MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE LA GUERRE DE 1914-1918

LE VINGTIÈME CORPS.

Chapitre III — Le 20e corps pendant la retraite de la Meurthe et la contre-offensive, 21-28 août 1914.

La retraite derrière la Meurthe, 21 au 23 août. – l’offensive du 20e corps au nord et au sud du Sanon, 24, 25 août. – l’attaque d’ensemble de la 2e armée sur les communications de l’adversaire, 26 août. – le général Foch quitte le 20e corps pour un autre commandement, 28 août. – conclusion sur les opérations en Lorraine.

 

 

La belle attitude du 20e corps d’armée à la bataille et durant la retraite de la veille me laisse toute confiance pour l’exécution de la mission dont j’ai la charge. D’ailleurs, non seulement l’ennemi n’a exécuté aucune poursuite dans la journée du 20, mais tout contact est perdu par nos arrière-gardes dans la matinée du 21. Cependant, le général commandant la 2e armée prend, dès la matinée du 21, la décision de replier les gros de son armée derrière la Meurthe ; les 16e et 15e corps d’armée en première ligne, avec leurs avant-gardes maintenues à l’est de la rivière ; le 20e corps d’armée formant réserve dans la région de Saint-Nicolas. L’armée sera protégée, à son aile gauche, par la position du Grand-Couronné, que tiendront les 59e et 70e divisions de réserve, renforcées par une partie du 9e corps d’armée.

Les allemands ne manifestant pas la moindre activité pour les retarder ni même les inquiéter, les mouvements s’effectuent avec le plus grand ordre et dans un calme absolu. Dans la soirée, je vois moi-même le commandant de l’armée à son quartier général de Nancy, et, après lui avoir témoigné de l’excellent moral de mon corps d’armée, je rentre à Saint-Nicolas.

Le 22 au matin, le 20e corps est réuni dans la région de la Meurthe, la 11e division d’infanterie à Saint-Nicolas, Varangéville, la 39e division à Art-Sur-Meurthe, Lenoncourt. Il ne doit pas, en principe, faire mouvement dans la journée du 22, mais, étant en réserve d’armée, il doit prendre ses dispositions pour satisfaire à tout ordre.

Or, dès 5 h. 30, le 15e corps d’armée ayant fait connaître qu’en raison de l’état de fatigue de ses troupes, il ne lui paraît pas possible de résister à une attaque ennemie sur la rive droite de la Meurthe, le général commandant la 2e armée invite le commandant du 20e corps à envoyer à Flainval et Anthelupt une avant-garde qui se substituera à celle du 15e corps.

En conséquence, je prescris à la 11e division d’y porter immédiatement une brigade et un groupe de son artillerie. Cette brigade occupe, un peu avant midi, la position prescrite. Dans la soirée, elle est attaquée par une brigade bavaroise, débouchant de Crévic, qui tente à quatre reprises de s’emparer des hauteurs de Flainval. Mais elle maintient l’occupation de sa ligne, permettant ainsi au 15 e corps de retirer ses troupes.

À 23 heures, sa mission terminée, le commandant de la brigade reçoit l’ordre de se replier en faisant sauter les ponts de la Meurthe. Le général commandant la 2e armée a, en effet, résolu de reporter toutes ses forces sur la rive gauche de la Meurthe, et d’y prolonger le front de résistance du Grand-Couronné de Nancy. Le 23, à 3 heures, tous les éléments du 20e corps sont repassés à l’ouest de la rivière. Le quartier général est à Manoncourt-En-Vernois. La retraite de la 2e armée s’arrêtait à la Meurthe et aux positions du Grand-Couronné de Nancy. En arrière de cette ligne de résistance d’une valeur incontestable, les troupes allaient pouvoir se réorganiser et se reposer sans doute. La 2e armée se voyait, en outre, renforcée de deux nouvelles divisions de réserve. D’ailleurs, en raison de notre prompte rupture du combat, dans la matinée du 20, et de l’absence de poursuite de l’ennemi dans cette journée comme dans celle du 21, il n’y a eu ni décision au profit de ce dernier, ni désorganisation à notre détriment. Par suite, les conséquences de notre échec sont réparables et nous pouvons envisager dans de bonnes conditions la reprise de nos opérations. La conduite de l’ennemi principalement va en fixer la nature comme le moment.

En face du 20e corps, l’ennemi atteint maintenant les hauteurs de la rive droite de la Meurthe. Dans la journée du 23, il s’emploie surtout à installer ses batteries, à creuser des retranchements, et ne manifeste son activité que par deux attaques partielles qui échouent sous les feux de l’artillerie du 20e corps.

La journée du 23 n’a pas été perdue par la 2e armée ; ses unités ont eu la possibilité de se reformer et de s’organiser sur leurs positions. Le général De Castelnau peut, par suite, disposer d’une masse de manoeuvre dont les circonstances vont bientôt fixer l’emploi. Le 23, dans la soirée, le général commandant la 2e armée prescrit à la gauche de son armée de se tenir prête à attaquer, si les circonstances le demandent.

Le 24, au milieu de la journée, ayant appris que des forces ennemies évaluées à deux corps d’armée au moins défilent du nord au sud en direction de Lunéville, prêtant ainsi le flanc droit à la direction de Nancy, il ordonne au groupe de divisions de réserve et au 20e corps d’attaquer en direction de l’est. L’attaque du 20e corps, bien appuyée par l’artillerie, progresse sans encombre et atteint, à 18 heures, les hauteurs de Flainval et du bois de Crévic sur lesquelles je l’arrête. La manoeuvre exécutée par l’ennemi dans la journée du 24 a dévoilé clairement ses intentions. Ayant poussé le gros de ses forces sur Lunéville, il a pris dès à présent comme direction la trouée de Charmes.

Pour déjouer ce plan, le général commandant la 2e armée décide, pour le 25, tout en maintenant l’ensemble de son front, d’attaquer violemment par sa gauche, pour atteindre la route Arracourt, Einville, Lunéville, qui paraît être la ligne de communication de l’ennemi. Sa droite agira en liaison avec la 1re armée. L’attaque de gauche incombe au 20e corps et au groupe de divisions de réserve. Dès les premières heures de la matinée, la 39e division, en liaison avec la 70e division de réserve, se porte à l’attaque au nord du Sanon et rejette l’ennemi des hauteurs à l’ouest du bois d’Einville. Vers midi, le 15e corps ayant progressé de façon sensible à sa droite, je donne l’ordre à la 11e division d’attaquer à son tour au sud du Sanon. La lutte est violente ; les quatre régiments de la division y sont engagés dans de durs combats et se rendent maîtres des hauteurs d’Anthelupt et de Vitrimont.

Pendant ce temps, l’ennemi accentue la résistance au nord du Sanon, où ses communications sont directement menacées. Il y accumule des troupes nombreuses. La lutte est des plus violentes pour la 39e division d’infanterie, à l’ouest du bois d’Einville. Sa droite est rejetée sur le bois de Crévic, qui devient le théâtre de combats acharnés et tombe vers 17 heures aux mains de l’ennemi. Sa gauche est dans une situation plus précaire encore du fait des épreuves infligées à la 70e division de réserve. Découverte à la fois sur sa droite par la perte du bois de Crévic, et sur sa gauche par le fléchissement de la 70e division de réserve, la 39e division exécute en bon ordre, à partir de 18 heures, un léger repli. En définitive, la journée du 25 août a été dure pour le 20e corps d’armée. Avec des alternatives variées il a livré une bataille des plus sérieuses et des plus vives. Il a donné un violent coup de boutoir dans le travers des entreprises ennemies.

Si les progrès réalisés n’ont pas été sensibles sur tout son front, ce sont des forces très importantes de l’ennemi qu’il a appelées sur lui, et auxquelles il a tenu tête. N’auront-elles pas fait défaut là où il s’agissait de percer, sur la route de Charmes ? S’il n’a pas été obtenu de décision, sans doute l’on doit attendre de son action des conséquences sérieuses pour l’opération de l’armée, à la condition que ses troupes maintiennent l’ennemi sous la menace d’une nouvelle attaque et restent prêtes à entamer immédiatement la poursuite déjà commencée par la droite de l’armée et le corps de cavalerie. C’est ainsi que je m’exprimais au soir du 25 août, alors que je connaissais les résultats d’ensemble obtenus par la 2e armée, dont les corps de droite ont réalisé une avance importante.

Les dispositions ordonnées par la 2e armée, pour la journée du 26, visent l’exploitation du succès obtenu la veille par son aile droite. Le général De Castelnau donne l’ordre de poursuivre l’offensive et de la pousser jusqu’à l’extrême limite des forces. Le 20e corps d’armée a pour direction générale Valhey, Bezange-La-Petite. Ses troupes, malgré le gros labeur déjà fourni et les pertes subies, sauront encore donner l’effort indispensable pour obtenir la victoire. Le 26 à 5 h. 30, de mon poste de commandement, je donne à mes deux divisions d’infanterie l’ordre de se mettre en marche dès que les possibilités de l’ennemi le permettront, la 11e division sur Einville, la 39e division sur le bois de Crévic, Valhey.

À 7 heures, les divisions donnent l’ordre d’attaquer. La 11e division agira entre la route de Nancy et le Sanon, faisant son effort principal sur les hauteurs de Friscati qui dominent Lunéville. Par suite d’un retard dans la préparation d’artillerie, l’attaque ne peut être déclenchée qu’à 12 h. 15. Elle progresse d’abord favorablement, dépasse Vitrimont. Le 69e s’engage résolument vers le signal de Friscati et prend pied sur les pentes. Mais à ce moment, il est 13 h. 45, ce régiment, qui cherche à déboucher du signal, est pris à partie par un feu violent d’infanterie et d’artillerie, que l’artillerie de la 11e division ne parvient pas à maîtriser. Durant trois heures, toutes les troupes de la 11e division sont soumises au bombardement des batteries allemandes et ne gagnent que peu de terrain. Par suite, la situation du 69e sur le signal de Friscati ne laisse pas d’être précaire. Il réussit néanmoins à s’y maintenir.

Tandis que la 11e division livre ces combats au sud du Sanon, la 39e, dont les troupes sont très fatiguées par les journées précédentes, progresse lentement, et, à la nuit, elle n’a pas pu faire mieux que de s’installer à l’est du bois de Crévic, la droite au Sanon. De même, par suite de l’état de fatigue et des pertes subies précédemment, les 15e et 16e corps ne sont pas en état d’entamer une poursuite sévère. En fait, les efforts incessants et le manque de sommeil se font durement sentir. Néanmoins, en dépit d’une fatigue extrême, le moral du 20e corps demeure excellent, et son attitude sous le feu a été en tous points remarquable durant la journée du 26.

La bataille, qui dure depuis plusieurs jours, et la crise de l’offensive allemande marchant à la Moselle de Charmes ont atteint leur limite sur tout le front de la 2e armée ; la poussée de l’ennemi vers le sud est arrêtée, et il a dû engager une très forte action pour garder ses communications, en particulier la route de Lunéville à Einville, contre les vigoureuses attaques du 20e corps. Il s’agit, malgré la fatigue de nos troupes, d’accentuer le retournement de la fortune. Cela va être la tâche des jours suivants.

Toutefois, la situation avancée de la 2e armée par rapport à la gauche de la 1ère permet au général De Castelnau de marquer, pendant vingt-quatre heures, un temps d’arrêt dont les troupes vont profiter pour prendre quelque repos. Il prescrit, en conséquence, que la journée du 27 sera consacrée à s’établir solidement sur le terrain conquis et à reconstituer les unités en vue d’une offensive ultérieure.

Le 28 août, la 2e armée doit reprendre l’offensive en direction générale du nord. Le 20e corps a pour mission d’appuyer l’action du 15e qui attaque sur Lunéville et d’assurer son débouché au nord de cette ville. Dans ce but, la droite de la 11e division reçoit l’ordre d’attaquer à 8 heures sur les hauteurs de Friscati pour en rejeter l’ennemi vers le nord. Mais, par suite de retard au passage de la Meurthe, c’est à midi seulement que son attaque pourra avoir lieu. Le signal de Friscati sera pris dans la journée.

À ce moment j’aurai quitté le 20e corps d’armée, le général commandant en chef m’ayant donné l’ordre de me rendre au grand quartier général pour y recevoir un nouveau commandement. à mon poste de commandement d’Hudiviller, à 12 heures, je me sépare de mes troupes, laissant au commandant de la 11e division, le général Balfourier, le commandement du corps d’armée. J’emmène avec moi le lieutenant-colonel Weygand, du 5e hussards. Il va me servir de chef d’état-major pendant toute la guerre, dans les commandements successifs que je serai appelé à exercer.

Ce n’est pas sans une émotion profonde que je m’éloigne des vaillants régiments du 20e corps d’armée. Dans mon ordre d’adieu, je leur rappelle les efforts glorieux des journées précédentes, et comment ils n’ont jamais battu en retraite que sur un ordre formel du haut commandement. J’arrive à Vitry-Le-François, à 18 heures, retrouver le général Joffre.

Les impressions que j’emportais des rencontres de Lorraine, après ce premier mois de guerre, étaient très nettes. Malgré une indiscutable supériorité d’effectifs et de matériel, notamment en artillerie lourde, le flot de l’invasion a été arrêté, obligé même à reculer. L’élan de l’offensive allemande a été brisé. Grâce à la valeur morale de notre soldat et de notre corps d’officiers, c’est toujours avec calme et résolution que nous avons partout affronté et sévèrement traité l’ennemi.

Si nous n’avons eu ni un Saalfeld ni un Iéna, nous avons évité les Wissembourg, les Froeschwiller, et commençons d’aller de l’avant. Si nous n’avons pas battu l’aile gauche des armées allemandes, nous l’avons réduite à l’impuissance et au repliement.

L’adversaire avait une avance redoutable dans les moyens de la guerre qu’il préparait depuis de nombreuses années. Sur le théâtre particulier de la Lorraine, il a vu son élan, malgré cela, rompu et sans qu’il ait obtenu aucune décision. Il n’a pu imprimer aux événements la marche rapide et victorieuse qu’il attendait d’une incontestable supériorité de moyens. Il a vu échouer ses entreprises, il a été contraint de se replier.

Sa victoire finale s’annonce aujourd’hui comme partie remise. L’exploitation judicieuse des qualités de l’armée française par notre haut commandement n’ouvre-t-elle pas, dès à présent, sur l’ensemble du front, la possibilité d’arrêter les tentatives ennemies et de lui disputer une victoire définitive qui ne peut sortir pour lui que de la supériorité momentanée de ses moyens, dans une offensive menée tout d’abord avec ensemble et en vitesse ? Déjà les renforcements successifs que nous pouvons recevoir de nos réserves comme de notre industrie, sans parler de nos puissants alliés, ne permettent-ils pas d’entrevoir les jours où la fortune tournera définitivement à notre profit ?

Le haut commandement allemand a d’ailleurs montré une incontestable incertitude dans la conduite de la guerre en Lorraine. Malgré tous les préparatifs accumulés sur ce théâtre d’opérations et les forces supérieures dont il y disposait, il n’a pas essayé d’y livrer une bataille défensive à grand résultat, comme il aurait pu le faire en nous laissant nous engager dans le pays et en contre-attaquant seulement alors avec ses moyens réunis. à notre rapide décrochage du 20 août, il n’a fait suivre qu’une poursuite sans activité.

Et quand il s’est décidé à prendre résolument l’offensive, c’est au mépris de nos forces de la Meurthe et du Grand-Couronné qu’il a étroitement visé la percée de notre front à la trouée de Charmes. à la suite de notre attaque de flanc, il s’est trouvé dans l’impuissance de percer, même de maintenir son avance. Il s’est replié. Il a trouvé devant lui, toujours sous l’action de l’attaque de flanc un Morhange retourné.

D’une façon plus générale, on a pu constater qu’avec le nouvel armement, caractérisé par l’automatisme et la longue portée, la capacité de la défensive a tenu en échec la puissance de rupture de l’offensive, assez longtemps pour permettre et favoriser les interventions efficaces de la contre-offensive. Les poches, ces avances partielles sur le terrain, auxquelles a abouti une offensive en apparence heureuse et décisive, sont devenues, malgré des dispositions très coûteuses, bientôt inhabitables et impraticables à l’assaillant, en tout cas avant qu’il ait pu achever son succès et consacrer la rupture définitive de l’adversaire.

 Si le front du défenseur a été contraint de plier devant une supériorité de moyens, il n’a pas été rompu, et ses contre-attaques de flanc ont absorbé les réserves de l’adversaire, et menacé ses communications, au point de mettre bientôt fin à son avance partielle et de déterminer sa retraite.

Il y a bien là de nouveaux sujets de réflexion sur les limites et les faiblesses d’une offensive tout d’abord tactiquement victorieuse, mais qui se

poursuit au mépris des principes que renforce l’armement nouveau. Plus que jamais s’imposent une juste appréciation des possibilités dans des circonstances déterminées, et une étude sérieuse de la situation du moment.

Pour nous avoir arrêtés à Morhange sans nous avoir battus et encore moins désorganisés, le commandement allemand, escomptant un succès qui n’était que négatif, s’est lancé dans l’offensive, a osé entreprendre la marche à la Moselle vers le sud, malgré la résistance de Nancy à l’ouest et celle des Vosges à l’est. Il a dû se replier avant d’avoir atteint la Moselle de Charmes.

La supériorité de ses moyens lui avait inspiré un mépris de l’adversaire et une confiance qu’elle n’avait pu soutenir jusqu’à la victoire. Ce début n’était-il pas le prélude de la bataille de la Marne ?