La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XX

 

 

DE 743 A 491 Av. J.-C. - Les guerres de Messénie. - Bataille d’Amphée. - Aristodèmos. - Bataille d’Ithôme. - Victoire de Sparte. Aristoménès. - Tyrtée. - Bataille de Stényclaros. - Extension de Sparte. - L’armée hellénique. - Stratégie. - Callinus, Tyrtée, Archiloque, Simonide, Mimnerme, Solon, Echembrotus.

 

SÉPARÉE de la Laconie par le mont Taygète, qui va, se prolongeant en mer, former avec le cap Malée, à l’est, et le cap Acritas, à l’ouest, deux golfes profonds, la Messénie très fertile excitait la convoitise des Lacédémoniens. Tout le Péloponnèse semblait devoir appartenir à Sparte. Or les Doriens de Sparte, infatués, méprisaient les Doriens de Messénie ; et ces derniers, de même origine que les Spartiates, les connaissant, ne les redoutaient pas, ne se laissaient intimider par aucune forfanterie. Sparte, ayant pris une décision, n’attendait qu’un prétexte. Quelques vexations inévitables entre voisins, exagérées, devinrent des prétextes utilisables. La première querelle fut l’origine du conflit.

Un messénien, Policharès, était venu à Lacédémone pour se plaindre d’un prêtre qui lui avait volé son troupeau et fait assassiner son fils. Les rois de Sparte refusèrent d’entendre le Messénien. Policharès, en revenant, ayant insulté les Spartiates qu’il vit sur sa route, Sparte exigea qu’on lui livrât l’insulteur pour le châtier. Les Messéniens refusèrent, mais en proposant de soumettre la dispute aux amphictyons d’Argos, ou à l’aréopage d’Athènes. Sparte feignit l’indignation, se préparant à. envahir la Messénie.

Armés dans ce but depuis quelque temps, les Spartiates partirent de nuit et s’emparèrent d’Amphée, ville messénienne sur la frontière. Les habitants, surpris, furent impitoyablement massacrés (743). Ainsi commençait la première guerre de Messénie, les Spartiates se donnant comme les vengeurs du prêtre que Policharès avait accusé. Il est important, au point de vue historique, de constater que la première grande querelle de Sparte a le caractère voulu d’un conflit religieux.

Le roi des Messéniens, Euphaès, employa les trois années qui suivirent le sac d’Amphée (743-740) à aguerrir son peuple, tantôt une troupe allant surprendre et harceler un corps de Spartiates, et tantôt une autre, envoyée en Laconie, ravageant les propriétés. Au commencement de la quatrième année, Euphaès accepta la bataille. Les Spartiates furent épouvantés de l’inébranlable solidité des Messéniens. Les résultats matériels du combat demeurèrent indécis, mais les troupes de Sparte eurent peur, demandèrent à traiter de la paix. Les vieillards de Lacédémone ordonnèrent la continuation de la lutte. Une deuxième rencontre (739), indécise encore quant aux situations, fit valoir davantage la vaillance des Messéniens. Mais c’est en Messénie que se passaient toutes ces choses, et les champs s’y cultivaient mal, et les récoltes y étaient souvent perdues, et des maladies y décimaient les populations devenues misérables. Résolus à vaincre, décidés à déplacer le théâtre des batailles, les Messéniens armés abandonnèrent les villes, pour s’établir en un point stratégique, bien choisi, à Ithôme, sur la montagne qui était comme une forteresse au milieu du pays.

Une fable raconte qu’un oracle demanda aux Messéniens, pour prix de la victoire, l’immolation d’une vierge de sang royal. Le sort ayant désigné la fille de Lysiscos, le père sauva son enfant en l’emportant à Sparte. Un guerrier du sang d’Épytos, qui avait été le second et le plus glorieux des Messéniens, Aristodèmos, offrit aux sacrificateurs sa propre fille. Un jeune Messénien fiancé à la fille d’Aristodèmos, après avoir dénié au père le droit de disposer de son enfant, promise, arracha la victime aux bourreaux, en déclarant que ce sacrifice déchaînerait mille maux sur la Messénie, parce que les dieux réclamaient l’holocauste d’une vierge et que la fille d’Aristodèmos portait un enfant dans son sein. Le père, outragé, prouva que le Messénien avait menti en éventrant sa fille devant le peuple, et de ses mains. L’oracle était accompli : une vierge de sang royal avait été immolée. Les Spartiates apprirent la mort de la Messénienne, et ils n’osèrent pas affronter leurs ennemis.

L’importance donnée à la virginité des jeunes filles chez les Messéniens, témoigne de la présence de nombreux Aryens parmi eux. C’est à l’ouest du Péloponnèse en effet, dans le pays fertile inséré entre les quatre monts Taygète, Ithôme, Agalcos et Mathia, donnant beaucoup d’eaux vives, que s’étaient réfugiés les vieux Grecs refoulés par les envahisseurs, Achéens et Doriens.

Les Messéniens avaient la sympathie des groupes helléniques inquiets de l’ambition de Sparte. Les Arcadiens et les Argiens notamment, se prononcèrent contre Lacédémone. Six années après ces événements (732), malgré les alliances faites, Théopompos, roi de Sparte, provoqua les Messéniens. Les alliés accoururent d’Argolide et d’Arcadie ; mais Euphaès, le chef des Messéniens, impatienté, n’attendit pas le secours, accepta la bataille. Pour la troisième fois, la lutte entre les Spartiates et les Messéniens, magnifique, se termina sans solution. Euphaès, blessé par Théopompos, qu’il avait assailli, mourut de sa blessure. Les Messéniens, par élection, choisirent Aristodèmos pour roi.

La Grèce conserva le souvenir de la douceur du gouvernement d’Aristodèmos, de l’esprit fraternel qui, sous son règne, tint rapprochés en Messénie les petits et les grands. Unies à des troupes d’Arcadiens très actifs, des bandes messéniennes allaient de temps en temps, bouleverser quelques terres en Laconie. Sicyône et Argos, applaudissant aux audaces des Messéniens et des Arcadiens, n’attendaient qu’une occasion favorable pour agir contre Sparte. Las enfin, et de part et d’autre, de ces rencontres sans cesse renouvelées, Messéniens et Spartiates se provoquèrent en un combat décisif, en appelant à eux tous leurs amis. Les Corinthiens seuls se mirent du côté de Sparte.

Aristodèmos, très habilement, s’établit en défensive sur les hauteurs du mont Ithôme, après avoir disséminé en embuscade, dans tous les replis de la montagne, des troupes légères bien instruites. Lorsque l’armée des Spartiates et des Corinthiens eut engagé l’action contre le gros des forces réunies aux sommets, les guerriers embusqués se précipitèrent sur la phalange lacédémonienne, qui fut surprise et vite battue.

Vaincus, écrasés sous le mont Ithôme, les Spartiates inaugurèrent ce qui fut désormais leur stratégie spéciale la corruption des adversaires, la tarification des trahisons et des espionnages. Les vieillards de Lacédémone simulèrent le bannissement de cent Spartiates, coupables d’un crime imaginaire, et qui vinrent demander l’hospitalité aux Messéniens. Aristodèmos vit le piège et l’évita. Les Spartiates essayèrent alors, mais sans succès, d’arracher à la Messénie ses alliés. Ils ne réussirent, en s’adressant aux prêtres qui servaient le Jupiter Ithômate, qu’à ébranler, par une intrigue, la confiance des Messéniens.

Un oracle, dicté par Sparte sans doute, avait déclaré que le pays de Messène serait à ceux qui, les premiers, placeraient cent trépieds devant l’autel. Le temple se trouvant au centre de la ville fermée, entourée de murs, il y eut une terrifiante stupéfaction lorsqu’on apprit qu’un homme, entré dans Ithôme avec des gens de la campagne, avait apporté dans un sac, placé devant l’autel cent petits trépieds de terre, et lorsque les prêtres affirmèrent que cet homme était un Lacédémonien. Sparte accueillit la nouvelle par d’insolentes réjouissances. Les Messéniens, troublés, ne voyaient plus autour d’eux que de noirs présages ; leurs songes n’étaient que d’effroyables pressentiments. Le roi lui-même, le brave Aristodèmos, vit sa fille lui apparaître dans son sommeil, vêtue du long habit blanc et de la couronne d’or qui étaient l’ornement funèbre des morts illustres. Frappé de démence, Aristodèmos courut au tombeau de sa victime et se suicida (728).

Désespérés mais indomptables, les Messéniens résistèrent pendant cinq années à l’acharnement des Spartiates, à la trahison perpétuelle, aux angoisses de la faim. Ils finirent par succomber. Sparte, victorieuse sans gloire, après avoir fait raser Ithôme, humilia lâchement les vaincus. Courbés comme des fines sous de lourds fardeaux, dit Tyrtée, ils furent dans la dure nécessité de donner à leurs maîtres la moitié des fruits que produisaient leurs champs. — Lorsqu’un Grand de Lacédémone mourait, les Messéniens de marque étaient tenus de venir à Sparte, en robes noires, pour assister aux funérailles.

Une génération de Messéniens avait ainsi vécu sous le joug, lorsqu’un héros, Aristoménès, entraînant le peuple, proclama l’indépendance de la Messénie (685). Il s’en fut à Sparte, seul, de nuit, suspendre un bouclier au mur du temple de Minerve. Cette bravade intimida les Spartiates, qui envoyèrent consulter l’oracle de Delphes. Les prêtres répondirent, par la bouche d’Apollon, que les Spartiates, pour vaincre définitivement, devaient demander un chef à Athènes.

Athènes, qui détestait Sparte, n’osant pas cependant résister à l’ordre d’Apollon, envoya aux Lacédémoniens un poète, Tyrtée, dont la parole était entraînante. Et il se produisit ce fait extraordinaire, que les Doriens de Lacédémone, égoïstes et lâches, très soupçonneux, épouvantés des conséquences d’une défaite qui les livrerait aux justes et terribles représailles des Messéniens, écoutèrent Tyrtée leur parlant d’abnégation, de gloire, de patriotisme : Combattez pour cette terre, jeunes guerriers, et n’abandonnez pas vos aînés, ces vieux soldats dont les jambes ne sont plus légères... A la jeunesse tout sied. Tant que le guerrier a cette noble fleur de l’âge, on l’admire, on l’aime, et il est beau encore quand il tombe au premier rang de bataille.

La deuxième guerre de Messénie (685), chantée par Tyrtée, désirée par les prêtres de Delphes, s’inaugura dans la plaine de Stényclaros. Aristoménès donna la victoire aux Messéniens. Les femmes du pays de Messène, accourues sur le chemin du libérateur victorieux, chantaient sa bravoure et le récompensaient en jetant des fleurs sous ses pas. Et le vainqueur des Spartiates redoutés, le vieux grec Aristoménès, brave, aventureux, irréfléchi, eut ses légendes, bien aryennes.

Sparte continua son œuvre, la ruse suppléant à ses forces un instant rompues. Elle parvint à détacher des Messéniens le roi d’Arcadie, l’allié jusqu’alors fidèle, et cette trahison fit qu’Aristoménès dut se retirer avec ses troupes au nord de Messène, sur le mont Ira. Là, pendant onze années, les Messéniens accomplirent des prodiges. Ce fut encore la trahison d’un esclave qui livra aux Spartiates les défenseurs de la Messénie. Vieillards, femmes et enfants, pendant trois jours, disputèrent leur proie aux ennemis. Un long orage favorisait les assaillants ; la foudre embrasait l’éther à la droite des Spartiates, ce qui était un bon présage. Lorsque la ville fut envahie, les femmes, montées sur les toits des maisons, tuaient les vainqueurs à coups de tuiles arrachées. Théoclos, le devin, mourut en se précipitant sur un fer de lance. La bravoure d’Aristoménès frappa d’admiration ses adversaires. Sur un signe du héros vaincu, les Lacédémoniens, suspendant le carnage, laissèrent les Messéniens sortir d’Ira (668). Aristoménès s’en fut en Arcadie, avec ses compagnons d’infortune, ne désespérant pas de l’avenir.

En effet, Aristoménès, un jour, partit avec cinq cents Messéniens pour aller prendre Sparte. Trois cents Arcadiens, enthousiasmés, s’étaient joints à la troupe. Le roi des Arcadiens, Aristocratès, trahissant pour la seconde fois, avertit les Spartiates. Quand les Arcadiens eurent découvert cette perfidie, ils accablèrent Aristocratès de pierres, et pressèrent les Messéniens d’en faire autant ; ceux-ci regardèrent Aristoménès, qui baissa les yeux et se mit à pleurer. Les Arcadiens, après avoir lapidé Aristocratès, jetèrent son corps hors des limites et le laissèrent sans sépulture.

Mais l’échec des Messéniens était définitif. Sparte répartit les vaincus parmi les hilotes. Ceux qui habitaient Pylos et Méthone, heureux d’avoir la mer devant leur ville, montèrent sur leurs vaisseaux et se rendirent d’abord à Cyllène, en Élide, au nord, ayant le projet d’aller au loin fonder une colonie. Ils appelèrent les Messéniens qui étaient restés en Arcadie, et firent demander à Aristoménès de les venir gouverner. Aristoménès répondit que jusqu’à son dernier souffle il ferait la guerre aux Lacédémoniens, et il donna aux Messéniens en exode ses deux fils, Gorgos et Manticlos, qui s’en furent fonder Rhegium, la Reggio moderne.

A la fin de la deuxième guerre de Messénie, Sparte occupait les deux tiers du Péloponnèse. Sa domination morale se répandait. La crainte que l’on avait des Spartiates, de la race invincible d’Héraklès, suivant l’expression de Tyrtée, tenait en respect toute la presqu’île. On n’ignorait pas que les Lacédémoniens n’étaient pas braves, qu’ils fuyaient sans hésitation devant un ennemi résolu ; mais on savait aussi qu’il était facile de les exciter à la victoire, chacun d’eux ayant, à un haut degré, ce sentiment d’incapacité personnelle si favorable aux meneurs de hordes.

Pour assurer le succès d’une expédition contre les Tégéates, un oracle dit que les Spartiates seraient vainqueurs, s’ils s’emparaient des ossements d’Oreste conservés à Tégée. On simula le jugement et la condamnation à l’exil d’un Lacédémonien, — Lichos, — qui se rendit à la ville convoitée et y déroba, l’emportant, un cercueil dont la forme répondait à la description de l’oracle. Tégée fut prise (668). Cependant Sparte, embarrassée de sa victoire, et qui commençait à craindre l’expansion d’une haine universelle, laissa aux Tégéates leur territoire et leurs lois.

Argos était l’ennemie naturelle de Sparte, à cause de la Cynurie, point stratégique important, situé entre l’Argolide et la Laconie, que les Argiens devaient tenir pour surveiller leurs possessions en Péloponnèse, c’est-à-dire toute la côte orientale, jusqu’au cap Malée et l’île de Cythère. L’occupation de ce point devant être un perpétuel sujet de querelle, Sparte et Argos décidèrent (547) de régler l’inévitable conflit, par le combat de trois cents Argiens et de trois cents Spartiates. Le heurt eut lieu. Un seul Spartiate, — Othryadès, — survécut, grièvement blessé ; deux guerriers d’Argos, — Alcénor et Chromios, — restèrent debout, sans blessure. La victoire des guerriers d’Argos, incontestable, fut inutile. Comme si rien n’avait été stipulé, les Spartiates marchèrent contre les Argiens. Victorieux, ils s’emparèrent de la Cynurie et de toute la côte orientale du Péloponnèse. Une seconde bataille (514) amena de nouveau les Spartiates sous Argos. Des bandes lacédémoniennes vinrent jusqu’en Attique. Égine, l’île du golfe Saronique, dut livrer des otages aux dominateurs (491). Une garnison leur assura la possession de Cythère.

L’influence de Sparte, très forte et très perfide, s’étendait maintenant au delà de l’Hellénie. En Asie-Mineure, Crésus, menacé par les Mèdes et les Perses, appelant l’Europe à son secours, ne s’adressera qu’aux Spartiates, comme au premier peuple de la Grèce.

Les guerres de Messénie, terminées, ont consacré trois faits de premier ordre : La formation d’une armée hellénique, l’innovation d’une stratégie, l’intervention des prêtres dans le gouvernement des hommes.

Le stratège hellénique avait introduit le raisonnement dans la préparation des batailles et l’obéissance aveugle pendant l’action. Les poètes étaient venus, avec des procédés d’exaltation, d’enthousiasme, des formules de récompense et de châtiment : L’idée de Patrie soutenant le guerrier, l’applaudissement aux vainqueurs, le mépris et la honte réservés aux lâches.

Lorsque Tyrtée arriva d’Athènes à Sparte, les jeunes Spartiates étaient des guerriers douteux : Si vous avez fui quelquefois, leur dit-il, ô jeunes hommes, vous connaissez aussi la victoire. Et c’est en parlant aux mêmes Lacédémoniens qu’il s’exprime ainsi : Il est beau que l’homme brave, en combattant pour sa patrie, tombe au premier rang ; le déserteur est le plus misérable des hommes, il devient odieux à ceux qu’il rencontre, sa race est infâme, sa face est honteuse, il n’inspire aucun respect...

La gloire étant devenue l’enjeu principal, l’émulation excitant les esprits, le stratège n’eut qu’à utiliser scientifiquement cette force nouvelle. Il créa la phalange. Les jeunes Lacédémoniens, légèrement armés, munis de boucliers protecteurs, devaient, s’abritant les uns les autres à l’avancée, pressés l’un contre l’autre, attaquer l’ennemi, soit en lançant des pierres pesantes, soit en frappant, de leurs lances légères, les lourds panoplites. Les vieillards, dont les genoux ne sont plus agiles dit Tyrtée, tenant la lourde épée et la lourde lance, groupés, massés, recevaient le choc de l’ennemi, ou soutenaient l’attaque. L’essentiel était que la bravoure fût silencieuse et ordonnée : Ni la fougue aryenne, admirable, irrésistible, mais qui laisse trop d’espoir au vaincu le lendemain ; ni le désordre asiatique, indescriptible, torrentueux, à qui rien ne résiste, mais que l’action accentue, que la victoire affaiblit, que le succès dévore.

La phalange lacédémonienne est une puissante unité. Chaque guerrier, dans la mêlée, agit comme s’il était toute la phalange. Le combat théorique est un formidable duel. Les guerriers, dit Tyrtée, s’arrêtaient pour voir, dans le recueillement de l’angoisse, cette belle chose deux vaillants aux prises.

Sans l’hypocrisie de Sparte, son immoralité profonde, sa mauvaise foi, un grand progrès eût été accompli : l’annoncement des batailles, la connaissance des armes employées, le dédain des surprises, le duel des peuples, loyal.

Le patriotisme et la vaillance personnelle furent l’œuvre des poètes appelés à Sparte. Lacédémone n’avait pas prévu que l’éducation exclusivement guerrière et le dogme social de l’assouvissement des appétits, ne lui donneraient qu’un troupeau d’hommes, très forts certainement, mais prêts à exiger le prix des angoisses acceptées, le paiement du sang répandu. Les rois de Sparte virent pour la première fois, pendant les guerres de Messénie, ce que pouvait l’éloquence d’un homme parlant un beau langage.

Les deux poètes patriotes, Callinus d’Ephèse (750), dont Stobée nous a donné des fragments d’œuvre, et Tyrtée, venu de Milet, croit-on, Ionien vivant à Athènes (685-668), sont de ce moment. Leurs poésies ont cette particularité, qu’elles n’expriment pas les sensations personnelles de leurs auteurs. Callinus et Tyrtée se consacrent au relèvement des caractères, excitant et soutenant l’homme dans le devoir. — Jusques à quand, dit Callinus aux Éphésiens, jusques à quand cette indolence ? Quand aurez-vous un cœur vaillant ? Ne rougissez-vous pas devant vos voisins, de vous abandonner ainsi lâchement vous-mêmes ?

Tyrtée, qui avait pris part à la deuxième guerre de Messénie, a des chants de bravoure d’une extraordinaire habileté. On pourrait croire que les armées auxquelles il s’adressait, contenaient un bon nombre de vrais Grecs, à voir le choix de ses moyens d’excitation : ni l’étalage d’un riche butin à saisir, ni la possession de vierges à enlever, mais la seule promesse de l’admiration des hommes et des femmes, à titre de récompense, la prédication du courage basé sur un raisonnement. Tyrtée fait d’abord remarquer, en vers inoubliables, que les plus braves et les plus courageux à la bataille sont les plus épargnés ; puis, il affecte le dédain de la mort, ce long sommeil, et vante le patriotisme qui sauvegarde la cité, parce que dans la cité il y a les enfants qu’il faut défendre ; il place la vertu guerrière au-dessus de tout, et promet au héros l’immortalité véritable, aryenne, dans la mémoire des hommes.

Tyrtée ayant imaginé la poésie marchant en distiques, avec des vers de mesure inégale, fut qualifié de boiteux.

Archiloque, de Paros, contemporain de Tyrtée (685), tout à fait Aryen, inventant un mètre nouveau, faisait l’iambe. Héritier direct des poètes védiques, il rit, plaisante, se moque, dans ses vers, de ce qui mérite la moquerie. Mais, comme il sait les choses humaines ! les douleurs qui transpercent les os et troublent la raison ! Son style clair, net, simple, populaire a-t-on dit, semble une réaction contre la solennité de l’épopée. Sa verve, d’une énergique habileté, très séduisante, va souvent au delà du but, et sa parole, violente alors, devient triviale. L’enthousiasme irréfléchi des Hellènes leur fit qualifier Archiloque, sans raison d’ailleurs, de second Homère.

Simonide, d’Amorgos, émule et contemporain d’Archiloque (660), d’origine asiatique, s’inspirait d’Hésiode. Brutal, savant, ouvrier merveilleux, il enchâsse admirablement, dans l’iambe, le mot qu’il veut y insérer, parfois mal choisi. Très attentif à sa renommée, et plus qu’Hésiode détestant la femme, il en décrit le caractère, lui assigne une origine animale, la rend méprisable autant qu’il le peut ; et puis, la comparant à l’abeille, dissimulant son mépris sous une louange hypocrite, il vante, ainsi qu’une exception, l’épouse dévouée à l’époux qui l’aime, vieillissant avec lui, ne se plaisant pas aux réunions de femmes où se tiennent des discours licencieux.

Mimnerme, qui vint ensuite (600), ami des princes, prédicateur des voluptés sensuelles, a sans doute formulé la première élégie d’amour. Il parle en Éthiopien, en esclave qui aimerait la bassesse de sa condition, plutôt résigné que lâche, ne redoutant que la vieillesse, parce qu’elle réduit au même point l’homme laid et l’homme beau. Ce qui épouvante Mimnerme, c’est la décrépitude du corps, cette dernière période de l’existence où l’on vit haï des jeunes gens et méprisé des femmes. Aucun sentiment de dignité ne le soutient ; au delà de soixante ans, il déclare la vie insupportable. Il chante, pour lui et pour les autres, la jouissance de soi dans un milieu paisible, avec des accents d’une étonnante mélancolie. Mimnerme, l’Africain, dit être de ceux dont les ancêtres étaient originaires de Pylos. Il célébra la victoire des Smyrnéens sur le roi Gygès.

Solon (600), contradicteur de l’Africain Mimnerme, et de Simonide l’Asiatique, simplement humain, veut que l’homme vive joyeux, fier d’exister. Ce que j’aime aujourd’hui, dit-il, ce sont les dons de Cypris, de Bacchus et des Muses ; c’est là ce qui fait le bonheur des mortels.

L’intervention du poète dans la vie publique et son influence réelle sur les mœurs sont évidentes. L’innovation, très grave, bien historique, est conforme à la situation de l’Hellénie. Chaque poète y chante avec sa formule et selon son esprit. Il n’y a pas d’école ; rien que des personnalités. Les charmeurs viennent surtout d’Asie et d’Égypte, et les Égyptiens et les Asiatiques dont la Hellas est pleine, se rangent autour des poètes, les applaudissant. Mais il y a en Hellénie, encore, et nombreux, les vieux Grecs, les Aryens, qui résistent aux tentations, aux charmes, à l’entraînement ; et c’est ainsi que Solon put se saisir de l’héritage d’Archiloque et de Tyrtée, qu’Homère demeura intact pour la sauvegarde de l’avenir.

L’avènement de l’élégie, résultante de ce concours de poètes divers, plutôt amollissants, répond à l’état intellectuel des Hellènes. Tout morceau, quel qu’en fût le sujet et la longueur, où le pentamètre alternait avec l’hexamètre, fut une élégie. La forme dominait l’idée ; l’élégie exigeait un choix de modulations, le récit devant être presque une harmonie. Les élégies furent bientôt chantées ; la poésie lyrique naquit.

Callinus et Tyrtée, déjà, très probablement, avaient dit leurs œuvres en s’accompagnant de la cithare ou de la phorminx. Lorsque, en l’an 6oo, les élégies de l’Arcadien Echembrotus célébrèrent les jeux pythiques, on les chanta au son des flûtes.