Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIV

 

 

DE 430 A 425 Av. J.-C. - Archidamos en Attique. -La peste à Athènes. - Les mœurs athéniennes. - Périclès à Epidaure. - Reddition de Potidée. - Platée. - Mort de Périclès. - Retour d’Archidamos. - Révolte de Mitylène. - Cléon. - Sophistes et Démagogues. - Siège de Platée. - Troubles et massacres à Corcyre. - Tremblements de terre. - Aristocrates et Démocrates. - Aristophane et son œuvre.

 

AU printemps (430), Archidamos, roi à Sparte, ayant suivi la côte orientale jusqu’à Laurion en respectant la plaine de Marathon et Décélie, menaçait Athènes de nouveau. Quarante jours après, les Spartiates abandonnaient l’Attique, annonçant aux Hellènes que la peste décimait les Athéniens. Le mal était venu d’Éthiopie, disait-on, importé au Pirée par les marins fréquentant la Libye.

Les Athéniens croyaient que leurs ennemis avaient empoisonné les puits. Épouvantés, ils devenaient superstitieux, constataient les signes précurseurs des catastrophes : un chœur d’adolescents décimé sur la route de Delphes, un toit tombé sur des enfants qui apprenaient à lire, etc. Le fléau fut divinisé ; la Peste devint une odieuse déesse.

L’entassement des hommes de toutes conditions dans les murs fermés d’Athènes explique suffisamment l’épidémie, qui était le typhus des armées et non la peste. La plupart vivaient misérables, dans des tonneaux, dans des trous, dans des poulaillers ; et les Athéniens que la misère épargnait, livraient au fléau des corps considérablement affaiblis par l’excès des plaisirs.

Les mœurs étaient déplorables. Les gynécées se transformaient en harems, ou devenaient des lieux de débauche. Chaussées du cothurne persique, blanc et léger, vêtues de robes transparentes, jaunes, vertes, couleur de grenouille, parfumées, fardées, impudiques, les riches Athéniennes n’avaient plus de retenue. De vieilles femmes, cachant leurs rides sous la céruse, donnaient des festins à de jeunes hommes, qui y venaient couronnés et portant des torches. Les femmes de simples citoyens, oubliant le ménage et la navette, désœuvrées, grignotant des fèves, buvaient les vins des îles et s’enivraient publiquement. Ce n’étaient, dans la cité de Minerve, qu’Asiatiques lascives à la recherche de plaisirs qu’elles n’atteignaient pas, dévorées de désirs, languissantes, inassouvies, et Laconiennes éhontées, moins savantes, mais insatiables. Parmi les femmes de notre temps, dira la Mnésiloque d’Aristophane, il n’existe pas une seule Pénélope ; toutes sans exception sont des Phédres.

De très jeunes filles, danseuses ou joueuses de flûte, épilées à la mode orientale, quelques-unes n’ayant pas atteint leur septième année, participaient, avec de très jeunes garçons bien choisis, aux repas où circulaient les mets friands, le vin et les éclats de rire.

La peste sévissant, le premier moment de stupeur passé, tout ce monde accepta la mort comme inévitable, n’eut que la hâte d’épuiser au plus tôt la somme des jouissances possibles. Tout s’exagéra. Les démoralisés devinrent des criminels ; les amants du plaisir, des débauchés. L’ardeur factice et temporaire des énervements laissait les Athéniens sans force. Devenus frileux, ils portaient maintenant des fourrures et ils éprouvaient d’irrésistibles peurs. Leur insouciance était effrayante. Pas de soins aux malades, aucune invocation, aucune prière aux divinités. Un silence écrasant pesait sur la ville, que les oiseaux et les chiens avaient désertée. On abandonnait les morts à la pourriture ; jusque dans les temples, les cadavres s’entassaient. Les vivants, comme fous, n’imaginaient que de nouvelles et abrutissantes corruptions. Vouées à la Vénus asiatique, à l’Aphrodite aux sourcils arqués, les Athéniennes assistaient aux processions des phallophories, et dans leurs maisons se livraient, à défaut d’autres, à des esclaves ou à des muletiers.

La goinfrerie laconienne aidait, par une perpétuelle congestion, au dévergondage. Les menus des festins, compliqués, devenaient des œuvres. Aux convives agenouillés sur des tapisseries, on servait les mets les plus rares assaisonnés d’un sel broyé avec du thym. Les courtisanes furent admises aux repas sacrés. Les citoyens de marque, mangeant, buvant et chantant, se dégradaient devant les esclaves et les bouffons qui allaient exploiter l’avilissement de leurs maîtres.

Chez le Peuple, autour du marché, sous les portiques, la foule mugissante vivait la même vie, avec beaucoup moins de possibilités mais beaucoup plus de crapule. Devenu cruel, ce peuple avait des plaisirs barbares, des jeux bas, des mœurs abominables : les combats de cailles, le spectacle de marionnettes d’une indécence outrée, des promiscuités outrageantes. Et le Peuple, moins affaibli que les Grands, encore vigoureux, actif, se renseignait et discutait chez les barbiers, y préparait ses votes, était le maître, exerçait le gouvernement. On le voyait, fort et brutal, à l’Assemblée, assis sur les bancs de pierre, bouche béante comme s’il pendait des figues par la queue, inquiet de son ignorance en même temps qu’infatué et jaloux de son pouvoir, prêt à obéir à qui saurait capter sa confiance.

Les campagnards, très fiers de leur importance, appartenaient déjà à ceux qui les flagornaient ; quant aux autres, on savait par quelles promesses on les attirait. C’était l’Athènes dont parle Agoracritos, la Cité des gobe-mouches, peuplée d’auditeurs qui ne savaient qu’ouvrir et fermer les oreilles, comme on fait d’un parasol, et qui votaient avec indifférence la paix ou la guerre, pourvu que l’orateur leur garantît des sardines à bon marché. La vanité de ce souverain était satisfaite quand, au moyen des fèves exprimant son vote, il venait de sanctionner un décret ; l’exécution du décret l’intéressait peu. La paresse du Peuple se généralisait. Les Citoyens, ne s’occupant de rien, vivaient comme des brutes. A défaut de métier agréable ou facile, beaucoup se faisaient sycophantes, délateurs.

Toute activité se dépensait en discussions, en bavardages, en procès donnant l’occasion de discourir. La passion d’égalité qui surexcitait, en pleine contradiction avec les mœurs qui séparaient de plus en plus les classes, par l’appréciation des fortunes, menait à l’ostentation. De malheureux citoyens, prés de la ruine, jetaient des plumes d’oiseaux rares devant leur porte pour faire croire à la somptuosité de leur existence. Le Peuple, enviant les Riches, rêvant de jouissances imaginaires, se créait des besoins. Las de sa saumure à l’ail, il désirait des salaisons drapées de feuilles de figuier, songeait aux grives en croquant les sauterelles rôties que l’on vendait au Pirée. On ne mangeait plus les tripes séchées au feu qu’arrosées de miel.

Dès le printemps, l’Athénien pauvre vendait sa chaude tunique pour acheter le vêtement léger de la saison. Il s’aspergeait des mauvais parfums dont Rhodes faisait le commerce. Il tâchait, ce déshérité piqué d’ambition, par le choix du costume et des onguents, d’imiter, d’égaler ces fats bien peignés et dont les doigts étaient chargés de bagues jusqu’aux ongles, ces jeunes débauchés incapables et sots auxquels on confiait des ambassades.

Périclès, jusqu’alors, avait mené son despotisme intelligent entre cette Aristocratie décrépite et ce Peuple trop jeune. Les courtisanes prenaient la place des femmes libres dont les Athéniens avaient vite épuisé l’impudeur. Les vieillards, ridiculisés, portant des corsets en bois de tilleul comme Cinésias, s’enorgueillissaient d’enrichir des courtisanes célèbres, tandis que de jeunes Athéniens, participant à ces libéralités, se déconsidéraient. Les prostituées du Pirée étaient les courtisanes du Peuple. Et dans cette décadence, il y avait une classe d’hommes, débauchés obscènes et parasites gloutons, — les triballes, — qui concouraient, avec les esclaves, à la décomposition du corps social. Des usuriers ruinaient systématiquement les Aristocrates. Les esclaves s’enrichissaient en vendant les secrets de leurs maîtres, faisant métier d’espionner la Cité pour l’ennemi.

La peste pouvant emporter tous les Athéniens en une nuit, tous, sans aucun scrupule, bravant la mort, enfermés pour ainsi dire dans leur magnifique tombeau, tâchaient d’épuiser rapidement la somme des plaisirs humains possibles.

Périclès, à ce moment, conduisait une expédition contre Épidaure, ravageait les côtes de l’Argolide, prenait Prasie, arrachant ainsi un corps de guerriers à la peste physique et morale d’Athènes. La peste atteignit les troupes devant Potidée. Forcé de revenir à Athènes, Périclès y trouva le peuple aux mains de Cléon et s’entendit condamner à l’amende. A l’ingratitude des Athéniens se joignit, contre Périclès, l’acharnement du fléau : il vit mourir ses amis préférés, sa sœur, ses deux fils, Paralos et Xantippos. Il supporta ces malheurs et cette injustice avec une telle dignité, que les Athéniens, pris de pitié, accordèrent tous les droits de Citoyen au fils illégitime que Périclès avait eu d’Aspasie et qu’ils lui rendirent le pouvoir.

Cléon avait offert la paix à Lacédémone, qui avait rejeté la proposition avec mépris. Potidée se rendit ; mille familles athéniennes y remplacèrent les Potidéates expulsés. Les Spartiates, parjures, assiégeaient Platée, essayant avec le concours des Chéroniens, des Molosses et des Orestins, de chasser les Athéniens de la mer d’Ionie. Ayant échoué contre Zacynthe et Céphallénie (430), ils agirent résolument en Acarnanie (429) : Corinthe, Leucade et Anactorion fournirent des vaisseaux et des soldats. Perdiccas, avec 1.000 Macédoniens, trahissant Athènes son alliée, aida à menacer Stratos. Une sortie des Acarnaniens ruina le projet de Sparte, pendant que Phornion, prés de Naupacte, remportait une victoire navale sur les ennemis d’Athènes, les Péloponnésiens commandés par Brasidas.

Alors, furieux, les Spartiates s’acharnèrent contre Platée, qui se défendit admirablement. Brasidas essaya d’une diversion en allant attaquer le port d’Athènes. Des signaux faits de Salamine avertirent les Athéniens qui, venus en masse au Pirée, intimidèrent Brasidas. Pour éviter à l’avenir toute surprise, on tendit des chaînes aux entrées des ports.

Périclès triomphait lorsque la mort le surprit. Les Athéniens lui donnèrent une tombe au Céramique, comme s’il était mort devant l’ennemi. Thucydide écrivit : N’ayant pas acquis le pouvoir par d’indignes moyens, Périclès ne sacrifiait rien pour être agréable au Peuple, et au besoin il bravait son déplaisir. Voyait-il les Athéniens remplis d’une dangereuse confiance, il abattait leur fougue ; étaient-ils effrayés, inquiets, désespérés, il les relevait. Ce gouvernement était de nom une démocratie, de fait un empire, mais celui du premier citoyen de la République.

Dès l’été (428) Archidamos reparut dans l’Attique. Une révolte des Mityléniens encourageait Sparte. Mitylène, toute aux Aristocrates jusqu’alors, supportait mal la domination de la démocratie athénienne ; ses Grands entretenaient avec Lacédémone des relations suivies. Les Béotiens excitaient contre Athènes les Aristocrates menacés. Prévenus des préparatifs de la révolte, les Athéniens envoyèrent des ambassadeurs à Mitylène ; les Grands, expliquant cette démarche comme une preuve de faiblesse ou de crainte, les Spartiates leur ayant annoncé, d’ailleurs, qu’ils allaient envelopper Athènes de toutes parts, accueillirent mal les ambassadeurs.

Mais Athènes, bloquée, ruinée par la peste, en pleine anarchie morale, réduite pour ainsi dire au seul territoire que ses murailles défendaient, fit partir du Pirée trois escadres : une vers Mitylène, une vers l’Acarnanie, une, — de 100 galères, — chargée d’inquiéter les côtes du Péloponnèse. Sparte échouait.

L’année suivante (427), les Péloponnésiens envahirent l’Attique pour la quatrième fois. Athènes ne rappela pas un seul des guerriers envoyés au secours des Démocrates de Mitylène que le Spartiate Saléthos tenait en respect. Aussitôt que les Athéniens parurent, les Démocrates de Mitylène se saisirent de Saléthos qui fut mis à mort et ils donnèrent la ville à Pachès. Cléon, disant que les Spartiates massacraient leurs prisonniers, les privant de sépulture, ordonna le massacre des vaincus. Les Athéniens, excités jusqu’à l’aveuglement, avaient voté ces représailles sanglantes ; le lendemain, calmés, ils décrétèrent que l’arrêt de mort ne serait pas exécuté. La galère portant le premier décret du Peuple devait naviguer lentement, de telle sorte qu’une autre galère portant le second décret arrivât assez tôt. Le vote de grâce arriva bien, mais les mille partisans de Lacédémone n’en furent pas moins égorgés.

Les murs de Mitylène étant rasés, le territoire fut divisé en trois mille parts et distribué à des Athéniens, qui le louèrent à des cultivateurs de Lesbos. Pachès, revenu à Athènes, se suicida pour échapper à une condamnation. Cléon redoutait auprès de lui la présence de ce général victorieux.

L’éloquence d’un Périclès, faite de persuasion, ne suffisait plus aux Athéniens. Le Peuple, maître absolu au Pnyx, voulait un chef qui le représentât exactement Bavard, de verbe haut, parlant la langue du Pirée, accentuant ses violences oratoires de gestes expressifs, Cléon était ce chef. Il venait de Lépros, où se tenait le marché aux cuirs ; cette origine plaisait. Cléon, cet homme turbulent, avait un don réel d’éloquence ; il tenait des sophistes l’art de séduire les auditeurs, de se dégager de ses propres engagements, de prouver que ce qui est résolu ne l’est pas. A l’habileté des sophistes, — ces charlatans au teint livide, — les orateurs nouveaux, sanguins, ajoutaient l’impudence et l’éclat d’une parole vibrante : ce furent les Démagogues à la voix terrible, à la nature perverse, parlant le langage des marchés.

Trois démagogues menaient le peuple : Hyperbolos, Lycon et Cléon ; ce dernier, supérieur à ses rivaux par sa faconde courageuse : Lorsque, vociférant, gesticulant, se frappant la cuisse, Cléon imposait un vote, le Peuple pouvait croire que l’action suivrait. Tous, à Athènes, bientôt, riches et pauvres, redoutèrent Cléon. La situation était à ce point grave, que les meilleurs citoyens, en se moquant des forfanteries du nouveau maître, le favorisaient, pensant, ou bien qu’au premier échec il s’effondrerait dans le ridicule, ou qu’un succès, même acheté au prix d’une telle humiliation, devait être risqué.

Cléon, très avisé, s’empara des juges. Il les séduisit, en s’inclinant devant eux aussi bas que possible, et il les corrompit en élevant leur salaire d’une obole à trois : Nous sommes les seuls, dit un personnage d’Aristophane personnifiant les juges d’Athènes, sur lesquels ne mord pas Cléon, ce grand criard ; mais il nous protège, il nous caresse, il nous chasse les mouches...

Battus à Mitylène, les Spartiates s’acharnaient donc contre les Platéens qui, renfermés dans leur ville, — une poignée d’hommes, — résistaient depuis deux ans. La moitié de la garnison bloquée, perdue, — 200 hommes sur 400, — franchissant l’enceinte par une nuit de tempête, sous une pluie glacée, pieds nus, se délivra. Entrant dans la ville réduite, les Spartiates égorgèrent les 200 Platéens et les 25 Athéniens restés. Les femmes prises furent vendues. Les Thébains reçurent le territoire de la ville rasée. Suivant l’usage de Lacédémone, l’égorgement fut précédé d’une comédie judiciaire : chaque prisonnier comparut devant ses juges régulièrement, un à un, pour répondre à une question, et tous subirent l’inévitable sentence de mort.

A Corcyre, comme à Mitylène, les Riches soutenus par Lacédémone et les Pauvres comptant sur Athènes se disputaient le pouvoir. Les massacres de vaincus rendaient les luttes sauvages. Les Aristocrates venaient d’égorger en plein sénat le chef du peuple, Pithias. Prenant possession de la ville, promettant la liberté aux esclaves, ils appelèrent les Péloponnésiens, qui accoururent de Naupacte avec 12 vaisseaux. Le parti populaire l’emporta. Sparte envoya 53 galères qui ne surent pas manœuvrer avec avantage contre la petite flotte des Athéniens.

Pendant sept jours, dans Corcyre, le peuple victorieux versa le sang des Aristocrates. Six cents nobles seulement, échappés à la fureur populaire, se réfugièrent sur le mont Iston où, trahis, la mort les attendait. Il y avait maintenant une haine féroce entre Peuples et Chefs, entre Démocrates et Aristocrates, cette faction du petit nombre, suivant le mot juste de Thucydide. Les batailles étaient atroces. La tactique froidement impitoyable de Sparte s’imposait à l’Hellénie. L’orgueil des Grands ne connaissait plus de bornes, — on refaisait les hymnes homériques pour y intercaler la preuve que certaines familles étaient directement issues de divinités, — et la rage des Petits allait jusqu’à l’extermination.

Tout concourait à l’affolement des esprits : Des tremblements de terre en Attique, en Eubée, en Béotie ; Orchomène détruite ; la peste augmentant à Athènes. Délos, l’île d’Apollon, fut purifiée par l’enlèvement de tous les cadavres inhumés, l’interdiction prononcée d’y naître et d’y mourir, l’institution de Jeux qui devaient y être célébrés tous les cinq ans.

La Démocratie athénienne, malgré ses excès, se montrait la moins farouche, la moins cruelle ; la mieux animée d’un sentiment de justice. Cléon lui-même, gouvernant par le Peuple et pour le Peuple, exclusivement, n’allait pas jusqu’à la destruction des Nobles ou des Riches quand le bien de la patrie ne l’exigeait pas.

Aristophane, qui fut à ce moment, à Athènes, le souverain des intelligences, se montrait moins conciliant, on pourrait même dire moins patriote. Partisan résolu de la paix, il l’eut achetée à tout prix. Sa Ville idéale, fermée, égoïste, ignore la gloire guerrière ; elle est sans Peuple et menée par les Grands. L’idée que des marchands gouvernaient, — un marchand d’étoupes, un marchand de moutons, un marchand de cuirs (Cléon), — le mettait en fureur. Contre Cléon, ce Paphlagonien rapace, criard, qui mugit comme un torrent, la verve sarcastique d’Aristophane ne s’épuise pas. La gloire de commander aux Athéniens échue à un charcutier, le jette hors de toute justice ; et c’est le Peuple qu’il rend responsable de cette monstruosité : Tu ressembles (peuple) à ces jeunes garçons qui ne savent pas choisir leurs amants ; tu repousses les honnêtes gens ; pour obtenir tes faveurs, il faut être marchand de lanternes, se retirer tanneur ou corroyeur.

Aristophane va droit à son but ; il met à nu et flagelle les vices d’une Athènes qu’il croit perdue parce qu’elle obéit à Cléon. Son courage cependant se précautionne il désarme le Peuple, à qui il parle et qu’il invective, en le faisant rire ; il se sert de ce Peuple même, fustigé mais séduit, comme d’une arme contre les tentatives possibles des chefs qu’il insulte.

Des quarante-quatre ou cinquante-quatre comédies qu’Aristophane donna, onze nous sont connues, représentées entre l’an 427 et l’an 390, c’est-à-dire pendant la guerre du Péloponnèse, qui prépara la destruction de Mellénie, et la démoralisation des Athéniens assurant la ruine d’Athènes, compromettant l’Europe au début de sa formation. Aristophane ne fut peut-être pas l’ouvrier le moins diligent, bien que le plus consciencieux, de cet avortement déplorable.

Aristophane ridiculisant un héros blessé, idéalise un Dicéopolis repu, joyeux, ivre, étalant sa honte satisfaite entre deux courtisanes éhontées ; ses plaisanteries navrantes rabaissent les Démocrates, le Peuple applaudissant à sa propre humiliation ; il prêche la pusillanimité, parodie les sacrifices, excite le rire par de révoltantes obscénités ; il livre des héros au mépris des foules, donne raison aux Spartiates, accuse les Athéniens des maux qui frappent les Grecs. — Socrate vilipendé, Jupiter nié, les pères de famille conspués et battus dans la personne de Phidippide, Aristophane arrache aux Athéniens leurs dernières croyances et leurs derniers respects. — Les Guêpes, visant la justice, dénoncent les juges, renversent les tribunaux ; — l’Assemblée des femmes (Lysandre vient de prendre Athènes), soumet l’art dramatique, pour amuser les spectateurs, aux plus crapuleuses grossièretés : D’abominables vieilles se disputent un jeune homme sur la scène.

Les trente Tyrans venaient d’interdire la représentation au théâtre de personnages vivants et l’emploi de la parabase, formule par laquelle le comédien, s’adressant aux spectateurs, plaidait une cause sociale ou politique. S’élevant contre la république idéale que déjà les philosophes rêvaient, contre le goût de communisme qui se répandait, Aristophane entremêle sa puissante satire d’une série de scènes honteuses : Plutus, que la censure préalable mutila, fait de la Fortune le dieu principal ; — les Fêtes de Cérès et de Proserpine, écrites contre Euripide, s’encombrent de brutales obscénités ; — les Grenouilles s’attaquent au culte des dieux : un Bacchus grotesque, peureux, s’y démène ; — les Oiseaux, véritable féerie, visant Platon, donnent le dernier coup aux divinités : un Hercule gourmand et lâche, un Neptune stupide, y sont insultés. Cette satire universelle, dont la trame est empruntée à la littérature indienne, résume l’œuvre d’Aristophane. Du nouvel État sont impitoyablement chassés, les dieux, les prêtres, les devins, les poètes, les philosophes, les savants, les législateurs. Plus rien ! sauf le rire, la distraction, la joie de vivre dans l’indifférence de tout, tout étant méprisable, peut-être inutile.

Les parties féeriques des comédies d’Aristophane voulaient une machinerie compliquée, de nombreux accessoires, que le poète fournissait, pour lesquels le public se montrait exigeant. Aristophane subissait volontiers ces exigences, comme il consentait, en vue du succès, à faire alterner dans ses œuvres des scènes admirables de style et de conception, destinées à l’agrément des délicats, et des scènes brutales, lourdement écrites, bien qu’avec un art infini, pour le plaisir du Peuple. De là ces chœurs où la grandeur mesurée d’un Sophocle s’alliait à toute la grâce poétique d’un Pindare, et ces dialogues négligés où l’acteur parlait un langage indigne. Le lyrisme enthousiaste des hymnes semblait vouloir compenser les basses railleries du dialogue, les bouffonneries dites de Mégare, d’une crudité, d’un cynisme révoltants.

Poète, Aristophane mettait partout, jusque dans ses conceptions les plus monstrueuses, ce parfum d’esprit, insaisissable et pourtant caractérisé, qui fut le privilège du sol athénien, des habitants de l’Attique, et dont les anciens firent un qualificatif : l’atticisme. Après la grandeur d’Eschyle, la beauté de Sophocle, la passion d’Euripide, on a placé la puissance comique d’Aristophane, comme terminant, fermant un grand cycle littéraire. Par son talent, par son action, par son style, Aristophane mériterait cette place ; par son but, qui était surtout d’amuser, il inaugure plutôt une ère nouvelle, déchéante, qu’il ne continue les Tragiques.

Aristophane rabaisse le théâtre à la condition d’un moyen de plaidoirie, et c’est sa propre cause qu’il plaide. La foule qui vote au Pnyx et qui ne choisit que des ignorants ou des coquins, les démagogues qui gouvernent, ce Cléon dont les hurlements ne cessent de bouleverser la cité, voilà ce qui excite sa verve, ce qui tient en travail ses esprits ; mais sa passion ne va pas jusqu’à l’extrême : Il cesse d’attaquer Cléon lorsque Cléon est vaincu ; et s’il prévoit, s’il annonce la décadence d’Athènes, au moins veut-il que les Sages louent les Athéniens d’être tombés avec honneur.

Il critique tout à outrance, coopérant ainsi à l’œuvre de destruction par le découragement, avec un regret, une mélancolie où la justice calme s’exerce. Ainsi condamne-t-il les femmes, toutes les femmes, ces coquines, sans lesquelles on ne peut vivre, qu’il faut donc tenir recluses, cachées, comme en Asie ; mais il rend les hommes responsables de cette irrémédiable dégradation : Nous sommes les complices de leur perversité ; c’est nous qui leur enseignons la débauche et la faisons germer dans leur cœur. Il n’admet que le gynécée, espérant que la famille antique pourra s’y refaire.

Son patriotisme est décevant, restreint. Contre l’ennemi, avait dit Euripide, il n’y a qu’une parole, s’armer ! Aristophane aime Athènes, il respecte Pallas, sa parole est vibrante, émue, lorsqu’il songe à la possibilité d’une trahison qui livrerait la Grèce à l’étranger, mais un accommodement avec les ennemis est cependant ce qu’il préfère ; et ce désir de paix continuelle, acceptant trop de condescendances, s’approche des lâchetés conseillées.

Aristophane ne voit pas l’avenir, la lutte inévitable entre ce qui n’est plus et ce qui doit être, entre l’Asie et l’Europe d’abord, puis entre l’Europe aryenne et l’Europe finnoise, c’est-à-dire entre Athènes et Sparte. Son Athènes eut reculé jusqu’aux temps où les citoyens, exempts de besoins, se contentaient de la place publique, se nourrissaient de deux ognons, trois olives et un peu de vin dans une petite outre ; il ne sait pas qu’à l’Athènes antique, pélasgique, enguirlandée de violettes, a succédé la Cité de Pallas, l’Athènes armée, couronnée de lauriers. Il ne comprend pas cette Athènes nouvelle ; il n’en voit que les fausses grandeurs : Nous reconnaissons, dit-il, qu’Athènes est grande, riche, et que chacun a le droit de s’y ruiner.

Une Athènes modeste, diminuée, tenue hors des discussions helléniques, murée sans doute, avec des penseurs discourant sous les oliviers sacrés du jardin d’Académos ; une Athènes égalitaire, sans parvenus, car goutteux, au ventre gros, aux jambes épaisses, chargés d’un scandaleux embonpoint, les riches sont des citoyens détestables ; une Athènes enfin, délivrée de toutes préoccupations quelconques, ayant en conséquence le loisir d’aller aux spectacles et d’y soulever ces vagues tumultueuses d’applaudissements choies aux auteurs, voilà le rêve d’Aristophane. C’est pourquoi vieilli, triste, chauve, on le voit, auteur et acteur, aller jusqu’à ses dernières forces à ce public qu’il a flatté, qu’il a dompté, qu’il a corrompu, dont les ingratitudes le blessent, et qu’il affronte.

Le personnalisme d’Aristophane, absorbant, despotique, explique son œuvre. Il traque les démagogues, parce que la démagogie fait du gouvernement la chose unique et distrait le public ; il poursuit les sophistes charlatans, bavards, menteurs et pénétrants, parce qu’ils ont une clientèle ; il s’attaque aux philosophes, ces grands prêtres des subtils radotages, parce que les disciples forment des groupes autour de ces radoteurs, et il ridiculise Socrate, qu’il appelle le dégoûtant Socrate ! C’est que les philosophes attiraient à eux les spectateurs : Gardons-nous, dit-il, de bavarder avec Socrate et de dédaigner les sublimes accents de la muse tragique. Passer une vie oisive à débiter d’emphatiques déclamations, de niaises subtilités, c’est avoir perdu le sens. Le dédain de la muse tragique, la désertion du théâtre pour le Pnyx, ou l’Académie, ou le Lycée, ou la maison de Socrate, voilà ce qu’Aristophane ne pardonne pas.

Il plaisante les savants qui commençaient à observer, décrire positivement les phénomènes ; il dénonce, comme manquant de goût, les riches Athéniens qui osaient, les jours de fêtes, donner à leurs convives assemblés des représentations de chœurs dithyrambiques ; il invective les poètes, ces hâbleurs perdus dans les espaces, ces rêveurs transis, devenus trop nombreux, qui pullulaient comme les moustiques de Tricoryse.

Maître, un instant, des Athéniens que son talent captivait ; ayant pu mesurer l’ampleur de sa force par l’impossibilité où se trouva Cléon, esclave du Peuple, d’agir une seule fois contre celui qui l’insultait publiquement ; vite jaloux des autres influences ; d’abord infatué, puis aigri ; rêvant d’une sorte de domination personnelle, exclusive, indéfinissable toutefois, qu’il préparait presque inconsciemment par la destruction de tout ce qui n’était pas lui, Aristophane, avec une arme dont l’éclat nous éblouit encore, donnait aux fondations de la Cité de Pallas les derniers coups.

Platon, qui n’est qu’un Aristophane conscient, maître de soi, très prudent et très habile, écrira : Les grâces cherchant un sanctuaire indestructible, trouvèrent l’âme d’Aristophane.