MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

LA BATAILLE DES FLANDRES — OCTOBRE 1914 - AVRIL 1915.

Chapitre III — La bataille d’Ypres.

Le général Foch à Cassel ; formation de la 8e armée française. – apparition de la ive armée allemande ; genèse de la bataille d’Ypres. – les adversaires et le terrain. – première phase de la bataille, 21-30 octobre. – les journées des 30 et 31 octobre. – les premières journées de novembre ; la conférence de Dunkerque. – derniers efforts allemands sur Ypres. – l’ennemi s’organise sur ses positions.

 

 

Tandis que, sur la côte, l’invasion se voit ainsi enlisée dans les vases de l’Yser, une lutte acharnée est déjà engagée plus au sud, dans la région d’Ypres et de la Lys. Depuis le 24 octobre d’ailleurs, j’ai transporté mon quartier général de Doullens à Cassel, cette sentinelle des Flandres. Je me trouve ainsi en avant et à proximité du grand quartier général anglais établi à Saint-Omer. C’est qu’en effet, sur le front de notre 2e armée, l’attaque est bien enrayée. Sur le front de notre 10e, c’est au nord de La Bassée qu’elle reprend avec énergie ; mais là se trouvent engagés, avec l’aile gauche de notre 10e armée, les corps d’armée anglais, 2e, 3e, puis le 1er, dont le débarquement se poursuit à Hazebrouck, enfin les différents corps d’armée français que le grand quartier général français expédie par voie ferrée dans la région des Flandres.

Les troupes se forment successivement sous la protection de nos divisions territoriales poussées à Ypres dès le 14 octobre, et bientôt renforcées du 2e corps de cavalerie, comme aussi sous la protection du 4e corps britannique (général Rawlinson) réduit à la 7e division et à la 3e division de cavalerie britanniques, qui reviennent de l’entreprise d’Anvers.

Depuis le 20 octobre, le général D’Urbal, qui s’était distingué dans le commandement d’un corps d’armée autour d’Arras, a été appelé au commandement du détachement d’armée de Belgique, bientôt transformé en 8e armée. Il établit son quartier général à Roussbrughe et prend sous ses ordres les forces françaises au nord de la Lys. C’est un nouveau commandement placé sous ma direction, et dont il faut coordonner au plus tôt l’action avec les autres forces alliées arrivant de différentes parties du front. Nous sommes en présence d’un adversaire qui, depuis la chute d’Anvers, a récupéré toute sa liberté d’action en Belgique. Il a concentré des forces importantes, encore intactes, et, depuis plus d’une semaine, reformé une armée toute neuve, la ive, à Gand. Il a en même temps formé un détachement d’armée (Fabek) à Lille.

C’est en vue de faire face à la porte d’Ypres, et de me rapprocher du grand quartier général anglais, que je m’étais établi à Cassel. Indépendamment d’un magnifique observatoire sur la plaine flamande, Cassel est un noeud de routes très importantes. Nos transports vont bientôt les pratiquer avec la dernière activité, au point de transformer la paisible cité en une fourmilière des plus agitées. Il importe de remonter au milieu d’octobre pour saisir la succession des événements qui vont se précipiter dans la trouée d’Ypres.

À ce moment, nous ne connaissions de l’ennemi que la présence du XIXe corps sur la Lys, d’Armentières à Werwicq, et la présence, le long de la côte, des IIIe corps de réserve et ive division d’ersatz, aux prises avec l’armée belge. Entre la Lys et la région de Thourout s’étendait un espace vide de troupes. Il nous offrait des conditions encore avantageuses pour le développement de la manoeuvre poursuivie, l’enveloppement de l’aile droite allemande au nord de la Lys. Aussi, dans une rencontre avec le maréchal French à Anvin, le 17 octobre, avions-nous décidé d’agir dans ce sens en poussant les corps britanniques à la Lys jusqu’à Menin, en même temps que les divisions de cavalerie française, au nombre de quatre, marcheraient d’Ypres sur Roulers, soutenues par les divisions territoriales d’infanterie. En fait, les corps britanniques faisaient peu de progrès, tandis que le 2e corps de cavalerie français poussait plus hardiment, et s’avançait le 18 jusqu’à Roulers, Hooglède et Cortemark, mais en était repoussé le 19 par des forces très importantes. C’étaient les XXIIe, XXIIIe, XXVIe et XXVIIe corps de réserve, de nouvelle formation, qui entraient en scène. Ils s’avançaient entre Courtrai et Bruges, en direction d’Ypres.

Tels étaient les importants renseignements que notre cavalerie rapportait de sa reconnaissance sur Roulers. C’est au total, le 20 octobre, avec les troupes qui opèrent sur le bas Yser (IIIe corps de réserve et division d’ersatz) cinq corps ennemis allemands qui se déploient entre la Lys et la mer du Nord. Une partie d’entre eux, deux corps et demi (IIIe et XXIIe corps de réserve, 4e division d’ersatz) attaquent sur le front Nieuport-Dixmude et livrent jusqu’à la fin d’octobre la bataille de l’Yser, que nous avons vu se perdre dans l’inondation. Les trois autres se préparent à attaquer sur Ypres. En tout cas et dès à présent, le front allemand s’étend devant nous d’une façon continue jusqu’à la mer du Nord. Il ne peut plus être question, avant de l’avoir rompu, de déborder l’aile droite allemande. Il faut au préalable y faire une percée. En aurons-nous le temps et les moyens, avant que l’ennemi ait réalisé des organisations défensives devant lesquelles nous sommes en partie désarmés ? C’est la tentative que nous allons entreprendre pour exploiter les derniers vestiges de notre victoire de la Marne.

L’idée qui domine notre tactique est celle de notre impuissance, avec notre faible armement en mitrailleuses et en artillerie notamment, à rompre un front ennemi qui a eu le temps de s’installer sur le terrain, d’y faire des tranchées, de s’y couvrir de fils de fer. Nous cherchons, par suite, à le devancer dans ces préparatifs, à le saisir encore en cours de manoeuvre, à l’aborder, avec des troupes pleines de mordant, avant qu’il ait pu s’organiser défensivement, amener et installer son puissant matériel, devant lequel l’insuffisance de nos moyens rend impossible toute rupture.

Mais l’offensive entreprise dans ces conditions va se heurter dès le début à une action offensive de l’ennemi. Celui-ci vise à rompre le front allié à Ypres, porte de la Flandre française, et où aboutissent une grande partie des routes de la région qui conduisent aux ports de la Manche. Les efforts opposés des deux adversaires vont conduire à un choc d’une brutalité et d’une violence aveugles, comme aussi d’une extraordinaire durée. L’ennemi joue sa dernière carte et tente sa dernière manoeuvre sur le théâtre d’opérations d’occident.

En dépit d’une lutte acharnée de près d’un mois, ses efforts seront vains. Il restera sans décision dans sa marche sur Calais pour atteindre l’Angleterre, comme à la Marne il est resté sans décision dans sa marche sur Paris pour atteindre la France.

On a appelé cette grande rencontre, non sans raison, la mêlée des Flandres. La variété des nations, des races, l’enchevêtrement des éléments de toute sorte, le mélange des unités qui y prirent part, comme aussi leur arrivée successive, en empêcheront jusqu’au dernier jour une direction méthodique.

De leur côté, les allemands nous présentèrent tout d’abord des troupes intactes, parfaitement organisées en corps d’armée nouveaux dotés d’une formidable artillerie. Mais, quand leurs premiers efforts eurent été brisés, c’est dans toutes leurs armées qu’ils puisèrent des divisions pour élever encore leurs effectifs engagés.

La nature du terrain devait également amener une grande confusion dans l’action. Ypres est le centre d’une riche région très bien cultivée, couverte de confortables habitations avec de nombreux parcs. Les parties pauvres de la région sont garnies de forêts. Le pays est par suite très couvert dans la plaine basse, généralement plate ; des haies élevées bordent les pâturages et achèvent de barrer les vues. Pour m’élever suffisamment et chercher une vue d’ensemble du champ de bataille, je montais dans les tours des halles d’Ypres. Devant moi s’étendait alors une mer de verdure, avec des îlots blancs qui constituaient de riches villages avec de belles églises aux élégantes flèches.

Impossible de voir dans aucune direction un terrain libre et simplement découvert. Trois légères rides du sol relèvent faiblement la plaine ; l’une, de quatre à six mètres, au nord-ouest d’Ypres, sur quatre kilomètres de longueur ; l’autre, d’une hauteur de dix à douze mètres, court à une dizaine de kilomètres à l’est d’Ypres, de Passchendaële à Zandvorde, sur douze kilomètres environ ; la troisième, la plus accentuée, s’étend au sud, de Wytschaete à Messines, sur cinq kilomètres environ. Le canal de l’Yperlé, qui part de l’Yser et se prolonge par le canal d’Ypres à Comines, recueille, par un système de canaux d’assèchement, beekes et watergangs, les eaux à fleur de terre de la région, et rend particulièrement difficiles les communications, notamment de l’ouest à l’est. Les routes, en chaussées pavées et surélevées pour être à l’abri de l’eau, sont en nombre limité et convergent la plupart sur Ypres.

Cet ensemble de circonstances constituait un champ de bataille compartimenté, à communications difficiles, impossible à embrasser, et entraînant forcément le morcellement de l’action, ralentie dès le début.

Pour saisir la succession des événements, il nous faut les reprendre au 21 octobre. Dès le 21, nous prenons l’offensive. Le 1er corps britannique, appuyé à gauche par notre 2e corps de cavalerie, marche sur Roulers. L’objectif final qu’il a reçu du maréchal est Bruges. Le 4e corps britannique marche sur Menin, tandis que, à leur droite, le 3e corps et le corps de cavalerie britanniques tiennent tête aux importantes forces allemandes, de la Lys au canal d’Ypres.

Le 1er corps britannique atteint la ligne Langemark-Zonnebeke, sans pouvoir la dépasser, devant le XXVIe corps de réserve allemand. Les autres corps anglais subissent de violentes attaques de la part de troupes où l’on relève la présence de quatre corps de cavalerie ennemis, ainsi que des XIXe corps d’armée et XXVIIe corps de réserve. Par là, l’attention du commandement britannique est appelée du côté de la Lys. Il demande à voir relever le plus tôt possible par des troupes françaises son 1er corps de la direction de Roulers, pour le porter à cheval sur la route de Menin. C’est pour répondre à ses vues que j’engage sans retard le 9e corps français, au fur et à mesure de son arrivée, à la place du 1er corps britannique. La relève des britanniques, effectuée dans ces conditions, présente de sérieux inconvénients, dont le moindre est de ralentir l’action entreprise, mais elle a pour avantage de rendre bientôt à chaque armée alliée une zone d’action distincte : britannique du canal de La Bassée à la route d’Ypres à Menin ; française, de cette route à Dixmude ; belge, de Dixmude à la mer.

Nous ne pouvons reprendre l’offensive que le 25. Nous nous battons sur un vaste demi-cercle de près de cinquante kilomètres d’étendue, qui s’avance en saillant d’une vingtaine de kilomètres vers l’est. Les forces dont nous disposons sont malheureusement insuffisantes. Les britanniques ont toutes leurs troupes arrivées ; les français reçoivent lentement des renforts. Aussi les flancs ne sont gardés que par des troupes, principalement de cavalerie, étendues sur de grands espaces. Le 1er corps britannique ne réussit pas à vaincre la résistance allemande devant Becelaëre ; le 9e corps français, aux prises avec un adversaire renforcé et actif, ne progresse qu’au prix de grandes difficultés et ne gagne que peu de terrain vers Passchendaële.

Sur tout le front, et dès le 26, le choc est des plus violents, la lutte acharnée. En plusieurs points, des défenses en fil de fer sont déjà organisées par l’ennemi. Dans les trois journées suivantes, la bataille atteint le plus haut point de violence. Nuit et jour, animés d’un même esprit offensif, les deux adversaires se heurtent sans répit, dans une série d’attaques et de contre-attaques, sans qu’un résultat sensible puisse être enregistré. L’artillerie lourde allemande devient chaque jour de plus en plus nombreuse et nous ne parvenons pas à la contre combattre efficacement, faute de grosses pièces. Par contre, les allemands sont arrêtés par les tirs de barrage bien ajustés de nos canons de 75, mais encore nous faut-il ménager les munitions. Elles sont en quantité limitée.

En résumé, après cinq jours d’offensive ininterrompue, les troupes alliées voient leurs efforts annihilés par un effort comparable de l’ennemi ; le choc a été brutal, mais stérile. Les forces adverses se font aujourd’hui équilibre. Une rupture en notre faveur ne pourrait résulter que de la mise en oeuvre de nouveaux moyens plus puissants. L’inondation de l’Yser, arrêtant la bataille en aval de Dixmude, va nous permettre de consacrer le 32e corps français à la bataille d’Ypres ; le 16e corps français qui débarque va être prochainement complet. Mais ces renforts, quelque appréciables qu’ils soient, sont hors de proportion avec ceux que les allemands concentrent en même temps sur la Lys, et qui, dès le 30 octobre, vont faire sentir leur poids au front britannique, comme aussi avec ceux qu’ils amèneront du bas Yser, où la bataille est bien finie, et qu’ils appliqueront sur les corps français. C’est à un effort grandissant de l’ennemi qu’il va nous falloir tenir tête énergiquement pour l’arrêter dans sa marche sur Ypres, Dunkerque, Calais.

Notre offensive, décidément bloquée, doit se borner à disputer la position qu’elle tient. Mais, dans les terrains bas qui entourent Ypres, l’eau à fleur de terre empêche de construire des tranchées. Depuis la retraite de Charleroi, une grande partie de nos troupes manque d’ailleurs d’outils. L’organisation d’une défense continue est donc impossible ; elle comporterait en outre, par son étendue seule, des effectifs supérieurs à ceux que nous possédons. Enfin, une attitude passive de notre part témoignerait à l’ennemi d’un renoncement à l’action, d’un aveu d’impuissance qui ne pourrait que l’encourager à redoubler ses coups. C’est l’attitude offensive que nous maintiendrons ; nous nous défendrons en attaquant, utilisant la nature couverte et compartimentée du pays pour disputer à l’ennemi, par des contre-attaques répétées, tous ses gains de terrain, et, par plus d’activité dans l’emploi des réserves du centre à la périphérie de notre position demi-circulaire, pour tenir en échec ses efforts et réduire ses avantages.

Nous ne pouvions néanmoins envisager l’avenir sans inquiétude, en présence de notre pénurie de moyens et d’une durée de la bataille qui pouvait dépasser la capacité de résistance de nos troupes, comme aussi avoir raison de toute leur énergie. C’est devant cet horizon chargé de nuages menaçants que, du côté britannique, on examinait la possibilité d’organiser à Boulogne une place pouvant abriter une centaine de mille hommes, malgré les susceptibilités qu’une si solide installation pouvait provoquer en France.

Le 30 octobre, dans la partie nord du saillant d’Ypres, devant nos troupes des 9e et 32e corps et du 2e corps de cavalerie, la journée se passe sans incident sérieux. Mais, sur la face sud, à la droite du 1er corps et à la gauche du corps de cavalerie britanniques, les allemands déclenchent une puissante offensive, à laquelle prennent part le XVe corps, la 48e division de réserve et la 26e division d’infanterie, débouchant de la Lys entre Menin et Warneton.

Après avoir subi un feu d’artillerie d’une extrême violence, la cavalerie britannique (2e et 3e divisions), fortement étirée et dépourvue de soutien d’infanterie, est rejetée de Zanworde et d’Hollebeke sur Klein-Zillebeke et Saint-Éloi, à cinq kilomètres d’Ypres. En même temps, la 1ere division de cavalerie britannique perd en partie Messines. L’accès sud-est d’Ypres est de ce fait sérieusement facilité à l’ennemi, et dès à présent le noeud des communications des armées alliées, qui se croisent dans la ville, est sous le canon allemand. Heureusement, le général commandant le 9e corps français, mesurant la gravité de la situation, se porte au secours de son voisin et dirige immédiatement sur Zillebeke toutes ses forces disponibles, trois bataillons d’infanterie, qui arrivent étayer à la nuit le front anglais.

Vers la fin de l’après-midi, un premier compte rendu de ces événements m’est apporté à mon quartier général de Cassel par le capitaine de Bertier De Sauvigny, officier de liaison près du maréchal French, sans que j’en puisse même mesurer toute la portée. D’une façon générale, dans la bataille moderne, où l’on ne voit rien de jour, surtout en pays couvert, on ne connaît les résultats obtenus que par les comptes rendus indiquant les localités tenues par les troupes en fin de journée. Mais, dans le cas de rupture ou simplement de déplacement du front en arrière, les comptes rendus sont tardifs, incertains, incohérents, les troupes ayant peu de liaison entre elles. C’est au total dans les circonstances graves, que le commandement est le plus mal informé par les exécutants et qu’il risque de ne pas avoir le temps de réparer le mal subi, par des dispositions nouvelles. J’attendais le renseignement d’un officier de mon état-major, le capitaine Réquin, envoyé sur place dès le matin. Cet officier me faisait savoir, vers 22 heures, qu’il y avait certainement une solution de continuité dans le front de la cavalerie anglaise, qu’elle ne pourrait combler faute de moyen. Par cette brèche, si elle n’était rapidement fermée, c’est Ypres que l’on peut atteindre. Je demande aussitôt par téléphone au grand quartier général britannique à Saint-Omer si l’on a des renseignements précis sur la situation finale de la journée, en particulier dans la région d’Hollebeke et de Saint-Éloi, et comme on me répond que l’on ne sait rien de plus, je téléphone que je pars immédiatement pour Saint-Omer trouver le maréchal French. Il va être minuit. à attendre davantage, nous risquons de voir, dans la matinée du lendemain, l’ennemi foncer dans la trouée qu’il a ouverte, ou tout au moins s’installer solidement à faible distance d’Ypres, y interdire toute circulation, et par là imposer la retraite, sous son canon, de nos troupes qui combattent à l’est de la ville, c’est-à-dire de la majeure partie de l’armée. Ce serait le désastre presque consommé.

J’arrive à Saint-Omer à minuit et demi. Je vois mon ami le général Wilson et fais réveiller le maréchal French. Nous examinons ensemble la situation. Les britanniques n’ont aucune force disponible pour boucher le trou. De mon côté, dans la matinée du 31, j’aurai à Elverdinghe huit bataillons du 16e corps débarqués. Un certain nombre s’y trouve déjà. Je propose au maréchal de les envoyer sans retard pour fermer la brèche de sa ligne anglaise, mais il n’y a pas une minute à perdre pour que leur transport puisse être effectué avant le jour. Le maréchal ému me témoigne chaleureusement sa reconnaissance. Rentré à Cassel à 2 heures du matin, j’ordonne immédiatement que les bataillons de la 32e division, en cours de réunion à Elverdinghe, seront aussitôt, et à mesure de leur arrivée, transportés en automobile à Saint-Éloi et engagés en liaison avec les troupes britanniques. Nous avons ainsi réparé les effets d’une surprise sérieuse ; ils eussent pu être profonds.

Nous n’étions pas au bout de nos peines. Dès l’aube du 31, la lutte reprend sur tout le front avec la même intensité que la veille, sans grand événement sur la branche nord du saillant d’Ypres que tiennent les corps français, mais dans des conditions graves à la branche sud que tient l’armée britannique. Là, l’ennemi renforcé d’un nouveau corps d’armée, le IIe bavarois, et excité par son succès de la veille, multiplie ses attaques de Gheluwelt à Messines.

La 1ere division anglaise, malgré une très belle résistance, ne peut se maintenir dans Gheluwelt qui tombe au pouvoir des allemands. Brisée, la ligne anglaise reflue, au milieu de l’après-midi, dans les bois entre Veldhoek et Hooge. Le château d’Hooge est violemment bombardé. Les commandants des deux premières divisions anglaises, ainsi que plusieurs officiers de leurs états-majors, sont tués ou blessés. La situation est critique. Le commandement anglais la voit à ce point compromise qu’il envisage la retraite de tout le 1er corps britannique. Une pareille décision était l’aveu et le commencement d’une défaite, et d’une défaite qui pouvait se transformer en désastre, par la situation dans laquelle elle laissait les troupes de la branche nord du saillant, en grande partie coupées de leurs communications. Un hasard providentiel allait permettre de conjurer ce désastre.

À l’heure où le repli anglais va commencer, je me trouve à la mairie de Vlamertinghe avec les généraux D’Urbal, commandant l’armée, et Dubois, commandant le 9e corps, lorsque j’apprends par le commandant Jamet, officier de liaison français près du général Haig, commandant le 1er corps britannique, la gravité des événements survenus sur le front britannique. Au même moment, entre 15 et 16 heures, passe à Vlamertinghe le maréchal French. Il vient de quitter son 1er corps au château d’Hooge. Apprenant ma présence à la mairie, il m’y rejoint, et la conversation s’engage aussitôt sur la situation du moment et la décision de retraite qui va être exécutée. Il fait un tableau particulièrement noir de l’état du 1er corps d’armée. Les troupes sont en pleine retraite sur Ypres, l’artillerie lourde se retire au trot vers l’ouest, les routes sont encombrées et obstruées de voitures à munitions et de véhicules de toute sorte, comme aussi par la foule des blessés affluant vers Ypres. C’est le commencement de la défaite. Avec des troupes aussi éprouvées, impossibles à réunir et à reconstituer, la ligne anglaise est finalement brisée, et si on leur demande de continuer la bataille, le maréchal, dit-il, n’a plus qu’à aller se faire tuer avec le 1er corps britannique.

Sans méconnaître aucunement la violence de la crise que traverse le 1er corps britannique, j’envisage par-dessus tout la gravité des crises que sa retraite prépare aux armées alliées, engagées à plusieurs kilomètres autour d’Ypres et bientôt à leur cause. Devant le formidable assaut que nous subissons, tout mouvement de recul consenti de notre part appelle sur nous les flots d’une vaste attaque concentrique, que nous ne pouvons ni enrayer ni endiguer.

En arrière de notre ligne de combat, la nature ne nous offre aucun obstacle à utiliser ; nous n’avons pu, faute de temps, organiser une position de repli. Une retraite dans ces conditions, avec les effectifs relativement faibles que nous présentons, et dans le terrain vaste mais morcelé de la bataille, va promptement se transformer en débâcle, surtout de jour, nous jeter désemparés et désorganisés dans la plaine flamande, pour être promptement emportés jusqu’à la côte. Mais, d’ailleurs, le 1er corps britannique est seul en retraite, nos autres corps tiennent toujours ; le 9e corps français peut mettre des réserves à sa disposition ; le lendemain doivent arriver de nouveaux renforts français. Pour le moment, je demande donc que le 1er corps britannique soit à tout prix maintenu sur place, et je vais faire attaquer, afin de le dégager le plus possible de l’étreinte de l’adversaire.

En même temps que je formule cette manière de voir, j’en écris les principes, en quelques lignes, sur une feuille de papier, tant pour bien fixer mes idées que pour les communiquer sous une forme définie et précise à mon interlocuteur. Ce papier assez informe est remis par moi séance tenante au maréchal French. Il porte :

Il est absolument indispensable de ne pas reculer, et pour cela de tenir, en s’enterrant, le terrain sur lequel on se trouve cela n’empêche pas de faire organiser une position en arrière qui se lierait à Zonnebeke à notre 9e corps.

Mais tout mouvement en arrière exécuté par un ensemble de troupes déterminerait une poussée de l’ennemi, et un désordre sans doute des troupes, qui doivent le faire écarter absolument.

La 2e division britannique en particulier semble devoir être maintenue aux environs de Zonnebeke en liaison avec le 9e corps français.

L’heure avancée de la journée permet cette organisation. Il est inutile de reculer, dangereux en plein jour de le faire.

Le maréchal a le bon sens et la droiture de le prendre. Il ajoute au verso quelques mots de sa main, exprimant qu’il se rallie entièrement à ma manière de voir, et l’envoie pour exécution au général Haig par son aide de camp, le commandant Barry, accompagné de son secrétaire particulier Fitz Gerald. Tout mouvement de retraite du 1er corps britannique est contremandé ; la bataille est à poursuivre sur les emplacements que l’on tient actuellement, sans reculer davantage. La valeur des troupes va se montrer à la hauteur de cette décision capitale. Le soir même, la défense anglaise est de nouveau établie sur ses positions. Le 1er corps britannique, si éprouvé ce jour-là, le sera encore fortement plusieurs jours de suite. Il ne quittera, malgré tout, la position qu’il a maintenue au prix de ses sacrifices, qu’après le 15 novembre, une fois la bataille complètement et heureusement terminée. Quels résultats n’a-t-il pas par là assurés à son pays ?

De part et d’autre du canal d’Ypres, l’intervention rapide des troupes françaises, dans la journée du 31, rétablit les affaires, en soulageant la droite du corps Haig et la gauche du corps de cavalerie Allenby.

Immédiatement au nord du canal, le général Moussy, qui a constitué un détachement avec les troupes françaises du 9e corps envoyées successivement depuis la veille à Zillebeke, attaque, conformément aux ordres qu’il a reçus, le parc et le château d’Hollebeke.

Après avoir gagné quelques centaines de mètres, il est en butte à une offensive puissante de l’ennemi, qui le cloue sur place. Toute progression lui devient impossible, mais il se maintient héroïquement sur ses positions, malgré un bombardement très violent et des pertes très sensibles.

Sur la rive sud du canal, précédées par de la cavalerie, les premières troupes du 16e corps, sous les ordres du colonel De Woillemont, attaquent en direction d’Houthem. Elles se heurtent bientôt à la 26e division allemande qui fait effort sur Saint-Éloi, et, de même que le détachement Moussy, elles ne peuvent mieux faire que de se maintenir sur place, où elles résistent à tous les assauts ennemis.

Plus à droite, le corps de cavalerie Allenby, après avoir été chassé de Messines dans la matinée, réoccupe au soir ce point d’appui.

En résumé, la journée du 31 octobre a été caractérisée par une lutte acharnée et sanglante. La retraite du 1er corps anglais vers Gheluwelt en a marqué la crise la plus grave ; malgré tout, nous sommes parvenus à mettre en échec les efforts de l’ennemi. Ceux-ci vont redoubler dans les journées suivantes.

Pour les déjouer, comme aussi pour soulager le 1er corps anglais, je prescris au général D’Urbal que, le 1er novembre, deux attaques seront effectuées de part et d’autre de ce corps d’armée. Elles vont viser à déborder et à envelopper les troupes allemandes qui l’attaquent de front. Rentré le soir à mon quartier général de Cassel, je rédige l’instruction suivante, qui résume cette décision et que j’adressai à la fois au général D’Urbal et au grand quartier général britannique :

Que le 1er corps anglais et la division Rawlinson tiennent et organisent solidement la position depuis la droite du 9e corps français jusqu’à Klein Zillebeke.

À sa gauche, le 9e corps français attaquera en prenant sa direction sur Bécelaëre et à l’est.

Les troupes françaises du général D’Urbal attaqueront en partant du front Saint-Éloi, Wystchaëte sur Hollebeke.

Des troupes françaises nouvelles arriveront dans la matinée en renfort.

Les bataillons du 9e corps déjà mis à la disposition du général Douglas Haig devront être lancés à l’attaque ou bien remis à la disposition du général D’Urbal.

Ce dernier paragraphe souligne une fois de plus l’idée bien arrêtée du haut commandement français que les renforts envoyés sur tel ou tel point menacé n’aillent pas se fondre dans la ligne de bataille, mais qu’au contraire leur entrée en ligne se manifeste toujours par un mouvement offensif, seul capable d’en imposer à l’ennemi.

La lutte reprend le 1er novembre, au point du jour, et se poursuit toute la journée avec la plus grande violence. La crise sur notre front va atteindre au degré le plus aigu sur la route de Menin, comme aussi vers Messines. Les troupes françaises de la branche nord du saillant d’Ypres poursuivent en vain leurs efforts pour progresser ; le 1er corps britannique maintient non sans peine ses positions et repousse tous les assauts ennemis, il a reçu deux bataillons de zouaves de la 42e division française.

Par contre, c’est la même impuissance dans les attaques que nous entreprenons, au 9e corps d’armée et au détachement Moussy, de part et d’autre du 1er corps d’armée britannique. Les attaques allemandes continuent également très violentes sur le corps de cavalerie Allenby, qui, manquant de soutien d’infanterie, se voit rejeter du point d’appui important de Messines. L’intervention des troupes de notre 32e division arrête à temps l’attaque ennemie de ce côté, et par là permet à la ligne anglaise de se rétablir. J’en apprends les nouvelles successives à Vlamertinghe, au début de l’après-midi. Je demande aussitôt à voir le maréchal French, qui se trouve à son poste de commandement de Bailleul ; il accourt à Vlamertinghe, et j’insiste de nouveau auprès de lui pour que les positions anglaises soient maintenues à tout prix, reprenant les mêmes arguments que la veille.

Le maréchal French cependant continue à se montrer très inquiet et insiste sur l’état de fatigue de ses troupes. J’ordonne, pour rétablir la situation du côté de Messines, que le 1er corps de cavalerie français se porte dans la région sud-ouest de Poperinghe, et envoie d’urgence ses forces les plus proches en renfort au général Allenby. La journée du 1er novembre a été particulièrement dure et cela ne sera pas la dernière de cette rigueur. L’ennemi a tout fait pour la rendre décisive. Le commandement a monté au plus haut point le moral des troupes. Le duc de Wurtemberg, commandant la ive armée, le prince Rupprecht De Bavière, commandant la vie, le général von Diemling, commandant le vie corps, leur ont adressé des ordres significatifs. La percée sur Ypres sera d’une importance décisive… elles ont donné sans compter. Le kaiser devait entrer ce jour-là à Ypres. Dans la matinée, il était venu de Thielt à Menin. Il devait être à 15 heures à Gheluwe.

La résistance des troupes alliées avait une fois de plus ruiné les espoirs de l’ennemi. Entre temps, j’avais été convoqué à Dunkerque, pour recevoir à 16 heures le président de la république et un certain nombre de personnalités politiques. On arrivait de Paris, croyant la bataille beaucoup plus avancée et la victoire acquise ; nous en étions encore loin. Retenu par les événements de la bataille, je ne pus m’y trouver que vers 18 h. 30 ; mon chef d’état-major, le colonel Weygand, m’y avait précédé dès 16 heures pour expliquer mon retard. Avec le président se trouvaient M. Millerand, ministre de la guerre, le général Joffre, M. Ribot, ministre des finances, lord Kitchener, ministre de la guerre britannique, et M. Paul Cambon, ambassadeur à Londres. Ces deux derniers venaient de traverser la Manche. Le contrecoup de nos secousses des derniers jours s’était déjà fait sentir en Angleterre. Lord Kitchener en particulier était très inquiet et m’aborda en disant : eh bien ! Nous sommes battus. Je lui répondis que nous ne l’étions pas et que j’espérais bien que nous ne le serions pas. Je contais dans le détail les événements des trois dernières journées en particulier, qui avaient infligé des pertes sérieuses aux armées alliées, et comme je concluais que nous demandions au ministre de la guerre britannique de nous envoyer le plus tôt possible des renforts, lord Kitchener, en ce 1er novembre 1914, alors que les jours nous paraissaient longs comme des mois, me répondit : le 1er juillet 1915, vous aurez en France un million de soldats anglais instruits. Avant cette date vous n’aurez rien ou à peu près. Dans un ensemble parfait, nous reprenions : nous ne demandons pas tant, mais nous le voudrions plus tôt et de suite, et lui de répondre : avant cette date ne comptez sur rien. Il nous restait donc à passer encore, sans plus d’aide, bien des heures difficiles.

Néanmoins, dans sa conversation, j’avais été frappé de sa juste vision de la guerre, à laquelle il prévoyait une longue durée. C’est dans cet esprit d’ailleurs que ce puissant organisateur avait, dès le mois de septembre, au lendemain de la Marne, entrepris dans l’empire britannique la formation de considérables armées.

Après avoir terminé mon compte rendu sur le présent et fixé mes idées sur les renforts à recevoir, je prenais promptement congé du président de la république et de son entourage, pour rentrer à mon quartier général de Cassel connaître les résultats définitifs de la journée, et arrêter les décisions à prendre pour le lendemain. Après une nuit agitée par la canonnade et la fusillade ininterrompues, la lutte reprend le 2 novembre sur tout le front.

Sur la branche nord, il ne se produit pas d’événement important, mais, au sud de la voie ferrée d’Ypres à Roulers, les allemands, renforcés d’une nouvelle division, attaquent et font sur certains points des efforts acharnés.

Dans le voisinage de la voie ferrée, en direction de Zonnebeke, ils sont arrêtés par une brigade de la 6e division de cavalerie et des troupes de la 18e division françaises. Plus au sud, ils réussissent à faire céder la ligne anglaise à l’est et au sud de Veldhoek, jusqu’à s’ouvrir ainsi de nouveau la route d’Ypres. Mais le danger est conjuré par l’intervention du général Vidal du 16e corps, qui jette ses troupes disponibles sur Veldhoek et enraye de ce côté l’attaque allemande.

Pendant ce temps, la situation est très critique au sud du canal, où un détachement, sous les ordres du colonel Olleris, assailli dès le point du jour, cède sous le choc et se trouve rejeté jusqu’à Saint-Éloi.

Pour le dégager, le détachement Moussy essaye en vain de déboucher au sud du canal, il ne parvient pas à développer son action. La situation reste des plus difficiles jusqu’à 17 heures, heure où notre artillerie reprenant le dessus fauche les rangs ennemis et les cloue sur place.

La journée du 2 novembre a été marquée encore par une lutte acharnée et sanglante. L’activité de nos détachements, intercalés dans le front, a paré à la particulière violence, sur certaines directions, de l’assaut général de l’ennemi.

L’épuisement des troupes commence à être grand. Le 1er corps britannique, en particulier, fort de trois divisions, ne présente plus que neuf mille fusils en ligne. On soupire après une détente et il y a heureusement des raisons très sérieuses de penser que la journée du 2 marquera la fin des attaques allemandes, sur le front anglais du moins. Les échecs subis par l’ennemi dans les dernières journées, ainsi que les pertes très sérieuses qu’il a ressenties, ne peuvent pas ne pas l’avoir éprouvé profondément.

Dans la matinée de ce même jour du 2 novembre, j’avais reçu de bonne heure, à mon quartier général de Cassel, la visite du président de la république. Il avait vu le roi des belges à Furnes, il était accompagné du général Joffre et de M. Millerand. L’hospitalité que j’offrais à l’hôtel du sauvage à ces hôtes illustres ne manquait pas de se ressentir de la sévérité des épreuves que nous traversions, mais elle était empreinte de la plus grande confiance et surtout d’une résolution bien ferme de tenir tête à l’invasion en l’arrêtant définitivement. La nuit du 2 au 3 se passe dans un calme relatif.

Dans la journée du 3, les allemands, se sentant réduits à l’impuissance, entreprennent, comme ils ont la coutume de le faire en pareil cas, un bombardement systématique d’Ypres. Ils ne procèdent par ailleurs qu’à des attaques partielles, sans résultat. Il en est de même dans la journée du 4. Au total, à cette date, la ruée concentrique sur Ypres a échoué. Malgré l’accumulation des effectifs et des moyens matériels mis en oeuvre, elle s’est brisée contre un mur d’airain formé de forces moindres, elle ne peut être prolongée. L’état-major allemand se voit contraint de réduire ses ambitions.

Impuissant, dans une attaque de masses, à renverser sur tout son pourtour la barrière des alliés et à enlever le centre d’Ypres qui lui ouvre la route de la côte, il va essayer de faire sauter le saillant qu’elle constitue, en en attaquant les deux charnières, celle du nord et celle du sud d’Ypres.

À défaut du succès stratégique qui lui a échappé, il terminera du moins l’aventure des Flandres par un succès tactique, qui, en consolidant sa situation sur le front d’occident, lui permettra de se retourner plus librement contre la Russie. Ce résultat, il peut d’ailleurs l’obtenir sans même conquérir Ypres, car un progrès notable aux charnières du saillant lui permettrait, par son canon approché au sud et au nord, de gêner nos communications convergeant à Ypres, au point de nous obliger à replier nos troupes du demi-cercle. C’est ainsi que les intérêts des deux adversaires, après s’être rencontrés dans une lutte violente à l’est de cette ville, vont encore se heurter au nord et au sud.

Dès le 5, l’ennemi, renforcé d’une nouvelle division, attaque violemment au sud, dans la région de Wytschaëte, tandis que nous progressons vers Messines. En même temps, au nord, il engage avec succès le IIIe corps de réserve, retiré du front inondé de l’Yser, sur Bixschoote et Langemarck. Partout ailleurs il reste sur la réserve.

Ces actions se poursuivent avec la plus grande violence dans la journée du 6, se concentrant au sud sur les deux rives du canal d’Ypres, où se produit pour nous une crise assez sérieuse, et au nord sur le front Bixschoote-Langemarck, où elles échouent avec des pertes sanglantes pour l’adversaire. Ce sont des journées coûteuses pour la jeunesse allemande.

La bataille reprend avec acharnement le 7, surtout au sud, où la crise s’accentue aux abords du canal. Nous perdons Klein-Zillebeke ; la situation n’est rétablie que dans la journée du 8, où nous rejetons l’ennemi à la voie ferrée d’Ypres à Comines. Après une journée du 9 sans événement capital, la lutte recommence énergique dans la journée du 10. L’effort allemand se porte principalement au nord d’Ypres. Définitivement immobilisé de Nieuport à Dixmude par l’inondation, il a pu récupérer sur le bas Yser des forces importantes ; il va les engager dans le terrain encore abordable qui commence à Dixmude et s’étend en amont. Dès le matin, il prononce une très grosse offensive sur tout le front de l’Yser, avec l’intention évidente de franchir le fleuve. Son effort se porte principalement sur Dixmude et Steenstraete.

Nos fusiliers-marins sont rejetés de Dixmude et contraints de repasser sur la rive gauche de l’Yser, où ils occupent une position précédemment organisée. Une partie de notre 32e corps est également rejetée sur la rive gauche de l’Yser. Par là, nous perdons les débouchés sur la rive droite, et nous voyons se rétrécir le goulot d’Ypres.

Fait plus grave encore, l’ennemi parvient à franchir l’Yser à Poesele et à jeter quelques éléments sur la rive gauche du fleuve. Il y a là une menace des plus sérieuses ; nous ne parviendrons à la faire cesser, en rejetant l’ennemi sur la rive droite, que par l’entrée en ligne de forces nouvellement arrivées du 20e corps.

Mais, le 11, les allemands, poursuivant leur entreprise, attaquent fortement au sud. Le bombardement d’Ypres a redoublé de violence dans la nuit, il se poursuit dans la matinée. L’attaque se développe ensuite avec de nouveaux moyens, dont une division de la garde, de Kapellerie à Veldhoek. En même temps, au nord, l’ennemi tente d’étendre son occupation sur la rive gauche de l’Yser. C’est une journée de sérieuse bataille encore. Malgré la violence de ses efforts, l’ennemi ne peut enregistrer aucun succès important. Il est contenu sur tout le front et même, sur certains points, obligé de céder du terrain.

Le 12, la lutte se poursuit sans donner plus de résultats. Le 13, on ne se bat plus que dans la direction de Zonnebeke. Avec cette dernière tentative, prend fin la série des combats violents engagés devant Ypres. Par la suite, il y aura bien quelques combats encore assez vifs, ce ne seront que des actions locales. Le 13, la bataille d’Ypres s’éteint. Les tentatives allemandes pour faire sauter le saillant d’Ypres, en l’attaquant à la charnière nord et à la charnière sud, ont amené deux sérieuses batailles de plusieurs jours. Elles sont restées sans résultat. Le 18 novembre, les armées se trouvent entièrement stabilisées de part et d’autre.

Dès l’arrêt de la bataille, nous profitons du répit laissé par les événements pour reconstituer nos grandes unités et les faire reposer. L’arrivée des renforts envoyés par le général en chef facilite grandement ces opérations.

Beaucoup de nos troupes étaient à bout de forces ; leur relève s’imposait d’une façon urgente. J’avais entrepris avec le maréchal French des négociations sur le partage du front à tenir et sa répartition entre les forces alliées. Après plusieurs journées d’entretien très serré, car chaque armée était fortement épuisée, nous arrivions à une entente fixant les zones à tenir par chacune d’elles.

En définitive, à la date du 20 novembre, les forces alliées dans le nord de la France comportent :

1. Derrière l’Yser inondé, l’armée belge, encadrée à droite par la 89e division territoriale, à gauche par la 81e division territoriale, ces deux divisions renforcées d’éléments actifs ;

2. Sur le pourtour du saillant d’Ypres, s’étendant de Knocke à Wytschaëte, la 8e armée française ; elle a en ligne, du nord au sud, les 32e et 20e, 9e et 16e corps ; elle dispose de la valeur d’une division et demie en réserve. Je garde en outre à ma disposition la brigade de fusiliers-marins, la 87e division territoriale, le 1er et le 2e corps de cavalerie.

3. De Wytschaëte à Festubert, l’armée britannique, ayant en première ligne, de gauche à droite : les 2e, 3e, 4e corps et le corps indien. Le 1er corps et le corps de cavalerie sont en réserve.

4. De Festubert à Beaumetz-Les-Loges, la 10e armée française avec, en première ligne, du nord au sud, les 21e, 33e et 10e corps.

L’organisation des positions défensives de deuxième ligne est vivement poussée dans le secteur d’Ypres. Toujours incertains de la situation de l’adversaire, nous entreprenons en même temps des reconnaissances d’avions et de cavalerie, en vue de déterminer si des mouvements de retrait de troupes ennemies ne sont pas en cours, et nous demandons à la marine de Dunkerque de déterminer les emplacements des batteries allemandes de la côte, au nord de Nieuport.

Ces reconnaissances constatent que les tranchées allemandes sont fortement occupées. Elles se heurtent partout à des coups de fusils et à des coups de canons. Celles de la marine ne peuvent s’aventurer dans les champs de mines semées contre les sous-marins au débouché des rades belges. Au total l’ennemi semble s’installer solidement sur ses positions.