Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE XIII

 

 

DE 432 À 430 Av. J.-C. - Incidents de Corcyre, Potidée et Platée. - Intervention de Corinthe. - Combat naval de Sybota. - Mégare contre Athènes. - Delphes conseille Sparte. - Plan de Périclès. - Archidamos en Attique. - Succès de la flotte athénienne. - Périclès allié de Perdiccas et de Sitalcès. - Armées. - Stratèges. - Tactique. - Sièges. - Lutte décisive entre Athènes et Sparte.

 

DEPUIS la retraite de Xerxès, et comme si chaque Hellène avait rêvé la domination de l’Hellénie, les querelles de Grec contre Grec, les combats de Ville contre Ville avaient été continuels. La crainte d’Athènes seule réconciliait les querelleurs. Les Alliés qui trahissaient les Athéniens, se justifiaient en disant qu’ils ne consentaient pas à être écrasés. La jalousie qu’inspirait Périclès était un des motifs principaux des animosités latentes. La guerre contre la Cité de Pallas étant désirée, quelques incidents graves hâtèrent la déclaration des hostilités préparées par Sparte : à Corcyre, à Potidée et à Platée éclatèrent, presque au même moment, des conflits dont l’acuité immédiate prouva l’état déplorable des esprits.

Corcyre, qu’une garnison de Corinthiens occupait, se donnant toute l’importance d’une métropole, avait fondé la colonie d’Épidamne, que des Aristocrates gouvernaient. Chassant leurs chefs, les Épidamniens venaient de se constituer en démocratie. Ces chefs, ces riches, bannis, revinrent avec les Taulantiens pour châtier les révoltés ; ceux-ci appelèrent Corcyre à leur secours. Corcyre refusant d’intervenir, les Épidamniens se tournèrent vers Corinthe, disant que l’oracle de Delphes en avait décidé ainsi.

Les Corinthiens répondirent à l’appel des Épidamniens et Corcyre protesta, offrant de soumettre le différend à un arbitrage. Corinthe répondit en envoyant 2.500 hoplites et 70 vaisseaux protéger Épidamne. La flotte de Corcyre arrêta la flotte de Corinthe en vue d’Actium et la battit. Épidamne dut ouvrir ses portes aux guerriers de Corcyre victorieux ; elle subit le châtiment de sa révolte pour la liberté.

Corinthe, dont les richesses étaient énormes, ne pouvait pas, à cause de ses trafics fructueux, risquer un insuccès militaire. Les riches Corinthiens ne supportaient pas l’idée de renoncer à la continuelle joie de leur puissance. Comme il existait des relations suivies entre les courtisanes célèbres de Corinthe, — les Laïs, les Cyrène, les Sinope, — et les courtisanes d’Athènes, les Corinthiens apprirent, par les femmes, l’effet considérable que leur défaite avait produit chez les Athéniens. Corinthe fit aussitôt de grands préparatifs de guerre. Corcyre effrayée appela les Athéniens. Les députés de Corcyre, en arrivant à Athènes, y rencontrèrent les députés de Corinthe déjà venus.

Athènes, Corinthe et Corcyre avaient les trois grandes flottes de Mellénie. La Ville qui aurait eu contre elle les deux autres n’aurait pas pu résister. Sparte se réjouissait de l’incident qui, mettant aux prises les trois forces helléniques, les annulait presque. Le premier jour, et sans y réfléchir, les Athéniens se prononcèrent pour Corinthe ; le second jour, une saine appréciation des faits l’emporta : Corcyre étant, après Athènes, la principale force maritime, et le Péloponnèse s’agitant pour une guerre générale, l’alliance des Corcyréens était certainement préférable. Athènes ne consentit aux Corcyréens qu’une aide défensive ; elle n’accepta pas de poursuivre jusqu’au bout la ruine des Corinthiens.

Près de l’île de Sybota, 150 vaisseaux de Corinthe et 110 vaisseaux de Corcyre se rencontrèrent. Le choc fut terrible ; la bataille, d’un impitoyable acharnement. Il n’y eut pas de vainqueur, tant souffrirent les deux adversaires. Les Corcyréens se retirèrent cependant, ayant perdu 70 galères, les 10 vaisseaux envoyés par Athènes protégeant leur retraite. Corinthe, profitant de ce premier succès, allait recommencer la lutte, lorsque l’arrivée de 10 autres vaisseaux athéniens intimida les combattants qui se retirèrent, prenant en route Anactorion, occupée jusqu’alors de concert avec les Corcyréens. Fidèles à leurs engagements, les Athéniens laissèrent la flotte de Corinthe effectuer sa retraite en paix.

Les prisonniers que les Corinthiens ramenaient furent vendus comme esclaves, à l’exception des riches que la Ville garda, pour en obtenir une rançon. Le combat naval de Sybota se terminait comme une opération commerciale, au bénéfice des Corinthiens. La réputation des Corcyréens perdit beaucoup à cet échec qui fut très exploité : on racontait que leurs guerriers n’avaient combattu que stimulés par les lanières. Les fouets de Corcyre, à manches d’ivoire, devinrent recherchés.

Athènes se retirait correctement du conflit, lorsque Potidée, son alliée tributaire, obéissant à Corinthe sans doute, se révolta, Les Corinthiens s’allièrent aussitôt à Perdiccas, roi de Macédoine, pour protéger Potidée et soulever toute la Chalcidique. Sparte, de son côté, promit aux Potidéates d’envahir l’Attique si les Athéniens les attaquaient.

Athènes réunit 70 vaisseaux et 3.000 hoplites sous le commandement de Phormion. Corinthe envoya 1.600 hoplites et 400 soldats de troupe légère aux Potidéates. La défaite de Potidée devenant probable, Perdiccas, trahissant Corinthe, traita avec les Athéniens ; Sparte ne fit absolument rien de ce qu’elle avait promis de faire. Mais malgré toute la prudente hypocrisie des Spartiates, Athènes rendit les Péloponnésiens responsables de la révolte des Doriens de Potidée. Les Corinthiens, abandonnés, essayèrent de dégager seuls Potidée ; ils furent battus. La ville, cernée, baissant les signaux, se rendit.

Vaincus et joués, les Corinthiens convoquèrent tous les ennemis d’Athènes à Lacédémone. La plupart répondirent avec courage à l’appel. Quelques-uns, les Éginètes notamment, promirent leur concours en n’osant pas l’avouer publiquement. Mégare se fit remarquer par l’éclat de sa défection. Il est vrai que Périclès avait fermé aux Mégariens les ports d’Athènes ; qu’il y avait, entre Athéniens et Mégariens, des rivalités particulières, des enlèvements de courtisanes, audacieux, qui prenaient en Hellénie l’importance de griefs politiques. Les Athéniens avaient enlevé la courtisane Simetha, et les Mégariens, deux courtisanes de la maison d’Aspasie. — Ainsi, écrit Aristophane, c’est pour trois filles que la Grèce est en feu !

Sparte menait la campagne contre les Athéniens, fomentant la haine contre la Cité de Pallas, utilisant tout, ne reculant devant aucun moyen. Athènes ayant envoyé un héraut à Sparte pour y discuter le droit des Mégariens, le messager fut traîtreusement assassiné en chemin. Alors, exaspérés, les Athéniens firent à la victime de solennelles funérailles, interdirent aux Mégariens, à jamais, l’accès de l’Attique, imposèrent aux guerriers le serment d’aller ravager les terres de Mégare deux fois chaque année. En excitant ainsi, par de criminels complots, la redoutable sensibilité des Athéniens, Sparte les amenait comme de force, violemment, à prendre, aux yeux des Hellènes, la responsabilité de la guerre que Lacédémone voulait.

Corinthe, se dégageant, essaya de mettre aux prises immédiatement, à son profit, Athènes et Sparte : elle signala aux Hellènes la violence des décrets d’Athènes contre Mégare, actes arbitraires, destructifs de toute sécurité, et en même temps elle dénonça les coupables lenteurs de Sparte, s’enorgueillissant de ses vertus, se donnant pour la libératrice de la Grèce, ne faisant rien contre les oppresseurs de l’Hellénie, contre les Athéniens. Les députés d’Athènes venus à Sparte tâchèrent de convaincre d’imprudence les Corinthiens, en leur faisant pressentir ce que serait la domination des Spartiates, au moins aussi dure que celle des Perses, et ils demandèrent qu’un arbitre décidât entre eux et les Mégariens.

Les Spartiates se donnèrent l’apparence de sages conciliateurs en acceptant d’examiner la proposition des Athéniens. Leur roi Archidamos, vieillard tranquille, proposa la paix, tandis que l’éphore Sténélaïdas, roi véritable, se prononça pour la guerre, à moins qu’Athènes ne s’humiliât en accédant aux exigences des Mégariens. Les prêtres de Delphes venaient de dicter au dieu dorien un oracle favorable aux vues de Sparte.

D’hypocrites négociations étant aussitôt entamées, les Spartiates en assurèrent l’échec en visant Périclès, en réclamant des satisfactions qui touchaient personnellement le maître d’Athènes : par exemple, le bannissement de la famille des Alcméonides à laquelle Périclès appartenait. En fait, Sparte rompait, après quatorze années, la trêve de trente ans consentie. Corinthe s’effrayait maintenant des conséquences de la lutte.

Périclès fut admirable. Il sut donner aux Athéniens, avec la foi du succès final, la crainte salutaire des épouvantables suites qui résulteraient d’un seul moment d’hésitation. Il fit revivre Thémistocle en sa personne.

Un troisième incident allait détruire tout espoir, toute possibilité de solution pacifique. Une nuit, 300 guerriers de Thèbes, sans autre raison que leur haine, pénétrèrent dans Platée pour la saccager. Les Platéens se barricadèrent et, dans la ville, firent les Béotiens prisonniers. Athènes dépêcha un messager ; mais lorsque le messager arriva, 180 Thébains étaient déjà massacrés. Des guerriers de Thèbes courant à la délivrance des victimes avaient été arrêtés par un débordement de l’Asope. Athènes ordonna de saisir, comme suspects, tous les Béotiens qui se trouvaient en Attique. Sparte affecta de considérer le secours, en hommes et en vivres, envoyé par les Athéniens au peuple sacré des Platéens, comme un commencement des hostilités.

Athènes ne bougea pas ; elle attendit un acte de guerre, laissant à ses ennemis tout l’odieux de l’agression. Sparte appelant aux armes tous ses Alliés, leur promettait le pillage de la riche Attique. Archidamos partit avec 60.000 hommes. Un tremblement de terre qui ébranla l’île sainte de Délos, n’arrêta pas les envahisseurs. Le vote pour la guerre était définitif (432). L’Hellénie tout entière, — en action, ou prête à agir, attentive, -participait à l’événement.

Sauf Argos, tout le Péloponnèse était pour Sparte. Les Mégariens, les Phocéens, les Locriens, les Béotiens, les Ambraciotes, les Leucadiens et les Anactoriens se prononcèrent contre Athènes. Corinthe, Mégare, Scyone, les habitants de Pellène, d’Élée, d’Ambracie et de Leucade fournirent des vaisseaux ; de Béotie, de Phocée et de Locrie arrivèrent des cavaliers.

Sauf Mélos et Théra, qui s’abstinrent, le reste de l’Hellénie demeura fidèle aux Athéniens. Chios, Lesbos et Corcyre donnèrent des navires ; les autres, écrit Thucydide, de l’infanterie et de l’argent, c’est-à-dire Platée, les Messéniens de Naupacte, beaucoup d’Acarnanes, les Corcyréens, les Zacynthiens et un grand nombre d’autres villes qui payaient tribut aux Athéniens dans une foule de contrées, les Doriens qui étaient à côté de la Carie, l’Ionie, l’Hellespont, la presqu’île de Thrace, les îles situées à l’Orient, entre le Péloponnèse et la Crète, toutes les autres Cyclades, à l’exception de Mélos et de Théra. Les cavaliers de Thessalie accoururent.

Périclès n’était pas sûr de tous ses Alliés ; il redoutait les défections. Les Athéniens ne lui inspiraient pas une confiance absolue. S’inspirant de Thémistocle, il ne voulut que défendre Athènes. Les habitants de l’Attique durent venir s’enfermer dans la Cité, après avoir transporté dans l’Eubée leurs troupeaux et leurs bêtes de somme. Toute la ville fut occupée, entre les longs-murs, jusqu’au Pirée. Les campagnards avaient fui en masse devant la menace des Péloponnésiens. L’Acropole, le vieux rempart pélasgique, reprenait son antique importance. Athènes, bien close et bien verrouillée, était gardée de jour et de nuit. Le sacrifice patriotique, héroïquement accepté, fut général. Périclès, donnant l’exemple, venait d’abandonner ses terres à l’État.

Le roi de Sparte Archidamos, après avoir inutilement attaqué le fort d’Œnoé, inaugura le pillage systématique du territoire. Les champs de Thria et d’Éleusis étant ravagés, il s’avança jusqu’au bourg d’Acharnes, à onze kilomètres d’Athènes. Archidamos avait pensé que les Acharniens, nombreux dans l’armée athénienne, n’assisteraient pas de sang-froid à la dévastation de leurs propriétés détruites sous leurs yeux, qu’ils sortiraient de la ville en entraînant les Athéniens. En effet, dans la ville, les jeunes guerriers impatientés, furieux, discutaient le plan de Périclès, s’agitaient, réclamant la convocation du Peuple.

Périclès envoya quelques cavaliers harceler l’ennemi, mais demeura mystérieux, se refusant à toute explication. Il haranguait les Athéniens, souvent, tantôt exaltant leur patience héroïque, affirmant le succès définitif, et tantôt peignant de couleurs sombres le tableau des misères et des hontes qui résulteraient d’une seule faute commise, irréparable. Il démontra que la grandeur d’Athènes résultait du libéralisme des Athéniens autant que de leur puissance militaire ; qu’il ne fallait compromettre aucune de ces deux forces en cédant à une ardeur irréfléchie.

La retraite soudaine d’Archidamos, lassé de détruire, qui s’en fut vers Orope et la Béotie après trente journées de saccage, donna raison à Périclès. En même temps, les Athéniens apprirent que leur flotte avait bien agi : Partis du Pirée, 150 vaisseaux venaient de ravager les côtes de l’Argolide, de la Laconie ; les marins avaient failli prendre Mothoné, en Messénie, que le Spartiate Brasidas secourut. Les rives de l’Élide pillées, Solion, Astacos et l’île de Céphallénie furent prises.

Alors Périclès se mit à la tête d’un corps formé d’Athéniens et d’étrangers marchant contre la Mégaride, tandis qu’une escadre délivrait le détroit de Chalcis des corsaires Locriens, que les marins descendaient en Locride. Un fort rapidement bâti sur l’île Atalante, devait protéger désormais la mer eubéenne. Égine occupée, Périclès en distribua les terres aux Athéniens, par la voie du sort. Sparte recueillit dans Thyré les Éginètes dépossédés.

Périclès triomphait. Du haut de son Olympe, dira Aristophane, Périclès lance l’éclair, fait gronder le tonnerre, bouleverse la Grèce ! Le grand Comique, ignorant ou aveuglé, se moquait de la gloire acquise ; plus juste, plus clairvoyant, Thucydide dira que si Périclès avait vécu, — Périclès, le seul homme qui sut dominer les orages populaires et allier à la science de la guerre et à une sagacité politique une fermeté inébranlable, — Athènes eût été sauvée.

Les guerriers fanfarons ou ridicules abondaient à Athènes ; le type du philarque aux longs cheveux, qui allait au marché se faire verser de la purée dans son casque, était fréquent. L’armée vieillie, encombrée, n’inspirait plus beaucoup de confiance ; mais les Thraces, les Scythes et les Macédoniens, que l’on rencontrait dans l’Attique, causaient une peur salutaire. Comprenant que les Athéniens ne résisteraient pas au choc des Péloponnésiens, doutant de la fidélité de ses Alliés, Périclès voulut s’assurer l’aide des montagnards armés de coutelas, les Diens de Thrace ; des cavaliers redoutables par le nombre, les Odryses et les Gétes ; des archers et piquiers faisant aussi usage de la hache, les Massagètes Scythes, et des combattants cuirassés, au heurt irrésistible, les Macédoniens, qui, libres dans les monts Rhodope ou gouvernés par des rois obéis, formaient une horde puissante au nord de l’Hellénie.

Réconcilié avec Perdiccas, roi de Macédoine, Périclès fit connaître qu’il venait de s’allier à Sitalcés, roi de Thrace, ce qui donna de la quiétude aux Athéniens. Il décida, pour augmenter cette sécurité obtenue, qu’un trésor de 1.000 talents et que 100 galères choisies parmi les meilleures seraient mis en réserve ; que tout citoyen osant proposer d’employer cette réserve à autre chose qu’à la défense de la ville menacée par une flotte ennemie, serait puni de mort. Puis, revenant à son œuvre principale, reprenant son Athènes artistique et théâtrale, sensible au beau et amie des représentations, il ordonna (431) que des funérailles solennelles honoreraient les guerriers morts en combattant pour la patrie, victimes dont les ossements avaient été recueillis dans des cercueils de cyprès.

A travers la ville, le deuil public fut triomphal ; les jeux funèbres célébrés au Céramique. Devant les restes des héros réunis, couverts de terre, Périclès prononça l’éloge des morts, admirable morceau d’éloquence politique où la tyrannie de Lacédémone fut dénoncée, Athènes glorifiée, l’élite des Athéniens sagement rappelé à la prudence, le Peuple gratifié d’un décret : Désormais, les enfants des guerriers tués seront élevés aux frais de la République, jusqu’à ce qu’ils soient d’âge à la servir. Se préoccupant de la jalousie des Hellènes, Périclès montra les conséquences funestes de la renommée bruyante.

Athènes était encore capable de grandes choses, mais ses impétuosités, ses violences, sa vanité, surtout l’égoïste et naïve prétention des individualités impatientes de jouir de leur gloire, ne permettaient plus de longues, de lentes entreprises. Chacun ne songeait qu’à sa propre journée. Aristophane se prononce pour la paix, contre les terribles maux qui suivent le cliquetis des armes, parce que dans les villes en paix, seules, dans les cités échappées au péril, on peut faire représenter des tragédies.

Ces changements s’aggravaient des modifications profondes apportées à l’art de la guerre. L’élan, le courage, la bravoure ne suffisaient plus ; une science guerrière se développait ; les défaites affaiblissaient considérablement, tant le succès était utilisé. Les vieilles troupes persiques, armées de faux, les hordes brandissant la hache fruste, africaine, la pierre éthiopienne aiguisée, devenaient légendaires. Les archers crétois, dont le roi David se gardait, et qui frappaient impétueusement, eussent été vaincus par les guerriers nouveaux, disciplinés, fermes à leur rang de combat, immobiles, regardant sans faiblir le sillon creusé par la lance rapide. La bravoure individuelle ne vaut qu’au centre de la mêlée. Les armes sont encore courtes cependant.

Sparte a constitué la nation armée. Lacédémone est un camp ; le mot phroura (garnison) y désigne l’ensemble des hommes valides en état de porter les armes. L’organisation guerrière est quasi parfaite : le cercle, le groupe des convives du repas commun, — quinze, — est l’unité ; la camaraderie dorienne, la base de l’organisation. Trois cent de ces camaraderies, soit ensemble 4.500 hommes, forment la communauté dorienne proprement dite. Chacun des six polémarques commande à quatre lochagoi, huit pentécostères et seize énomotarques.

Le père de famille est, à Sparte, comme un capitaine perpétuel, un éducateur guerrier ; la distraction principale, presque unique, des jeunes Lacédémoniens, favorisée par l’État, c’est la chasse, notamment dans les forêts du Taygète où les chevreuils, les sangliers, les cerfs et les ours abondent, que l’on poursuit très loin avec les chiens de Laconie, célèbres.

Cette armée en outre, une fois faite, est comme une troupe de dévastateurs. Peuple ne connaissant ni dieux, ni foi, ni serment, les Spartiates avides de pillage ne redoutaient que la cavalerie ; les guerriers, lourds, inébranlables pendant l’action, ne savaient ni exécuter une retraite devant un ennemi victorieux, ni poursuivre un ennemi battu ; mais pour ravager un champ, détruire une récolte, saccager une ville, nul ne pouvait le disputer aux Lacédémoniens. Le carnage et le vol faisaient partie de l’instruction militaire des Spartiates.

Il était certain, et connu, que l’armée athénienne s’affaiblissait de plus en plus, les vieillards à cheveux blancs y devenant trop nombreux, les jeunes hommes se dérobant à l’obligation de servir. Les héros, qui se montraient dans les rues d’Athènes avec des armures éclatantes, des baudriers lourds de pierreries, des boucliers coloriés, des casques couverts de plumes d’autruches belles et blanches, ou d’aigrettes multicolores, vêtus de chlamydes d’un rouge éclatant ; et qui emportaient à la guerre, pour conserver la fraîcheur des teintures, de la pourpre de Sardes ou du safran de Cyzique, n’inspiraient que peu d’effroi. Les chevaliers d’Athènes avaient perdu toute considération.

Vaniteux, les chefs se montraient plus jaloux des préséances qu’ambitieux de gloire ; cupides, ils allaient parfois, à la veille d’une action, jusqu’à discuter le prix de leur bravoure. Les marchands adonnés au commerce maritime étant exemptés de tout service militaire, le recrutement devenait difficile, restreint. Ceux qui payaient les dépenses de l’armée, c’est-à-dire les citoyens des trois premières classes, voyaient leurs charges s’aggraver des exigences croissantes des soldats salariés.

Les stratèges, multipliés, n’avaient pas la réputation d’être instruits. Les principaux Athéniens ne recherchaient l’honneur temporaire d’un commandement que pour se placer en vue du Peuple, obtenir de lui les faveurs qu’il distribuait. Les stratèges de la Cité inspiraient si peu de confiance, qu’on admettait des étrangers à exercer cet emploi.

Les Spartiates qui savaient ces choses, cherchaient à attirer l’armée athénienne sur un terrain plat, pour la vaincre. Les cités jalouses d’Athènes parlaient de la désorganisation d’une métropole anarchique, corrompue jusqu’à l’anéantissement. Mais Sparte, Corinthe et Thèbes comptaient sans le bon génie protecteur de la Cité de Pallas : Athènes, dit un chœur d’Aristophane, ne s’arrête qu’à des résolutions funestes ; mais les dieux tournent ses fautes à son plus grand bien. Le Bon génie d’Athènes, c’était le génie aryen, simplement, tout intelligence, qui est en effet susceptible de concevoir et de réaliser en un instant, comme d’instinct, ce que les hommes appartenant à d’autres races n’obtiennent qu’aux prix de lentes et laborieuses méditations.

Adroits et courageux, les Attiques ruinaient d’un coup, par l’inconcevable habileté d’une stratégie improvisée et la spontanéité de leur action, tout ce que l’adversaire avait calculé : les Attiques, seuls vraiment nobles et indigènes, sont le plus courageux des peuples. — Et ce courage, dit Thucydide, excellent juge, est moins l’effet de la loi, qu’un résultat de nos mœurs.

Les mœurs aryennes, c’est-à-dire le sentiment de l’honneur, invétéré, poussait jusqu’à l’héroïsme, devant l’ennemi, les chefs les moins faits pour le combat ; et comme ces chefs entraînés avaient à leur suite, en réalité, les campagnards, les anciens soldats de Marathon, durs ainsi que l’yeuse et l’érable, rudes, impitoyables, la victoire résultait pour eux, souvent, de l’imprévu de leurs mouvements et de la surprise que l’ennemi en éprouvait. Ces Athéniens vaniteux, légers, dissolus, allaient à la mort joyeusement : Alala ! Io ! Péan ! Sautez, Bondissez ! Évoé ! Évoé ! tandis que les corps nombreux de joueurs de flûtes qui précédaient, correctement rangés, l’armée de Lacédémone en marche, ne servaient qu’à marquer la cadence régulière, lente, du pas réglé.

Cyaxare, le premier, avait divisé les hordes asiatiques en corps différents : piquiers, archers et cavaliers ; les stratèges grecs avaient coupé le corps de troupes en trois divisions : droite, centre, gauche ; les tacticiens, enfin, tenant compte des nécessités du combat se préparant, supputant les circonstances probables de l’action, discutaient et fixaient les modes divers d’attaque et de défense. Il se formait une science de la guerre, minutieuse et généralisée à la fois. Ainsi la cavalerie, procédant par chocs successifs ou charges, ne pénétrait plus dans la masse armée au premier contact ; l’infanterie attaquée s’appliquait d’abord à supporter le choc, à tenir, à résister, elle ne compromettait pas la solidité de sa résistance en s’élançant trop tôt ; le recul enfin, la retraite, la fuite même, au moment opportun, n’étaient plus une preuve de faiblesse, de lâcheté, mais une manœuvre semblable aux autres, concourant au succès final.

Une discipline absolue, que la peine de mort sanctionnait, faisait de l’armée de Lacédémone une sorte de bloc mouvant, une masse agissant comme un seul homme, impénétrable, irrésistible, mais incapable de poursuite après la victoire ou de revanche immédiate après la défaite. Une audace déconcertante, impétueuse, qui frappait d’épouvante l’ennemi, faisait la supériorité militaire des Athéniens. Un bras robuste, dit l’Oreste d’Euripide, ne soutient pas mieux la lance qu’un bras faible ; c’est le naturel et la vaillance d’âme qui font tout. Une fois lancés, les jeunes Athéniens étaient admirables.

Cependant, l’ardeur guerrière de la jeunesse hellénique, inexpérimentée, ne devait pas résister longtemps aux savantes combinaisons des stratèges. La victoire allait appartenir bientôt au plus avisé, au plus prudent. — Faut-il, demande l’Étéocle d’Euripide, l’audace ou la prudence ? Et Créon de répondre : L’une et l’autre, car seule, l’une ou l’autre ne vaut rie. — De là les avant-gardes, les éclaireurs, les nombreux soucis du roi stratège, le calcul des armements, le soin du cheval et du soldat, le choix et la distribution des vivres et des armes, les feintes, les stratagèmes, la formation des camps, la surveillance de jour et de nuit, les signaux, les mots de reconnaissance, — et pour l’attaque ou la défense des villes, tout un art spécial, compliqué, réglementant l’emploi du feu et de la hache, des échelles et des boucliers protecteurs pendant l’assaut ; le lancement des flèches, des pierres de fronde, des fragments de rochers, des blocs arrachés aux créneaux, des sorties pendant la résistance.

L’art des sièges échappait à l’intelligence des Spartiates ; ils n’avaient, devant une ville à prendre, ni l’habileté, ni la ténacité surtout des Athéniens.

Un facteur nouveau intervenait, très important : Plus d’argent, plus de guerre, dit nettement Aristophane. Sparte étant sans trafics, ne comptait, en dehors du produit des pillages, que sur les subsides de Delphes et d’Olympie. Athènes possédait le trésor déposé dans le temple de Minerve, les tributs des villes alliées et la ressource de ses citoyens que le commerce enrichissait, dont les guerriers protégeaient la fortune.

La lutte décisive entre Sparte et Athènes, inévitable dès la fin des guerres Médiques, commençait. Les deux adversaires étaient prêts, avec toute l’expérience, dit Thucydide, que donne l’habitude d’agir au milieu des dangers.