MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

DE MARS 1918 À LA FIN DE LA GUERRE.

Chapitre VIII — La deuxième bataille de la Marne.

Préparatifs d’attaque allemande et de contre-offensive alliée dans la première quinzaine de juillet. – l’attaque allemande en Champagne, 15 juillet. – la contre-offensive alliée, 18 juillet. – l’arrêt ordonné à la Vesle, 2 août.

 

 

Au début de juillet, le commandement allié, grâce à l’activité des organes d’investigation et à d’heureux coups de main exécutés en différents points du front, possédait des indications touchant les intentions de l’ennemi. Une nouvelle offensive allemande, s’étendant sur les cent vingt kilomètres qui séparent Château-Thierry de l’Argonne, était en préparation. Elle comportait le franchissement de la Marne dans la région de Dormans, et devait être exécutée dans la première quinzaine de juillet. Une autre offensive ennemie était également en préparation entre Arras et Ypres. Elle devait comporter des forces très importantes. L’organisation simultanée de ces deux actions, séparées par une grande distance, et qui devaient marcher l’une (celle de Champagne) vers le sud, l’autre (celle d’Artois-Flandre) vers l’ouest, divergentes par conséquent, nous paraissait difficile à comprendre et à justifier. En tout cas, l’état des disponibilités allemandes semblait interdire pour le moment qu’elles pussent être exécutées en même temps. Il nous restait par suite à pressentir et à déterminer celle qui aurait la priorité, et, en toute éventualité, à ne pas perdre de vue la seconde afin d’être en état d’y répondre si cela devenait nécessaire. Avec le temps, certains indices permettaient de conclure que ce serait celle de Champagne. Là, en effet, l’ennemi poursuivait activement ses préparatifs, et même, dans sa hâte, il en arrivait à négliger les précautions de nature à les dissimuler. Les alliés ainsi éclairés prenaient leurs dispositions et arrêtaient leur ligne de conduite. Après avoir, le 3 juillet, appelé l’attention du général Pétain sur la nécessité dans la défensive de fixer la mission de chacun par des ordres précis et contrôlés, j’invitais, dès le 5 juillet, le commandant en chef des armées françaises à renforcer résolument, en aviation, artillerie de campagne et en divisions d’infanterie, le front menacé.

Le 11, je lui écrivais encore : l’extension des préparatifs d’attaque (ennemie) en Champagne a pour conséquence d’éloigner la probabilité d’une attaque allemande au nord de la Somme, ou de diminuer l’importance vraisemblable de cette attaque. Dans ces conditions il y a lieu, semble-t-il, de prendre des mesures pour pouvoir réunir rapidement, en arrière de notre front de Champagne, les réserves suffisantes pour arrêter à bref délai une offensive ennemie puissante... et je lui demandais de prélever, à cet effet, quelques divisions parmi celles qui se trouvaient alors réunies à la gauche française en vue d’une intervention éventuelle en zone britannique. En même temps on avisait le maréchal Haig de ce prélèvement, et on lui demandait de porter au sud de la Somme deux divisions de sa réserve générale, de manière à assurer en tout état de cause la jonction des armées britanniques et françaises. On l’invitait d’autre part à prévoir le cas où, la bataille attendue épuisant toutes les réserves françaises, il deviendrait nécessaire de faire appel à des renforts anglais pour y suppléer. Enfin on lui signalait l’intérêt que pourrait présenter une attaque anglaise sur le front Festubert-Robecq, si l’offensive ennemie contre l’armée française prenait une extension capable d’absorber la majeure partie des réserves allemandes. Dès le lendemain, 13 juillet, je faisais du reste appel aux réserves britanniques en demandant au maréchal Haig d’envoyer immédiatement vers le front français quatre de ses divisions, et de préparer le transport de quatre autres divisions en cas de besoin, en raison du développement que semblait devoir prendre la bataille imminente en Champagne. En vue de cette bataille, nous prenions chaque jour des dispositions défensives de nature à arrêter l’ennemi, en même temps que de fortes mesures destinées à préparer la contre-offensive envisagée au sud-ouest de Soissons. Elle devait avoir de plus en plus d’ampleur et constituer dans le Tardenois une forte riposte à l’attaque de Champagne.

Les circonstances, en effet, semblaient favorables au succès de cette entreprise. Entre la Marne et l’Aisne, elle frappait dès aujourd’hui dans le flanc de l’ennemi, et ce flanc allait s’allonger et s’affaiblir le jour où l’adversaire, attaquant de Château-Thierry à l’Argonne, engagerait la masse de ses forces vers la Marne, dans la direction du sud. Pour mener à bonne fin ce double jeu, toutes les disponibilités françaises avaient à être concentrées entre l’Oise et l’Argonne. Recomplétées, refaites, elles allaient constituer, avec un certain nombre de divisions américaines et britanniques, une masse imposante de trente-huit divisions d’infanterie et six divisions de cavalerie, permettant de satisfaire à la fois aux exigences de notre front défensif de Champagne et de nos opérations offensives du Soissonnais. Ces réserves, du reste, ne feraient qu’augmenter dans un avenir rapproché, car l’armée américaine, déjà forte de vingt-sept divisions en France, voyait sans cesse s’accroître ses effectifs. Du côté allemand, au contraire, la direction suprême témoignait de la difficulté où elle se trouvait d’entretenir ses unités, et il était évident que la supériorité numérique passerait sous peu du côté des alliés.

Dès lors on pouvait, à partir du milieu de juillet, voir le moment où les forces adverses allaient se faire sensiblement équilibre. Le moment était bien venu de prendre l’offensive si l’ennemi n’attaquait pas, et, s’il attaquait, de joindre à notre parade une riposte sévère. Pour donner à cette riposte encore plus de valeur, je prescrivais le 9 juillet au général Pétain de conjuguer avec l’offensive de la 10e armée une autre action offensive, qui serait exécutée simultanément, entre la Marne et Reims, sur le flanc est de la poche, par la 5e armée française, commandée par le général Berthelot. Enfin, le 13 juillet, je résumais ces intentions dans une lettre au commandant en chef français, qui déterminait la répartition à faire de nos forces pour la bataille en préparation.

La première opération, l’arrêt de l’ennemi, exigeait un apport de forces qui était en grande partie réalisé, mais qu’il était encore possible d’augmenter. Quant à la seconde, la contre-attaque, qui devait constituer, en dehors de ses avantages propres, un moyen défensif d’une efficacité supérieure, il convenait de lui consacrer sans retard, tant qu’il serait possible, toutes les forces nécessaires. Dans l’après-midi du 14 juillet, je me rendais encore à Provins, et il était décidé d’une façon ferme que cette contre-offensive française serait déclanchée comme riposte à l’attaque allemande en Champagne, qui s’annonçait comme très prochaine. La préparation de cette contre-attaque, étudiée depuis quelques semaines, exigeait une durée de quatre jours, notamment pour la réunion et la mise en place des renforts à faire arriver des différentes parties du front, et, pendant cette période de temps, ces troupes pouvaient faire défaut sur les secteurs d’où elles provenaient, s’ils étaient attaqués. C’était donc quatre jours de risque, et peut-être de crise, à courir avant de pouvoir entreprendre une action utile.

Malgré cela, et pour hâter la marche des événements, nous avions prescrit de commencer cette préparation dès le 14 juillet, et, comme à cette date l’attaque allemande de Champagne paraissait de plus en plus proche, dans une entrevue à Provins avec le général Pétain, nous arrêtions que la contre-attaque, activement poussée et entièrement terminée le 18, serait déclanchée comme riposte à l’offensive ennemie, quand elle aurait lieu. Tandis que se poursuivaient nos préparatifs, s’était produite, dans une réunion du conseil suprême tenue à Versailles le 4 juillet, une de ces manifestations de l’inquiétude que les militaires investis de pouvoirs étendus inspirent à certains hommes politiques. Ce jour-là, au moment où la séance de l’après-midi se terminait tard, M. Lloyd George déposait et faisait insérer au procès-verbal de la séance une résolution rédigée en anglais, que M. Clemenceau, président du conseil, déclarait accepter au nom du gouvernement français. Aux termes de cette résolution, le comité de Versailles rentrait en scène, et les représentants militaires qui le constituaient reprenaient le droit de contrôle, sinon d’initiative, sur les plans d’action des armées alliées, ce qui enlevait au commandant de ces armées toute indépendance dans l’établissement des plans et toute liberté dans leur exécution.

Dès que ce document put être traduit et que j’eus connaissance du texte, dont la gravité semblait avoir échappé aux membres du conseil, j’allais à Paris trouver M. Clemenceau et lui dire que je ne pouvais l’accepter, ni continuer à commander les armées alliées, s’il était maintenu dans sa forme du moment. Nous repartions ensemble pour Versailles trouver M. Lloyd George, qui s’apprêtait à dîner avec les représentants des dominions. Malgré le trouble apporté dans la réunion, une discussion s’engageait aussitôt avec le premier ministre britannique. Une nouvelle rédaction était établie, d’après laquelle je gardais toute latitude pour l’établissement des plans d’opérations, n’en devant compte qu’aux chefs des gouvernements, tandis que les représentants militaires étaient tenus de s’entendre au préalable avec moi sur les propositions qu’ils auraient à présenter pour la conduite de la guerre.

Pendant ce temps, les préparatifs de l’ennemi s’étaient poursuivis et fortement avancés. Le 14 juillet, à 20 heures, un coup de main exécuté au 4e corps français ramenait vingt-sept prisonniers. Interrogés sur-le-champ, ils révélaient que l’attaque allemande attendue par les alliés serait lancée dans la nuit même du 14 au 15 et que la préparation d’artillerie en commencerait à minuit dix. Avant que celle-ci fût entamée, nos tirs de contre-préparation et de contrebatterie étaient lancés sur tout le front du groupe d’armées du centre. L’ennemi était devancé dans l’ouverture du feu, et surpris par le nombre de nos batteries, dont la plupart se dévoilaient pour la première fois. Il n’en mettait pas moins son programme à exécution. à l’heure dite, son artillerie entrait en action, et, entre 4 h. 15 et 5 h. 30, sur le front de quatre-vingt-dix kilomètres de Château-Thierry à Massiges, le saillant de Reims étant excepté, l’infanterie allemande s’élançait à l’assaut. à l’est de Reims, grâce aux mesures judicieusement prises par le général Gouraud, elle subissait un échec complet. Avant d’avoir pu aborder la position de résistance, sur laquelle était établi solidement le gros de la 4e armée française, les colonnes ennemies étaient dissociées par le feu précis et dense de nos batteries, comme aussi par le tir des mitrailleuses réparties sur la ligne des avant-postes. Vainement le commandement allemand essaya-t-il à plusieurs reprises, pendant la journée, de reprendre d’assaut cette position de résistance ; il ne réussit pas à l’entamer sur un seul point.

À l’ouest de Reims, la journée ne nous était pas aussi favorable. Devant la 5e armée, l’ennemi faisait des progrès assez rapides entre la Marne et l’Ardre en direction générale d’Épernay, et rejetait le centre de cette armée (5e corps français et 2e corps italien) sur sa deuxième position. En même temps, il franchissait la Marne de part et d’autre de Dormans, repoussait les avant-postes établis au sud de la rivière, et établissait une tête de pont sur la ligne générale Mareuil-Le-Port, Comblizy, Saint-Agnan, Fossoy, que tenaient la gauche de la 5e armée française et la droite de la 6e. Pour faire face à cette poussée adverse, les réserves d’armée et la presque totalité des divisions en réserve générale étaient engagées dans la journée du 15. Le soir, le général Pétain n’avait plus qu’une division d’infanterie et une division de cavalerie en arrière de la 4e armée, et une division en arrière de la 5e. Ainsi, l’offensive allemande, franchement arrêtée sur le front de notre 4e armée, avait obtenu d’incontestables succès devant notre 5e armée et à la jonction de celle-ci avec notre 6e. Là elle avait abouti à rompre notre front et même à franchir la Marne à Dormans. De cet avantage partiel allait-elle pouvoir faire sortir une avance assez marquée et assez prompte pour troubler nos installations voisines et nous interdire la réalisation de notre programme ; allait-elle nous détourner de notre contre-offensive dont la préparation demandait encore deux jours ? Telle était la question qui pouvait se poser au cours de la journée du 15. Toutefois l’indécision cessait si l’on comparait la faiblesse des résultats obtenus par l’ennemi à la grandeur de son effort et à la puissance qu’avait déchaînée son initiative, si l’on considérait au total l’étendue de son échec.

Il avait échoué sur plus de quarante kilomètres de front en Champagne. Il avait franchi la Marne sur près de vingt kilomètres à Dormans. Les deux terrains étaient séparés, sur un espace d’une trentaine de kilomètres, par le puissant môle de la ville et de la montagne de Reims, qui restait entre nos mains. Dès lors il était hors d’état, dans les quarante-huit heures encore nécessaires à l’achèvement de la préparation de notre contre-offensive, d’élargir et d’agrandir ses avantages de la Marne au point d’en faire sortir la décision de la bataille engagée par lui, tandis que, ce délai passé, nous pouvions l’attaquer de l’Aisne à la Marne, sur un front de quarante kilomètres, avec des moyens puissants, de flanc, dans une direction et sur un terrain nouveaux, en surprise et en forces, au total dans des conditions de nature non seulement à neutraliser ses avantages, mais même à les rendre désastreux. Nous n’avions pour cela qu’à maintenir implacablement l’ordre d’idées et le programme d’exécution suivant lesquels se préparait notre reprise de l’initiative et de l’offensive entre l’Aisne et la Marne. Sans perdre de vue les entreprises de l’ennemi, et tout en parant au plus tôt aux dangers qui pouvaient être immédiats, il fallait maintenir et au besoin accentuer cette ligne de conduite. C’est à quoi je consacrai ma journée du 15.

Tout en partageant cette confiance, le commandant en chef des armées françaises, plus directement en contact avec les événements du champ de bataille, était préoccupé en particulier de l’avance allemande au sud de la Marne et en direction d’Épernay. Pour y faire face, il avait envisagé de prélever des troupes sur celles qui devaient exécuter la contre-attaque et d’en faire suspendre les préparatifs. Faisant route vers Mouchy-Le-Châtel, où je devais rencontrer le maréchal Haig, j’eus l’occasion de m’arrêter à Noailles, quartier général du général Fayolle, et d’y être instruit de ces dispositions. J’adressais aussitôt au grand quartier général un message qui opéra le redressement nécessaire. La préparation de la contre-attaque put se poursuivre sans qu’aucun retard y eût été apporté.

Mais, tenant compte des légitimes préoccupations du commandement français, je demandai au maréchal Haig de faire suivre sans interruption les deux divisions anglaises, qui, conformément à ma lettre du 13, porteraient à quatre les unités anglaises du front français. Malgré ses craintes de voir se produire dans les Flandres une offensive secondaire analogue à celle de Champagne, et un effort principal sur la partie du front comprise entre Château-Thierry et Lens, il accédait à ma manière de voir, et deux nouvelles divisions anglaises, les 13e et 34e, étaient dirigées vers le front français.

Dans ces conditions, les deux divisions britanniques déjà en route, et constituant le 22e corps britannique, étaient mises à la disposition du général Pétain pour renforcer le front du groupe d’armée du centre momentanément sur la défensive, tandis que celles dont le transport commençait allaient débarquer dans la région de l’Oise pour y rester à ma disposition et s’employer ensuite, soit offensivement en renforcement de notre 10e ou 6e armée, soit défensivement au profit de la 3e. C’est ainsi qu’il fut pourvu aux besoins immédiats de la défense, tout en maintenant la préparation de notre contre-offensive et en renforçant ses moyens. La journée du 16 se passait sans incident nouveau. L’attaque allemande, frappée d’insuccès la veille, ne parvenait pas à obtenir de meilleurs résultats. Elle dégénérait sur le front de Champagne en actions locales, décousues, impuissantes.

Au sud de la Marne, l’ennemi tentait vainement d’élargir sa tête de pont ; il se heurtait non seulement à une défensive opiniâtre, mais encore à des contre-attaques énergiques de la part de la 6e armée française, qui l’arrêtait partout et même lui reprenait certains points d’appui. Si l’on ajoute que notre artillerie et notre aviation, bombardant sans trêve les passages sur la Marne, rendaient difficile l’arrivée de ses renforts, de ses munitions et de ses vivres, on voit combien était précaire son établissement dans le fond de la poche de Château-Thierry. Les seuls progrès qu’il put enregistrer, dans la journée du 16, furent accomplis au sud-ouest de Reims, entre Vesle et Marne, en particulier le long de cette rivière, mais ils étaient si localisés qu’ils ne pouvaient influencer la situation d’ensemble et si coûteux qu’ils ne pouvaient être renouvelés sans préjudices. Après deux jours d’efforts infructueux pour améliorer les avantages déjà périlleux qu’elle avait obtenus sur la Marne, que pouvait faire la direction suprême allemande si ce n’est hésiter ? Quel devait être l’état moral de son armée entraînée et arrêtée dans le Friedensturm, le choc d’où sortirait la paix ? Il n’en sortait pour elle, en réalité, que la déception et l’amertume, prodromes de la défaite. Le 17 juillet, l’armée allemande était bien réduite à l’impuissance. Le 18, les canons alliés allaient à leur tour faire entendre leur tonnerre, au moment et sur le terrain qui leur avaient été fixés.

Comme on l’a vu précédemment, l’attention avait été appelée, dès le mois de juin, sur l’importance du noeud de chemins de fer de Soissons, qui était absolument indispensable à l’ennemi pour ravitailler convenablement ses troupes engouffrées dans la poche profonde, mais relativement étroite, de Château-Thierry. L’élaboration d’une offensive contre ce point de Soissons, peu éloigné de nous, avait été entreprise d’après mes notes des 14 et 15 juin, et le général Mangin en avait établi le plan dès le 20 juin. Depuis cette époque, nous avions entrevu des résultats beaucoup plus considérables qu’une simple perturbation des communications, à faire sortir de cette attaque dirigée d’ouest en est, à la condition qu’elle fût étendue dans sa base de départ et renforcée dans les moyens mis à sa disposition. C’est ainsi que le général Mangin avait progressivement étendu le front de son projet aux vingt-quatre kilomètres qui séparaient ses positions de l’Aisne de celles de l’Ourcq, où il se liait à la gauche de notre 6e armée, et qu’il voyait successivement accroître ses forces, au point qu’il aura pour débuter 18 divisions (dont les 1ere et 2e divisions américaines formant le 3e corps américain), 3 divisions de cavalerie, 240 batteries de 75, 231 batteries d’artillerie lourde, 41 escadrilles, 375 chars d’assaut.

De son côté, le général Degoutte, commandant la 6e armée, avait fait connaître qu’il pourrait agir dans le même sens, prolonger à droite la 10e armée et étendre au delà de l’Ourcq l’attaque envisagée. Il avait établi un projet de reprise de l’offensive de la 6e armée, en prolongeant sur le front Ourcq-Clignon l’action entreprise à sa gauche par la 10e. Le moment venu, on mettrait à sa disposition un régiment de chars et une ou deux divisions d’infanterie. Avec ce supplément de forces, portant à huit divisions ses troupes d’attaque, il étendrait de vingt-six kilomètres le front offensif. Nous avions également prévu, dès le 9 juillet, une action concomitante de la 5e armée, exécutée entre la Marne et Reims en direction de l’ouest. Mais depuis cette date, la situation de cette armée s’était profondément modifiée, son intervention ne pouvait être que secondaire.

Entre temps, les 10e et 6e armées avaient, par des actions exécutées successivement, amélioré leur base de départ. C’est ainsi qu’à l’ouest de Soissons, la 10e armée s’était établie sur le plateau de Cutry-Dommiers, que plus au sud elle avait enlevé les villages de Longpont et de Corcy en bordure de la forêt de Villers-Cotterets, et qu’elle avait établi ses avant-postes à l’est du ruisseau de Savières. La 6e armée de son côté avait reconquis, à l’ouest de Château-Thierry, des positions importantes, telles que le village de Vaux, le bois des Roches et le bois Belleau, où la 2e division américaine s’était brillamment comportée. Ces opérations de détail, préparées avec le plus grand soin, ne nous avaient coûté que des pertes relativement minimes en comparaison des résultats moraux et tactiques qu’elles avaient procurés. Elles avaient montré en tout cas, dans cette région, une diminution certaine du degré de résistance de l’adversaire, ainsi que l’indiquait le nombre élevé des prisonniers capturés.

Pour parer à la crise d’effectifs qu’il subissait, le haut commandement allemand avait sans doute fait de ses divisions deux catégories, celles simplement chargées de tenir le terrain face à l’ouest, et celles chargées de le conquérir face au sud. Leur valeur apparaissait bien inégale. Tels étaient l’ordre d’idées envisagé, comme aussi la nature de nos préparatifs, lorsque l’attaque allemande était venue faire sentir le poids de sa puissance, bientôt amortie il est vrai. Malgré cette attaque, et en dépit de certaines inquiétudes, nous avions maintenu et poussé la poursuite pleine de promesses des préparatifs des 10e et 6e armées entre la Marne et l’Aisne, tandis que nous consolidions, par des moyens de fortune, notre situation momentanément affaiblie au sud de la Marne et devant notre 5e armée.

Le 18 au point du jour, les 10e et 6e armées passaient à l’offensive. À 4 h. 35, sur le front compris entre la vallée de la Marne et le plateau de Nouvron, l’artillerie très renforcée des deux armées entrait soudainement en action, tandis que l’infanterie sortant de ses tranchées, sans autre préparation, se portait en avant, précédée par ses chars de combat et survolée par une aviation nombreuse. Au nord de l’Ourcq, la 10e armée pénétrait largement dans la position de résistance de l’ennemi ; vers 10 heures, elle était maîtresse de Chaudun, Vierzy, Villers-Hélon. Au sud, la 6e armée, après s’être emparée de la ligne des avant-postes allemands, avait, conformément à son programme, effectué une préparation d’artillerie d’une heure et demie sur la position de résistance adverse. Elle avait ensuite repris son mouvement en avant avec succès, et, vers midi, elle tenait cette position de Marisy-Saint-Mard à Torcy. Devant la tournure favorable des attaques, j’envoyais le jour même une directive particulière au général Pétain, lui disant :

1. La région au nord de la Marne de Château-Thierry se montre la plus favorable à une offensive féconde. Par suite, il y a lieu d’y renforcer d’abord l’action entreprise aujourd’hui par nos 6e et 10e armées, et de préparer ensuite le développement vers le nord de cette action.

2. Dans ce double but, il est nécessaire d’y concentrer sans retard toutes les unités fraîches qui sont disponibles au sud de la ligne Château-Thierry, Reims, Massiges, appelée à devenir, sans doute, notre champ démonstratif.

3. Les unités à prévoir sont entre autres : 22e corps britannique, qui irait rejoindre les 15e et 34e divisions britanniques. 42e division américaine. unités françaises ou américaines venant de l’est.

4. Cette nouvelle répartition des forces ne doit en rien restreindre l’activité offensive demandée aux 9e, 5e, 4e armées. C’est par la réorganisation des forces engagées, et non par l’introduction de nouvelles forces, qu’elle sera entretenue.

En même temps, j’avisais le maréchal Haig qu’afin d’être en mesure d’exploiter les résultats déjà obtenus, les 15e et 34e divisions anglaises étaient portées dans la région de Villers-Cotterets, où, tout en restant en réserve, elles pourraient préparer leur intervention dans la bataille. Les résultats obtenus le 18 juillet étaient en effet importants. Outre le gain de terrain qui, en fin de journée, amenait leurs avant-gardes jusqu’à la ligne générale Pernant, Neuilly-Saint-Front, Torcy, les 6e et 10e armées pouvaient enregistrer la capture de 10.000 prisonniers et de plusieurs centaines de canons. L’adversaire surpris n’avait opposé dans l’ensemble qu’une résistance médiocre. L’usage des voies ferrées de Soissons lui était dès à présent interdit.

Le 19, notre avance se poursuivait sur tout le front sans trop de difficultés, tandis que notre aviation de bombardement prenait à partie les passages de la Marne et les rassemblements ennemis signalés à Oulchy-Le-Château et Fère-En-Tardenois. Ces rassemblements semblaient montrer que la direction suprême allait défendre la vallée de l’Ourcq, par où une avance alliée compromettrait gravement et la possession des plateaux de Soissons et celle de la tête de pont au sud de la Marne. On pouvait donc prévoir qu’une grosse bataille allait s’engager dans le Tardenois. Aussi, après avoir vu le général Pétain dans la matinée du 19, je lui adressais l’instruction suivante :

La bataille engagée doit viser la destruction des forces ennemies au sud de l’Aisne et de la Vesle. Elle sera conduite avec la plus grande activité et la dernière énergie, sans perte de temps, pour exploiter la surprise réalisée.

Elle sera poursuivie par : la 10e armée, se couvrant de l’Aisne et ultérieurement de la Vesle, visant la conquête des plateaux au nord de Fère-En-Tardenois, sa droite à Fère-En-Tardenois. La 6e armée, appuyant la marche de la 10e et portant sa gauche à Fère-En-Tardenois. Les 9e et 5e armées, reprenant au plus tôt une offensive vigoureuse : la 9e armée, pour refouler l’ennemi au nord de la Marne. La 5e, pour reconquérir d’abord le front Châtillon, Bligny et ultérieurement la route Ville-En-Tardenois, Verneuil.

En fait, dès le 20 juillet, la résistance ennemie s’affirmait. Ce jour-là, la 10e armée restait clouée sur les plateaux à l’ouest et au sud-ouest de Soissons. Sa droite seule gagnait du terrain vers Oulchy-Le-Château. La 6e armée rencontrait également de grosses difficultés entre l’Ourcq et la Marne et ne réalisait que des progrès insignifiants, tandis que la 5e armée, passant à son tour à l’offensive, enregistrait, avec l’appui de deux divisions britanniques, quelques avances entre Marvaux et Belval. La direction ennemie, surprise tout d’abord, n’avait pu manquer de saisir l’importance des coups qui lui avaient été portés par nos 10e et 6e armées les 18 et 19 juillet, comme aussi les dangers qui résultaient, pour ses troupes avancées à la Marne et au delà de la Marne, de nos progrès le long de l’Aisne et le long de l’Ourcq vers Fère-En-Tardenois. C’étaient des communications fortement menacées et sur le point d’être compromises, pour les troupes et pour les approvisionnements réunis à la Marne en raison de l’attaque du 15. Il lui fallait les replier au plus tôt, et pour cela arrêter à tout prix ou au moins ralentir, sans compter les sacrifices à faire sur ses deux flancs, les attaques de nos 10e et 6e armées venant de l’ouest et celles de la 5e venant de l’est. Elle pouvait à ces conditions effectuer, les 19 et 20 juillet, le repli des troupes et du matériel qui se trouvaient au sud de la Marne et opérer, dans les journées suivantes, l’évacuation vers la ligne de l’Ourcq des approvisionnements de toutes sortes accumulés dans la région boisée au nord de la rivière.

Dès lors, l’intérêt de notre manoeuvre remontait vers le nord de cette ligne, et, dès le 21 juillet, je donnais au général Pétain des instructions en conséquence :

… pour faire produire à la bataille en cours tous les résultats dont elle est susceptible, il est nécessaire de pousser au plus haut point l’action de la 10e armée sur les plateaux nord de Fère-En-Tardenois ; dans ce but, d’y affecter toutes les ressources disponibles, sans parler de l’appui constant que devra lui donner la gauche de la 6e armée et de l’offensive à maintenir sur les fronts des 9e et 5e armées…

Le surlendemain, 23 juillet, j’insistais de nouveau :

… il importe de reprendre vigoureusement et sans tarder la maîtrise des opérations pour tirer de la bataille en cours tous les résultats qu’elle peut encore produire… tous les moyens disponibles doivent être affectés à la 10e armée… il faudra que cette armée les concentre sur une partie de son front, pour exécuter une attaque puissante dans une direction particulièrement intéressante, la région de Fère-En-Tardenois.

Appuyée à droite par la 6e armée, concentrant à son aile gauche toutes ses disponibilités, cette attaque pourra avoir pour résultat d’obliger l’ennemi à évacuer dans des conditions difficiles toute la région au sud de Fère-En-Tardenois.

Par suite de l’affectation à la 10e armée de tous les moyens disponibles, la 5e armée ne disposera que de moyens restreints. Il y a donc lieu, pour la 5e armée, d’exécuter des opérations successives, en concentrant les moyens au profit de chacune d’elles et en déterminant les ordres de succession, de telle sorte que chacune place la suivante dans des conditions favorables. C’est ainsi qu’une progression sur les hauteurs au nord de l’Ardre facilitera une attaque ultérieure au sud de la rivière, et que celle-ci obligera à son tour l’ennemi à évacuer la région au nord de la Marne...

Entre temps d’ailleurs, tout en renforçant et en conduisant ainsi la bataille en cours, je ne pouvais négliger la possibilité d’une riposte allemande sur un autre terrain. La direction suprême des empires centraux, pour échapper à l’étreinte dont elle était menacée, pouvait être tentée d’employer ses réserves dans une diversion au nord de l’Oise ou contre le front anglais. Pour être en état d’y faire face, je demandais au général Pétain de regrouper, en arrière de la gauche française, les divisions fatiguées retirées de la bataille, et je rendais au maréchal Haig l’entière disposition des deux divisions britanniques, que, le 12 juillet, je lui avais fait porter au sud de la Somme.

Cependant les 6e et 10e armées, ayant concentré de part et d’autre de l’Ourcq la majeure partie de leurs moyens d’action, les lançaient à l’attaque, le 25 juillet, en direction d’Oulchy-Le-Château. Dans un brillant assaut, Oulchy-La-Ville, Oulchy-Le-Château étaient enlevés, et nos troupes prenaient pied sur les pentes occidentales de la butte Chalmont qui domine la vallée de l’Ourcq, important succès qui enlevait à l’ennemi l’espoir et la possibilité de se rétablir sur la ligne de l’Ourcq. Dès le lendemain, les allemands opéraient leur retraite vers les hauteurs au nord de cette rivière, à une allure si rapide qu’en plusieurs points nos avant-gardes ne purent garder le contact. Le soir du 29, les 10e, 6e et 5e armées françaises étaient arrêtées devant ces hauteurs, sur la ligne générale Grand-Rozoy, Fère-En-Tardenois, Cierges, Ville-En-Tardenois, Vrigny. L’ennemi y faisait tête. Les 30 et 31 juillet, nos efforts pour le déloger restaient infructueux. Les villages de Seringes, Sergy, Villers-Agron, âprement disputés, repassaient plusieurs fois de main en main. La bataille, de nouveau, en était à un point mort.

Mais la lutte se poursuivant en vertu de mes directives du 27 juillet et des instructions du général Pétain du 29 juillet, la 10e armée se portait à l’attaque le 1er août, à 4 h. 45. Les 25e, 41e, 68e divisions françaises et la 34e division anglaise, appuyées par des unités de chars, s’élançaient à l’assaut des hauteurs de Grand-Rozoy. Malgré une âpre résistance de l’ennemi, elles enlevaient de haute lutte la position allemande entre l’Orme du Grand-Rozoy, le signal de Servenay et le village de Cramaille, et elles s’y maintenaient en dépit de nombreuses et puissantes contre-attaques. Cette action décisive contraignait les Allemands à un nouveau repli. Le 2 août au point du jour, les 10e, 6e et 5e armées trouvaient le vide devant elles et, le soir, elles atteignaient sans coup férir les plateaux au sud de la Vesle. Soissons était réoccupé.

Le 3, la progression continuait. Nos troupes, venant border la rive gauche de la Vesle, reprenaient contact avec l’ennemi et poussaient même sur certains points quelques éléments au nord de la rivière. Néanmoins, arrivés sur la ligne de la Vesle, nous y trouvions, le 4, les Allemands solidement installés. Ils paraissaient décidés à la défendre. Pour les en déloger, il eût été nécessaire de monter une nouvelle action avec de puissants moyens, sans qu’on pût en attendre de longtemps des résultats décisifs, tandis que nous préparions dès ce moment une autre bataille susceptible de conséquences graves, celle de Picardie et du Santerre. Nos disponibilités ne nous permettaient pas de mener à la fois cette bataille et une attaque contre la Vesle. Aussi, était-il prescrit aux groupes d’armées de réserve et du centre de s’établir sur les positions au sud de la Vesle, tout en continuant à donner à l’ennemi l’impression que la préparation d’une attaque de vive force se poursuit

Ainsi se terminait, après trois semaines de lutte, la deuxième bataille de la Marne, commencée infructueusement par les Allemands le 15 juillet, retournée et poursuivie avec succès par les alliés depuis le 18. Un concours heureux de circonstances y avait amené des divisions américaines, britanniques, italiennes et françaises. Elle se soldait pour celles-ci par des bénéfices importants : 30.000 prisonniers, plus de 600 canons, de 200 minenwerfer, de 3.000 mitrailleuses capturés ; le front raccourci de quarante-cinq kilomètres, la voie ferrée Paris-Châlons rétablie, la menace contre Paris supprimée. Mais surtout le moral de l’armée allemande était atteint, celui des alliés grandi. Après quatre mois de défensive imposée par la supériorité adverse, une contre-offensive victorieuse avait remis entre nos mains l’initiative des opérations et la conduite des événements de cette longue et grande guerre. Il importait au plus haut point de conserver la maîtrise dans la conduite de la guerre, en en développant et précipitant les phases et les efforts dans une série d’actions ordonnée, mettant en jeu tous les moyens des alliés, aussi rapidement que possible pour interdire le rétablissement à l’adversaire, jusqu’à sa ruine définitive.