HISTOIRE DES PROTESTANTS DE FRANCE

 

LIVRE PREMIER. — DEPUIS LES COMMENCEMENTS DE LA RÉFORME EN FRANCE JUSQU'À L'OUVERTURE DU COLLOQUE DE POISSY (1521-1561).

 

 

XIV.

Les États généraux avaient servi la cause de la Réforme. Le cardinal de Lorraine, mécontent de n'y avoir joué qu'un rôle secondaire, se retira dans son archevêché de Reims. Le duc de Guise s'éloigna de la cour ; et la reine mère, voyant que les deux ordres laïques désapprouvaient les persécutions religieuses, témoigna, de concert avec le chancelier L'Hospital, quelque bonne volonté pour les calvinistes.

Coligny faisait prêcher la foi réformée dans ses appartements, et Catherine de Médicis ouvrit la chaire du palais de Fontainebleau à l'évêque Montluc, le même qui s'était si fortement élevé contre les abus de l'Église romaine dans l'assemblée des notables. Les courtisans, toujours prompts à se ranger du côté de la fortune et de la puissance, affluaient autour des nouveaux orateurs, et laissaient parler dans le désert un moine jacobin qui prêchait le carême.

Il me semble, dit avec aigreur le jésuite Maimbourg à propos de la reine mère, qu'à en juger le plus favorablement, on peut dire hardiment que si tout ce qu'on lui vit faire en cette occasion n'était qu'une feinte, elle fit très mal de feindre si bien qu'elle donna lieu de croire qu'elle était de la nouvelle secte. Car non seulement elle permit que les ministres prêchassent dans les appartements des princes, où tout le monde accourait en foule pour les entendre, tandis qu'un pauvre jacobin qui prêchait le carême à Fontainebleau fut abandonné ; mais elle voulut assister elle-même avec toutes les dames aux sermons de l'évêque de Valence, qui prêchait tout ouvertement, dans l'une des salles du château, les nouveaux dogmes qu'il avait tirés des hérésies de Luther et de Calvin. Il se fit tout à coup un si étrange changement à la cour, qu'on eût dit qu'elle était toute calviniste. Quoiqu'on fût en carême, on vendait publiquement de la viande qu'on servait sur toutes les tables. On ne parlait plus d'ouïr la messe, et le jeune roi, qu'on y menait encore pour sauver les apparences, y allait presque tout seul. On se moquait de l'autorité des papes, du culte des saints, des images, des indulgences, des cérémonies de l'Église, qu'on traitait de superstitions[1].

Si le jésuite a raison de dire que ce n'était qu'une feinte pour la reine mère d'aller au prêche, il aurait pu ajouter que c'en était une aussi de sa part d'aller à la messe. Incrédule comme on avait coutume de l'être de son temps dans les classes élevées de l'Italie, Catherine de Médicis croyait peut-être encore à la magie et aux sortilèges, mais non à la vérité chrétienne ; et au lieu de servir Dieu, elle se servait de lui.

Quoi qu'il en soit, l'impulsion se communiqua aux provinces. Comment interdire les assemblées publiques de la religion, lorsqu'on pouvait invoquer l'exemple même de la cour ? Les timides s'enhardirent, les temporiseurs se décidèrent. Ce fut un enthousiasme générai. Les écrits de controverse et d'appel inondèrent le royaume. Nous en avons un ample recueil sous les titres de Complainte apologique des Églises, Exhortation chrétienne au roi de France, Remontrances à la reine et au roi de Navarre, et autres semblables.

Dans ces jours de ferveur et d'espérance, les fidèles croyaient que le triomphe de la Réforme était complètement entre les mains des chefs de l'État. Il ne tient qu'à vous seuls, écrivaient-ils à Catherine de Médicis et à Antoine de Bourbon, que Jésus-Christ soit connu et adoré par tout le royaume, en toute vérité, justice et sainteté. Car si vous dites que toutes superstitions et idolâtries soient extirpées, cela sera incontinent fait, sans qu'il y soit jamais plus contredit. Ce seul mot, sortant de votre bouche, chassera tous ceux qui ont mal versé en l'Église. Ce seul mot les rendra sans force, ni vertu, ni puissance.

Les pasteurs manquaient. On écrivit en Suisse pour en avoir. Genève, le pays de Vaud, le canton de Neufchâtel, en fournirent autant qu'ils purent. Ils se privèrent même de ceux dont les services leur étaient le plus utiles, afin de satisfaire à des besoins encore plus pressants que les leurs. Beaucoup de jeunes gens, instruits sous l'œil de Calvin, et d'autres d'âge mûr, de professions diverses, furent consacrés au ministère de l'Évangile. Tous voyaient, dans les élans de leur foi, une grande nation à conquérir.

Les prêtres, de leur côté, on peut le croire, ne s'endormaient point ; et comme ils ne trouvaient plus guère d'appui à la cour, ils se retournèrent vers le peuple. Il y eut des troubles dans plusieurs villes, à Pontoise, à Amiens, et particulièrement à Beauvais. Le cardinal Odet de Châtillon, accusé d'avoir, le jour de Pâques 1561, célébré la Cène dans son palais à la manière de Genève, fut assailli par la populace, et il fallut que le maréchal de Montmorency vint de Paris avec une nombreuse escorte pour étouffer la sédition.

L'Hospital envoya aux baillis et sénéchaux des lettres patentes ordonnant d'élargir les prisonniers pour cause de religion et de ne plus pénétrer dans l'intérieur des maisons sous prétexte d'assemblées illicites. Mais le parlement de Paris, mécontent de l'envoi de ces lettres avant qu'elles eussent été enregistrées, et mal disposé pour la Réforme depuis qu'on en avait enlevé, par un coup d'autorité, Anne Dubourg et six à sept autres conseillers demanda que les précédentes ordonnances fussent exactement observées.

Cette opposition, néanmoins, eût été impuissante, s'il ne s'en était formé une autre sous le nom de triumvirat. Elle se composait du duc de Guise, du connétable de Montmorency et du maréchal de Saint-André. Derrière cette association était le cardinal de Lorraine avec la masse du clergé ; au-dessus, le pape et Philippe II ; au-dessous, le peuple, surtout celui du Nord et de l'Ouest. Ce triumvirat, qui parvint à gagner même le roi de Navarre, fut le plus grand obstacle aux progrès de la Réforme en France : il importe donc d'en expliquer l'origine et les caractères.

Le duc de Guise, tenu à distance par Catherine de Médicis et haï des princes du sang, ne pouvait relever à lui seul l'autorité que la mort de François II lui avait fait perdre. Il eut recours à l'étranger, et s'unit étroitement avec l'ambassadeur d'Espagne, qui avait reçu de Philippe II l'ordre d'entretenir des troubles dans le royaume, afin de l'affaiblir et de le livrer à sa merci. Cet ambassadeur, comme le remarque avec raison l'abbé Anquetil, jouait le rôle d'un ministre d'état français. Il donnait ses avis dans toutes les affaires, louait, improuvait, corrigeait, et les Guises ne faisaient qu'un avec lui.

Cependant l'appui de l'Espagnol n'aurait pas suffi aux Lorrains. Une femme perdue, l'ancienne favorite de Henri II, Diane de Poitiers, qui craignait qu'on ne lui redemandât les dépouilles des huguenots, s'entremit pour réconcilier le vieux connétable avec le duc de Guise.

Anne de Montmorency était alors âgé de soixante-quatre ans. Compagnon d'armes de François Ier, qui l'avait nommé connétable en 1538, c'était un brave chevalier, un loyal serviteur de la couronne, capable de supporter la disgrâce avec courage, mais d'un esprit étroit, d'un caractère brusque, prenant l'entêtement pour de la force et la rudesse pour de la dignité. En religion il ne savait autre chose sinon qu'il était le premier baron chrétien, et que les rois, ses maîtres, étaient catholiques. Il en concluait qu'il ne devait faire à l'hérésie aucun quartier.

Brantôme nous apprend quelle était la singulière piété d'Anne de Montmorency. Il jeûnait le vendredi très régulièrement, et ne manquait pas de répéter ses patenôtres matin et soir ; mais parfois il les interrompait disant : Allez-moi pendre un tel ; attachez celui-là à un arbre ; faites passer celui-là par les piques ; boutez-moi le feu à un quart de lieue à la ronde. Puis il continuait ses dévotions, comme si de rien n'était.

Il n'avait pas les mains entièrement nettes quant aux affaires de finances qu'il avait gérées sous Henri II, et lorsqu'il sut que les États généraux allaient lui demander de rendre ses comptes, il s'imagina que c'était une intrigue des Bourbons qui en voulaient à son honneur aussi bien qu'à sa bourse. Depuis ce moment il s'éloigna d'eux.

En vain son fils aîné, le maréchal de Montmorency, estimé l'un des plus sages seigneurs du royaume, dit Mézeray, lui représenta qu'il ne pouvait ni ne devait se séparer des princes du sang et de ses neveux les Châtiions, pour devenir l'instrument de la maison de Lorraine, l'opiniâtre connétable répondait toujours : Je suis bon serviteur du roi et de mes petits maîtres (c'est ainsi qu'il désignait les jeunes frères de Charles IX), et je n'endurerai pas qu'on improuve.les actions du feu roi, pour l'honneur de Sa Majesté.

La femme du connétable, Madeleine de Savoie, qui était ordinairement environnée de prêtres et de moines, selon le récit de Jean de Serres, l'enflamma par ses crieriez. Elle lui faisait grandement valoir son titre de premier baron chrétien. Comme premier officier de la couronne, lui disait-elle, et issu non seulement du premier baron, mais du premier chrétien de France, vous ne devez pas endurer la diminution de l'Église romaine, l'ancienne devise de la maison de Montmorency étant : Dieu aide au premier chrétien !

Diane de Poitiers, Madeleine de Savoie, les Lorrains, les prêtres, l'ambassadeur de Philippe II firent si bien, que le duc de Guise et Anne de Montmorency communièrent ensemble le jour de Pâques. Les habiles entremetteurs de l'affaire n'avaient eu garde d'oublier la conscience du vieillard.

Le troisième personnage du triumvirat était Jacques d'Albon, maréchal de Saint-André. Malgré sa grande charge militaire, il n'avait aucune consistance par lui-même, et cherchait des alliés pour se faire une position. C'était un épicurien qui avait dilapidé les biens confisqués sur les huguenots ; Brantôme, si indulgent pour les vices des hommes de cour, dit de lui : Il a été fort sujet de tout temps à aimer ses aises, plaisirs et grands luxes de table. Il a été le premier qui les a introduits à la cour, et certes par trop excessifs. Il se montra un vrai Lucullus en bombances et magnificences (t. III, p. 278).

Voilà les auteurs du triumvirat, et les prétendus amis de la religion catholique. Ce furent des motifs humains qui les réunirent, et la religion ne fut que leur prétexte.

Les Guises avaient repris confiance et courage. Il y parut bien dans le langage tenu par le cardinal de Lorraine, après le sacre de Charles IX, au mois de mai 1561. Il fit de grandes plaintes contre les assemblées des huguenots qui allaient croissant, et demanda qu'un nouvel édit fût délibéré et rédigé en plein parlement, devant les princes, les seigneurs et tous les membres du conseil privé.

Les séances durèrent vingt jours. Il en sortit une ordonnance qui, tout en accordant une amnistie pour les fautes commises de part et d'autre, et en invitant les prêtres à ne plus soulever le peuple, défendait les assemblées publiques de religion jusqu'à la réunion d'un concile national, sous peine de confiscation des biens et de bannissement. Cette ordonnance, qui ne fut adoptée qu'à la majorité de trois voix, porta le nom d'édit de Juillet.

 Le parti catholique se flattait d'avoir remporté une grande victoire, et le duc de Guise dit, en sortant de la cour du parlement : Pour soutenir cet édit, mon épée ne tiendra jamais au fourreau. Mais n'était-il pas insensé d'espérer que des hommes qui, pendant quarante ans, avaient affronté les échafauds et la flamme des bûchers, s'arrêteraient devant la peine du bannissement ? La suite le fera bien voir, et la France devait traverser encore de terribles catastrophes avant que les deux partis fussent disposés à établir la paix sur de plus équitables conditions.

 

 

 



[1] Histoire du calvinisme, p. 192, 193.