HISTOIRE DES PROTESTANTS DE FRANCE

 

LIVRE QUATRIÈME. — DEPUIS LA RÉVOCATION DE L'ÉDIT DE NANTES JUSQU'À L'ÉDIT DE TOLÉRANCE (1685-1787).

 

 

XIV.

Il y eut, aux approches de l'an 1760, un affaiblissement sensible dans la persécution. Si les lois d'intolérance n'avaient pas été abrogées, elles tombèrent en désuétude, parce que les lumières, les opinions, l'intérêt de l'État, les relations d'industrie et de société rapprochaient toujours davantage les catholiques des protestants. Les différences de confession allaient s'effaçant de plus en plus devant la commune qualité de Français.

Le clergé s'en aperçut avec douleur, et, dans son assemblée générale de 1760, il adressa de vives représentations au roi contre cet adoucissement des lois et des mœurs : Presque toutes les barrières opposées au calvinisme, disait-il, ont été successivement rom» pues. Des ministres, des prédicants, élevés dans des écoles hérétiques et chez des nations étrangères, ont inondé quelques-unes de nos provinces. Ils ont tenu des consistoires, des synodes, et n'ont cessé de présider à des assemblées, tantôt plus secrètes, tantôt plus solennelles. On y baptise ; on y distribue la cène ; on y prêche l'erreur ; on y marie. On ne demandait d'abord pour les calvinistes que de pouvoir célébrer dans une forme purement civile et profane leurs mariages ; et quoiqu'on feignit de se borner à cette permission, il était évident qu'elle conduirait par elle-même à la tolérance entière du calvinisme. Aujourd'hui on prêche plus haut cette tolérance !

La tolérance était donc, aux yeux des prêtres, une maxime impie et immorale. On les laissa dire, et la nation marcha dans sa nouvelle voie.

Autorités militaires et civiles, gouverneurs, intendants, subdélégués, officiers, magistrats, avaient honte, et devant le tribunal de leur propre conscience et devant celui de l'opinion publique, de poursuivre des hommes qu'ils tenaient pour gens d'honneur et bons citoyens.

Rulhières en cite de curieux exemples : Les troupes elles-mêmes, dit-il, adoucirent l'inhumanité des ordres qu'elles exécutaient. Les officiers ralentissaient la marche de leurs détachements pour donner aux religionnaires assemblés le temps de fuir. Ils avaient soin de se faire voir longtemps avant de pouvoir les atteindre. Ils prenaient des routes perdues, et par lesquelles ils cherchaient à égarer leurs soldats (t. II, p. 347).

Quelquefois on sommait encore les protestants, par voie officielle, de revenir à la stricte exécution des édits ; mais c'était comme une dernière décharge d'artillerie après une bataille perdue.

Ainsi, en 1761, le maréchal de Thomond, appelé au gouvernement du Languedoc, ordonna aux religionnaires de faire réhabiliter leurs mariages et les baptêmes de leurs enfants dans le délai de six jours. On s'en étonna : on ne s'en effraya point. Nul ne croyait au renouvellement d'un conflit sérieux. En effet, la simple force d'inertie fit renoncer à la mesure, et le maréchal lui-même se chargea de transmettre à Louis XV les requêtes des pasteurs. Au bout de trois mois, l'affaire était oubliée.

Deux synodes avaient été convoqués dans le bas Languedoc en 1760. L'un comptait vingt pasteurs et cinquante-quatre anciens, l'autre quinze pasteurs et trente-huit anciens. Ces réunions n'étaient pas publiquement annoncées, mais ne se tenaient pas non plus en secret : on passait à côté de la loi tout en ménageant les apparences.

A mesure que la persécution se relâchait, le langage des conducteurs des Églises devenait plus ferme, ce qui était encore dans la nature des choses. Paul Rabaut et son collègue Paul Vincent adressèrent, en 1761, une lettre pastorale aux réformés de Nîmes pour les exhorter à s'abstenir du moindre acte d'adhérence à l'Église romaine. Plus d'assistance à la messe, ni de mariage béni par le prêtre, ni de baptême catholique, quand même les curés se relâcheraient de leurs exigences ; entière et constante fidélité aux pratiques de la foi réformée. Les pasteurs ne faisaient que leur devoir ; ils ne pouvaient demander moins, puisqu'il est de l'essence de toute religion de suffire aux besoins de ses membres. Le clergé romain fit la même chose après le 9 thermidor.

Les assemblées du culte devinrent plus régulières. Elles se rapprochèrent des villes et des villages ; car la proximité, selon l'expression usitée, augmentait de beaucoup le nombre des assistants. Ces réunions, en certains lieux, se tenaient pour ainsi dire sous l'œil des magistrats. Les protestants de Nîmes célébraient leurs exercices à la portée du canon de la citadelle, et ceux de Montauban dans les faubourgs.

A dater de 1755, les religionnaires enchaînés à Toulon, les captifs enfermés dans les différentes provinces du royaume, les prisonnières de la tour de Constance, commencèrent à être plus facilement élargis, mais seulement un à un, et souvent, il faut bien le dire, par l'intervention de personnages étrangers ou à prix d'argent. La libération d'un forçat pour cause de religion se faisait pour rien, si l'on avait une lettre de Voltaire ou d'un prince protestant ; sinon, elle coûtait mille écus ; ensuite on la paya deux mille livres, le taux de la rançon baissant à mesure que s'élevaient les mœurs publiques. Il y avait encore, en 1759, quarante et un galériens, dont le crime était d'avoir assisté aux assemblées du désert, ou donné l'hospitalité à un pasteur.

Cette situation rassurante fut pourtant troublée, et d'une manière horrible, par des exécutions capitales, dont l'une fit tomber quatre têtes, et l'autre celle d'un vénérable vieillard. La ville de Toulouse, où s'était dressé, en 1532, l'un des premiers bûchers contre les disciplines de la Réforme, eut le triste privilège, en 1762, de verser le dernier sang pour crime d'hérésie.

Toulouse, qui s'est considérablement élevée et éclairée depuis lors, avait dans ce temps-là peu de mouvement intellectuel et peu d'industrie. Elle était remplie de nobles et d'hommes parlementaires, qui se courbaient servilement sous leurs préjugés traditionnels. A côté d'eux pullulaient des légions de prêtres et de moines, plus Espagnols ce semble, que Français, qui entretenaient par leurs processions, leurs reliques et leurs confréries, une abjecte superstition. Au-dessous était un peuple ignorant et fanatique. Chaque année, l'Église célébrait avec pompe à Toulouse la mémoire du grand massacre de 1562, la Saint-Barthélemy du Midi. C'est là que se dressa le théâtre des dernières exécutions.

Un pasteur de vingt-cinq ans, François Rochette, qui avait à desservir les nombreuses Églises du Quercy, se rendait aux eaux minérales de Saint-Antonin pour se reposer de ses fatigues. Ayant été invité, chemin faisant, à administrer un baptême, il traversait la campagne aux environs de la petite ville de Caussade, dans la nuit du 13 au 14 septembre 1761, quand il fut arrêté avec deux paysans qui lui servaient de guides. On les avait soupçonnés de faire partie d'une bande de voleurs qui infestaient la contrée. L'erreur fut bientôt reconnue, et Rochette, n'ayant pas été surpris dans l'exercice de ses fonctions, aurait pu se faire élargir en cachant sa qualité de ministre. Ceux qui l'interrogeaient allèrent même jusqu'à lui indiquer ce moyen d'acquittement, mais il refusa d'acheter sa délivrance par le moindre désaveu de la vérité.

Dès le matin, la nouvelle de son arrestation se répand dans toute la contrée avec la rapidité de l'éclair. Les protestants, affligés, inquiets, se rassemblent ; ils sollicitent avec instance la liberté de leur pasteur. C'était un jour de foire : la ville de Caussade regorgeait de peuple. Les catholiques s'imaginent que les huguenots ont pris les armes, et veulent faire un massacre. De toutes parts on sonne le tocsin. Les villages se lèvent en masse, et les paysans catholiques mettent une croix blanche à leur chapeau, comme les bourreaux de la Saint-Barthélemy. La nuit du 14 au 15 se passe à fondre des balles, à fabriquer des cartouches, et plus d'un curé s'y emploie comme les autres. Le lendemain, une immense population est debout, prête aux derniers excès, et les magistrats ont peine à la contenir.

Trois gentilshommes verriers du comté de Foix, les frères Grenier, étaient alors à Montauban. Ils apprennent que le pasteur Rochette est arrêté, que les protestants sont menacés, et qu'une lutte terrible est imminente. Ils se hâtent de courir où est le danger, avec les premières armes qui leur tombent sous la main, un sabre et deux fusils. On les poursuit ; on les fait relancer par des chiens de boucher ; ils sont arrêtés et usinés dans la prison de Rochette.

Le parlement de Toulouse évoque l'affaire comme s'il se fût agi d'un crime d'État, et le procès s'instruit avec une évidente partialité. C'est en vain que Paul Rabaut et ses collègues, étonnés d'une rigueur dont l'habitude semblait s'être perdue, adressent des requêtes au duc de Richelieu, au duc de Fitz-James, à Marie-Adélaïde de France. C'est en vain que les accusés envoient à la cour de longs mémoires justificatifs. Un arrêt, rendu le 18 février 1762, condamne à mort François Rochette, comme atteint et convaincu d'avoir fait les fonctions de ministre protestant, et les trois frères Grenier, comme coupables du crime de sédition avec port d'armes. Les autres accusés, pauvres paysans qui n'avaient pas commis l'ombre d'un délit, sont condamnés aux galères.

Cette sentence ayant été lue à Rochette et aux trois gentilshommes : Eh bien, disent-ils d'une même voix, il faut mourir. Prions Dieu d'accepter le sacrifice que nous lui offrons. Le pasteur fit une prière avec ses amis, et le greffier de la cour, témoin de leur foi, versait des larmes.

Quatre curés viennent les exhorter à faire abjuration, et l'un d'eux les menace de l'enfer s'ils s'obstinent dans leurs hérésies... Nous allons paraître, lui répond le pasteur, devant un juge plus juste que vous, devant celui-là même qui a versé son sang pour nous sauver.

Ils emploient le temps en prières, en pieuses exhortations, et se fortifient les uns les autres pour le combat suprême. Sentinelles et geôliers, tous les assistants sont attendris de leur noble et calme résignation. Rochette, voyant un soldat plus ému que les autres, lui dit : Mon ami, n'êtes-vous pas prêt à mourir pour le roi ; pourquoi donc me plaignez-vous de mourir pour Dieu ?

Les curés reviennent à la charge. C'est pour votre salut, disent-ils, que nous sommes ici. L'un des gentilshommes leur répond : Si vous étiez à Genève, prêts à mourir dans votre lit (car on n'y tue personne pour cause de religion), seriez-vous bien aise que quatre ministres, sous prétexte de zèle, vinssent vous persécuter jusqu'au dernier soupir ? Ne faites donc pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fit à vous-mêmes.

Le 19 février, à deux heures de l'après-midi, le lugubre cortège se met en marche. Rochette était, aux termes de l'arrêt, pieds nus, tête nue, la hart au col, portant des écriteaux devant et derrière avec ces mots : Ministre de la. religion prétendue réformée.

En passant :devant l'église de Saint-Etienne, on veut le forcer, toujours selon les termes de la sentence du parlement, à faire amende honorable à genoux, une torche de cire jaune à la main, et à demander pardon à Dieu, au roi et à la justice, de ses crimes et méfias.

Rochette descend du tombereau, et au lieu d'une abjuration, ou d'une confession que son cœur eût démentie, il prononce à genoux les paroles suivantes : Je demande pardon à Dieu de tous mes péchés, et je crois fermement en être lavé par le sang de Jésus-Christ, qui nous a rachetés à grand prix. Je n'ai point de pardon à demander au roi ; je l'ai toujours honoré comme l'oint du Seigneur ; je l'ai toujours aimé comme père de la patrie ; j'ai toujours été bon et fidèle sujet, et les juges m'en ont paru très convaincus. J'ai toujours prêché à mon troupeau la patience, l'obéissance, la soumission, et mes sermons qu'on a en main sont renfermés en abrégé dans ces paroles : Craignez Dieu, honorez le roi. Si j'ai contrevenu à ces lois touchant les assemblées religieuses, c'est que Dieu m'ordonnait d'y contrevenir. Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Quant à la justice, je ne l'ai point offensée, et je prie Dieu de pardonner à mes juges.

Sur le lieu de l'exécution, tous les abords, portes, balcons, fenêtres, toits des maisons, étaient couverts de monde. Toulouse, dit Court de Gébelin, témoin oculaire qui nous a fourni ces détails, Toulouse, cette ville enivrée de sang, semblait une ville protestante. Chacun demandait qu'elle était la croyance de ces hérétiques ; et quand on entendait nos martyrs parler de Jésus-Christ et de sa mort, tout le monde était surpris et affligé. D'ailleurs, on était infiniment touché du mélange de fierté et de douceur que faisaient paraître les trois frères. On n'admirait pas moins l'inexprimable sérénité du ministre. Sa couleur toujours naturelle, sa physionomie pleine de grâce et d'esprit, ses paroles remplies de confiance et de fermeté, sa jeunesse même, tout intéressait pour lui, surtout la certitude où tout le monde était qu'il ne périssait que parce qu'il n'avait pas voulu sauver sa vie par un mensonge[1].

Rochette fut exécuté le premier. Il exhorta ses compagnons jusqu'à la fin, et chanta le cantique des martyrs protestants : La voici, l'heureuse journée. — Mourez catholique, lui dit le bourreau ému de pitié. — Jugez quelle est la meilleure religion, lui répondit Rochette, celle qui persécute ou celle qui est persécutée.

Le plus jeune des trois frères Grenier (il n'avait que vingt-deux ans) se cachait le visage dans les mains à cette scène tragique. Les deux autres la contemplèrent d'un front calme. Comme gentilshommes, ils devaient être décapités. Ils s'embrassèrent en recommandant leurs âmes à Dieu. L'aîné offrit le premier sa tête à la hache. Quand ce fut le tour du dernier, le bourreau lui dit : Vous venez de voir périr vos frères ; changez pour ne pas périr comme eux. — Fais ton devoir, répondit le martyr, et sa tête tomba.

Court de Gébelin ajoute, en terminant son récit : Tous les assistants revinrent chez eux en silence, consternés, pouvant à peine se persuader qu'il y eût dans le monde tant de courage et tant de cruauté ; et moi qui vous l'écris, je ne puis m'empêcher de pleurer de tristesse et de joie, en pensant à leur bienheureux sort, et que notre Église soit capable de donner encore des exemples de piété et de fermeté comparables à tout ce que les monuments de la primitive Église renferment de plus beau.

Dix-huit jours après, le 9 mars 1762, l'échafaud se relevait à Toulouse pour le supplice de Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans. Ce procès a retenti dans le monde entier, et toutes les circonstances en sont trop connues pour que nous ayons besoin de les rappeler ici. On sait que l'infortuné Calas fut accusé d'avoir tué son fils Marc-Antoine, afin de l'empêcher, disait-on, d'embrasser la foi catholique. On sait que les prêtres de Toulouse enflammèrent le fanatisme de la populace, en portant processionnellement le corps de ce jeune homme qui s'était donné la mort, et en le représentant sur un catafalque par un squelette, qui tenait d'une main un rouleau où il était écrit : abjuration de l'hérésie, et de l'autre la palme du martyre. On sait enfin que la magistrature et le clergé accusèrent Calvin et ses disciples de légitimer l'infanticide pour cause d'abjuration, et prétendirent que le meurtre du jeune Calas avait été décidé dans un conciliabule de protestants.

Ces calomnies aussi stupides qu'odieuses s'accréditèrent à tel point chez ce peuple fanatisé, que l'avocat de Calas dut faire venir de Genève une solennelle déclaration, signée par les pasteurs et les professeurs, attestant que ni synode, ni assemblée quelconque de la Réforme, n'avait jamais approuvé la doctrine qu'un père ait le droit de tuer son enfant pour prévenir un changement de religion. Paul Rabaut publia sous ce titre : La calomnie confondue, un écrit où il repoussait avec toute la véhémence d'une âme profondément indignée .de si exécrables allégations. Le parlement de Toulouse n'y répondit qu'en ordonnant de faire lacérer et brûler ce livre par la main du bourreau.

Dans les plus horribles douleurs de la torture, Calas ne fit aucun aveu, parce qu'il n'en avait point à faire. Où il n'y a point de crime, disait-il toujours, il n'y a point de complices. Il souffrit la mort avec la sérénité de l'innocence et la fermeté de la foi. Son supplice (il avait été condamné à être roué vif), dura deux heures. Il ne prononça que des paroles de piété et de charité, pardonnant à ses juges, et n'exprimant de regret que pour le jeune Lavasse qui avait été enveloppé dans ses malheurs.

— Mon cher frère, lui dit le père Bourges, vous n'avez plus qu'un instant à vivre. Par ce Dieu que vous invoquez, en qui vous espérez, et qui est mort pour vous, je vous conjure de rendre gloire à la vérité.

— Je l'ai dite, répondit Calas, je meurs innocent. Jésus-Christ, l'innocence même, voulut bien mourir par un supplice plus cruel encore.

— Malheureux ! cria l'un de ses juges, vois le bûcher qui vas réduire ton corps en cendres ; dis la vérité.

Le vieillard ne répondit point ; il détourna la tête, et reçut le dernier coup.

Le père Bourges et le père Caldaguès, écrit Court de Gébelin dans sa vingt-troisième Toulousaine, ont été gens d'honneur. Ces deux religieux ont donné à sa mémoire les plus grands éloges. Quoique Calas soit mort protestant, ils ont dit à qui a voulu l'entendre : Ainsi mouraient autrefois nos martyrs.

La veuve et les enfants de Calas demandèrent justice contre cet inique arrêt. Voltaire les soutint de sa grande voix qui dominait tous les bruits du siècle. Les plus célèbres avocats, Élie de Beaumont, Mariette, Loyseau de Mauléon, intervinrent ; et le 9 mars 1765, trois ans jour pour jour après la fatale exécution, un arrêt du conseil cassa celui du parlement de Toulouse à l'unanimité de cinquante voix. La sentence qui réhabilita les Calas fit tomber des mains du fanatisme sa hache ensanglantée, et lui imprima au front une flétrissure qui ne s'effacera jamais.

 

 

 



[1] Les Toulousaines, lettre XXII.