Athènes (de 480 à 336 av. J.-C.)

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

480 Av. J.-C. - Après les Thermopyles. - Invasion de Xerxès. - Les Thessaliens. - Delphes et le Grand-Roi. - Athènes et ses alliés. - Patriotisme des Athéniens. - Rappel des exilés. - Prise d’Athènes et incendie de l’Acropole. - Thémistocle. - Combat de Salamine. - Aristide à Psyttalie. - Retraite de Xerxès. - La flotte athénienne. - Sparte, ville souveraine

 

LA troupe confuse des Nations que Xerxès poussait à coups de fouet devant lui, et que les mages de Médie excitaient, venait de franchir les Thermopyles. Le crucifiement du cadavre de Léonidas et l’héroïsme vanté des Lacédémoniens, qui s’étaient battus comme des sangliers, suffisait à Sparte ; Thèbes, épiant la chute d’Athènes, ayant eu quelques Béotiens massacrés aux Portes-Chaudes, trahissait l’Hellénie ; Argos, Corcyre, la Crète et Syracuse, manquant à leur promesse, s’abstenaient ; la Doride, la Phocide, la Locride et l’Eubée se déclaraient incapables d’agir ; les Thessaliens, compromis parleurs chefs, Aristocrates liés au Grand-Roi, marchaient avec les Mèdes ; Athènes seule restait en armes devant les envahisseurs.

Xerxès, regardant au sud, d’un œil sombre et sanglant, sachant le prix de sa victoire, épouvanté, furieux, devenait barbare. La stupidité farouche des Mèdes, déchaînée, bravait les Grecs. La vision d’Eschyle se réalisait : L’épervier, de ses ailes rapides, se ruant, allait déchirer la tête de l’aigle avec ses ongles. L’invasion n’était plus, pour les hordes en marche, que la conquête d’une contrée productive ; pour Xerxès, une vengeance à satisfaire, une honte à imposer à l’Hellénie : les peuples qui ne nous ont pas offensés, aussi bien que ceux qui sont coupables envers nous, supporteront le joug de la servitude.

Cette menace d’asservissement, grâce aux Grecs d’Athènes sauva l’Hellénie. Car l’effroi paralysait la force des Hellènes. On parlait de la volonté des dieux poussant les Perses à l’assaut des murailles ; on disait que la force de Jupiter était en Xerxès.

Les Athéniens voulaient rester libres : Quel chef mène les Athéniens et commande l’armée ? demande Atossa. Ils ne sont esclaves d’aucun homme et n’obéissent à personne, répond le chœur des vieillards.

 

Les porteurs de bagages et les bêtes de somme chargées étant en avant, la horde qui venait de franchir les Thermopyles se précipitait vers Thèbes. Aux Thermopyles, la lâcheté des Thébains avait frappé Xerxès ; après la bataille, il ne put que les mépriser, tant leur soumission avait été basse.

Conduits par les Aristocrates de Thessalie, les Aleuades, trois jours après le passage des Thermopyles les envahisseurs dévastèrent la vallée du Céphise. Des Arcadiens étaient venus se joindre à l’armée. Tantôt sur son char magnifiquement orné, tantôt sur une voiture louée, Xerxès se repaissait de carnage. La dégradation médique avait touché les Perses ; on ne distinguait plus, — pas même au costume, — l’Iranien du Touranien : les coiffures de feutre avaient remplacé les tiares ; les courts javelots, les arcs énormes, les flèches flexibles, les glaives attachés à la ceinture, s’appuyant sur la cuisse droite, étaient l’équipement uniforme. De temps en temps, poussant des hurlements magiques, les prêtres de Médie immolaient des victimes.

Les Phocidiens, qui haïssaient les Thessaliens, ayant osé résister, Xerxès fit impitoyablement détruire les villes de la Phocide. Le temple d’Apollon fut pillé et rasé. A Panopeus, en Béotie, Xerxès détacha de son armée un corps de troupes qui se dirigea vers le temple de Delphes ; puis il marcha sur Athènes.

Ayant au cœur la haine des démocraties, les prêtres de Delphes avaient découragé la résistance, malgré l’engagement que Ies Hellènes avaient pris de réserver la dîme du butin au dieu loucheur. C’est Delphes qui avait empêché les Crétois d’aller combattre aux Thermopyles ; c’est à Delphes que Gélon de Syracuse avait envoyé des trésors destinés à Xerxès victorieux. Les prêtres d’Apollon ne comprenaient pas la formation d’une nationalité hellénique. Gélon n’était que prudent, car il défendait Syracuse contre les Carthaginois que Xerxès soutenait ; Delphes était logique, le dieu de la pythie, Apollon, étant asiatique.

On raconta plus tard que les Mèdes partis de Panopeus et menaçant Delphes, les Delphiens, après avoir envoyé leurs familles en Achaïe, s’étaient réfugiés sur les hauteurs du Parnasse ; que les prêtres surpris avaient dû fuir en abandonnant tous les trésors du dieu ; que la horde, en entrant dans la ville désertée, silencieuse, trembla d’une secrète terreur. Le sentier raboteux qui conduisait au temple étant franchi, les armes sacrées posées sur le seuil des portes ouvertes intimidèrent les guerriers ; le ciel intervenant, un orage roula ses foudres ; deux rochers énormes, détachés par la tempête, vinrent écraser le premier rang des sacrilèges ; la peur vainquit les Asiatiques et le sanctuaire fut respecté ?

Xerxès, qui avait interdit à son armée de souiller le bois sacré d’Achaïe, s’abstint d’y passer en personne. Pouvait-il toucher au temple de Delphes ? Mais, à cause des Hellènes, pouvait-il, en épargnant le dieu, en feignant d’ignorer ses trésors, compromettre les prêtres d’Apollon qui le servaient ? Le récit imagé du grand danger que courut Delphes devant Xerxès est tout ce que nous savons de cette subtile comédie.

La Béotie étant soumise, sauf Thespies et Platée dont les habitants avaient fui, et qui furent incendiées, les plaines hérissées de fer rentrèrent dans le calme de la mort. L’armée de Xerxès, irrésistible, vint camper devant Athènes qu’aucun peuple de l’Hellade ne se disposait à secourir. Les Spartiates, hautains et insensibles, admettaient la perte de l’Attique, s’occupaient de défendre le Péloponnèse en bâtissant un mur par le travers de l’isthme de Corinthe.

Dans Athènes, Thémistocle promettait la victoire. Le génie aryen, imperturbablement logique en ses apparentes folies, raisonnait sa mission. L’idée d’opposer quelques milliers de Grecs à un déluge d’hommes ne troublait pas. Les prêtres, obéissant à Thémistocle, assuraient aux dévots que les dieux étaient favorables aux Athéniens, et ils laissaient raconter, à cause de l’effet prodigieux que cela produisait sur les esprits, que le serpent sacré de Minerve, si religieusement nourri, dans le temple, de gâteaux de miel, avait disparu. Les poètes annonçaient la délivrance de la Hellas ; Simonide chantait la bataille.

Thémistocle fut le stratège unique. Son génie persévérant n’eut qu’à réaliser un plan déjà vieux de dix années : livrer la ville et le pays pour sauver l’État. Il sut arracher à la pythie de Delphes un oracle suffisamment propice à ses desseins : — Quand tout sera subjugué, Zeus accorde à Athénée que les murs de bois seront seuls imprenables. Thémistocle voulait que tous les Athéniens, évacuant la ville, se transportassent sur les vaisseaux. Cent vingt-sept trirèmes furent armées et cinquante-trois hâtées pour le lancement.

Les cavaliers s’embarquèrent. Cimon, le fils de Miltiade, venant au temple de Pallas, suspendit un mors à l’autel. Le peuple livra tous ses pouvoirs à l’aréopage et l’aréopage ordonna l’évacuation. Contraints par les Mèdes à devenir marins, suivant le mot de Thucydide, les Athéniens s’exerçaient au maniement des rames dans la baie, devant les âpres côtes de Salamis. Seuls, des vieillards, interprétant à leur gré l’oracle du dieu loucheur, s’étaient réfugiés dans l’Acropole après en avoir palissadé l’accès.

Athènes déserte, Salamine était devenue l’Acropole pies Athéniens ; l’aréopage rendit le décret solennel rouvrant les portes de la patrie aux exilés. La flotte était à peine réunie, que la nouvelle arrivait de l’incendie de Thespies et de Platée, de la chute imminente d’Athènes.

Quatre mois après son départ d’Asie, Xerxès était au pied de l’Acropole, le roc escarpé, inaccessible croyait-on, et que défendait encore l’ancien mur pélasgique. Des membres de la famille des Pisistratides étaient avec le Grand-Roi, prêts à recevoir de ses mains le pouvoir qu’ils avaient perdu. La rage de Xerxès menaçait le temple. Les défenseurs de la déesse supplièrent en vain les Pisistratides d’intervenir pour le respect du lieu sacré ; la horde barbare, campée au nord-ouest, lança ses flèches garnies d’étoupes enflammées sur les palissades barrant Les portes. Les vieillards jetaient aux assaillants des pierres énormes. Un corps de Perses, impatienté, tenta l’escalade par le nord, du côté du temple, roc droit et par conséquent non défendu. Surpris, les défenseurs désespérés se précipitèrent dans le temple. Pas un seul ne fut épargné. L’ancien Parthénon rasé, l’Acropole mis à sac, les statues renversées, mutilées, rompues au genou, furent enterrées, et l’incendie acheva l’œuvre de destruction.

Quelques exilés, venus à la suite de Xerxès, et qui furent les témoins de ces choses, offrirent au milieu des ruines, à la déesse outragée, un sacrifice d’expiation. On laissa dire plus tard, comme une fable consolante, que l’olivier de Pallas, brûlé, avait poussé des rejetons.

A Salamine, dans l’île nourricière d’abeilles, Thémistocle tenait conseil, Eurybiade ayant convoqué les chefs. Les Péloponnésiens voulaient qu’on allât se défendre à Corinthe, augmentant les conséquences désastreuses d’une défaite dans la baie de Salamine. Thémistocle n’admettait pas la défaite ; et il ajoutait que quitter Salamine ce serait perdre l’aide importante de Mégare et d’Égine. Les chefs délibéraient avec violence, lorsque la nouvelle de la destruction de l’Acropole arriva. Les uns partirent, à toutes voiles ; les autres, demeurés, exigeaient la retraite sur Corinthe. Le chef des Alliés, le Spartiate Eurybiade, redoutait Thémistocle ; le Corinthien Adimante exploitait contre Thémistocle la frayeur des Péloponnésiens, l’imprévoyance égoïste des Spartiates. Mais Thémistocle ne cédait pas ; il employait toutes les ressources de son habileté, toutes les séductions de son génie, toute la vigueur de son intelligence, à préparer, à assurer l’exécution de son idée, discutable évidemment, folle peut-être, mais défendue devant l’histoire par l’argument effroyable : le succès.

Xerxès, inquiet un peu, questionnait, ayant admis le roi de Sidon à la première place de son conseil et le roi de Tyr à la seconde. L’attaque immédiate de la flotte athénienne fut conseillée par tous, sauf par la reine d’Halicarnasse, Artémise, dont la bravoure égalait la prudence. L’armée perso-médique reçut l’ordre de s’avancer, afin d’agir de concert avec la flotte.

Thémistocle n’arrivait pas à convaincre ses Alliés. Eurybiade, vrai Spartiate, s’effrayait de sa responsabilité ; Adimante, vrai Corinthien, se passionnait jusqu’à l’invective pour son opinion ; Thémistocle, d’abord éloquent et raisonneur, devint agressif, et il intimida Eurybiade en le menaçant d’abandonner la Hellas aux Corinthiens, de passer, lui, avec les Athéniens, en Italie : Voici Athènes, avait dit Thémistocle, en montrant ses deux cents trirèmes armées, prêtes, frémissantes.

Des Mèdes, innombrables, s’avançaient ; les Péloponnésiens, malgré la plaidoirie d’Eurybiade qui venait d’approuver la bataille, insistaient pour la retraite. Thémistocle, sûr de ses marins, rendit la retraite impossible en enfermant les Grecs dans la baie, et de telle sorte que leur salut dépendit uniquement de leur victoire.

La baie d’Éleusis, prise entré l’île de Salamine et la côte, ne communique avec la mer que par deux détroits, dont l’un a moins de mille mètres de largeur et l’autre moins de deux mille mètres. Thémistocle, rusant, envoya le précepteur de ses enfants, Sikinnos, Perse de naissance, auprès de Xerxès, pour lui dire que les chefs grecs, se jalousant, étaient en désaccord, et la plupart prêts à se rendre dès l’apparition de la flotte perse. Trompé, Xerxès ordonna à sa flotte d’aller enfermer les Grecs dans la baie.

Thémistocle discourait, prolongeant les débats du Conseil. Aristide, rappelé d’exil, qui venait de se frayer un passage à travers les ennemis pour arriver vite à son devoir, raconta la manœuvre décisive de Xerxès. Le combat était inévitable.

La flotte grecque comptait 378 vaisseaux, dont 200 athéniens ; la flotte médo-perse, 1000 voiles. Avant la nuit, l’aile occidentale de la flotte perse vint vers Salamine, l’aile orientale vers Munychie, pendant qu’un corps de troupes occupait Psyttalie. La flotte grecque, dans la baie, ne pouvait être ni tournée, ni enveloppée, les promontoires du rivage de Salamine la garantissant, mais elle était comme bloquée : la flotte de Xerxès, cette forêt de la mer large, suivant l’expression d’Eschyle, barrait, fermait les issues.

Au pied du mont Ægalée, Xerxès fit dresser son trône à pieds d’argent, sur une éminence d’où son regard pût embrasser tout le spectacle de sa victoire. Sous ses yeux, il voyait sa flotte correctement alignée, en courbe, de l’entrée du Pirée jusqu’au nord-est de l’île de Salamine ; en face, la flotte grecque, les proues tournées vers Salamine. Les troupes médiques, de terre, arrivaient confuses, lourdes, sombres comme des nuées d’orage. Autour de lui, à ses pieds, Xerxès avait groupé des scribes chargés d’écrire, à la dictée du maître, les noms des braves et les noms des lâches. La nuit noire venue, les Grecs, calmes, anxieux, se répétaient les derniers discours de Thémistocle ; les Mèdes, sûrs du succès, les avirons liés aux bancs, prenaient leur repos.

Dès l’aube, — c’était le 19 boédromion (20 septembre), un jour sacré, le jour de Bacchus, où d’habitude l’image du dieu était transportée à Éleusis, par la baie, — un navire athénien mit son éperon au flanc d’un vaisseau phénicien. Les marins de Xerxès accourant aussitôt pour dégager le navire, l’action commença. Une clameur immense, modulée comme un cantique sacré, s’éleva de la flotte grecque, au son des trompettes. La violence des Perses courant aux Grecs fut impétueuse. Xerxès, grand et beau, vit reculer les Grecs, mais dans un ordre inquiétant, les proues faisant face à l’ennemi, tandis que les Perses hésitaient. Ceux-ci, dès l’attaque, se méfièrent de leurs Alliés d’Ionie qui manœuvraient mollement.

Les trirèmes athéniennes, à deux rangs de rameurs, bien menées, légères, intelligentes, raisonnaient leurs coups ; les vaisseaux perses, lourds, à trois rangs d’avirons, maisons flottantes remplies de troupes, s’enchevêtraient, se heurtaient les uns les autres, et les marins prenaient les maladresses pour des trahisons : les Égyptiens aux casques à mailles, aux boucliers bombés, s’embarrassaient de leur grande hache et de leurs longs glaives ; les Lyciens, avec leurs arcs de cornouiller, leurs flèches de roseau non empennées, maniaient gauchement leurs faux ; les Ciliciens aux boucliers de peau de bœuf, brandissant des épieux énormes, ne frappaient les Grecs qu’en regardant en arrière s’ils n’allaient pas être trahis par les Cauniens, ces Alliés douteux, ou les Cypriens dont le front était ceint de mitres enroulées, ou les Ioniens des îles équipés comme des Grecs, ou les Syriens enfin, dont les boucliers sans bordure couvraient mal les cuirasses de lin. Et lorsqu’un navire perse, battu, voulait se dégager de la mêlée, on voyait les marins se frayer une voie de retraite en tournant leurs armes contre leurs propres amis, s’entrechoquant naturellement de leurs becs d’airain.

Profitant de ce désordre, les Grecs écrasaient les Perses à coups de tronçons et de pièces de bois ; le torrent de l’armée des Perses était refoulé. A gauche, les Athéniens menaient la bataille, rudement ; à droite, les Éginètes empêchaient la fuite des vaincus, qui se dessinait vers Phalère.

Vers midi, un vent d’ouest augmenta la confusion dans les rangs des Perses. Les Grecs, ne se lassant pas, frappaient leurs ennemis de tous côtés, à coups d’avirons brisés et de bancs de rameurs. Les lamentations des vaincus étaient effroyables, parmi les nefs fracassées. Les Asiatiques frappés, ne sachant pas nager, succombaient à la moindre blessure, roulés par la mer terrible ; leurs corps déchirés furent la proie des poissons muets. Beaucoup de chefs périrent sous les yeux des guerriers stupéfaits : Artembarès, le chef des cavaliers innombrables ; Ténagon, héros des Bactriens ; Arkteus, venu des sources du Nil ; le myriontarque Matellos de Khrysa, dont la barbe rousse, épaisse et hérissée fut teinte de la pourpre de son sang ; et parmi tant d’autres, tous illustres, Tharybis, qui menait cinq fois cinquante nefs, homme très beau.

Deux heures encore après le jour fini, la lune éclairant la baie, les Grecs continuaient le carnage, couvrant les flots de débris et de cadavres flottants. L’Artémis-Munychia eut pour fête, désormais, l’anniversaire de la victoire de Salamine.

Or, pendant que les Athéniens, Eschyle parmi les combattants, ajoutaient la gloire de Salamine à la gloire de Marathon, associant le nom de Thémistocle au nom de Miltiade, Aristide, dans l’île de Psyttalie, massacrait l’élite des guerriers Perses que Xerxès avait massés là, en réserve. — Si j’habitais les murs que Minerve protège, écrivit Pindare, le nom de Salamine, célébré dans mes vers, m’assurerait la faveur des Athéniens. Salamine ! Cithéron ! noms fameux, lieux à jamais mémorables, où le Mède vit briser son audace guerrière.

Xerxès, maintenant, avait peur de ses Alliés. Les Phéniciens étaient partis la nuit même, sans ordres. Mardonius, le lieutenant du Grand-Roi, que la peur de son maître effrayait, lui conseilla la retraite. Lâchement, Xerxès obéit, et n’osant pas fuir par mer, il accentua encore sa défaite. La flotte perse quitta Phalère ; la flotte grecque la poursuivit, sans l’atteindre.

Mardonius, dont l’ambition était prudente, qui savait l’esprit incertain et les accès de colère du Grand-Roi, se gardait de dire qu’à l’exception des guerriers d’élite massacrés à Psyttalie, l’armée des Asiatiques était presque intacte. Songeant à constituer à son profit une satrapie d’Europe, il accepta toute la responsabilité de la campagne et promit à Xerxès la conquête de l’Hellénie, pourvu qu’on lui laissât l’armée. Il flatta la vanité blessée de son maître en montrant que les Phéniciens, les Cypriotes, les Ioniens et les Égyptiens étaient les véritables vaincus, puisque les Perses n’avaient pas pris part au combat ; il dit que le but principal de l’expédition était rempli, puisque Athènes n’existait plus. Xerxès, suivant l’avis de Mardonius, remonta vers la Thessalie avec ses hordes.

En Thessalie, Mardonius donna soixante mille hommes au Grand-Roi, pour assurer sa marche jusqu’à l’ Hellespont, conservant les Perses, les Mèdes, les Saces, les Bactriens, les Indiens et les cavaliers. Thorax guidait Xerxès, qu’Artabaze protégeait. L’hiver était précoce ; les eaux du Strymon étaient gelées ; la faim et le froid décimèrent les vaincus sur la route d’Asie. Après quarante-cinq jours de marche à travers un pays hostile, systématiquement dépourvu de vivres, les survivants arrivèrent à l’Hellespont où la flotte attendait. Une tempête avait rompu le pont sur lequel Xerxès comptait pour passer en Asie. Les vaisseaux servirent au transport. Les barbares qui avaient résisté aux tortures de la retraite, succombèrent aux excès de toutes sortes que l’opulente Asie leur offrit, après le passage de l’étranglement d’Abydos.

Xerxès, aussitôt, courut vers Sardes, non sans entendre les bruits de révolte qui agitaient l’Ionie. Huit mois après son départ pour la conquête de l’Europe, le Roi revenait avec une armée battue, humiliée, incapable de plus rien entreprendre, et n’ayant sauvé, lui, que son carquois, la gaine de ses flèches. — Ô Perses, dit le Xerxès d’Eschyle, ayez pour moi de l’indulgence si vous me voyez versatile dans mes desseins.

Le jour même où les Asiatiques de Xerxès étaient vaincus à Salamine, le Syracusain Gélon, près d’Himère, battait trois cent mille Carthaginois, ces Asiatiques du Nord africain. Les nations de l’Asie échappaient aux lois du Mède ; les nations esclaves secouaient leur servitude ; la puissance royale était morte ; l’Asiatique tombait misérablement sur les genoux ; le pays d’Hellas s’était affirmé. Le nom de Salamine, très amer à entendre, symbolisait la victoire de l’Europe, due à l’illustre Athènes ; Athènes triomphait ! Et l’on comparait, évidemment, l’héroïsme personnel de Léonidas, inutilisé par les Spartiates, avec la sagacité de Thémistocle admirablement comprise et servie par les Athéniens. Il était visible que le salut des Grecs dépendait de la flotte athénienne, et tous savaient que cette flotte Thémistocle seul l’avait voulue et créée.

Mais si Sparte, en masse, lente et soupçonneuse, s’était compromise à Salamine en s’abstenant, comme elle avait manqué déjà à Marathon, Athènes, toute glorieuse, allait mal profiter de ses succès. Pour occuper les marins très excités, Thémistocle mena la flotte dans les Cyclades, réclamant les amendes dont il avait frappé les villes qui n’avaient pas pris parti pour les Grecs. Andros assiégée ne se rendit pas. La flotte revint à Salamine avec les amendes prélevées, dont une part était restée aux mains de Thémistocle, rapace autant qu’audacieux.

La victoire d’Athènes ayant donné la sécurité, l’esprit hellénique, fait de tant d’esprits divers contrariés, inconciliables, se manifesta lors de la consécration du succès. La part des dieux faite, — une trirème à l’Ajax de Salamine, une à la Pallas de Sunion, une au Neptune de Corinthe, — les présents destinés à l’Apollon de Delphes étant choisis, les Éginètes, au partage, furent favorisés, afin qu’Athènes n’eût pas, aux yeux du Peuple, tout le mérite de la victoire. Les prêtres de Delphes, accentuant l’injustice, firent ériger dans le temple un mât de vaisseau en bronze orné de trois étoiles d’or, attribuant la journée de Salamine aux Éginètes.

Les Athéniens eux-mêmes, irréfléchis, insouciants, se laissèrent impressionner ; l’immoralité flagrante de Thémistocle gênait sans doute ses défenseurs : il fut exclu des récompenses ; il ne jouit pas des acclamations, lorsque le chœur des adolescents, mené par Sophocle, célébra le triomphe des Athéniens.

Sparte qui savait si bien, au contraire, tout danger passé, exploiter les passions humaines, et surtout les faiblesses helléniques, s’empressa de décerner à Thémistocle la même couronne d’olivier qu’Eurybiade avait reçue ; elle y ajouta un char magnifique pour sa sagacité sans égale. Et lorsque Thémistocle, ainsi fêté, quitta Sparte, trois cents jeunes hommes lui firent cortège jusqu’à Tégée. Ainsi Sparte, qui s’était retirée de la guerre et que les Hellènes haïssaient, sauvée par Athènes ; s’appropriait le droit de couronner le vainqueur, se manifestait en Hellénie comme la ville juste et souveraine.