité, jusqu’au moment où, Dioné s’associant au Jupiter Naïos, des prophétesses, — les Péléïades, — vinrent exercer leur magie sous le chêne antique. La pythonisse de Delphes bavait à peine ses premiers oracles, que les Péléïades exerçaient déjà, à Dodone, un pouvoir fâcheux. Le chant du feuillage et le vol de la colombe demeuraient les signes principaux par lesquels le dieu manifestait sa volonté, mais, bientôt, vinrent s’ajouter à ces présages, le bruit de chaînettes nouées d’osselets, que le vent projetait contre des plaques de bronze, sonores, bruit dont les prêtresses comprenaient le sens. Les questions et les réponses étaient stylées sur des feuilles de plomb.

A Delphes, l’oracle agissait par la peur. Une femme, la Pythie, amenée comme de force par les prêtres, donnait aux dévots le spectacle effrayant d’un être offert à la divinité en sacrifice perpétuel. Assise sur un trépied exactement placé au-dessus d’un gouffre béant, et d’où s’échappait, toute fumante, l’exhalaison prophétique, la Pythie prophétisait. Dans une buée lourde, la victime sacrée se tordait, pâle, enivrée, et de sa bouche tordue, écumante, sortaient, alors, des plaintes, des cris, des hurlements, mélangés de mots que l’on recueillait, et dont on jetait l’interprétation à l’inconcevable crédulité des hommes.

A Claros, l’eau d’une source, bue par le prophète, suffisait pour lui inspirer une réponse. Les Asclépiades endormaient les malades, et les divinités venaient elles-mêmes, pendant le sommeil, donner au patient les remèdes procurant la guérison. En Béotie, la pratique pieuse consistait en l’écorchement d’un bélier, sur la peau duquel, toute chaude, s’endormait le pèlerin désormais apte à voir le dieu. L’oracle d’Ammon se manifestait en imprimant à la bari, ou barque sacrée que les prêtres portaient processionnellement, des mouvements significatifs, langage que les prêtres seuls savaient traduire.

De la Dodone pélasgique, au nord, jusqu’à l’oasis d’Ammon, au sud, en Libye, par l’harmonie des sons, par les douces paroles, par les spectacles terrifiants, par les ivresses procurées, par les bienfaits, ou par les menaces, par tous les moyens de terreur ou de séduction dont l’homme peut disposer, les prêtres s’emparaient du inonde. En Grèce, en Hellénie, l’humanité résistait d’instinct à l’accaparement. — Ni incantations, ni paroles de miel, ni menaces rudes ne me fléchiront, dit magnifiquement le Prométhée d’Eschyle.

L’oracle n’annonçait pas seulement le destin fatal ; il était aussi capable de changer l’avenir : c’est par ce moyen que les prêtres eurent les Hellènes. On voulut séduire les dieux, on s’appliqua très savamment à les compromettre, à leur faire annoncer un destin qu’ils se trouveraient ainsi intéressés à réaliser.