La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXI

 

 

DE 1300 A 508 Av. J.-C. - L’Attique. - Thésée. - Eupatrides, Alcméonides, Pisistratides et Péonides. - L’archontat. - Cylon et Épiménide. - Solon. - Pisistrate. - Hipparque et Hippias. - Complot d’Harmodios et Aristogiton. - Retour des Alcméonides. - Clisthène et Isagoras. - Constitution démocratique d’Athènes. - L’ostracisme. - Les deux Miltiade. - La tragédie et la comédie : Thespis, Sicyone, Susarion, Phrynichus, Pratinos, Chcerilus, Épicharme, Phormis, Cratès.

 

DÈS qu’ils furent les maîtres du Péloponnèse, les Spartiates trouvèrent leur domaine insuffisant. N’ayant, par éducation, de jouissance que dans le mal d’autrui, ignorant la femme, vers qui les rêves fleurissent, et l’art adoucissant les pensées violentes, tout Lacédémone ne s’employait qu’à la perpétuelle machination des absorbances. L’ingratitude des Spartiates, si complète, devenait une naïveté : Pour récompenser Athènes, qui lui avait envoyé Tyrtée, Sparte se préparait effrontément à la conquête de l’Attique.

L’histoire de l’Attique commence avec Thésée, vers 1300 avant notre ère. Il y existait un aréopage et le peuple s’y divisait en nobles, laboureurs et artisans. La Ville, l’Athènes aux larges rues dont parle Homère, n’était certainement pas encore toute bâtie, mais elle était faite, et vivante. L’Attique se qualifiait de terre sacrée des Athéniens. La chute de Troie et l’avènement des Achéens victorieux, avaient fait succéder la Hellade à la Grèce ; la prépondérance dorienne allait interdire toute formation de nationalité. Il n’y aura plus de patrie grecque, plus d’Hellénie, mais seulement des Spartiates et des Athéniens.

Thésée, qui fut le patron d’Athènes, comme Hercule était le héros des Péloponnésiens, avait voulu fonder la société sur les lois. La légende lui attribue l’intention de donner aux Athéniens un gouvernement sans monarque, d’innover une démocratie, dont le chef aurait pour mandat exclusif, d’assurer l’organisation de la guerre et de veiller à l’exécution des lois. Plutarque fait de Thésée un révolutionnaire abattant les prytanées locaux et les maisons de conseil, chassant les magistrats disséminés dans les bourgs, ordonnant la construction d’un prytanée et d’un palais communs à Athènes, instituant enfin, comme démonstration de l’unité voulue, la grande fête des Panathénées.

Au moment de Thésée, Athènes prenait toute l’importance d’une ville capitale ; les groupements d’hommes divers, organisés çà et là dans l’Attique, allaient cesser d’exister. Cette prépondérance des Athéniens, presque tous Peuple, inquiéta les aristocrates — les Eupatrides, — qui finirent par ameuter les démocrates contre Thésée. Contraint de s’exiler à Scyros, ‘le libérateur y mourut. L’Eupatride Mnesthée régna.

Cependant, la famille de Thésée ressaisit bientôt le gouvernement de la démocratie athénienne, qu’elle conserva jusqu’à l’invasion des Éoliens.

Chassés de Messénie par l’arrivée des Doriens, les Éoliens s’étaient dirigés vers le grand refuge, en Attique, conduits par Mélanthos, Alcméon et Pisistrate, qui descendaient de Nestor. Les Athéniens acceptèrent le gouvernement de Mélanthos. Son fils, Codrus, lui succéda. Par leur présence, les trois frères de Mélanthos donnèrent à la ville trois «familles», -les Alcméonides, les Pisistratides et les Péonides, — destinées à occuper le premier rang dans la cité.

Le roi Codrus mourut pour les Ioniens, dans un combat contre les Doriens. La légende admit que Codrus s’était volontairement livré aux coups mortels de l’ennemi, parce qu’un oracle avait promis la victoire au peuple dont le roi mourrait le premier.

Mais dès la mort de Codrus (1045), les Athéniens abolirent la royauté, choisissant pour les gouverner un archonte. L’archontat devait être viager. Le peuple le fit décennal (752), puis annuel (638), et enfin partagé entre neuf magistrats. Un ambitieux, Cylon, qui s’était déclaré contre les archontes, s’empara de la citadelle, réclamant le pouvoir. Le peuple assiégea les émeutiers. Lorsque les vivres et l’eau manquèrent, Cylon s’évada, abandonnant ses complices, affamés, accroupis devant l’autel de Minerve.

Mégaclès, qui était archonte, intervint. Ayant attiré les complices de Cylon hors du temple, il les fit égorger ou lapider, sauf quelques-uns pour lesquels des femmes d’archontes obtinrent la grâce du peuple.

Tout à coup la peste décima les Athéniens (612), et l’on attribua le fléau à la profanation du temple de Minerve : Les dieux vengeaient les complices de Cylon massacrés devant l’autel. Épouvantés, les Athéniens firent venir de Crète le sage Épiménide, afin qu’il ordonnât des sacrifices expiatoires. Deux héros, Crationos et Aristodèmos, se livrèrent volontairement au couteau sacré, pour apaiser la colère des dieux. Épiménide n’accepta des Athéniens, pour récompense, qu’un rameau de l’olivier de Minerve, et il partit après avoir dit ces graves paroles, en sortant de la cité : Écoutez les avis de Solon.

Solon était un Athénien descendant de Codrus, poète, très réfléchi, très prévoyant. Il s’était d’abord occupé de négoce, sachant la quiétude d’esprit que la fortune peut donner. Oui, disait-il, je désire avoir des richesses, mais je ne veux pas en jouir injustement. Et il exprimait ainsi sa répugnance raisonnée pour les bénéfices acquis par des moyens répréhensibles : Forcée par des actes indignes, la fortune vient, mais malgré elle ; bien vite elle est mêlée d’infortune. Les voyages qu’il fit, nombreux sans doute, lui permirent de juger les hommes et les institutions. Lorsqu’il revint à Athènes, sa connaissance des choses embrassait un champ très vaste ; il était ce sage que le Crétois Épiménide avait apprécié.

Aryen, et par conséquent patriote, la Terre fut pour Solon la meilleure des divinités. Lorsque, abreuvé d’amertumes, il eut à subir l’ingratitude de ses concitoyens, loin de les maudire, ne songeant pas à les abandonner, il eut ce cri de désespoir, admirable et significatif : Que ne suis-je né à Pophlégandros ou à Licines, au lieu d’être Athénien ! Que ne puis-je changer de patrie ! L’Aryen ne peut pas changer de patrie.

Les Mégariens occupaient l’île de Salamine, en face d’Athènes. Après plusieurs attaques infructueuses, les Athéniens, prompts au découragement, renonçaient à l’entreprise, lorsque Solon, inspiré, indigné, chantant des vers, releva les courages abattus, dénonça la honte qui résulterait d’un tel acte de faiblesse : Allons à Salamine ! Allons combattre pour cette île aimable ! Repoussons loin de nous un funeste déshonneur. Entraînés, menés à la bataille par Solon, les Athéniens furent victorieux.

Réalisant la parole d’Épiménide, Solon, maintenant écouté, donna des lois aux Athéniens : Ces choses, dit-il, je les ai faites par l’association puissante de la force et de la justice. — A chacun selon son droit et suivant sa force, de telle sorte que nul abus ne soit possible, ni en bas, ni en haut, tel est le problème que Solon crut avoir résolu : J’ai donné au peuple le pouvoir qui suffisait, sans rien retrancher à ses honneurs, sans y rien mettre de trop. Quant aux puissants, aux hommes fiers de leur opulence, je ne leur ai point promis l’injustice. J’ai armé chaque parti d’un invincible bouclier ; ni l’un ni l’autre ne peuvent plus s’opprimer jamais. Cette touchante infatuation était bien aryenne. La paix sociale basée sur la foi, quel beau rêve ! Solon, cependant, connaissait la dangereuse légèreté d’esprit et l’extrême inconstance des Athéniens très intelligents : Chacun de vous, leur disait-il, marche sur les traces du renard ; nais pris ensemble, vous avez l’esprit léger. Car vous regardez à la langue et à la parole chatoyante d’un homme, et vous ne voyez pas l’action qu’il y a derrière cette parole.

L’usure rongeait Athènes ; Solon ordonna la diminution de l’intérêt. Il fit accepter et sanctionner cette grande réforme, que la personne du débiteur cessât d’appartenir au créancier. Les biens seuls répondirent désormais des engagements contractés ; les misérables tenus en esclavage, furent rendus à la liberté.

Le peuple comprenait quatre classes, formées d’après la fortune de chacun. La dernière classe, exempte de tout impôt, était exclue des fonctions publiques. Un sénat de quatre cents membres, désignés chaque année par le sort, proposait les lois nouvelles au peuple assemblé. Neuf archontes veillaient à l’exécution des lois adoptées. Les archontes sortis de charge, réunis, constituaient le tribunal suprême : l’aréopage. De nombreuses cours de justice, composées de citoyens désignés par le sort, maintenaient la paix publique.

Contrairement à la constitution de Sparte, la société d’Athènes avait à sa base la famille. Le père, l’époux et le fils, formaient comme un État complet dans la maison. L’obligation du travail était inscrite dans la loi. Un bon accueil devait être réservé aux étrangers. L’esclave avait le droit de changer de maître.

Mais, un instant séduite par Solon, remise pour ainsi dire dans sa destinée aryenne, Athènes, inhabile à secouer l’influence asiatique, se dérobait. Le caractère des Athéniens, incapables de ténacité, ruinait à l’avance l’œuvre du législateur. La corruption orientale tenait la cité sur laquelle, — protectrice magnanime, — Pallas Athénée étendait ses mains. La richesse y était insolente ; les citoyens opulents y étalaient leur pourpre, leur or, leurs parfums, leurs chevaux, leurs meutes, leurs mignons et leurs banquets. Les hommes artificieux, suivant l’expression même de Solon, s’élevaient en invectives contre les réformes. Parmi ces hommes, dont l’influence pernicieuse était agréable aux Athéniens, Pisistrate se distinguait.

De déplorables aspirations résultaient de cet état des esprits. Un ardent désir de domination excitait les riches, arrivés à l’épuisement des jouissances que la fortune peut procurer, cherchant d’autres satisfactions, pendant que les pauvres, rêvant de la fortune, regardaient au delà de l’Attique, du côté de la mer verte d’où venaient les produits précieux. Les cœurs étaient mécontents, inassouvis, tourmentés. Les tentations de l’Asie sévissaient toutes à la fois.

Inquiet, Solon partit, croyant qu’en son absence les Athéniens, appliquant ses lois, en jouiraient. Aussitôt, Pisistrate, sans oser toucher à l’œuvre de Solon, obéi d’un corps de guerriers recrutés dans ce but, occupa la citadelle (561), prit le pouvoir. Le succès de Pisistrate, si prompt, et d’apparence facile, lui suscita des rivaux. Des troubles continuels agitèrent Athènes. Chassé plusieurs fois, revenant toujours, appelé par le peuple, Pisistrate finit par régner sans contestation, de l’an 538 à l’an 527.

La tyrannie de Pisistrate fut douce. Aux anciens Grecs, aux Aryens, il fut comme un bon génie, venu pour leur rendre tout ce dont ils étaient privés : les jouissances de l’esprit, la satisfaction des yeux, l’agréable et libre emploi de leurs facultés de travail et d’émotion. Pisistrate inaugura l’Athènes monumentale ; il organisa la première bibliothèque, et fit rechercher, recueillir tous les fragments de l’Iliade et de l’Odyssée, que les rhapsodes chantaient en parcourant l’Hellénie et les îles. L’œuvre homérique, la Bible grecque, étant ainsi reconstituée, le maître décréta qu’à la grande fête nationale des panathénées, tous les cinq ans, Homère serait solennellement récité.

Il est permis de juger sévèrement Pisistrate, de le rendre responsable des abominations de ses successeurs, notamment des cruautés de son fils Hippias ; mais le fondateur de la véritable Athènes, le premier éditeur d’Homère, celui qui donna aux Grecs-Aryens demeurés en Hellénie, l’aliment par lequel ils purent reprendre et continuer l’Europe ; celui qui fit des lettres et des arts, et la consolation suprême et l’éternelle gloire des vaincus, a droit sans restriction au respect attendri de ceux qui bénéficient encore de son œuvre.

A la mort de Pisistrate (527), ses deux fils, Hipparque et Hippias, lui succédant, gouvernèrent en paix les Athéniens, jusqu’au moment (514) où les adversaires des Pisistratides, dans Athènes, conduits par Harmodios et Aristogiton, préparèrent l’assassinat qui devait amener la révolution. Le jour fixé étant venu, — c’était la fête de la grande panathénée, — les assassins vinrent se mêler à la foule, cachant sous des branches de myrte les poignards qui devaient frapper les fils de Pisistrate. L’attitude d’Hippias fit hésiter les conjurés ; Hipparque, poignardé, succomba. Les gardes tuèrent Harmodios et s’emparèrent d’Aristogiton.

Apprenant la mort de son frère, Hippias resta calme dans la foule, ne laissant rien voir de son émotion. Avec une froide habileté, il conduisit les citoyens qui le suivaient, et parmi lesquels se trouvaient les conspirateurs, en un lieu qu’il jugeait propice à son dessein, et là, désignant ceux qu’il soupçonnait, il ordonna leur arrestation immédiate. Tout homme armé d’un poignard fut pris. Aristogiton mourut cruellement torturé.

Les Athéniens, vaincus et châtiés cependant, firent de cette journée terrible l’aube de leur délivrance. Harmodios et Aristogiton, plus tard, eurent leurs statues dans Athènes. On raconta que l’amie d’Aristogiton, — Léena, — amenée devant les bourreaux, torturée et questionnée devant Hippias, coupa sa langue avec ses dents pour ne pas être trahie par sa souffrance, et la cracha à la face du questionneur. Les Athéniens conservèrent pieusement le souvenir de la femme martyre, qu’ils représentaient sous la forme d’une lionne sans langue.

Hippias, maître unique des Athéniens depuis la mort de son frère, devint un despote cruel, détesté (514-508). La famille des Alcméonides, qui vivait loin d’Athènes, songea dès lors à supplanter le dernier des Pisistratides. Les prêtres de Delphes, subornés, firent ordonner aux Spartiates, par la Pythie, de servir les Alcméonides. C’est donc avec une armée dorienne que les descendants d’Ajax, venus à Athènes, en chassèrent Hippias qui dut se réfugier chez les Perses.

Délivrée d’Hippias (508), Athènes ne vit ni la gravité de son humiliation, ni les conséquences de l’intervention de Sparte. Les Athéniens subissaient l’éblouissement des richesses que les Alcméonides étalaient devant eux. Mille fables étaient déjà débitées, relativement aux trésors immenses apportés, qu’Hérodote attribue à la munificence intéressée de Crésus.

L’Alcméonide Clisthène fit immédiatement l’expérience du caractère athénien. Tandis que le peuple lui prodiguait les démonstrations de sa fidélité, qu’il pouvait se croire vraiment le chef des foules, un adversaire, — Isagoras, le chef des Grands, — s’était levé, audacieux, et qui tout d’un coup devint redoutable. Clisthène et Isagoras, rivaux, se proscrivirent tour à tour. Malgré la trahison de Sparte, qui soutint Isagoras, Clisthène finit par l’emporter.

Le succès de Clisthène valut des concessions aux Athéniens. Nommé archonte éponyme, par le peuple, il procéda au partage des classes. Dix tribus nouvelles furent substituées aux quatre tribus primitives, que Solon avait consacrées. Le nombre des sénateurs fut porté de quatre cents à cinq cents. Le Sénat devait se réunir tous les jours. Divisé en dix sections se partageant l’année, une section de sénateurs siégeait en permanence : c’étaient les prytanes. Chaque section permanente, enfin, se subdivisait en cinq commissions qui, chacune, pendant sept jours, présidait le Sénat par l’un de ses membres, que le sort désignait : c’était l’épistate. Les clefs de l’Acropole, du trésor, et le sceau étaient aux mains de l’épistate.

Chaque tribu eut son corps d’armée spécial, organisé, relativement complet, c’est-à-dire avec son nombre voulu d’hoplites et de cavaliers, et son chef. Les chefs de corps ne devaient exercer le commandement que pendant une année.

Le peuple, obligatoirement convoqué quatre fois par prytanie, soit une fois tous les neuf jours environ, pouvait être appelé à délibérer aussi souvent que l’exigeait l’intérêt public. La convocation émanait du Sénat ou des généraux. La réunion avait lieu sous la présidence des prytanes. L’épistate indiquait les questions sur lesquelles le peuple était appelé à se prononcer.

Les neuf archontes que Clisthène respecta, étaient nommés à l’élection. Le troisième archonte, ou polémarque, avait une autorité spéciale dans les conseils de guerre.

Une innovation, — l’ostracisme, — est attribuée à Clisthène. Lorsque le peuple jugeait qu’un citoyen, par sa seule présence dans la cité, troublait l’État, chacun avait le droit d’écrire le nom de cet homme sur une coquille, enduite de cire, et de demander un vote du peuple. Si les suffrages populaires atteignaient six mille voix, le citoyen désigné, quel qu’il fût, s’exilait pour dix ans. Aucune tache ne ternissait la réputation de celui que l’ostracisme frappait ; il continuait à jouir du revenu de ses biens, tous respectés.

La nouvelle constitution d’Athènes, démocratique, effrayant Sparte, ou bien, les Spartiates jugeant l’occasion favorable pour troubler et affaiblir les Athéniens, Lacédémone offrit son appui aux aristocrates menacés. Ils envoyèrent à Athènes un de leurs rois, Cléomène, avec la mission de s’opposer à l’application des lois démocratiques. Le peuple, soulevé, obligea Cléomène à s’enfuir. Les Spartiates dénoncèrent aussitôt à toute l’Hellénie le grand danger athénien, appelant surtout les Béotiens et les Chalcidiens à former une ligue offensive.

Deux victoires des Athéniens, rapides, obtenues en deux jours, rompirent l’alliance. Les Chalcidiens furent à ce point battus, qu’ils durent abandonner une partie de l’Eubée à leurs vainqueurs. Pour ces batailles, Égine avait donné quelques vaisseaux aux Athéniens. Or, pendant que ces victoires faisaient d’Athènes, décidément, la cité hellénique rivale de Sparte, Miltiade, — le premier, l’ancien, — donnait la Chersonèse de Thrace aux Athéniens, tandis que le second, — le grand Miltiade, — soumettait Lemnos.

Au moment où les Asiatiques, unis dans une commune intention, se disposaient à envahir l’Europe, les représentants de l’Europe, en Grèce, se divisaient en deux civilisations distinctes, hostiles, en deux groupes ennemis

les Spartiates et les Athéniens.

La tyrannie de Pisistrate, si complète, jalouse, absolue, avait dispensé les Athéniens de toute préoccupation. Disposant de tout leur cerveau, maîtres d’utiliser à leur gré toute leur intelligence, ceux qui, parmi les Athéniens, descendaient des vrais Grecs, — et c’était le peuple, — imaginèrent de mettre en action, de représenter les sentiments qu’ils éprouvaient. Car il ne suffit pas à l’Aryen de dire ses émotions, de livrer aux autres le secret de ses joies ou de ses inquiétudes, encore veut-il que sa pensée se manifeste publiquement, que tous communient de son être, livré.

Par besoin d’activité, puisque le despotisme attentif et bienveillant de Pisistrate les exonérait de tout labeur intellectuel, les Athéniens se donnèrent à eux-mêmes, pour en jouir, la représentation des événements jusqu’alors racontés. Thespis organisa cette innovation : le théâtre. Il n’y eut pas de création, dans le sens précis du mot. En dehors du culte de Bacchus, il existait une fête du dieu, très populaire, presque pas religieuse, où le dithyrambe bachique, récité, chanté, mettait en relief un incident. La tragédie grecque est toute dans ce début. Ce que l’on doit à Thespis, ce que les Athéniens eurent pour la première fois, c’est la maison de bois, vaste, où des milliers de spectateurs venaient s’asseoir, construite de telle sorte, que chacun y pût bien entendre le récitant, l’acteur.

Solon (638-558), trop Aryen pour n’être point piqué de curiosité, voulut entendre Thespis. Il était déjà vieux et s’adonnait aux plaisirs nouveaux, importés, les jeux, les repas, la musique. Il se récria, cependant, contre le choix des fables et des mensonges que Thespis représentait ; cela troublait son goût aryen, avide du simple, du vrai. Thespis répondit qu’il ne s’agissait en réalité que d’une distraction passagère, et qui ne comportait pas tant de soins. L’observation de Solon, entendue, répétée, très grave, très juste, impressionna magistralement, et dès son origine, le théâtre grec.

Avant Thespis, le chant en l’honneur de Bacchus, — le dithyrambe bachique, — s’appelait Tragédie, ou chant du bouc, parce que le chœur le disait en dansant autour de l’autel où l’on immolait le bouc du sacrifice. C’est pourquoi les poètes grecs auteurs de dithyrambes, sont cités parmi les tragiques.

Thespis prit une partie de la légende bachique, jusqu’alors seulement chantée, et il la dramatisa, au moyen, d’acteurs dont la récitation alternait avec le chœur et la danse. Ces acteurs se nommaient les hommes de la scène, ou les hommes de Bacchus. Le vers iambique trimètre fut adopté pour ces récits, parce qu’il se prêtait à la plus grande simplicité possible du langage et que c’était pour le peuple que Thespis agissait.

Le rythme des chœurs, libre, se subordonnait toutefois à l’accompagnement musical. La première règle formulée résulta des nécessités de la scène. Chaque œuvre fut obligatoirement coupée en strophe, que le chœur chantait en faisant sa première évolution, anti-strophe, dite en revenant au point de départ, et épode, au repos, devant la thymèle. La scène, identique, se renouvelait autant de fois que la verve du poète avait donné de strophes, d’anti-strophes et d’épodes.

Le coryphée, conduisant la danse et le chœur, choisissait ses choreutes, suivant l’occasion, à son gré. De jeunes Grecs, appartenant à des familles de marque, aimaient à se joindre aux acteurs, pour le seul plaisir de dire de beaux vers et de danser. Le poète enseignait, réglait la mise en action de son œuvre. Le chorège menait l’orchestre, qui ne devait jamais couvrir la voix du chanteur. Lorsque le chœur se taisait, l’orchestre exécutait, alors, sa mélodie librement, avec éclat.

Bacchus, inspirateur, presque acteur, menait la danse effrénée des satyres, des ménades et des évants ; et le jeu sacré, que cette convention favorisait, devenait excessif. Thespis atténua cette fougue d’abord ; puis, il osa supprimer la danse et la musique, donnant à la tragédie même toute son importance.

Sicyone, après Thespis, put substituer à Bacchus un héros, Adraste, dont les hauts faits, exclusivement humains, devinrent un sujet tragique. Bientôt, l’esprit achéen, le goût hellénique intervenant, les œuvres à représenter, offertes, donnèrent lieu, quant au choix, à des concours publics. Le peuple, réuni dans ce but, donnait le rang aux poètes. La variété des sujets, la recherche de l’effet, le zèle des auteurs, firent imaginer le masque tragique. L’acteur prenait ainsi la physionomie du dieu ou du héros qu’il représentait, avec un tour de bouche évasé, fait pour porter la voix. Le cothurne rehaussait la taille du personnage.

Le comos, le banquet sacré, par lequel tout dithyrambe se terminait, ajoutait à la cérémonie une procession détestable, où toutes les ardeurs provoquées devant l’autel se résolvaient en joies grossières. Les amours védiques si chastes, si pures, ne pouvaient pas convenir aux prêtres, venus d’Asie, qui tenaient le peuple par le plaisir ou par la peur. Adoré, Bacchus étalait son large rire, montrait son ventre énorme, et lorsque ses fidèles le quittaient, ils emportaient le pieu de Chaldée, le phallus, que l’on processionnait à la suite des phallophores chantant et dansant.

Cette procession honteuse, bruyante, où les hommes et les femmes, ivres de toutes les ivresses, publiquement, se heurtaient se prenant aux chairs, ou s’injuriaient, la face barbouillée de lie, déguisés en bêtes diverses, c’était la Comédie, le chant du comos, le chant du banquet. Un choix de ces processionnants, — sorte d’élite, — groupés sur un char, dirent un poème dialogué, encore imprégné du dévergondage bachique et coupé d’improvisations, mais contenu dans une trame intelligente, formant un tout. C’est Susarion, de Mégare, qui risqua cette première réglementation de la comédie.

La Dramatique athénienne eut deux écoles : L’école des tragiques, par Thespis ; l’école des comiques, par Susarion.

Phrynichus (600-500) introduisit des rôles de femmes dans les tragédies, ou simplement, peut-être, donna aux rôles de femmes une importance qu’ils n’avaient pas eue jusqu’alors. Il augmenta le choix possible des sujets, en faisant admettre la représentation d’incidents pathétiques et de faits contemporains, tels que la prise de Milet par les Perses. L’émotion du peuple fut telle, à ce dernier spectacle, que l’on interdit la représentation de l’œuvre de Phrynichus.

Pratinas (600-500), de Phlionte, supplantant Phrynichus, créa le drame satirique, excitant le rire pitoyable, et la grande tragédie, c’est-à-dire le récit magistral des catastrophes, l’expression des sentiments extraordinaires, en un style simple, naïf, héroïque. Son émule et contemporain, l’Athénien Chœrilus, fut accusé par Sophocle d’avoir diminué l’intention de Pratinas.

Épicharme, qui vint ensuite, Dorien de Cos transporté à Syracuse dès son bas âge, imprima à l’art nouveau le caractère de sa race : le goût de la plaisanterie lourde, du jeu grossier. Il innova la parodie, cette sottise. Les Aryens, certes, et depuis les Védas, se moquaient volontiers des dieux mal conçus, et des prêtres absurdes ; mais avec quelle sérénité, avec quelle délicatesse, au moyen dé quelles images, discrètement choisies, ils exprimaient leur scepticisme clairvoyant ! Épicharme, véritable Dorien, mit en scène un Jupiter obèse et gourmand, une Minerve déguisée en musicienne de carrefour, un Hercule stupide ; fit danser des danses obscènes à Castor et à Pollux, provoquant le rire évidemment, mais un rire bas, vulgaire, indigne, désenchanteur. Le style d’Épicharme, cependant, valut à la comédie un rang parmi les œuvres littéraires.

Phormis, qui était aussi de Syracuse, se complut aux satires mythologiques.

Cratès, d’Athènes, réagissant contre Épicharme et Phormis, renonçant à la satire personnelle, revint aux fables antiques, aux sujets amples, généraux, universels, susceptibles d’élargir, d’élever la pensée.

La comédie, chose de peuple, resta longtemps hors de l’attention des archontes.