HISTOIRE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

 

CHAPITRE VI.

 

 

A quelles causes il faut attribuer l'influence de Périclès. - Thucydide, chef du parti aristocratique, est banni par l'ostracisme. - Toute puissance de Périclès. - Civilisation athénienne.

 

La mort de Cimon laissait le champ libre à sou rival. Périclès régnait désormais dans Athènes ; mais à quel titre ? On sait qu'il ne fut jamais archonte ; il ne fut pas non plus membre de l'Aréopage, qui se recrutait principalement parmi les anciens archontes. D'un autre côté, Périclès n'avait point de gardes ; il n'était point eu possession de la citadelle ; il n'était point tyran, à la manière de Pisistrate, quoi qu'en aient dit les poètes comiques, qui appelaient ses amis les nouveaux Pisistratides. L'influence de Périclès était donc toute personnelle, et en même temps renfermée dans les limites légales. Il venait sur la place publique, entouré de ses amis, qui étaient nombreux ; il proposait des résolutions conformes à l'intérêt du plus grand nombre ; il les soutenait avec une éloquence admirable, et ces propositions devenaient des lois. Souvent même il était chargé d'exécuter ce qu'il avait conseillé. Les suffrages du peuple lui confiaient des missions temporaires, comme celle de commander les armées. Ce qui ajoutait à son influence, c'était sa fortune qu'il administrait avec une stricte économie, et son caractère qu'on savait inaccessible à la corruption. Pendant près de quarante ans de domination, il n'augmenta pas d'une drachme l'héritage qu'il avait reçu de ton père.

Thucydide explique l'influence de Périclès dans quelques lignes excellentes, qui n'ont pas toujours été bien comprises, et que nous essayons de reproduire exactement : Il était puissant par sa valeur personnelle, par sa raison, par son caractère d'une intégrité reconnue, Il contenait le peuple sans porter atteinte à la liberté, et il ne se laissait pas plus mener par lui qu'il ne le menait lui-même. Il ne devait son ascendant à aucun moyen illégitime. Il ne parlait point pour flatter le peuple, mais pour lui dire ce qui était convenable, et il osait au besoin résister à la passion dominante. Quand il voyait les Athéniens s'abandonner mal à propos à l'orgueil et à l'insolence, sa parole les frappait d'une terreur salutaire ; lorsque, au contraire, il les voyait craindre sans motif, il combattait leur faiblesse et ranimait leur courage. La démocratie subsistait encore de nom ; mais, en réalité, c'était le commandement du premier citoyen[1].

Un poète comique, Téléclide, décrit ainsi la confiance sans bornes que les Athéniens avaient en Périclès : Ils lui avaient abandonné les revenus de leurs villes pour en disposer, et les villes mêmes pour les lier ou les délier à son gré ; ils lui avaient donné le pouvoir d'abattre ou de rebâtir leurs murailles. Enfin la paix, la guerre, la puissance, la richesse, le bonheur, ils avaient tout mis entre ses mains. Et ce ne fut pas, comme dit Plutarque, la faveur d'un moment : l'influence de Périclès dura quarante ans[2].

Cette influence, qui avait commencé à poindre après la mort d'Aristide, grandit beaucoup après la mort de Cimon (449). Le parti aristocratique fit alors un dernier effort pour se rallier sous les auspices d'un nouveau chef. Ce chef était Thucydide, non pas l'historien, mais le beau-frère de Cimon, homme d'une sagesse éprouvée, moins guerrier que Cimon, mais plus fin politique et plus propre aux combats de l'Agora. Il ne laissa point les nobles disperser leurs forces et se mêler au peuple, comme ils le faisaient auparavant ; mais, les séparant de la foule, il en fit un corps distinct, et les mena contre l'ennemi. Ce fut alors que, pour résister à l'attaque, Périclès lâcha la bride au peuple, selon l'expression de Plutarque. Tous les jours il inventait quelque spectacle, quelque banquet, quelque fête, cherchant à entretenir la ville dans des plaisirs honnêtes, dont les Muses avaient leur part.

Mais Périclès ne se bornait point à des fêtes : il fondait des établissements utiles. Tous les ans, il faisait partir soixante vaisseaux, sur lesquels un grand nombre de citoyens pauvres, payés par l'État, s'exerçaient huit mois de l'année aux travaux maritimes. Il fonda plusieurs colonies : il établit mille Athéniens en Chersonèse, cinq cents à Naxos, deux cent cinquante à Andros, mille en Thrace, dans la Bisaltie. Il fonda une ville athénienne en Italie, Thourioi, sur les ruines de l'ancienne colonie achéenne de Sybaris. Ainsi Athènes était purgée d'une multitude oisive et turbulente. Périclès étendit le commerce et les établissements athéniens jusque sur les côtes du Pont-Euxin. La Tauride lui fournissait les blés nécessaires à la subsistance de l'Attique. Il se montra lui-même sur les bords du Pont ; il laissa treize vaisseaux aux habitants de Sinope, sous le commandement de Lamachus, pour détruire un tyran qui s'y était établi. Un décret fut rendu, qui autorisait six cents Athéniens à aller s'établir à Sinope, et à se partager les biens du tyran.

Enflés par ces succès, les Athéniens ne mettaient point de bornes à leur ambition. Les uns parlaient de faire une nouvelle expédition en Égypte, et d'attaquer les provinces maritimes du. grand roi. D'autres étaient déjà enflammés de cette fatale passion pour la Sicile que les amis d'Alcibiade ont rallumée plus tard. Il y en avait dont les rêves embrassaient la conquête de l'Étrurie et jusqu'à celle de Carthage. Mais Périclès se gardait bien de toutes ces chimères : il ne voulait que ce qui était possible. Son principal but était de réprimer les Lacédémoniens, et de conserver à Athènes l'empire de la Grèce. Peu de temps après la mort de Cimon, les Lacédémoniens avaient envahi la Phocide ; et, s'étant emparés du temple, ils en avaient donné l'intendance aux Delphiens. Ils firent graver sur le front du loup sacré[3] la prérogative que ce peuple leur avait accordée de consulter l'oracle les premiers. Mais à peine eurent-ils quitté le pays, que Périclès y vint à son tour avec une armée, et, après avoir rétabli les Phocéens, il fit donner à Athènes le privilège que les Delphiens avaient accordé à Sparte. Ainsi Apollon lui-même était désormais du parti des Athéniens.

Cependant Athènes fut forcée de reconnaître l'indépendance de la Béotie, qu'elle avait voulu dominer. L'Eubée s'étant révoltée, Périclès se disposait à la réduire. A peine y est-il passé avec ses troupes, qu'il apprend que Mégare s'est soulevée, qu'elle a pour alliées les villes de Corinthe, de Sicyone et d'Epidaure ; que les Péloponnésiens se préparent à envahir l'Attique. C'était déjà le prélude de sa guerre du Péloponnèse. Périclès revient en toute hâte de l'Eubée, avec son armée. Les Péloponnésiens entrent, en effet, dans l'Attique, et viennent ravager jusqu'à la plaine de Thria, près d'Éleusis. Périclès les force à rentrer chez eux, et ramène ses troupes dans l'Eubée ; il la soumet tout entière, et remplace par des colons athéniens les plus riches habitants de Chalcis et d'Histiée, restes des Hippobotes[4]. Au retour de l'expédition d'Eubée, une trêve de trente ans fut conclue entre Sparte et Athènes. Les Athéniens rendaient tout ce qu'ils avaient conquis sur les Péloponnésiens, c'est-à-dire Nisée, l'Achaïe, Pègues et Trézène (445).

C'est à partir de cette époque que Périclès, plus libre à l'intérieur, commença ces embellissements d'Athènes auxquels son nom est attaché. Lui-même, dans un discours que Plutarque nous a conservé, nous donne une idée du mouvement de l'industrie athénienne. Il énumère les matériaux qui étaient à la disposition des ouvriers : le bois, la pierre, le marbre, le fer, l'argent, l'or et l'ivoire ; et les artisans prêts à mettre en œuvre ces matériaux divers charpentiers, maçons, forgerons, orfèvres, peintres, sculpteurs, brodeurs, tourneurs ; et tous ces ouvriers qui concouraient, soit à extraire du sein de la terre, soit à transporter d'un lieu dans un autre, les matières premières ou les objets manufacturés : pilotes, matelots, voituriers, charrons, carriers, mineurs. Chacun de ces métiers formait une armée de travailleurs, que Périclès animait aux utiles labeurs de la paix, comme il savait conduire aux travaux de la guerre les hoplites et les cavaliers. Il veillait religieusement à ce qu'aucun Athénien ne fût oisif. Pendant que les citoyens aisés servaient dans les flottes ou dans les armées, il voulait que la classe inférieure, ce qu'on appelait les thètes ou artisans, fût constamment occupée. Et à tous ces travaux il donnait un but digne d'Athènes, un but utile dans le présent et glorieux dans l'avenir.

Phidias, l'ami de Périclès, était chargé de réaliser ses pensées. C'était lui qui avait l'intendance des travaux, et qui commandait à cette multitude d'ouvriers. Alors commencèrent à s'élever ces édifices qui ont fait d'Athènes la merveille du monde ancien : le Parthénon, ouvrage de Callicrate et d'Ictinus, les Propylées bâties par Mnésiclès, et l'Odéon, ce théâtre consacré à la musique, construit, dit Plutarque, sur le modèle du pavillon de Xerxès[5].

Tous les arts étaient appelés à orner et à embellir ces chefs-d'œuvre de l'architecture athénienne. Le frère de Phidias, Panzenos, peignit dans un portique la bataille de Marathon. Autant il avait surpassé ses devanciers, autant il fut lui-même effacé par Polygnote, Apollodore, Zeuxis et Parrhasius. Plusieurs statues de Minerve, de la main de Phidias, décoraient l'Acropole. L'une en ivoire et en or brillait dans le Parthénon. Une autre en bronze, dite Minerve Promachos, était placée entre les Propylées et le Parthénon : elle était d'une grandeur colossale, et le navigateur qui s'approchait du Pirée la reconnaissait de loin, comme la protectrice de la cité[6]. Périclès fit voter à l'assemblée du peuple un concours de musique, qui devait avoir lieu dans l'Odéon, aux Panathénées ; et lui-même, habile musicien, régla toutes les conditions du concours.

Nous n'avons point à insister ici sur le mouvement littéraire et philosophique qui signala cette grande époque. Socrate était né en 469, au moment où Périclès paraissait sur la scène politique ; il mûrissait en silence pour la mission qu'il devait remplir : Anaxagore lui avait préparé les voies. Sophocle composait ses tragédies, et le génie de Thucydide n'attendait pour éclore que la guerre du Péloponnèse.

Les sciences ne florissaient pas moins que les lettres dans la patrie de Périclès. Hippocrate fondait la médecine sur l'observation. La géométrie était cultivée à Athènes avec autant de succès que dans les villes grecques de l'Asie Mineure ou de l'Italie méridionale. Les astronomes Méton et Euctémon réformèrent le calendrier athénien, par la découverte du cycle métonien ou nombre d'or. Depuis Solon, on comptait par espaces de huit ans ou octaétérides. Cette période, inventée par Cléostrate de Ténédos, était destinée à mettre d'accord l'année lunaire, qui était l'année civile chez les Athéniens, avec l'année solaire et la marche des saisons. Le cycle de Méton, cherché dans le même but, comprenait dix-neuf ans, dont douze étaient composés de douze lunaisons, et les sept autres de treize. A l'expiration de ce cycle, les saisons se retrouvaient à peu près au point où elles étaient au commencement[7].

Jamais Athènes n'avait été plus riche, ni plus glorieuse, que depuis qu'elle s'était donnée tout entière à Périclès. Mais, pour exécuter de si grandes choses, il ne suffisait point d'une nation ingénieuse et de quelques hommes d'élite : il fallait beaucoup d'argent. Périclès puisait à pleines mains dans le trésor des alliés, transporté de Délos à Athènes. C'était là, pour l'opposition aristocratique dont Thucydide était le chef, un texte inépuisable de récriminations. De quel droit Athènes employait-elle l'argent de la Grèce, dans un intérêt purement personnel, à construire des temples, à payer des tableaux et des statues ? Périclès répondait que les Athéniens n'étaient pas obligés de rendre compte aux alliés de l'argent qu'ils en avaient reçu ; qu'ils n'étaient tenus qu'à les défendre contre les barbares. Or, la ville étant bien pourvue de tout ce qui était nécessaire pour la guerre, ne fallait-il pas consacrer le superflu de ses richesses à des travaux qui devaient lui procurer une gloire immortelle ?

Le parti de Thucydide accusait Périclès, non-seulement de disposer de l'argent des alliés, mais de dissiper tous les revenus de la république et de porter le trouble dans les finances. Périclès demanda au peuple assemblé s'il trouvait qu'il eût trop dépensé, et le peuple ayant répondu tout d'une voix : Beaucoup trop. — Eh bien, repartit Périclès, ce sera donc à mes dépens et non pas aux vôtres ; mais j'inscrirai mon nom seul sur les monuments que l'on m'accuse d'avoir élevés. A ces paroles, le peuple, soit qu'il admirât la générosité de son chef, soit que lui-même, saisi d'une noble émulation, ne voulût point céder à Périclès la gloire de ces nobles ouvragea, se prit à crier encore plus fort, et lui ordonna de prendre au trésor toutes les sommes nécessaires pour suffire à ces dépenses[8]. Dans ces luttes de tous les jours, dont la place publique était le théâtre, l'éloquence de Périclès était invincible. Quand je l'ai jeté par terre, disait Thucydide, son adversaire ordinaire, il soutient que c'est lui qui m'a renversé, et il le persuade à tous ceux qui nous regardent.

Enfin les deux rivaux en vinrent à une rupture ouverte, et les choses furent poussées à ce point, dit Plutarque, qu'il fallait que l'un des deux sortit d'Athènes. Dans cette crise suprême, la majorité donna raison à Périclès, et l'ostracisme le débarrassa de Thucydide (444). Dès lors il n'y eut plus qu'un seul parti dans la ville, et ce parti obéissait à un seul homme. Périclès disposait à son gré des finances, des troupes et des vaisseaux ; les lies et la mer lui appartenaient, et, aux yeux des Grecs comme à ceux des barbares, il représentait seul la république athénienne.

Alors, si l'on en croit Plutarque, Périclès commença à n'être plus le même homme, à ne plus se montrer si doux et si traitable, à ne plus céder aux caprices du peuple, comme à toutes sortes 'de vents contraires ; mais il tint d'une main plus ferme les rênes du gouvernement populaire. On ne le voyait plus dans l'assembl4 qu'à de rares intervalles, car il ne prodiguait ni ses paroles, ni sa présence ; il se réservait pour les grandes occasions : aussi l'a-t-on comparé à la galère salaminienne, qui ne se montrait qu'aux jours solennels. Pour les affaires de moindre importance, il les faisait traiter par ses amis et par quelques orateurs qui lui étaient dévoués[9].

Un des principaux soins de Périclès, lorsqu'il fut seul le maître, ce fut de poser des limites à la démocratie. Il fit rendre une loi qui portait qu'on ne devait inscrire sur les registres publics que ceux qui étaient nés de père et de mère athéniens. Et ce décret, qui devait singulièrement réduire le nombre des citoyens, fut exécuté avec la dernière rigueur. Un roi d'Égypte, avec lequel la république entretenait des relations amicales, avait envoyé à Athènes un présent de quarante mille médimnes de blé ; tous les Athéniens devaient en avoir une égale portion. Ce fut le prétexte d'une épuration, qui réduisit le nombre des citoyens de dix-neuf mille à quatorze mille quarante, selon Plutarque. Philochore porte à quatorze mille deux cent quarante le nombre des citoyens conservés. Ceux qui furent convaincus d'avoir usurpé le droit de cité, furent impitoyablement vendus comme esclaves. Plutarque ajoute qu'un grand nombre furent éliminés, par de pures chicanes de la liste des citoyens.

Il résulte de ce fait que Périclès ne s'était point soucié d'épurer l'assemblée du peuple tant qu'il avait eu à lutter contre le parti aristocratique ; il s'était appuyé indifféremment sur tout ce qui voulait bien le soutenir. Mais, une fois vainqueur, il s'efforça de restreindre le droit de suffrage. Si Périclès n'avait point établi les nomothètes, il avait du moins conservé ces magistrats. Le pouvoir législatif n'était donc pas livré tout entier au caprice populaire ; mais souvent le peuple échappait aux difficultés de la réforme légale, en réglant par de simples décrets ce qui était du domaine de la loi.

 

 

 



[1] Thucydide, II, 65.

[2] Plutarque, Périclès.

[3] Pausanias a raconté comment les Delphiens avaient consacré à leur Dieu un loup en bronze (Phocide, 14).

[4] Thucydide, I, 114. — Plutarque, Périclès.

[5] Plutarque, Périclès.

[6] Pausanias, Attique, 24 et 28. — O. Müller, Vie de Phidias.

[7] Le cycle de Méton fut mis en usage le 16 juillet 433. Un siècle après (331), un autre astronome athénien, Callipe, proposa un nouveau cycle de soixante-seize ans : il retranchait un jour sur quatre cycles de Méton. Par là on était plus près de la vérité, mais on ne l'avait pas encore atteinte.

[8] Plutarque, Périclès.

[9] Plutarque, Périclès.