HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE XXXII.

 

 

Polysperchon rétablit la démocratie athénienne. - Procès et mort de Phocion.

 

Il y avait trois ans qu'Athènes subissait le joug d'Antipater ; elle s'ennuyait de voir toujours une garnison étrangère dans le port de Munychie. Comme Phocion était en grand crédit auprès de la cour de Macédoine, on le priait souvent de solliciter d'Antipater le rappel de ses soldats ; mais Phocion éludait toujours cette demande, soit qu'il désespérât de réussir, soit plutôt, comme dit Plutarque, qu'il vit que le peuple était devenu plus sage et plus facile à conduire, depuis qu'il était tenu en bride par la crainte que cette garnison lui inspirait. La seule chose qu'il demanda à Antipater et qu'il obtint, ce fut qu'un plus long délai fût accordé à la république pour le payement des sommes qu'elle devait à la Macédoine. On s'adressa alors à Démade, qui était du parti macédonien, non par conviction, mais par intérêt. Antipater disait souvent que de deux amis qu'il avait à Athènes, Phocion et Démade, il n'avait jamais pu ni obliger l'un à rien recevoir, ni assouvir l'avidité de l'autre[1]. Démade, qui ne doutait de rien, partit avec son fils pour la Macédoine ; il fut d'abord bien accueilli ; mais bientôt il se trouva gravement compromis par la découverte de certaines lettres. Il avait écrit à Perdiccas, qui présidait la régence en Asie, pour l'engager à retourner en Europe, et à se jeter sur la Macédoine et la Grèce, qui ne tenaient plus, disait-il, qu'à un fil, et encore à un fil vieux et pourri : c'était ainsi qu'il désignait Antipater. Plutarque dit que ces lettres furent interceptées par Cassandre, qui fit arrêter Démade et son fils, et les poignarda de ses propres mains[2]. Selon Diodore, les lettres furent trouvées dans les archives royales, après la mort de Perdiccas ; Démade et son fils furent livrés à la justice et condamnés à mort[3].

Cependant Antipater avait réuni tous les pouvoirs depuis la mort de Perdiccas, et c'était lui qui régnait sous le nom de Philippe Arrhidée et du fils posthume d'Alexandre. Comme il touchait au terme de sa vie, il légua la régence et le commandement suprême des troupes à Polysperchon, l'un des plus anciens capitaines macédoniens. En même temps, il nomma son fils Cassandre chiliarque. C'était la seconde dignité de l'empire ; Cassandre voulait avoir la première. A peine son père eut-il expiré (319), qu'il intrigua avec les principaux gouverneurs de provinces, pour renverser Polysperchon. Celui-ci, afin de se défendre contre ses ennemis, résolut de se concilier les Grecs en les affranchissant. Il publia, au nom des deux jeunes rois, un édit qui abolissait les gouvernements oligarchiques établis par Antipater, et rendait aux villes grecques leur ancienne liberté. Tous les bannis étaient rappelés, à l'exception des assassins et des sacrilèges. La ville d'Orope redevenait indépendante ; mais l'île de Samoa était rendue aux Athéniens[4].

Nicanor, créature de Cassandre, avait succédé à Ményllus comme chef de la garnison qui occupait toujours Munychie. Les Athéniens, à la nouvelle du décret qui avait remis la Grèce en liberté, croyaient qu'ils allaient enfin voir partir les Macédoniens ; mais Nicanor les trompa par de perfides, négociations ; il obtint quelques jours de délai ; et, au lieu de se préparer à partir, il fit entrer la nuit de nouveaux soldats dans le port de Munychie. ; il parvint ainsi à augmenter sa garnison, au point d'être en état de soutenir un siège contre ceux qui viendraient l'attaquer. Il fut même bientôt assez fort pour prendre l'offensive : il fit une sortie nocturne et s'empara, du Pirée. On se figure quelle fut l'irritation des Athéniens, quand le lendemain matin ils s'aperçurent qu'au lieu d'avoir recouvré le port de Munychie, ils avaient perdu celui du Pirée.

Le peuple envoya des députés à Nicanor pour se plaindre de ce qui venait de se passer, et pour réclamer l'indépendance de la ville aux termes de l'édit. Le commandant répondit que c'était avec. Cassandre qu'il fallait négocier ; quant à lui, il ne pouvait qu'exécuter les ordres qui lui avaient été donnés. Sur ces entrefaites, une lettre d'Olympias prescrivit à Nicanor de rendre aux Athéniens Munychie et le Pirée. Le rusé Macédonien promit d'évacuer ces deux places ; mais, sous divers prétextes, il ajourna l'exécution de sa promesse. On apprit bientôt qu'Alexandre, fils de Polysperchon, était entré en Attique avec une année ; les Athéniens s'imaginaient avoir enfin gagné leur cause. Ils croyaient qu'Alexandre venait leur restituer le Pirée et Munychie ; mais le fils de Polysperchon les occupa pour son propre compte, comme deux postes utiles en temps de guerre[5]. Le peuple fut un peu déconcerté, mais il n'en fit pas moins sa révolution démocratique. Il se réunit en assemblée générale, destitua les magistrats en charge, et les remplaça par les hommes les plus ardents du parti populaire.

Ce fut alors que Phocion perdit le commandement, qu'il avait exercé depuis la fin de la guerre lamiaque. Jamais l'assemblée n'avait été composée avec plus d'irrégularité. Tous ceux qui avaient été exclus du gouvernement par Antipater, étaient rentrés derrière Alexandre ; les étrangers s'étaient mêlés aux citoyens, ainsi qu'un grand nombre d'hommes notés d'infamie[6]. Par la composition de l'assemblée, on peut juger de la bonté des choix qu'elle a faits. C'était bien la dernière de ces démocraties qu'Aristote a définies dans sa Politique.

En temps de révolution, un général ou un magistrat destitué est toujours suspect, et, après lui avoir ôté sa place, on en veut à sa vie. Phocion fut accusé de trahison par l'orateur Agnonidès ; mais il parvint à échapper, et, avec la plupart de ses amis, il se réfugia dans le camp qu'Alexandre avait établi près du Pirée. Le fils de Polysperchon reçut ces suppliants avec bienveillance et les recommanda à son père, à qui ils allèrent demander un asile. Mais le peuple s'adressa de son côté à Polysperchon, pour réclamer l'extradition de Phocion et la restitution de Munychie et du Pirée. Le régent, qui était alors en Phocide, écouta favorablement les demandes des Athéniens. Il répondit d'une manière évasive se la question des ports ; quant à Phocion et à ses amis, il les fit arrêter, les envoya enchaînés à Athènes, et laissa le peuple maître de les condamner ou de les absoudre[7].

Les victimes, dit Plutarque, furent conduites par Clitus à Athènes, en apparence pour y être jugées, mais en effet pour y être mises à mort ; car elles étaient condamnées d'avance. Leur entrée dans la ville était déjà un commencement d'exécution : on les conduisit dans des charrettes le long du Céramique jusqu'au théâtre, où Clitus les retint jusqu'à ce que les archontes eussent convoqué le peuple.

Cette assemblée, qui allait décider de la vie du plus vertueux des Athéniens, n'était pas plus régulièrement constituée que celle qui l'avait dépouillé de ses honneurs. On n'en avait exclu ni les étrangers, ni les esclaves, ni les hommes notés d'infamie. On commença per lire publiquement les lettres royales qui déclaraient que Phocion et ses amis étaient coupables de trahison, mais que le jugement était renvoyé au peuple, qui pouvait seul disposer de la vie des citoyens. Cette lecture faite, Clitus présenta les prisonniers à l'assemblée. En reconnaissant Phocion, les meilleurs citoyens baissèrent les yeux, et, se couvrant la tête, laissèrent échapper quelques larmes. Il y en eut même un qui osa dire tout haut que puisque le peuple était juge d'une affaire aussi importante, il fallait commencer par faire sortir de l'assemblée les esclaves et les étrangers. Mais la multitude se mit à crier à l'oligarchie, et ne souffrit pas que le tribunal fût épuré[8].

Le principal chef d'accusation contre Phocion et son parti, c'était d'avoir, après la guerre lamiaque, travaillé à asservir la patrie et à détruire la démocratie et les lois. L'accusateur parla tant qu'il voulut, parce qu'il flattait les passions du plus grand nombre ; mais quand Phocion se leva pour se défendre, il éclata un tel tumulte dans l'assemblée qu'il fut impossible à l'accusé de se faire entendre[9]. Cependant Phocion parvint un moment à dominer le désordre : Ô Athéniens ! s'écria-t-il, comment voulez-vous nous faire mourir ? Est-ce justement ou injustement ? Quelques-uns ayant répondu : Justement, eh bien, repartit Phocion, comment pouvez-vous vous assurer que c'est justement, si vous ne daignez pas nous entendre ? A ces paroles, le silence se rétablit un instant : Phocion essaya de disputer sa vie à ses accusateurs ; mais bientôt, voyant que le tumulte recommençait, il renonça à se défendre, et dit : Ô Athéniens ! je confesse que je vous ai fait de grandes injustices, et je me condamne moi-même à la mort pour toutes les fautes que j'ai commises dans le gouvernement ; mais pour ceux-ci, ajouta-t-il en montrant ses coaccusés, pourquoi les ferez-vous mourir, puisqu'ils ne vous ont fait aucun tort et qu'ils ne sont point coupables ? Le peuple répondit en criant : C'est parce qu'ils sont tes amis[10].

Depuis ce moment, Phocion ne prononça plus une seule parole, et il attendit tranquillement ce qui allait être décidé. Agnonidès lut le décret qu'il avait préparé : le peuple devait juger, à la pluralité des suffrages, si les accusés étaient coupables ; et, s'ils étaient déclarés tels, ils devaient être exécutés sans délai. Quelques-uns des plus furieux voulaient qu'on ajoutât au décret que Phocion serait appliqué à la torture avant d'être, exécuté. Mais Agnonidès, voyant que Clitus n'approuvait pas cette rigueur, et jugeant lui-même que c'était une cruauté inutile : Athéniens ! dit-il, quand nous aurons entre les mains un scélérat comme Callimédon, nous l'appliquerons à la torture ; mais je n'ai garde de proposer une telle chose contre Phocion. Une voix osa répondre : Tu as bien raison, Agnonidès ; car si nous donnons la torture à Phocion, qu'est-ce que nous te ferons donc à toi ? Le décret fut adopté à une immense majorité. On alla ensuite aux voix sur la culpabilité des accusés. Phocion fut déclaré coupable, ainsi que quatre autres citoyens dont Plutarque nous a conservé les noms, Nicoclès, Thudippos, Hégémon et Pythoclès. Démétrius de Phalère, Callimédon, Chariclès et quelques autres furent condamnés par contumace.

Quand l'arrêt eut été prononcé, les condamnés furent conduits dans la prison, où ils devaient subir leur supplice. Les compagnons de Phocion, émus par la douleur de leurs parents et de leurs amis, qui venaient sur leur passage leur adresser un dernier adieu, s'abandonnaient aux larmes et aux gémissements. Phocion seul était aussi ferme de cœur et de visage que lorsqu'il sortait de l'assemblée pour aller commander l'armée, et que les Athéniens l'accompagnaient jusqu'à sa maison pour lui faire honneur. Un de ses amis lui ayant demandé s'il avait quelque chose à faire dire à son fils : Oui sans doute, répondit-il, j'ai quelque chose d'important à lui mander, c'est qu'il ne cherche jamais à se venger des Athéniens, et qu'il perde le souvenir de leur injustice[11]. Il permit à ses compagnons de boire le poison avant lui. Quand tous les autres eurent vidé la coupe fatale, la ciguë étant venue à manquer, l'exécuteur dit qu'il n'en broierait pas davantage, si on ne lui donnait douze drachmes : c'était le prix de chaque dose. Pour éviter tout retard, Phocion appela un de ses amis, et le pria de donner cette somme à l'exécuteur, puisqu'on ne pouvait pas mourir à Athènes sans qu'il en coûtât rien.

Mais la mort de Phocion ne suffisait point à ses ennemis : ses restes mêmes furent condamnés à l'exil. Aussi aucun des amis qui lui survivaient n'osa-t-il seulement toucher à son corps : il fut porté par des mains mercenaires au delà du territoire d'Éleusis. Là on lui dressa un bûcher, qu'on alluma avec du feu pris sur la terre de Mégare. Une femme de cette ville, qui assistait par hasard à ces funérailles, éleva, à l'endroit même où le corps avait été brûlé, un cénotaphe, sur lequel elle fit les libations accoutumées. Puis, cachant dans sa robe les ossements qu'elle avait pieusement recueillis, elle les porta la nuit dans sa maison, et les enterra sous son foyer en prononçant ces paroles : Ô mon cher foyer, je dépose dans ton sein ces restes précieux d'un homme de bien. Conserve-les fidèlement, pour les rendre un jour au tombeau de ses ancêtres, quand les Athéniens seront devenus plus sages.

Ce fut, ainsi que Phocion alla rejoindre Démosthène dans la tombe. Tristes vicissitudes des discordes civiles, où tous les partis sont frappés tour à tour, et qui rappellent cette parole de Socrate, que lorsqu'on veut se mêler des affaires publiques, la première précaution à prendre, c'est de se préparer à la mort !

 

 

 



[1] Plutarque, Phocion.

[2] Plutarque, Démosthène et Phocion.

[3] Diodore de Sicile, XVIII, 48.

[4] Diodore de Sicile, XVIII, 56.

[5] Diodore de Sicile, XVIII, 64 et 65.

[6] Plutarque, Phocion.

[7] Diodore de Sicile, XVIII, 66.

[8] Plutarque, Phocion.

[9] Diodore de Sicile, XVIII, 66.

[10] Plutarque, Phocion.

[11] Plutarque, Phocion.