MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre XII — Le problème des effectifs, des fabrications de guerre et des communications à l’automne de 1918.

 

 

Allions-nous pouvoir soutenir cet effort ininterrompu et chaque jour plus étendu, que les armées alliées fournissaient depuis le mois de juillet ? Grave question qui se posait au haut commandement et aux gouvernements de l’entente dès l’automne de 1918, et qui embrassait le recomplètement des effectifs, le ravitaillement en munitions et en matériel de guerre, le rétablissement des communications en territoire reconquis. Il importe d’ajouter que, des solutions données convenablement et en temps voulu à ces problèmes, allait dépendre pour les armées alliées la possibilité de poursuivre leurs succès et d’aboutir à la victoire définitive par une offensive sans arrêt, tandis que des retards dans la satisfaction des besoins des armées pouvaient rendre stériles une partie de leurs succès et leur imposer plus tard de sanglants et violents efforts par suite du rétablissement de l’ennemi. Il n’avait pas suffi le 24 juillet d’indiquer un plan de nos opérations. Il avait aussi fallu préparer les moyens de les alimenter.

1. Effectifs

En fait, du 1er juillet au 15 septembre, l’armée française avait perdu 7.000 officiers et près de 272.000 hommes. Au début d’octobre, la plupart des divisions accusaient des déficits variant de 1.000 à 2.500 hommes, tous les renforts disponibles ayant été incorporés, et la situation empirait encore dans les semaines suivantes, car aux pertes subies par le feu venaient s’ajouter certains prélèvements de personnel pour la remise en état des communications de l’arrière. Nous maintenions cependant le même nombre de nos divisions et c’est par des palliatifs pris dans chacune d’elles, par l’aménagement intérieur des unités, qu’il était pourvu aux déficits momentanés. C’est ainsi que le général Pétain était amené à diminuer l’effectif théorique du centre d’instruction divisionnaire, à réduire à 175 hommes l’effectif de la compagnie d’infanterie, et à prescrire au général commandant l’artillerie d’assaut de parer par des procédés analogues à l’insuffisance de ses ressources en chars et en personnel. Le recomplètement des chevaux rencontrait également de grandes difficultés. Les ressources de la France étant à peu près épuisées, il fallait, dès septembre, importer d’Amérique jusqu’à 10.000 chevaux par mois, ce qui avait l’inconvénient d’absorber une partie du tonnage des troupes américaines, et d’exiger en outre des délais assez longs avant leur mise en service. Le général Pétain, pour faire face à la situation qui en résultait, était obligé de prendre certaines mesures transitoires, telles que de prescrire au commandement de n’amener en avant qu’un nombre de groupes et de batteries proportionné aux attelages disponibles, ou de supprimer un canon par batterie aux différentes formations d’artillerie hippomobile.

L’armée britannique avait, du 1er juillet au 15 septembre, perdu 7.700 officiers et 166.000 hommes de troupe, et, comme l’armée française, elle ne parvenait pas à combler les vides existants. Le gouvernement de Londres, enclin à donner à l’aviation et aux tanks une importance peut-être exagérée par rapport à l’ensemble des forces combattantes, eût été disposé à supprimer des divisions d’infanterie. Au cours d’une conférence tenue le 7 octobre à Versailles sous la présidence de M. Lloyd George, je dus m’élever contre cette intention et pus obtenir que le nombre des divisions britanniques serait intégralement maintenu, dût-on, s’il le fallait, en réduire momentanément les effectifs. Je suggérai également au lieutenant général Wilson d’opérer un échange entre les divisions britanniques fraîches qui se trouvaient en Italie et des divisions fatiguées de France qui iraient achever leur reconstitution au delà des Alpes.

Le 2e corps italien accusait, après les attaques qu’il avait subies au cours de l’été sur le front français, un déficit de 13.000 hommes, et le gouvernement de Rome aurait désiré que sa reconstitution fût compensée par le renvoi en Italie de la totalité des travailleurs cédés à la France en vertu de l’accord du 13 janvier 1918. M. Clemenceau obtint heureusement que ce rapatriement serait débattu entre les commandants en chef intéressés. Je réussis à convaincre le général Diaz que le rappel de tous les travailleurs italiens causerait le plus grand préjudice aux armées françaises, et il fut convenu que celles-ci ne renverraient au delà des Alpes que 4.000 d’entre eux. Du reste, pour justifier le maintien en France des auxiliaires italiens, le général Pétain était invité à établir une organisation et un contrôle rigoureux du travail garantissant un emploi rationnel et complet de la main-d’oeuvre dont il disposait. Finalement le 2e corps italien se trouva recomplété, à la fois au moyen de certains éléments prélevés parmi les meilleurs de ces travailleurs et de renforts venus d’Italie.

L’armée américaine elle-même présentait un déficit qui, au 10 octobre, pour un total de 30 divisions sur le front, s’élevait à 90.000 hommes. Ce déficit, à vrai dire, n’était que passager, car les transports d’Amérique en France se poursuivaient avec intensité ; mais il pouvait à ce moment apporter une certaine gêne aux opérations projetées. Le général Pershing crut devoir m’en référer, et me demanda s’il n’y aurait pas lieu de modifier mes décisions. Bien entendu je maintenais intégralement le programme fixé pour les attaques. Une autre difficulté était de fournir à l’armée américaine les nombreux chevaux qu’exigeait la mise sur pied de ses divisions. La nécessité de ne transporter tout d’abord que des fantassins et des mitrailleurs avait fait différer l’envoi des États-Unis en France des attelages nécessaires aux unités d’artillerie notamment. Des achats de chevaux en Espagne et quelques prélèvements sur les ressources françaises ou britanniques avaient bien permis de faire face aux premiers besoins, mais, dès le mois de septembre, on ne pouvait plus compter que sur les importations d’Amérique qui n’étaient pas, comme nous l’avons dit plus haut à propos de l’armée française, sans entraîner certains inconvénients.

On voit par ces quelques données les efforts que l’entretien des effectifs des armées alliées, à l’automne de 1918, imposa au haut commandement et aux états-majors. S’il ne fut pas possible de lui donner la solution complète que l’on eût souhaitée, du moins les mesures de fortune auxquelles on dut recourir s’inspirèrent-elles toujours de mon double souci, que la marche des opérations ne se trouvât pas ralentie et que le nombre des divisions alliées fût, en tout état de cause, maintenu.

2. Munitions et armement

Sans présenter les mêmes difficultés que le recomplètement des effectifs, le ravitaillement en munitions suscita certaines inquiétudes. Vers la fin de juillet, M. Loucheur, ministre de l’armement, me signalait que la consommation moyenne pour les armées françaises était de 280.000 obus de 75 par jour, alors que la fabrication n’atteignait que 220.000 ; il était donc obligé de prélever la différence sur les stocks. Au mois d’août, la situation devenait même critique, par suite des retards dans l’envoi d’Amérique en France d’acier pour obus de 75, et je dus faire intervenir le général Pershing auprès de son gouvernement pour hâter cet envoi. De son côté, le général Pétain prescrivait à plusieurs reprises et très énergiquement à ses subordonnés de surveiller de près l’emploi des munitions ; la crise ne fut réellement conjurée qu’à partir du mois d’octobre, lorsque les États-Unis purent envoyer en France des obus entièrement fabriqués. Le service français des fabrications de guerre eut également à fournir un effort considérable pour la construction et l’entretien des nombreux engins nécessaires à la bataille, canons, avions, chars de combat, pour n’en citer que quelques-uns, et dans ce domaine, nous avions à pourvoir non seulement à nos propres besoins, mais encore pour la plus grande partie à ceux de l’armée américaine, à qui l’industrie des États-Unis n’était pas encore en état de fournir tout le matériel voulu. Je recevais fréquemment à mon quartier général les autorités intéressées à ces questions : Mm. Clemenceau, Loucheur, Tardieu, les généraux Bourgeois, Le Rond, etc. je m’entretenais avec eux de l’état d’avancement des travaux ou des fabrications, tant en France qu’en Amérique, des cessions à faire aux américains, du métal à demander en échange aux États-Unis, des achats à effectuer en Angleterre, etc. Pour diminuer nos importations de charbon et augmenter par là le tonnage disponible, j’eus également à intervenir, à la demande de M. Loucheur, auprès du maréchal Haig pour que l’armée britannique cédât 4000 prisonniers de guerre aux mines du centre de la France. Mais il ne fut pas possible à sir Douglas d’accéder à cette demande.

3. Communications

On sait dans quel état de dévastation systématique les allemands laissèrent derrière eux les territoires que leur défaite les obligeait d’abandonner.

Beaucoup de ces destructions n’étaient aucunement justifiées par les nécessités de la guerre, mais seulement par cette joie de nuire (schadenfreude) que notre adversaire érigeait en dogme et dont il faisait un moyen de lutte. J’avais bien, le 6 septembre, demandé à M. Clemenceau que l’ennemi fût mis en demeure de cesser, sous peine des responsabilités les plus graves et des représailles les plus sévères, ces pratiques barbares, mais, en définitive, les ruines ne cessèrent, jusqu’au jour de l’armistice, de s’accumuler dans le nord de la France et en Belgique. À côté des destructions que rien ne justifiait, d’autres, conformes aux nécessités militaires, comme celles opérées sur les lignes de communication, voies ferrées et navigables, routes, retardaient grandement l’avance des armées alliées. La remise en état de ces communications constitua l’un des problèmes les plus importants que le haut commandement et les états-majors eurent à résoudre pendant l’automne de 1918. Elle exigea à la fois une direction active, un personnel expérimenté et un matériel important. La direction de ces services fut, au mois d’août 1918, réorganisée et rattachée au commandement en chef des armées alliées. Elle était présidée par un général français et avait pour mission essentielle de pourvoir aux besoins généraux des armées alliées, en ce qui concernait leurs ravitaillements et leurs communications, en particulier dans les territoires reconquis, d’où son nom de direction générale des communications et ravitaillements aux armées (d. G. C. R. A.). Le recrutement du personnel nécessaire à la remise en état et en exploitation des communications détruites par l’ennemi présenta des difficultés sérieuses. Malgré l’insuffisance d’effectifs dont elles souffraient déjà, les armées durent fournir une participation importante à cette main-d’œuvre spéciale. à titre d’exemple, l’armée française donna pour sa part au service des chemins de fer près de 100.000 hommes. On fit appel pour le reste à toutes les ressources possibles : rapatriés d’Allemagne, ouvriers remplacés dans les usines par des prisonniers de guerre, détenus civils, etc. la Belgique fournit même un moment du personnel d’exploitation pour le nord de la France. Quant au matériel nécessaire à la réfection des voies ferrées, il fut demandé soit à l’industrie française, soit à l’industrie anglaise ou américaine. C’est ainsi qu’il arrivait des États-Unis 70.000 tonnes de rails par mois, permettant de reconstruire environ deux cents kilomètres de voie. La plupart des machines étaient réparées par les soins du ministère de l’armement. J’eus enfin à porter mon attention sur l’organisation de la côte belge libérée : services des ports et services de la mer, et à donner à ce sujet des instructions au général Degoutte. L’esquisse rapide qui vient d’être tracée du problème des effectifs, du matériel de guerre et des communications, n’a eu d’autre but que de montrer combien ce problème pesa sur le développement des opérations pendant l’automne de 1918, d’indiquer quelles furent dans leurs grandes lignes l’ampleur de ce problème, les difficultés rencontrées, l’effort accompli.