HISTOIRE DES PROTESTANTS DE FRANCE

 

LIVRE DEUXIÈME. — DEPUIS L'OUVERTURE DU COLLOQUE DE POISSY JUSQU'À L'ÉDIT DE NANTES (1561-1598).

 

 

VIII.

Après avoir exposé la suite des affaires générales, il faut jeter un coup d'œil sur ce qui se passa dans les provinces. La guerre ne se fit pas seulement entre les chefs de parti et des armées régulières ; elle se reproduisit sous mille formes dans tout le royaume. Ce fut une lutte immense et affreuse de province à province, de ville à ville, de quartier à quartier, de maison à maison, d'homme à homme. Jamais on ne vit si bien que de toutes les guerres les pires sont les guerres civiles, et de toutes les guerres civiles, les guerres de religion.

Les excès du régime révolutionnaire n'en donneraient qu'une faible idée. Le fanatisme avait fait de la France un pays de cannibales, et l'on pourrait mettre au défi l'imagination la plus sombre d'inventer jamais tous les genres de supplices raffinés, révoltants, exécrables ou obscènes, qui furent alors pratiqués. Mais il y a dans ce spectacle une grande leçon à recueillir : c'est que le principe de la liberté religieuse est l'un des biens les plus précieux de l'humanité.

On n'attendra pas, du reste, un récit détaillé de ces horreurs. Théodore de Bèze en remplit un volume. Jacques de Thou y consacre plusieurs livres de son histoire. Crespin, Jean de Serres, les mémoires de Montluc, de Tavanes, de Condé, de La Noue et de cinquante autres en sont pleins. Qui voudra connaître ces détails pourra les y chercher. Pour nous, à entreprendre cette tâche, la plume nous tomberait vingt fois des mains.

Les huguenots avaient, dans les commencements de la campagne, observé une sévère discipline. Nouveaux croisés qui s'étaient levés à l'appel de leur conscience, ils voulaient absoudre leurs armes par l'austérité de leur vie. Point de femmes dans les camps ; ni cartes ni dés ; nul blasphème ; nul discours déshonnête ; pas de maraude ni de pillages. Les nobles payaient de leurs deniers tout ce qu'ils prenaient pour eux et pour leurs gens. Ceux qui commettaient des violences étaient punis. Un seigneur de Dammartin, ayant outragé la fille d'un villageois, eut peine à échapper au dernier supplice. Un autre fut pendu à Orléans pour crime d'adultère, ce qui souleva, bien plus que n'avaient jamais fait les différences de doctrine, la cour dissolue de Catherine de Médicis.

Soir et matin, à l'assiette et au lever du soldat, il y avait des prières publiques. Les ministres, distribués par compagnies, entretenaient le bon ordre par leurs exhortations. On a conservé une prière qui se prononçait dans l'armée. Les calvinistes adressaient des requêtes à Dieu pour le roi, la reine mère, les princes du sang et les membres du conseil.

Même discipline à Orléans. Outre les prédications ordinaires et les prières aux corps-de-garde, dit Théodore de Bèze, on faisait prières générales extraordinairement à six heures du matin, à l'issue desquelles ministres et tout le peuple, sans nul excepter, allaient travailler aux fortifications de tout leur pouvoir, se retrouvant chacun derechef, à quatre heures du soir, aux prières ; et un lieu fut aussi assigné pour recueillir les blessés, qui étaient traités très humainement par les femmes les plus honorables de la ville, n'y épargnant leurs biens ni leurs personnes (t. II, p. 162).

Malheureusement cela ne dura que quelques mois. Coligny l'avait prévu. C'est vraiment une belle chose que cette discipline, moyennant qu'elle dure, disait-il ; mais je crains que ces gens ne jettent toute leur bonté à la fois. J'ai commandé de l'infanterie, et je la connais ; elle accomplit souvent le proverbe qui dit : De jeune ermite vieux diable.

Les passions religieuses, jointes au besoin d'argent, poussèrent les huguenots à enlever les ornements d'églises. Ils brisèrent les vases sacrés, mutilèrent les statues des saints et en dispersèrent les reliques. Ces excès produisaient dans le cœur des catholiques une rage impossible à décrire. Vous abattez les images, disaient-ils, vous détruisez les reliques des trépassés ; eh bien ! nous abattrons autant d'images vivantes qu'il en pourra tomber entre nos mains.

Les arrêts des parlements accrurent ces fureurs populaires, en leur donnant une apparence de justice. Le paysan quittait sa charrue, l'artisan son métier. Ils formaient avec les gens sans aveu, les vagabonds, les mendiants, des compagnies franches armées de faucilles, de couteaux et de piques. Ils choisissaient. un capitaine de hasard, quelque brigand fameux, ou bien un moine, un curé, parfois même un évêque, et ces bandes, ivres de fanatisme et de vengeance, ne respectaient plus ni loi, ni pudeur, ni pitié. Dans la Champagne on leur avait donné le nom de pieds-nus.

Ils attaquaient les calvinistes par surprise, massacraient les hommes, outrageaient les filles et les femmes, démolissaient les maisons, arrachaient les vignes, déracinaient les arbres, et rendaient des cantons tout entiers inhabitables. Aussi bien, s'écriait l'un des chefs de ces forcenés, n'y a-t-il que trop de peuple en France ; j'en ferai tant mourir que les vivres y seront à bon marché.

Les huguenots, on peut le croire, usaient de représailles ; mais étant moins nombreux, et appartenant en général à des classes plus cultivées, ils faisaient moins de mal qu'ils n'en éprouvaient.

Les excès, très graves partout, le furent particulièrement au midi de la Loire, à cause du grand nombre des réformés : et du caractère plus ardent de la population. A Cahors, cinq cents huguenots furent attaqués un dimanche qu'ils étaient à leur office, et l'évêque Pierre Bertrandi les fit tous égorger jusqu'au dernier. A Montauban, les. habitants avaient quitté leur ville à l'approche des bandes catholiques : mais ayant été massacrés en foule, les survivants rentrèrent dans leurs murailles, et soutinrent trois sièges avec une constance héroïque.

Les évènements qui eurent lieu à Toulouse, au mois de mai 1562, peuvent servir à caractériser ce qui se passait dans toute l'étendue des provinces méridionales.

Cette ville comptait alors vingt-cinq à trente mille réformés, la plupart bourgeois, marchands, professeurs de L'Université, gens de lettres, étudiants, magistrats. Ils avaient choisi des officiers municipaux ou capitouls d'un esprit conforme au leur. Toulouse, dit une vieille chronique, était régie d'un certain mélange de capitouls composé de trois espèces : catholiques, huguenots et temporiseurs : gens toutefois d'un grand esprit, ornés de beaucoup de grâces, riches et opulents ; et encore d'une quatrième, savoir de l'ancienne hérésie (celle des Albigeois probablement), déjà consolidée en ses racines[1].

Après la publication de l'édit de Janvier, les réformés avaient construit, hors des portes de la ville, un temple en bois. qui pouvait contenir cinq à six mille personnes. Ils s'y rendaient en plein jour, et les femmes n'y mettaient pas moins de zèle que les hommes. Elles avaient quitté, avec les heures et les chapelets qu'elles portaient à la ceinture, dit encore notre chroniqueur, ces robes enflées, basquines et habits dissolus, danses, chansons mondaines, comme si elles eussent été poussées du Saint-Esprit : ce que nos prédicateurs ne pouvaient obtenir des catholiques par tant de saintes admonitions qu'ils leur en faisaient (p. 50).

La majorité du parlement continuait à protéger l'ancien culte ; et le peuple, excité par les imprécations des moines, attaquait les calvinistes sous le moindre prétexte et pillait leurs maisons. Tout était violence, désordre, anarchie.

Poussés à bout, et conduits par quelques-uns de leurs magistrats municipaux, les réformés s'emparèrent de la maison de ville ou Capitole, dans la nuit du 11 au 12 mai. Aussitôt les conseillers du parlement prononcent un arrêt contre les capitouls qui avaient trempé dans cette affaire et envoient demander main-forte à tous les capitaines et gentilshommes des environs. Puis ils se présentent au peuple en robes rouges, ordonnant de prendre les armes et de saisir les hérétiques morts ou vifs. Pillez, tuez hardiment avec l'aveu du pape, du roi et de la cour, criaient cinq ou six conseillers frénétiques, en traversant les rues.

La lutte devient horrible. Les calvinistes qui n'avaient pu se réfugier à l'hôtel de ville, sont pris dans leurs maisons, jetés par les fenêtres, traînés dans la Garonne. Des malheureux que les sergents conduisaient en prison, sont massacrés en chemin, et malheur aux passants bien vêtus ! On supposait que tout ce qui n'était pas ouvrier, membre du parlement, moine ou prêtre, devait être hérétique.

Un autre fait caractéristique de la lutte, c'est que le peuple, s'imaginant que toute culture d'esprit était un commencement d'hérésie, s'attroupa dès l'abord devant les boutiques des libraires, et brûla sur les places publiques tous les livres qu'elles contenaient. Ces misérables, qui ne savaient pas lire, croyaient de la sorte faire acte de bons catholiques.

Le tocsin sonnait à toutes les églises, et à cinq ou six lieues à la ronde. Des bandes de paysans se jetèrent dans la ville, attirées par l'espoir du pillage. Les calvinistes, assiégés dans le Capitole, avaient du canon et se défendirent, depuis le lundi jusqu'au samedi, avec le courage du désespoir.

Réduits enfin à la dernière extrémité, n'ayant plus de vivres pour nourrir les femmes et les enfants, ni de poudre pour charger leurs armes, et le peuple ayant mis le feu à tout le quartier voisin du Capitole, ils demandèrent à parlementer, en criant : Vive la croix ! vive la croix ! On leur promit la vie sauve, à condition qu'ils laisseraient leurs armes et bagages dans la maison de ville. Avant de partir, ils célébrèrent la cène avec beaucoup de prières et de larmes, et commencèrent, entre huit et neuf heures du soir, à se retirer par la porte de Villeneuve. Mais les ouvriers et les paysans, à qui les prêtres avaient enseigné qu'il n'est pas obligatoire de garder la foi aux hérétiques, tombèrent sur eux, et l'on a calculé qu'il en périt trois mille cinq cents dans ces rencontres.

Le parlement procéda ensuite aux exécutions judiciaires. Il se mutila premièrement lui-même, en excluant vingt-deux conseillers qui, sans être huguenots, avaient permis à leurs femmes ou à d'autres membres de leurs familles de fréquenter les prêches. Le viguier de la ville, plusieurs capitouls et trois cents autres hérétiques furent exécutés à mort jusqu'au mois de mars 1563. Quatre cents personnes furent condamnées au même supplice par contumace. Le clergé avait publié un monitoire enjoignant, sous peine d'excommunication et de damnation éternelle, de dénoncer, non seulement les hérétiques, mais ceux qui leur auraient donné conseil, aide ou faveur.

Il y eut des actes d'un fanatisme atroce. On raconte, par exemple, qu'un jeune garçon, âgé de douze à treize ans, venu de Montauban à Toulouse, fut sommé de réciter l'Ave Maria. Il répondit qu'on ne le lui avait pas enseigné, et sur cela seul on le pendit à un gibet.

Au milieu de tant d'abominables attentats, Blaise de Montluc et le baron des Adrets eurent encore l'affreux honneur de se distinguer par leurs cruautés. Le premier, soldat rude et ignorant, était le plus féroce de tous les chefs catholiques du Midi. Il semblait goûter dans les spectacles de sang une volupté âpre et insatiable, et lui-même nous a raconté dans ses Commentaires, avec la plus grande tranquillité d'esprit, toutes les exécutions qu'il avait ordonnées. Il se faisait constamment suivre de deux bourreaux armés de haches bien affilées : on les appelait ses laquais. Il commandait de prendre ou de décapiter les huguenots sans les interroger, car ces gens-là, disait-il, parlent d'or, et l'on reconnaissait les chemins où il avait passé par les cadavres qui pendaient aux arbres. Il ne négligeait pas non plus le soin de sa fortune, et savait ramasser de l'or dans du sang. Lui qui auparavant n'avait pas de grandes finances, dit Brantôme, se trouva à la fin de la guerre avoir cent mille écus (t. II, p. 223). Il obtint pour ses exploits le bâton de maréchal de France.

Mais si impitoyable qu'il fût, il rencontra une fois des hommes qui le surpassèrent. C'étaient des Espagnols que Philippe II avait envoyés au secours du parti catholique. Ayant pris une petite ville de l'Agenois, Montluc fit passer au fil de l'épée tous ceux qui défendaient le château, et renvoya les femmes en les faisant passer par un escalier creusé dans l'épaisseur du mur. Les Espagnols, qui les attendaient dans la cour, les égorgèrent toutes avec les petits enfants qu'elles portaient dans les bras. Quand Montluc leur en fit des reproches, ils répondirent avec sang-froid : Nous pensions que c'étaient tous des luthériens déguisés (todos luteranos tapados.)

Le baron des Adrets, qui conduisait des bandes de huguenots, se montra aussi barbare que Montluc. Il s'était jeté dans la nouvelle religion à cause d'un procès qu'il accusait le duc de Guise de lui avoir fait perdre. Il sema l'épouvante dans le Lyonnais, le Dauphiné, la Provence et le comtat d'Avignon. Mais les chefs du parti calviniste eurent bientôt honte et horreur de ses. crimes, et envoyèrent Soubise à Lyon pour le contenir. On le fit même prisonnier à Valence, et il ne fut élargi qu'après la signature de la paix, ce qui lui inspira un, si vif ressentiment qu'il revint à la communion romaine dans laquelle il mourut.

 

 

 



[1] Histoire de M. G. Bosquet sur les troubles advenus en la ville de Toulouse, p. 25.