La Grèce (de 1300 à 480 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XVII

 

 

La civilisation antéhomérique. - Homère, Hésiode et Orphée historiens. - L’Odyssée et l’Hellénie. - La femme en Ionie et chez les Chaldéens. - Religion homérique. - Culte. - Les divinités de l’Iliade. - Premiers prêtres. - Troyens et Achéens. - La langue grecque. - Araméens. - Syriens blancs et Syriens noirs. - Influences extérieures. - L’art égyptien et l’art grec.

 

DE même que les hymnes du Rig-Véda disent, presque complètement, ce qu’était la vie aryenne aux bords de l’Indus, ainsi les Hymnes homériques, l’Iliade, de nombreux passages de l’Odyssée, les œuvres d’Hésiode et d’Orphée, nous renseignent sur la vie des premiers Grecs.

L’Odyssée décrit déjà les mœurs de la Grèce nouvelle, de l’Hellénie. La sotte vanité des Achéens s’y déploie avec ostentation : — Parmi les hommes, la bonne renommée vient des beaux vêtements ; — la femme, l’épouse aux belles bandelettes, n’est qu’une servante, ou bien trafique de sa beauté, publiquement. Eurymakhos ne l’emporte sur les autres prétendants, ses rivaux, que par les plus beaux présents qu’il offre, la plus riche dot qu’il promet.

Les femmes admirables de l’Iliade homérique, les Andromaques, n’existent plus ; ce sont maintenant des Clytemnestres : Tu sais quelle est l’âme d’une femme ; elle veut toujours enrichir la maison de celui qu’elle épouse ; elle ne se souvient plus de ses premiers enfants, ni de son premier mari mort, elle n’y songe plus. Les héros se nomment Oreste, Achéen comme Agamemnon ; Ulysse qui, vagabondant, thésaurise : Et il me montra les richesses qu’avait réunies Odysseus, de l’airain, de l’or et du fer très difficile à travailler, le tout assez abondant pour nourrir jusqu’à la dixième génération. Les liens de famille ne sont considérés, semble-t-il, que comme des facilités de corruption.

Dans l’Iliade, la famille, base de tout, est formée du père, de l’épouse bien-aimée, des enfants et des parents vénérables. Autour du foyer, l’hiver, devant le feu qui brille, quand le Kronion fait pleuvoir les neiges, et au dehors, l’été, sur les champs fleuris, comme en Aryavarta, les jeunes filles sont la joie de tous, les jeunes filles, qui vont comme des biches et des génisses, au printemps, sautant dans les prairies, relevant les plis de leurs belles robes, se hâtant vers le chemin creusé par les chars, et leurs cheveux, semblables au safran en fleur, flottant autour de leurs épaules.

Des monuments trouvés à Hissarlik, sur l’emplacement de la Troie ruinée, à Santorin, à Ialysos en Rhodes, à Mycènes et à Spata dans l’Attique, sont les témoignages de cette civilisation grecque, première, encore qualifiée de préhistorique, et qui est tout autre que la civilisation des Hellènes. Le monde préhellénique civilisé, aryen, comprenait toute la Thrace, toute la Macédoine, la Thessalie, l’Épire, l’Asie-Mineure occidentale presque en entier, quelques-unes des îles de l’Archipel et quelques terres de la Grèce continentale. Alors, la Crète dominait les mers.

Les hommes de ce temps étaient ces ancêtres que les femmes de Délos chantèrent, souvenirs remplissant de joie les tribus des mortels. Il y avait partout un grand esprit de fraternité ; nulles castes séparatives. Comme dans l’Inde védique, les mariages étaient les plus grandes fêtes de la cité. Homère et Hésiode se rencontrent, parlant de même, lorsqu’ils disent les bruyants hyménées des premiers Grecs : Les hommes s’y réjouissaient par les chants et les danses ; ils conduisaient, sur un char bien construit, la jeune femme à son mari ; et de tous côtés on chantait Hyménaios ; et dans les mains des servantes la splendeur des torches les précédait, et des chœurs dansants les suivaient. Les uns de leurs lèvres délicates faisaient résonner leur voix harmonieuse, en même temps que les flûtes, et le son s’en répandait au loin ; les autres accompagnaient le chœur sur des cithares, et d’autres se plaisaient à la danse et au chant, et d’autres jeunes hommes se charmaient de la flûte, et d’autres souriaient de les entendre et de les voir. Et les festins et les danses emplissaient toute la ville, et des cavaliers couraient autour sur le dos des chevaux.

Des fiançailles adorables, tout à fait libres, aryennes, les causeries amoureuses dont parle Homère, précédaient la fête d’union, toujours. La famille de la jeune fille dotait l’époux.

L’importance de la femme était très grande en Ionie. Le respect dont les pudiques épouses des Ioniens étaient honorées, se peut mesurer à la douce émotion avec laquelle Homère parle des jeunes Ioniennes, vante la tendre fleur de leur glorieuse puberté. Une épidémie de suicide sévissant à Milet, intense, les jeunes Grecques, affolées, succombant à l’obsession, il suffit d’ordonner que les cadavres des mortes seraient exposés nus, pour que l’épouvantable monomanie cessât.

Dans l’Iliade, les Troyennes et les Dardaniennes au large sein, laborieuses, ont le goût des travaux utiles ; elles participent, avec un haut sentiment de dignité, à la vie active de leurs maris. L’Odyssée n’a presque plus à décrire que des femmes asiatiques, impérieuses, dévergondées. Des héros s’y montrent vertueux par lâcheté. Laërte se fait un mérite de n’avoir pas touché à la belle esclave qu’il a reçue, or c’est la peur seule qui le retient. L’impudicité la plus éhontée devient le sujet d’un récit simple : Et les femmes qui s’étaient depuis longtemps livrées aux prétendants, sortirent de la maison, riant entre elles, songeant à la joie.

La femme n’était, pour les Achéens batailleurs, qu’un objet de butin, tel qu’un autre ; en Hellénie, pendant la paix, elle ne fut qu’un instrument de service, ou de plaisir. Chaque fois que la femme hellénique put rompre son esclavage, elle imposa sa maîtrise, n’admit aucun frein, ne connut au monde que son caprice à satisfaire, quel qu’il fût.

Hésiode, si dur aux femmes, pourrait être responsable, par l’influence qu’il eut et le rôle qu’il joua, des hontes helléniques. C’est le mépris qui jette la femme dans les voies funestes ; c’est par vengeance qu’elle se fait, comme d’instinct, l’instrument des plus redoutables corruptions. Hésiode voulant expliquer comment Jupiter donna la première compagne à l’homme, nous dit ce qu’étaient devenues les femmes en Hellénie : Le père des hommes et des dieux ordonna à l’illustre Vulcain dé mêler promptement la terre à l’eau et d’en former une belle vierge semblable aux déesses immortelles, et à qui il donnerait la voix humaine et la force. Et il ordonna à Pallas de lui enseigner les travaux des femmes et à tisser de la toile. Et il ordonna à Vénus d’or, de répandre la grâce sur sa tête et de lui donner l’âpre désir et les inquiétudes qui énervent les membres. Et il ordonna au messager Mercure, tueur d’Argos, de lui inspirer l’impudence de la chienne et les mœurs furieuses. Il ordonna ainsi, et ils obéirent au roi Jupiter.

L’œuvre d’Homère, tout entier, n’a de religion que pour la nature ; un culte védique, simple, franc, démonstratif, sans prêtre. La terre y est la mère des dieux, la grand’mère des divinités olympiques ; et, comme en Aryavarta, les fleuves actifs, vivants, reçoivent des hommages. Ainsi que sur les bords de l’Indus, jadis, c’est en recueillant les libations, dans des vases de bois tourné, que les grands Grecs demandaient à Zeus, en s’exprimant comme s’étaient exprimés les Aryens des Sept Rivières, les dons heureux, la santé robuste, une vie joyeuse.

Les divinités de l’Iliade, individuelles, ne sont que des faits naturels incarnés. Le Jupiter de Dodone, l’Indra grec, antérieur à Homère, c’est le chêne ; le temple, c’est la Nature, toute ; l’autel, c’est le rocher, la montagne ; le sanctuaire, c’est la forêt. La théologie homérique finit correctement la période aryenne. Enveloppés de poésie et de fabuleux, ces dieux ne sont en réalité que des hommes, agissant comme tels, subissant l’observation narquoise, la cruelle plaisanterie du poète, qui les fait agir à son gré. Les déesses, tantôt séduites, tantôt charmeresses, dangereuses, ne sont que des femmes aux instincts ardents.

L’absence de l’idée divine, du dieu total, absorbant, est manifeste. Ce n’est pas Homère qui introduirait les divinités omnipotentes chez les Grecs. A défaut de prêtres, impossibles, les sacerdotes se donnèrent d’abord comme des devins ; la destinée qui est sur les genoux des dieux fut l’arme dont ils se servirent. Dans Homère déjà, cependant, l’idée troublante du Destin était énoncée. Appelés dans les maisons, près du foyer, aux assemblées délibérantes, les explicateurs de la destinée, les devins, les prêtres futurs, accouraient, s’insinuant. Les incertitudes de l’évolution sociale qui s’accomplissait, amollissait les cœurs au gré des exploiteurs survenus. Il n’y avait pas de prêtres encore, pas de collège sacerdotal, mais des aèdes nombreux, multipliés, des chanteurs d’hymnes, des sortes de brahmanes, charmants, musiciens, organisés en confréries.

Les deux mondes en face l’un de l’autre, — Troyens et Achéens, Grecs et Hellènes, — se distinguent bien. Les héros de Troie sont des pâtres ou des agriculteurs, pour la plupart ; les Achéens ne sont que des guerriers ou des marchands. Agamemnon et Ménélas, dans le camp, sous les murs d’Ilion, trafiquaient. Chez les Troyens, le sentiment de l’honneur, très vif, et l’idée de patrie, très généreuse, excluaient l’intérêt individuel. Chez les Achéens, des personnalités marquantes ; chacun agissait pour son succès propre, en vue de son prompt enrichissement : Il vaudra d’autant mieux pour moi, dit Ulysse, rentrer dans ma patrie, que j’aurai les mains pleines ; j’en serai plus honorable et plus cher à tous les hommes qui me verront arriver.

Âpres à l’arrachement du butin, d’une violence extrême, les Achéens n’imaginent pas d’autre moyen de s’enrichir, que les querelles et les batailles ; le sac des villes est pour eux l’unique labeur productif. Les troupes formées, pleines de convoitise, — chefs et soldats, — sont indifféremment composées d’hommes venus de toutes parts, enrôlés. L’armée achéenne se divisera en mercenaires et esclaves. Les Troyens au contraire, essentiellement pacifiques, aimant à jouir de leur travail, ne comprenaient la guerre que pour la défense des biens acquis, de la famille, du foyer, de la cité, du territoire, de la Patrie.

Les races diverses, ennemies ou alliées, en pleine action pour ou contre Troie, sont dès alors suffisamment caractérisées pour qu’il soit impossible de les confondre. L’Iliade va jusqu’à signaler, parmi les peuples de langues diverses, des représentants de races viles, au langage grossier.

L’Arya, blanc-brun, parlait la langue aryenne, douce comme un gazouillement d’oiseau. C’était le langage des Pélasges, des Dryopes, des Abantes, des Lélèges, des Épéens et des Caucones, comme [mot illisible] de la langue grecque, incomparable, si belle et si riche, à la foi souple et forte, capable de tout peindre et de tout expliquer, se prêtant à tous les besoins et à tous les caprices de la pensée. Les trois dialectes types de cette langue aryenne étaient l’éolien, le dorien et l’ionien.

Les Araméens, dont Homère cite avec raison l’importance, occupant alors le centre syrien, servaient d’intermédiaires entre les Asiatiques et les Aryens occidentaux, transportant, de l’est à l’ouest, les marchandises et les idées. C’est eux qui donnèrent aux Grecs l’exemple de leur déesse Atergatis, honorée d’un culte chaldéen, dont les prêtres abominables, musiciens et flagellateurs, avaient sanctifié la débauche, prostitué les prêtresses, réglementé les sacrifices criminels. Cependant parmi ces Araméens, au nord du groupe, beaucoup subissaient l’influence du Touran, pendant qu’au sud et au sud-est vivaient, presque indépendants, les Araméens-Rotennou, ces ennemis du pharaon Thoutmès Ier, et qui avaient en eux deux types : les Syriens blancs ou Leuco-Syriens de Strabon, occupant la Cappadoce, le Taurus et le Pont, au nord ; — les Syriens noirs, ou bruns, descendant très bas au sud, vers l’Égypte.

L’influence assyrienne, impressionnée de mazdéisme, avait répandu en Phrygie, en Lydie, même en Cappadoce, le culte des astres, révélateurs de toute destinée, meilleur que le culte chaldéen de la déesse Atergatis. Longtemps vassaux des Assyriens, les Phrygiens et les Lydiens avaient d’ailleurs été en relations suivies avec Ninive, par les caravanes qui venaient de l’Iran, que conduisaient des hommes sachant le Zend-Avesta.

L’influence égyptienne, elle, avait pénétré partout, très séduisante. Les Inachus, les Cécrops et les Danaüs, symboliques ou réels, constatent l’intervention égyptienne dans la formation de l’Hellénie. Les documents connus appuyant ce fait, ne portent pas de date antérieure à l’an 665 ; mais il n’est pas douteux que longtemps avant cette époque, les nefs égyptiennes, solides et sombres, venaient aux côtes grecques. Le chant triomphal du pharaon Thoutmès III (1703), prouve que sous le règne de ce pharaon, des colonies d’Égyptiens existaient en Méditerranée. Eschyle sait bien que la mer Ionienne est la mer d’Io. Mycènes nous a livré des milliers de statuettes, — vaches à tête de femme et femmes à tête de vache, — qui sont des œuvres égyptiennes.

L’art égyptien, qui est la représentation exacte et suffisante des choses par la moindre ligne, ne fut pas appris aux premiers Grecs par les marins venus du Nil : les Aryens de l’Asie-Mineure avaient été instruits déjà, et complètement, par les Assyriens de Ninive et de Babylone, possesseurs de ce trésor, de cette joie. Le génie grec, qui n’est que le sentiment aryen vivifié, stimulé, délivré de toute hésitation, maître de lui, s’épanouissant en franchise, dut son audace et sa délivrance aux Égyptiens. Cette merveille d’honnêteté, et de raison par conséquent, qui fut l’art grec, n’allait pas sans gratitude ; dés leurs commencements, les Grecs se dirent fils d’Égypte. Avec quel accent Homère parle des beaux champs des hommes aigyptiens !

L’influence phénicienne, désastreuse, troubla ces beaux débuts. L’audacieux habitant de la Phénicie, suivant l’expression de Pindare, accouru sur ses nefs noires, les mains lourdes de frivolités, la bouche pleine de mensonges, l’esprit riche en fourberies, mû par l’essor des convoitises, querelleur et jaloux, vint au Péloponnèse, trafiquant de toutes choses. La marche du flot phénicien, envahissant et corrupteur, petit se suivre aux traces indélébiles, laissées en Chypre, à Mélos, dans les eaux de la Laconie, aux bouches de l’Eurotas, à Sparte, le long du cours de l’Alphée qui va baigner Olympie, au fond du golfe d’Argos. Le premier trafic eut pour cause, l’achat de coquillages donnant la teinture pourprée.

Les Asiatiques et les Aryens, très curieux, mélangés de Finnois, en plein contact sur le territoire hellénique, peuplent la Grèce nouvelle. Cette rapide confusion passe aux îles, et des îles, au continent oriental, bientôt. De telle sorte, que la dénomination de Petite-Asie, d’Asie-Mineure, si mal appliquée au territoire où avaient vécu les premiers Grecs, ces purs Aryens, allait devenir tout à fait exacte. Car là surtout que, par Chypre et par Rhodes, un grand trafic d’esclaves se faisait. La Troade et la Phrygie elles-mêmes, pressées à l’est par les Assyriens, par les Chaldéens de Babylone, à l’ouest et au sud par les Gréco-Phéniciens et les Phéniciens de race, qui étaient originaires de Chaldée, subissaient le croisement asiatique, — tel, dit Eschyle, que l’action de l’homme l’imprime à la femme.

De même que les Perses, sectateurs de Zoroastre, installés à Babylone, corrompus, mélangés de peuples divers, y représentaient maintenant l’Asie, ainsi, — Troie tombée, — l’esprit asiatique, turbulent, malsain, dominateur, s’était abattu sur la Grèce, y supplantant l’Aryen.