Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE VII

 

 

DE 445 A 429 Av. J.-C. - L’Empire Athénien. - Ville Capitale. - Monuments. - Artistes et marchands. - La cour de Périclès. - Fêtes. - La famille à Athènes. - L’hospitalité. - Courtisanes. - Esclavage. - Agriculture, commerce, industrie, navigation. - Riches et Pauvres. - Le Peuple. - La jeunesse.

 

SAUF Chios, Samos et Lesbos, les villes alliées payant un tribut aux Athéniens, chacune d’elles, jalouse, songeait à s’en exonérer. Dans Athènes, l’avènement de Périclès maître du Peuple inquiétait les Aristocrates, car le Peuple c’était cent mille âmes, esclaves, métèques ou étrangers.

La construction des murs avait déjà donné à la ville le caractère assyrien ; voici que Périclès ordonna des travaux d’architecture destinés à surpasser la gloire artistique de Memphis, de Thèbes, de Ninive et de Babylone. Les Aristocrates accusèrent bientôt Périclès, tout à son œuvre, puisant à larges mains dans le trésor public, de vouloir dorer et embellir la ville comme une femme coquette que l’on couvre de pierres précieuses. Périclès répondit que si les Athéniens appuyaient la critique des Grands, il supporterait seul les dépenses des travaux ordonnés, mais que son nom seul serait gravé sur les pierres des monuments édifiés, comme les Pharaons faisaient en Égypte.

Le Peuple fut pour Périclès le magnifique, Périclès qui, avec Éphialte, avait donné aux Athéniens la part prépondérante qu’ils avaient dans le gouvernement de la Cité. Aussitôt le miracle grec s’accomplit :

Au point culminant de l’acropole, d’où le regard embrassait une partie de l’Attique et la mer vivante, lumineuse, semée d’îles, et les montagnes du Péloponnèse dans la brume bleuâtre d’un lointain clair, s’éleva le Parthénon, ce bijou (445-437) avec les propylées (437-431), cette merveille. L’ancien temple de l’Athénée-Polias, — l’Érechthéion, — que les troupes de Xerxès avaient incendié, dut être reconstruit, et les architectes commencèrent les temples de Déméter à Éleusis, d’Athénée à Sunion, de Némésis à Rhamnonte. Phidias, qui dirigeait ces travaux, sculpta les trois Minerves, — l’une d’ivoire et d’or, les deux autres de bronze, — colossales, qui firent l’admiration du monde, tandis que le Thasien Polygnote ornait de peintures le portique du Pécile et le temple de Thésée.

L’Odéon, destiné aux combats de musique, bâti suivant les lignes de la tente vaste de Xerxès, fut terminé en même temps que le Parthénon (437), pour y célébrer la solennité panathénaïque, cette grande fête nationale.

Ces monuments dominaient la ville, l’Athènes nouvelle, vite reconstruite, mal bâtie, où chacun avait fait sa maison petite, discrète, bien close, placée au hasard, sans idée de plan général. Le Cèphise et l’Ilissos, avec leurs eaux chantantes et leurs bords fleuris, donnaient de la grâce à ce désordre, et les collines embaumées, couvertes d’oliviers, de lauriers et de vignes, étaient, autour, comme un amphithéâtre au bas duquel s’étendait, au sud, la plaine menant à la mer.

Périclès avait fait construire un mur nouveau, parallèle au mur reliant Athènes au Pirée ; par ce couloir de deux cents mètres, bien protégé, la ville s’allongea vers le port que le milésien Hippodamos venait de refaire. Le Pirée, maintenant coupé de rues à angles droits, plein de peuple, livré aux trafics de tous genres, à la lutte bruyante des marchands et des douaniers, des marins et des changeurs, laissait Athènes aux artistes triomphants remuant les ors et les marbres, aux philosophes inquiets, mûrissant leurs pensées à l’ombre tiède des portiques, ou, songeurs tristes, s’apaisant sous la fraîcheur des platanes, aux bords de l’eau.

Toute à sa verve, Athènes, qui avait bien conçu sa grandeur, l’exécutait. La sagesse aryenne, innée, imposant aux artistes la simplicité et l’harmonie, créait le Beau, tandis que le Pirée, ouvert à toutes les importations, recevait d’Asie, de Phénicie surtout, des chargements énormes d’impuretés qui, déversées, imprégnaient le sol hellénique.

Sous son règne, on peut ainsi s’exprimer, Périclès eut Sophocle et Euripide, les Tragiques puissants ; Lysias, l’orateur fameux ; Hérodote, le chroniqueur extraordinaire ; l’astronome Méton ; l’étonnant Hippocrate ; Aristophane, si difficile à juger ; Phidias, le maître ; les peintres Apollodore, Zeuxis, Polygnote et Parrhasios ; les philosophes Anaxagore et Socrate ; et comme conséquences : Thucydide, Xénophon, Platon, Démosthène.

Jouissant de son succès, Périclès vit accourir de toutes parts, vers la Cité de Minerve, autant de curieux que Delphes pouvait avoir de pèlerins. Les fêtes les plus imposantes, les récréations de l’esprit les plus délicates, en même temps que les plus avivées, attiraient. Thucydide fait dire à Périclès, qu’Athènes « a institué les fêtes pour adoucir dans les cœurs la mélancolie de la vie ». Pallas avait ses panathénées ; Cérès, ses mystères ; Jupiter, ses solennités ; Vénus et Adonis, les adoniques. La masse des étrangers venait surtout aux apaturies qui se célébraient en octobre.

Pélasgique et égyptienne à ses origines, devenue très asiatique, Athènes résistait à l’influence finnoise, — dorienne, — grâce à la haine qui la tenait loin de Sparte ; elle serait devenue toute phénicienne si Pisistrate ne lui eut donné la Bible grecque, — Homère, — et si Périclès n’avait pas vécu.

L’éducation des jeunes athéniens avait bien préparé la résistance. Les leçons de grammaire, de musique et de gymnastique, — tout l’enseignement, — disciplinaient les élèves en même temps qu’elles enrichissaient leur mémoire. La récitation des poètes excitait, enflammait les esprits, que la musique ramenait à l’ordre, à la mesure, tandis que le gymnase, lassant les muscles, réfrénait l’imagination. Une faiblesse résultait cependant de cette éducation : les jouissances intellectuelles principalement ressenties, et trop faciles, donnaient le perpétuel désir du Nouveau, mettaient ainsi l’exquise sensibilité des Athéniens à la merci de toutes les exploitations.

La vie publique, si dangereuse aux jeunes intelligences, n’était plus compensée par la vie de famille telle que les Aryens l’exerçaient, sortes de petites communes où tout venait aboutir et se fondre. Chez les Athéniens nouveaux, le Père était maintenant un despote, un Grand-Roi, et la belle loi d’obéissance filiale, naturelle, dont parle Sophocle, y était devenue la plus rigoureuse des obligations. Le père de famille, renonçant à sa postérité, pouvait aller jusqu’à décréter la virginité de ses filles. Conséquence de cet abus d’autorité, le fils, devenu époux, despote substitué, relègue le père. Et les vieillards devant lesquels, jadis, nul n’osait parler le premier, finissent leur vie, maîtres dépossédés, assis près des fontaines, jouant les jeux de leurs petits-fils.

Les enfants ne portaient plus le nom de la mère, mais celui du mari, et les jeunes filles, que les poètes célébraient alors que, libres, les joues ombragées de boucles flottantes, vêtues de légers péplos, leurs naïvetés charmantes et leurs coquetteries délicieuses annonçaient si bien leurs franches et chastes amours, soigneusement gardées maintenant, ne se marieront que sous le voile, comme en Asie, subissant de décevants symboles, couronnées de myrte, de pavot et de menthe, consacrant aux dieux un gâteau de sésame, emblème des laborieuses fécondités.

La femme libre des premiers temps, et telle que les Phocidiens et les Locriens l’avaient encore ; la femme dont l’opinion faisait les héros ; l’Athénienne d’Euripide, — Plaise aux dieux que la femme qui m’a enfanté soit athénienne, afin que j’aie par ma mère le droit de parler librement, — n’existe plus : le mari est le maître unique.

Et les enfants que l’on voyait jadis dans les rues, allant à l’école de musique, nus en plein hiver, serrés en bon ordre quand la neige tombait à gros flocons, dont les jambes n’étaient jamais frottées d’huile, et qui jouaient au grand soleil, l’été, fabriquant des maisons, sculptant des bateaux, construisant de petits chariots de cuir, faisant à merveille des grenouilles avec des écorces de grenade ; qui étaient les colonnes des maisons, les ancres des familles, — devenus chétifs, cultivés comme des jardins, sont un souci, une inquiétude, un ennui, un fardeau : le fardeau du ventre dit l’Ion d’Euripide.

Cessant d’être consenties librement, les unions résultaient de convenances discutées. La crainte d’une erreur possible conduisait aux superstitions ; et il y avait, pour la célébration des mariages, des cycles lunaires propices. La vierge ne fut bientôt plus qu’un embarras ; le mariage, un risque. — De tous ceux qui respirent, et ont une pensée, dit la Médée d’Euripide, nous, femmes, nous sommes les plus misérables. Il nous faut d’abord acheter un mari à prix d’argent et accepter un maître de notre corps... Et il faut que celle qui accepte de nouvelles habitudes et se soumet à de nouvelles lois, soit divinatrice pour savoir quel sera son mari, ce qu’elle n’a pu apprendre par elle-même.

Séquestrées, ignorantes, les jeunes athéniennes n’allaient plus au bord de l’eau bleue laver leur péplos pourpré, ni, sur l’herbe molle et sur les roseaux, étaler à la splendeur d’or d’Hélios les voiles venus de Sidon ; et elles ne tissaient plus, de leurs mains, leurs costumes simples. Au vêtement crétois, court et léger, à la tunique de Phrygie, de laine douce, aux manteaux idaiens, dont les ornements formaient seulement des lignes, s’étaient substituées les robes bien travaillées, brodées, ou peintes, alourdies de franges, suivant la mode de l’Ionie asiatisée, et les savantes draperies des étoffes transparentes d’Amorgor, aux couleurs brillantes, donnant aux Athéniennes le moyen de lutter, aux yeux de leurs époux, contre la séduction des étrangères. Elles ornaient leurs oreilles de bijoux, de boucles de cristal et d’or, comme on faisait à Thèbes d’Egypte avec les crocodiles familiers ; et sous le large chapeau de Thessalie, adopté parce qu’il défendait le visage de la lumière, elles piquaient dans leurs cheveux noués, comme une marque, la cigale d’or d’Apollon.

Ces coquetteries nécessaires, étalées, menant aux dépenses, tourmentaient le véritable Athénien, très économe, très ordonné, et déconsidéraient la femme, déchue, humiliée, jalouse, devenant cruelle. Les tentations de mille sortes venaient distraire l’époux des troubles que suscitait la femme délaissée. Dans cette lutte, l’éducation des jeunes filles devenait défectueuse, la réputation des mères nuisait aux noces des vierges. On hâtait trop les mariages. Ces unions, où l’inexpérience de l’épouse s’alliait à l’inquiétude de l’époux, ne donnaient que de déplorables familles ; le moindre ennui domestique s’y exprimait en regrets définitifs : On ne peut supporter de voir ses enfants malades, dit Admète, ou son lit nuptial dévasté, quand on pouvait passer toute sa vie sans enfants et sans femme.

Les hommes rabaissant les femmes, — mère, épouse, sœur, — à la manière des Asiatiques, les femmes menacées s’assemblaient pour se défendre. Elles devaient s’unir contre les captives donnant des fils illégitimes à leurs époux, ou contre les courtisanes ; elles appelaient leurs parents et leurs amis à leur secours, et il en résultait des querelles, des haines domestiques, violentes, que rien ne pouvait plus apaiser.

Ces unions de femmes devinrent des écoles de corruption : — L’une, pour un gain, la corrompt ; l’autre, qui a déjà failli, veut qu’on faillisse avec elle, et beaucoup agissent ainsi par impudeur. Voilà comment les demeures des hommes sont troublées. — Les femmes venues d’Asie apportaient à Athènes ce mélange des lascivités chaldéennes et des excès éthiopiens qui formaient le dévergondage de Phénicie, mœurs et cultes ; mais le mal le plus irrémédiable, les Athéniennes le durent aux femmes de Sparte, aux femmes venues du Nord avec les maîtres de Lacédémone, et qui, brutales en leurs amours, en proie au désir de l’homme, incapables de supporter dignement, de souffrir en silence la douleur qui vient de Kypris, donnaient l’exemple continuel des libertés inacceptables : Hors de la demeure, dit Euripide, les Spartiates, les cuisses nues, la tunique dénouée, se livrent aux courses et aux luttes avec des jeunes hommes... faut-il être étonné si vous n’élevez pas des femmes chastes !

L’antique respect des traditions et la force des sentiments aryens persistaient à Athènes, y maintenaient une base de société. On n’eut pas plus consenti à voir disparaître la galère salaminienne, — refaite cependant plusieurs fois, en entier, morceau à morceau, — qu’à renoncer aux usages. Malgré les ruines personnelles, par exemple, l’hospitalité demeurait de droit chez les Athéniens : l’étranger passant y était considéré comme le naufragé, inviolable. L’Odyssée, avec l’accueil extraordinaire fait aux soixante prétendants, avait l’importance d’une loi. Aucun Athénien ne possédait un palais d’Ithaque, mais l’hôte recevait en raffinements l’équivalent des munificences homériques. Aux peaux d’ours et de lions s’étaient substitués des tapis laineux, chauds ; à la vaste cour, le jardin frais, le léger feuillage des palmiers, les lauriers ombreux, l’olivier verdoyant et sacré.

Couronnés de feuilles mêlées de fleurs, les convives venaient au repas, tandis que les serviteurs, apportant les cratères et les corbeilles, allumant le feu, disposant les bassins autour du foyer, faisaient la demeure retentissante. Les fêtes les plus intimes deviennent bruyantes chez les peuples inquiets. La vie athénienne d’alors n’apparaissait pas comme la vraie vie ; l’au-delà de la mort étant encore une inconnue, on s’étourdissait pour ne pas entendre la voix des sages, on chassait la préoccupation de l’avenir en mangeant, en buvant, en aimant : Réjouis-toi, bois, vis au jour le jour et laisse le reste à la fortune ! Honore aussi Kypris qui est la plus douce des déesses pour les mortels !

La Fête des coupes, célébrée en mémoire de l’hospitalité donnée à Oreste, était la principale : Ils versaient, dans des coupes semblables entre elles, une pleine mesure de vin, et ils se réjouissaient en mangeant et en buvant. Les chants retentissaient pendant que les coupes pleines allaient de droite à gauche ; puis les danses, au son de la flûte, exprimaient les possibilités voluptueuses de la chair. Ces Grecs, dont la sobriété était devenue humiliante devant les capacités des conquérants de Troie, acceptaient les viandes cuites, lourdes, enivrantes, et le grand régal des temps anciens, les oiseaux rôtis servis simplement sur la table, n’y venaient qu’arrosés d’une sauce douce et grasse, liée de râpures savamment combinées pour la soif. En ces fêtes du ventre la musique devint inutile : Où sont les festins joyeux auxquels sert le chant ? La joie du festin suffit à la volupté des mortels !

Après le repas, en conséquence, ceux-ci, ivres, s’endormaient, ceux-là jouaient aux dés, au cottabe, — qui menait à boire encore ; — les uns proposaient des énigmes, suivant la mode égyptienne, d’autres provoquaient des libations au génie particulier de chaque convive, avec des vins mélangés versés dans des vases énormes, aux longues oreilles, et tout pleins. C’était le culte du Bacchus thébain : — Comment un dieu, dit le Cyclope d’Euripide, peut-il se plaire à prendre une outre pour demeure ? — Bacchos n’avait pas choisi ce temple ; on le lui imposait.

L’hospitalité s’élargissait outre mesure ; on ne choisissait plus ses amis ; les amis nouveaux étaient mieux reçus que les anciens, auxquels on était habitué. L’ivresse bavarde, mère des coups et des mauvaises querelles, mettait à nu les mauvais instincts. — Le miroir du corps, dit Eschyle, c’est le poli du bronze ; celui de l’âme, c’est le vin. — L’ivrognerie, venue du Septentrion, devenait un mal hellénique.

Les femmes d’Hellénie, décidément exclues de toute participation aux choses de l’esprit, méchantes ou plaintives, les unes terribles en leurs vengeances comme Médée, les autres insupportables en leurs gémissements, ou bien avides de luxe et orgueilleuses comme Hélène, ou lascives à désespérer la pudeur aryenne comme la Phèdre d’Euripide, ou brûlées du souffle furieux de Kypris et criminelles comme des Clytemnestres, aimant les meurtres et les empoisonnements, dissolues, invincibles dans la ruse, méprisées et redoutées, déshonorant et ruinant les foyers, étaient tenues hors de la vie. Et tandis que les femmes s’étaient assemblées pour se défendre, ou se venger, les hommes, responsables des actes de leurs femmes devant les tribunaux, les considérant comme un danger public, les reléguaient.

Sans les courtisanes intelligentes, fières de leur liberté, attentives à leur dignité personnelle, qu’Athènes accueillit, la sotte barbarie septentrionale, blonde, la stupidité des Ménélas et la grossière vanité des Agamemnons, eussent détruit, dés son germe, l’œuvre resplendissante de Périclès. La beauté féminine, en effet, n’était plus qu’une cause de malheur, une fatalité, un danger. Les vainqueurs au pugilat, à la lutte, recevaient des bœufs d’abord, une femme ensuite. Les vierges provenant d’un butin, ou d’un troc, ne plaisant plus aux Grecs blasés, devenus orientaux, ils achetaient des courtisanes, instruites au moins, connues, renommées parfois, flattant la vanité autant que le désir de l’acheteur, ainsi que cela se pratiquait chez les juifs. Et c’est l’Égypte, surtout, qui approvisionnait les Hellènes. Les courtisanes de Naucratis, habituellement gracieuses dit Hérodote, se paraient d’une grande célébrité. — L’esprit des femmes, dit Euripide, n’est pas étranger aux muses. — Les artistes reprenaient la femme où elle était, pour le bien d’Athènes. L’insupportable Xanthippe de Socrate explique et justifie Aspasie, l’amie de Périclès.

La généralisation de l’esclavage précipitait l’effondrement du sens moral. Hilotes à Sparte, Conipodes à Épidaure, Corynéphores à Sicyone, Pénites en Thessalie, Aphamiotes en Crète, etc., les esclaves provenant des combats, des tribunaux ou de la misère, pris, achetés ou recueillis, corrompaient leurs maîtres, se vengeant ainsi. Les servantes se faisaient les complices de leurs maîtresses, quand elles ne les provoquaient pas au mal ; elles leur servaient des philtres, les jetaient en faute, comme pour leur faire payer, en les abaissant, l’humiliation de leur chevelure coupée.

Dans les villes, les nourrices et les pédagogues, — esclaves, — supplantaient le père et la mère. En vain les Athéniens essayaient-ils de relever la race servile en glorifiant les serviteurs qui se dévouaient ; ceux-ci, sournoisement, cachaient la honte encourue, qu’ils ne pardonnaient pas. Hors des villes, l’esclave se substituait au campagnard, le paysan dont parle Euripide, qui ne veut plus traîner son épine dorsale ployée en deux et ses genoux tremblants, que la Ville attire, qui abandonne à l’étranger le travail de la terre, le labeur du moulin, la cueillette des olives. C’est un grand danger pour l’Hellénie : Seront-ils pour nous, les esclaves, demande l’Oreste d’Euripide, si nous l’emportons ? Le vieillard répond : Cela est dans la nature des esclaves. Avec des esclaves partout, les maîtres étaient tenus de toujours vaincre.

Les ports d’Athènes avaient supplanté l’industrieuse Tyr ; les trafics s’élargissaient. Les grands marchés, sortes de foires où les farines d’Asie et l’or des Perses s’étaient échangées contre les produits de l’Europe en formation, se continuaient au Pirée. L’Hellénie offrait les bois de ses forêts, — chênes, ormes, peupliers, frênes, sapins, hêtres, — les fers de Laconie, les cuivres de l’Eubée, l’argent de l’Attique, l’or de Thrace et les marbres précieux taillés dans les monts ; les campagnards apportaient, en masse, les raisins séchés, — exposés sous Hélios, — et tassés dans des vases, les fromages de « lait caillé » pressés dans des paniers de jonc, l’ail de Mégare, les agneaux attachés avec des liens d’osier, toutes les œuvres de la nature, et du miel fabriqué avec du tamaris et du froment.

Les toiles que les femmes tissaient, au métier, les manteaux d’Achaïe, d’une laine lourde, les étoffes brodées, les fers forgés et polis, les clefs laconiennes à trois crans et les serrures de Sparte, renommées, servaient à payer les chèvres de Naxos et de Scyros, les brebis milésiennes, les péplos et les fruits de Phrygie, le sel d’Anara, le fer des Khalybes, les bêtes de Libye, les dattes d’Afrique, l’or et l’ivoire d’Éthiopie, les grains d’Égypte, les parfums de Syrie et d’Arabie, répandant une odeur divine, le coton de l’Inde, l’ambre jaune des Sardes et les vins célèbres d’Asie, de la région arménienne, d’où venaient aussi des mulets, des chevaux et des esclaves, — jeunes filles et jeunes garçons, — les Lydiens, depuis longtemps, amenant au marché leurs propres filles.

Les grands trocs ne permettant plus les échanges faciles, le fer et l’or, représentant la valeur des choses, circulaient bien, depuis la monnaie de fer de Byzance jusqu’aux drachmes d’argent frappés à la chouette de Pallas. Les pièces de peu de poids servaient aux appoints et les trafiquants les tenaient dans leur bouche. Des vases de vin servaient comme de monnaie et les dégustateurs prenaient de l’importance.

On ne vendait pas seulement au Pirée, au marché, au port, mais aussi à Athènes, dans les rues, jusques à l’Agora. Les essayeurs d’or et les changeurs, partout, assis, leur planchette d’étalage sur le sol, facilitaient les affaires. Tout ce mouvement était phénicien, actif, bruyant, malhonnête. La fièvre du gain, rapidement exploitée par des intermédiaires très habiles, rendait les fortunes instables. Les lois de l’enrichissement échappaient à l’intelligence des Aryens, qui ne se défendaient pas. Continuellement, les marchands d’Athènes étaient surpris par les échéances, dévorés par les intérêts des emprunts qu’ils avaient faits, liés dans des hypothèques, ruinés par les saisies de biens.

On savait que l’Afrique n’était soudée à l’Asie que par un isthme étroit, que la mer Rouge et la mer Atlantique étaient la même mer. Les nefs rapides avaient maintenant un champ de courses allant de la Baltique à l’Océan indien. Depuis que les Phocéens, armant des navires à cinquante rames, avaient inauguré la grande navigation, les vaisseaux marchands se distinguaient des trirèmes de guerre. Aux nefs en bois de pin que l’on menait timidement le long des côtes, avaient succédé les larges et lourdes nefs pleines d’objets précieux, solidement clouées, peintes de rouge, ou de bleu, nommées, connues, se disputant les réputations de vitesse ou de solidité. Les vaisseaux corinthiens, aux longues antennes ; les nefs crétoises, aux blanches ailes ; les longs bâtiments de Samos ; les barques d’Égypte, en bois d’acacia ; les nefs de Naxos, ventrues, en forme d’escarbots, et les navires d’Athènes énormes, de grande capacité, battaient la flotte marchande de Phénicie, rapide, faisant bruire les flots, mais mal conduite.

Les cordages de Byblos, d’un lin blanc, solide ; les câbles d’Égypte, lourds, épais ; les ancres doubles forgées en Hellénie, formaient le gréement. Les matelots maniaient des avirons de sapin.

La nuit ne suspendait plus la navigation. Chaque navire avait ses rameurs, son pilote et ses deux veilleurs un pour reconnaître les récifs, un pour observer le ciel et la direction des vents. La mer au large dos était domptée. L’expérience était venue compléter les leçons d’Hésiode. Les marins savaient questionner la forme des nuages le jour, et la couleur des étoiles la nuit : Et les Hyades luisaient, présage très sûr des tempêtes.

Les ports, — l’enceinte où sont les nefs, — se multipliaient. Des feux signalaient les côtes aux navigateurs. Du Pirée, joyeusement, les marins partaient comme aux jeux les meneurs de chars. Les manieurs d’avirons, bien approvisionnés de farine pétrie avec de l’huile et du vin, le mât dressé, les voiles ointes, le gouvernail lié avec des courroies, parfois remorqués jusqu’à une certaine distance, prêts, les dauphins enjoués sautant autour des proues bleues, n’attendaient que le signal. Ils ignoraient tout ce que ce négoce, dont ils étaient les héros, contenait de corruptions, et ils parlaient déjà, presque, une langue asiatique, tant était nombreuse la quantité des mots phéniciens dont ils devaient se servir.

Ceux qui les envoyaient, après avoir chargé la nef jusqu’aux bancs, demeurés sur le rivage, anxieux, en proie au mal asiatique, au goût des richesses, ne vivaient que d’angoisses ; mais eux, les marins, ne sachant pas ces choses tristes, ces jeux de fortune, ils allaient, ramant, chantant, la flûte enduite de cire du Pan montagnard menant la cadence, persuadés que les Néréides invisibles danseraient sur les flots au bruit rythmique de leurs avirons. Et ils partaient, heureux, criant : Hippapai ! Hippapai ! aux rames !

Dans Athènes, le nombre des oisifs augmentait. La vue des enrichis faussait l’esprit public : on s’imaginait « que celui qui prospère sait tout ». La cupidité divisait les familles ; il se formait des clientèles sur lesquelles les parvenus étendaient leurs mains, et l’insolence des Riches n’eut d’égale, bientôt, que la méchanceté des Pauvres. Le désœuvrement menait aux excès de toutes sortes ; les amours violentes, et passagères, étaient comme un passe-temps. Des femmes calculaient et des jeunes hommes dansaient. Les amitiés devenaient rares. Les classes se séparaient de plus en plus, avec de réciproques défiances : — Personne, dit Électre, ne désire des pauvres pour amis. — Et les pauvres, multipliés, commençaient à compter le petit nombre, relativement à la quantité des misérables, des citoyens riches.

Le Peuple, que cette injustice inexplicable tourmentait, devenait mauvais. Il lapidait, il écrasait de pierres ceux qui avaient encouru sa condamnation ; et il recherchait, il favorisait ceux qui lui donnaient, — richesse publique ! — les jouissances de l’esprit. Il acclamait les orateurs, et il encourageait, il critiquait, il guidait les artistes, au moyen de l’applaudissement ou de la raillerie.

Ce Peuple avait une telle importance, que l’on redoutait les rumeurs publiques à l’Agora, autant que les coups à recevoir dans les batailles. C’était grave, à cause de la dégénérescence des Athéniens : A peine, dit le Iolaos d’Euripide, trouve-t-on sur un grand nombre, un homme qui ne soit pas inférieur à son père.

Ce peuple cependant était attentif, avide de savoir et prompt à tout saisir. Laborieux et libre, l’Athénien ne se corrompait guère que dans l’âge mûr ; sa jeunesse était insouciante, généreuse, héroïque. Être jeune, — on le disait, — cela valait une demeure pleine d’or, cela dépassait toutes les richesses asiatiques. La tête ceinte d’un laurier chargé de fruits, gai, le jeune Athénien était à lui seul toute une gloire ! On respectait cette floraison ; on n’eut pas permis qu’un homme malheureux se mêlât à la joyeuse jeunesse. C’est avec cette jeunesse, enthousiaste et séduite, par conséquent forte et soumise, c’est avec ce bataillon sacré, superbe ! que Périclès fit son Athènes, magnifique épanouissement de puissance et de modération, c’est-à-dire de volonté.