Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XXV

 

 

DE 343 A 336 Av. J.-C. - Pithon et Hégésippos. - La guerre. - Démosthène, Eschine et Philocrate. - Philippe en Thrace. - Succès d’Athènes. - Philippe en Phocide. - Thèbes alliée d’Athènes. Bataille de Chéronée. - Congrès de Corinthe. - Philippe généralissime. - Troubles domestiques à Pella. - Préparatifs d’expédition contre les Perses. - Assassinat de Philippe et avènement d’Alexandre. - Philippe de Macédoine : son œuvre et son caractère. - La politique de Démosthène.

 

DÉMOSTHÈNE réussissait. Impatienté, Philippe voulait en finir ; mais avant de déclarer la guerre aux Athéniens, il leur envoyait l’orateur Pithon, dont l’éloquence rivalisait avec celle de Démosthène. Directement provoqué, Démosthène se déroba ; ce fut Hégésippos qui répondit à Pithon : Oui, dit-il, je demande, par Jupiter ! des enterrements publics, des éloges funèbres, tout ce qui nous fera vivre libres et repoussera de nos têtes le joug macédonien. C’était la guerre.

Athènes commençait donc les hostilités, ou du moins se donnait le tort apparent de la provocation suprême. Après les paroles d’Hégésippos, tous les citoyens, courant à leurs armes, devaient n e songer qu’à l’ennemi provoqué ; personne ne vit le danger, ne comprit son devoir ; Démosthène lui-même dévoya l’attention des Athéniens en l’attirant vers le tribunal où il venait de dénoncer Eschine et Philocrate, ses adversaires (343).

Philippe, lui, augmentait ses armements, recrutait des soldats en Thrace, guerriers dont la réputation était universelle : — Ô race trékienne, avait dit le Polymestor d’Euripide, ô race possédée d’Arès, armée portant la lance, ayant de beaux chevaux. — La nation des Thraces, avait écrit Hérodote, est la plus grande parmi les hommes, après les Indiens. — Les Grecs, nourris d’Homère, n’oubliaient pas que les Thraces s’étaient illustrés à la défense de Troie ; ils savaient qu’entre les Phrygiens et les Troyens il y avait identité d’origine.

En agissant en Thrace, Philippe continuait son œuvre, c’est-à-dire l’extension, ou mieux : la constatation définitive de l’empire hellénique total. Avec les Grecs de la côte thracique, il fonda des villes nouvelles dans l’intérieur, jusqu’auprès de Byzance. Le général athénien Diopithès, alors en Chersonèse, opposa quelque résistance à Philippe, qui se plaignit, demandant aux Athéniens au nom de quel droit ils agissaient. Démosthène répondit qu’Athènes avait le droit de défendre la liberté partout.

Démosthène poursuivait deux buts : La réforme des abus dans la Cité et la formation d’une Ligue hellénique contre le roi de Macédoine. Des missionnaires envoyés de toutes parts excitèrent les Villes ; ce mouvement fut assez marqué, pour que Philippe suspendit ses desseins en Grèce, enlevant ainsi aux orateurs l’argument principal de leurs déclamations. Il s’absorba dans ses opérations en Thrace, difficiles, assiégeant Sélymbrie (341), puis Périnthe, qui l’arrêta par une défense opiniâtre.

L’insuccès de Philippe devant Périnthe fut habilement exploité par Démosthène, qui se rendit à Byzance. Les Byzantins renouèrent leur alliance avec Athènes ; les Athéniens secoururent les Périnthiens, tandis que les Perses, inquiets des conquêtes de Philippe, faisaient passer aux ennemis du Macédonien, des guerriers, des approvisionnements et de l’argent. Un amiral venait d’arrêter au passage des vaisseaux portant des vivres aux soldats de Philippe, et le général Phocion chassait la garnison macédonienne de l’Eubée. Ces retours de fortune firent voter, par le Peuple, à Démosthène, la couronne d’or des triomphateurs (340).

Philippe, pour répondre au succès des Athéniens, menaçant Périnthe et Byzance à la fois, envoya des ambassadeurs à Athènes pour y exposer des remontrances. Les Athéniens répondirent en renversant la colonne sur laquelle était gravé le traité du roi, et Phocion prit le commandement de 120 galères armées d’hoplites. Chios, Rhodes et Cos se prononcèrent pour Byzance où Phocion venait d’entrer en protecteur. Philippe s’éloigna (339).

L’enthousiasme des Hellènes se manifesta par la construction d’un monument commémoratif, — un groupe colossal représentant Périnthe et Byzance offrant une couronne au peuple athénien, — et la décision solennellement prise, qu’à l’avenir les deux Villes secourues enverraient des Députés aux jeux helléniques pour y proclamer la grandeur et la générosité d’Athènes. Sestos, Éléonte, Madytos et Alopéconnèse érigèrent un autel à la Reconnaissance et au Peuple athénien.

Abandonnant la Thrace, Philippe était allé chez les Scythes, au nord, vers le Danube. Cette expédition échoua. Les Triballes harcelèrent le Macédonien pendant sa retraite, lui enlevèrent son butin, après un combat où Philippe fut blessé. La réputation belliqueuse des Scythes égalait presque celle des Thraces.

Tranquillisés par les victoires des Athéniens et les insuccès de Philippe, les Hellènes revenaient à leurs disputes. Jaloux de Démosthène simplement, ou bien poussé par les agents de Philippe, ou encore, — ce qui est probable, — excité par Ies prêtres de Delphes qui, redoutant la prépondérance des Athéniens, leur suscitaient des difficultés, Eschine annonça au Peuple que les Locriens d’Amphissa, commettant un sacrilège, osaient cultiver le territoire sacré, bravant les décisions du Conseil amphictyonique. Démosthène accusa Eschine d’intrigue, de trahison. En effet, les forces amphictyoniques étant réunies, Philippe en prit de droit le commandement et parut en Phocide. Démosthène avait dit à Eschine : Tu apportes la guerre au cœur de l’Attique, une guerre sacrée ! Le roi de Macédoine prit Élatée, descendit vers l’Attique, après avoir demandé aux Thébains, ou leur alliance, ou leur neutralité.

Les Athéniens apprirent au milieu de la nuit la marche de Philippe. Accourus au Pnyx dès l’aube, appelés par les trompettes, ils n’y trouvèrent aucun orateur osant mesurer l’étendue du danger. Terrifiés, les discoureurs se taisaient. Sollicité par le Peuple, Démosthène prit la parole, releva les courages, conseilla l’envoi de députés à Thèbes. Les travaux publics furent suspendus et le trésor voté pour les ouvriers servit aux armements. Les Thébains accueillirent les propositions d’Athènes, malgré le zèle des envoyés macédoniens qui réclamaient toujours l’alliance ou la neutralité.

Philippe demanda la paix. Elle lui fut refusée. Démosthène assumait une responsabilité terrible, car il était obéi à Thèbes autant qu’à Athènes. L’Hellénie tout entière frémissait. De Corinthe et de l’Achaïe arrivèrent quelques contingents. Sparte s’obstinait dans le silence et l’inaction.

L’armée grecque, menée par Charès et Lysiclès, égalait en nombre l’armée macédonienne, forte, croit-on, de 30.000 fantassins et 2.000 cavaliers. Démosthène avait pris son rang parmi les hoplites d’Athènes. La rencontre eut lieu près de Chéronée. L’histoire a conservé le souvenir de l’émotion de Philippe : Il frissonna d’effroi, dit Plutarque, à la pensée que la puissante éloquence de Démosthène l’avait contraint de jouer, en quelques heures, son trône et sa vie.

A l’aile gauche des Hellènes étaient les Athéniens, ayant en face d’eux Philippe ; à l’aile droite, les Thébains, devant Alexandre, le fils du roi ; au centre, les Alliés et les mercenaires. Les Athéniens s’avancèrent avec une hardiesse à laquelle Philippe ne résista pas, reculant dans la plaine, tandis qu’Alexandre, impétueux, de l’autre côté, attaquait les Thébains inébranlables. Victorieux, les guerriers d’Athènes avaient abusé de leur premier succès, étaient allés trop loin contre Philippe, laissant le centre sans appui. La cavalerie macédonienne hachait les Thébains à leur poste, passait sur les cadavres amoncelés et chargeait le centre maintenant isolé, pris de panique. Alors Philippe reprit l’offensive, refoula les Athéniens débandés, entraînés par leur fougue, et il les vainquit. Les morts couvraient le champ de bataille. La dernière armée hellénique, mal commandée, sans unité, était détruite. L’héroïsme des Athéniens les avait perdu. Au bataillon sacré des Thébains, fondé par Épaminondas, Philippe avait opposé la phalange macédonienne, irrésistible (338).

Implacable contre Thèbes, Philippe rendit leur liberté aux 2.000 Athéniens prisonniers, qu’il renvoya équipés pour leur retour, et il dit son intention de ramener solennellement les restes des guerriers athéniens, escortés des premiers personnages de son empire, parmi lesquels son fils Alexandre et Antipater. Le roi de Macédoine, se refusant à frapper la Cité de Pallas, l’honorait dans son irrémédiable défaite. Mais il n’était plus en son pouvoir, quoi qu’il fit, de conquérir le Peuple d’Athènes trop profondément humilié.

Athènes n’accepta pas comme définitive la victoire du Macédonien. Le Peuple, sur la proposition d’Hypéride, donna la liberté aux esclaves, admit comme citoyens les métèques armés, rappela les bannis, employa les trésors destinés à la réparation des murs, décréta la peine de mort contre quiconque déserterait la ville, et sacrifia comme incapable le général Lysiclès. Démosthène, un instant poursuivi, fut épargné ; on le chargea de prononcer l’éloge funèbre des victimes. Les Athéniens comprenaient qu’en perdant Démosthène, ils se seraient trouvés sans chef. Isocrate, le politicien rival de l’orateur, vieillard désillusionné, succombant à son chagrin, s’était laissé mourir de faim, dit-on.

Thèbes, durement rançonnée pour reprendre ses captifs et ses morts, reçut une garnison macédonienne, dût renoncer à maîtriser la Béotie, vit rétablir Orchomène et Platée, subit le gouvernement de ses bannis. Athènes, traitée généreusement par son vainqueur, garda la Chersonèse, Lemnos, Imbros et Samos, reçut Oropos enlevée aux Thébains, et conserva sa flotte.

Maître incontesté de l’Hellénie, Philippe se conduisait en Hellène, déclarant aux députés réunis à Corinthe qu’il allait combattre l’ennemi héréditaire : les Perses. Nommé généralissime, chaque cité détermina le contingent qu’elle fournirait pour l’expédition.

Comme s’il avait voulu, avant d’entreprendre sa campagne en Asie, détruire la cause principale des troubles qui avaient désorganisé l’Hellénie, Philippe montra sa force aux Péloponnésiens et ruina l’influence de Sparte, en ravageant la Laconie, en agrandissant les territoires de Messène, de Mégalopolis, de Tégée et d’Argos. En Acarnanie, les ennemis de Philippe furent chassés ; Ambracie demanda une garnison ; Byzance offrit son alliance (338).

L’Hellénie et la Macédoine, réunies, formaient une Fédération, reprenaient la grande idée nationale, traditionnelle, de l’anéantissement des Perses. Philippe, hâtant ses préparatifs, organisant l’État fédéral, en paix avec les Hellènes, glorieux, retrouvait la guerre dans sa maison, à son foyer, à sa cour.

Le roi de Macédoine avait répudié sa première épouse, Olympias, dont le caractère furieux et sauvage troublait sa vie. Parmi les femmes qu’il avait épousées ensuite, la dernière, Cléopâtre, nièce du Macédonien Attalos, prit de l’ascendant sur le Victorieux. Les partisans des deux reines, — Olympias, mère d’Alexandre, et Cléopâtre, l’intruse, — formaient à la cour deux camps irréconciliables. Les fureurs de Philippe, qui s’enivrait, et lorsqu’il était ivre devenait terrible, donnaient des courtisans à son fils Alexandre, qu’il avait failli tuer à la fin d’un banquet : Voilà, avait dit Alexandre montrant son père ivre, désarmé, tombé, incapable de se relever : Voilà l’homme qui se prépare à passer d’Europe en Asie et qui ne peut aller sûrement d’une couche à l’autre !

Alexandre, séparé de son père, attendait.

Les préparatifs de la campagne étant terminés, Philippe consulta la Pythie de Delphes. L’oracle répondit : La victime est couronnée, l’autel est prêt, le sacrificateur attend. Le roi de Macédoine n’hésita pas à voir dans le Grand-Roi la victime désignée. Pour assurer pendant son absence ses frontières de l’ouest, il donna sa fille en mariage au roi d’Épire, Alexandre, et ce lui fut l’occasion qu’il désirait de frapper l’imagination des Grecs par la célébration de fêtes extraordinaires. Festins formidables, jeux magnifiques, présents somptueux, concours de chants, processions, représentations, rien ne fut épargné, la ville d’Épées choisie comme théâtre de ces magnificences.

Cléopâtre venait de donner un fils à Philippe ; la succession impériale était en jeu. Les fêtes avaient attiré des foules à Égées. En envoyant des députés pour féliciter le roi, toutes les cités helléniques témoignaient, à la veille de l’expédition, de leur fidélité à l’union consentie. Athènes se distingua par l’inutile bassesse de sa déclaration votée : Si quelqu’un conspire contre la vie de Philippe, et vient chercher un refuge à Athènes, il sera livré au roi.

Après le banquet royal, une théorie religieuse se rendit au théâtre, solennelle, processionnant les images des douze dieux, richement parées, suivies d’une treizième divinité, également assise sur un trône, représentant le roi de Macédoine divinisé. Philippe suivait, seul, isolé, revêtu d’une robe blanche ; et lorsqu’il franchit le seuil du théâtre plein de spectateurs, un Macédonien, Pausanias, se précipitant, le tua d’un coup d’épée.

Aussitôt la légende s’empara de la tragédie. On interpréta l’oracle de Delphes comme ayant annoncé la mort de Philippe ; on redit des vers déclamés par un comédien au banquet royal : — Vous dont l’âme est plus haute que la zone éthérée, et qui, avec orgueil, regardez l’immense étendue de vos domaines, vous qui bâtissez palais sur palais et croyez que votre vie ne finira pas, voici la mort qui d’un pas rapide s’approche et va jeter dans les ténèbres vos œuvres et vos longues espérances ; — on avait remarqué les applaudissements de Philippe après cette déclamation... L’assassin avait-il été l’instrument d’un complot ? On accusa la mère d’Alexandre, Olympias ; puis Alexandre lui-même ; aussi les Athéniens, dont le décret de félicitations eut été, dans ce cas, une abominable ironie ; les Perses enfin. Il semble que Pausanias, outragé, et s’étant plaint à Philippe qui avait accueilli la plainte avec un sourire moqueur, n’avait obéi qu’à un sentiment de vengeance personnelle.

Immédiatement après l’assassinat, un noble Macédonien s’approcha du fils d’Olympias et de Philippe, — Alexandre — le revêtit de son armure, le salua du titre de roi et prit possession du palais.

Philippe avait-il réellement et loyalement rêvé de constituer la véritable et totale nation hellénique, et avec elle, et par elle, de porter le dernier coup à l’Asie, affirmant ainsi l’avènement de l’Europe ? Son ambition avait-elle été de revenir à Athènes, triomphant, déposer sa couronne de gloire aux pieds blancs de la déesse Pallas ? Avait-il pensé que l’Hellénie restreinte, confinée au sud de l’Olympe, ouverte à toutes les influences néfastes et corruptrices, compromise par l’intervention de Sparte, devait, pour vivre et resplendir, comprendre toute la race aryenne, de la mer Égée au Danube ? Pas un mot de Philippe ne nous est connu qui permette de lui attribuer cette conception géniale, vaste et vraie ; mais tous ses actes, sans exception, et avec une logique, une ténacité presque concluantes, répondent, concourent à l’exécution systématique de ce plan.

Les ennemis de Philippe, et surtout ses adversaires, le dénonceront comme un fourbe merveilleux, séduisant, charmeur, endormant les Hellènes pour les mieux saisir, tenant devant leurs yeux éblouis ce mirage décevant d’une grande destinée possible, promise, afin de les amollir dans leur propre vanité, de les prendre et de les tyranniser ensuite. Cependant, qui donc, après Chéronée, eut empêché le roi de Macédoine de se déclarer Tyran en Hellénie ? Et s’il ménagea les Athéniens vaincus, est-ce vraiment qu’il avait peur d’Athènes ?

Les Athéniens n’opposaient à Philippe que l’éloquence de Démosthène ; une jeunesse instruite, mais ne s’instruisant que pour pérorer ; une armée capable d’héroïsme, mais commandée par des officiers ignorants et cupides ; des citoyens actifs, mais conduits par des politiciens, — tribuns et démagogues, — que rongeait la plus abjecte vénalité ou qu’aveuglait, un immense orgueil. Vainqueur, il ne restait plus à Philippe qu’à payer des serviteurs ou des traîtres.

Les traits principaux du caractère de Philippe, reconnus, proclamés par ses adversaires, son opiniâtreté, sa prévoyance, son ardeur à poursuivre le même but, sa perspicacité, son activité, sa bravoure téméraire pendant l’action et sa prudence très mesurée dans les préparatifs, et enfin son inaltérable gaieté, — blessé, las, l’épaule rompue, la main et la cuisse estropiés, il va toujours et gaiement, dit Démosthène, — excluent presque cette accusation de duplicité soutenue dont l’ont accablé ses ennemis.

Ses ruses sur le champ de bataille, l’absence de scrupule qui marquait sa stratégie et sa tactique, ses mouvements imprévus et ses hardiesses foudroyantes, ne sont que des actes militaires dont s’honoreront les généraux tant qu’il y aura au inonde des armées et des combats.

Son impeccable administration avait fait la Macédoine et trouvé le moyen d’organiser la fédération hellénique. S’il veut le Danube, s’il dit que son but est d’ériger une statue à Hercule sur les rives de l’Ister, c’est qu’il pressent toute l’importance du fleuve comme grande voie commerciale.

Autoritaire, impétueux, la douceur de Philippe, très vantée par ceux qui l’approchaient, n’était qu’une preuve de l’empire qu’il exerçait sur lui-même. Guerrier infatigable, toujours à la tête de ses troupes, il parlait bien, savait l’art de la rhétorique, discernait avec justesse la valeur des philosophes et des lettrés. Le choix qu’il fit d’Aristote pour guider l’éducation de son fils Alexandre, témoigne de la sûreté de son jugement. On lui reprochera sa passion pour le jeu, ses ivresses dégradantes, sa condescendance coupable pour ses courtisans démoralisés, sa mansuétude pour la grossière corruption de ses gardes. Voué au métier des armes, maintenu loin d’Athènes, condamné, pourrait-on dire, à la vie des camps, Philippe, ne pouvant pas être un Périclès, ni même un Alcibiade, était devenu un satrape oriental, distributeur de largesses, corrupteur et par conséquent corrompu.

Pour les Athéniens, dont l’indolente indifférence contrastait avec l’activité vertigineuse de leur vainqueur, Philippe, attaqué dans ses qualités les plus évidentes, n’était qu’un Barbare : L’homme de Macédoine, disait-on, avec un accent de mépris. Cependant on reconnaissait que ce Macédonien ne voulait commander aux Hellènes qu’à la mode hellénique, et nul ne le surprit jamais sottement vaniteux de ses succès. Sa monnaie le représente tête nue, sur un char dont les chevaux se cabrent, Combattant et non Victorieux.

Au contraire, les vaincus s’enorgueillissaient presque de leurs défaites ; les orateurs prenaient texte des succès de Philippe pour étaler leur propre mérite, montrer leur clairvoyance, la confirmation de ce qu’ils avaient annoncé. De magnifiques discours répondaient aux déchéances athéniennes. Les derniers représentants de la vieille Hellénie, rapetissant l’histoire, retranchés dans leur ville, ne prévoient dans l’avenir, — en supposant Philippe disparu, — que la continuation de petites guerres entre petites Républiques gouvernées par une démocratie que mènent les rhéteurs. Aux forces macédoniennes, à la science militaire de Philippe, aux patientes conceptions du stratège, ils opposaient la puissance de la parole. Démosthène a dit lui-même que les Athéniens appartenaient aux harangueurs.

Avec des guerriers suspects, des tribuns déconsidérés et des juges corrompus, Démosthène ne désespérait pas d’Athènes. Avec des Villes se haïssant, dont la jalousie en était arrivée à leur faire préférer le joug de l’étranger au plus simple succès de la Ville voisine, presque tout le Péloponnèse, ouvertement déclaré pour le roi de Macédoine ; avec une Démocratie remuante, inconséquente, dont on redoutait partout les caprices, dont l’alliance ne procurait que de la crainte, Démosthène ne désespérait pas de l’Hellénie. Il est impossible de ne pas admirer cette grande erreur.

Mais il est permis, après avoir salué cette aberration d’un patriotisme spécial, après avoir applaudi, avec tous les Athéniens, aux discours de Démosthène, de constater les fautes lourdes du Politique. En affectant de mépriser Philippe de Macédoine, l’orateur fit que les Athéniens n’eurent pas le sentiment de la véritable force de leur ennemi, n’éprouvèrent pas, au moment voulu, ce frisson salutaire qui fait de tout un peuple une armée ; tandis qu’il laissait ses auditeurs redouter Artaxerxés, le Grand-Roi des Perses. Il ne sut pas trouver le ressort capable, non seulement de rendre aux Athéniens leurs ardeurs anciennes, mais aussi d’émouvoir les Hellènes. Il isolait Athènes par l’exposé de ses propres prétentions ; il n’offrait aux Hellènes que des aspirations vagues, vieillies, devenues presque ridicules : Si vous, Athéniens, disait-il, vous n’êtes aucunement aptes à faire des conquêtes et à fonder une domination, vous êtes faits, en revanche, pour vous opposer à la cupidité des autres, pour leur enlever leur proie et aider tous les hommes à conquérir leur liberté.

Cette Politique, très digne et très grande aux lendemains de Marathon et de Salamine, devenait absurde dans la bouche de Démosthène, dont la vaillance personnelle avait peu brillé à Chéronée. Quels Athéniens répondraient à l’appel, s’il était entendu ? La Bourgeoisie affairée d’Athènes en était arrivée à payer des spéculateurs qui remplissaient, pour en bénéficier, les charges les plus honorables incombant aux citoyens ; la Bourgeoisie satisfaite, disposant de longs loisirs, intelligente et jadis active, devenue paresseuse et égoïste, moralement usée par les philosophes, ne croyait plus à l’État athénien, considérait comme suffisante, peut-être comme idéale, l’Athènes d’Eubule, esquif sans pilote, lancé sur le courant du temps ; le Peuple enfin, affolé par les Démagogues, jaloux des Riches, maître du gouvernement, décrétait des lois qui ruinaient la Cité : les calomniateurs et les dénonciateurs rendaient la vie insupportable à ceux qui possédaient quoi que ce fut. — Maintenant que j’ai tout perdu, dit le Charmide de Xénophon, et qu’on a vendu mes meubles à l’encan, je ne suis plus menacé et je dors tranquille. Au lieu de payer le tribut, je le reçois ; la République me nourrit... Auparavant, quand j’étais riche, je craignais toujours qu’on ne forçât ma porte pour m’enlever mon argent, et je faisais ma cour aux sycophantes. C’était chaque jour un nouvel impôt, et jamais la liberté de quitter la ville pour un voyage. N’ayant rien, je ne crains personne, et, pauvre, je fais peur aux riches : à mon approche ils se lèvent et me cèdent le haut du pavé !

Tels étaient les Athéniens du temps de Démosthène. On conçoit que les Hellènes fussent peu séduits par les magnifiques promesses de l’orateur, et très impressionnés par ce qu’ils savaient déjà de la sécurité que procuraient, en Macédoine, l’administration et le gouvernement de Philippe.