HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XVI.

 

 

L'ambassadeur de Portugal intrigue à Paris. — Il vent acheter la paix. — S'adresse à R***. — Tripotage dans lequel on veut mêler Bonaparte. — Arrestation des Portugais. — Assassinat du général Duphot à Rome. — Récit que Joseph Bonaparte fait de cet événement tragique. — Conséquence que ce meurtre doit avoir.

 

Les victoires de Bonaparte et la paix donnée à l'Italie, qui paraissait devoir être suivie de la paix générale, avait rehaussé singulièrement la situation du directoire. C'était à qui se rapprocherait de lui, et de toutes parts on recherchait son alliance. C'était son époque brillante ; il est vrai qu'en même temps on lui insinuait qu'il devait cet empressement à la frayeur qu'inspirait un jeune général dont chaque acte portait le cachet du génie, et que par là tout en satisfaisant l'orgueil des directeurs on tenait vivement éveillé leur jalousie. Un fait qui eut lieu le laissa bien connaître des initiés ; ce fait a éclaté sans doute, mais la cause secrète est ignorée, et je vais la dévoiler.

Le Portugal non moins que les autres puissances, avait à cœur de s'entendre avec la république et d'y faire cesser l'état de guerre pénible aux deux nations, et sans aucun avantage pour l'une ou pour l'autre. La cour de Lisbonne, où une reine à peu près folle déjà avait pour tuteur son fils. La cour de Lisbonne, dis-je, chargea M. d'Aranjo d'Azerèdo de négocier avec le cabinet Français ; cet accord, son traité, sa tâche étaient difficiles. Un traité précédent liait le Portugal à l'Angleterre qui, par une clause, avait confié aux Anglais la garde de ses meilleures cités villes et forts principaux. Le directoire exigea pour première condition que cet état de chose cesserait, et que la paix avec lui n'aurait lieu qu'après l'évacuation par les troupes britanniques des postes qu'elles occupaient dans les états de sa majesté très-fidèle. M. d'Aranjo s'était cru autorisé à convenir de ce point, mais comme, outre le consentement de son cabinet, il fallait le concours de celui de Londres l'évacuation n'eut pas lieu, et la reine laissa passer plus de deux mois sans s'y conformer ; et par conséquent sans envoyer la ratification de l'acte réglé avec notre ministre des relations extérieures.

Le directoire, dont la manie était de copier le sénat romain, ne voulut plus entendre à aucun délai comme le demandait l'ambassadeur, et le 3 brumaire déclara rompu le traité conclu entre la reine de Portugal et lui, et fit signifier par Talleyrand à M. d'Aranjo qu'il eût à sortir de Paris et du territoire de la république. Ce diplomate n'obéit pas, retarda son départ sous un faux prétexte, et essaya tant qu'il put d'arracher aux directeurs d'une façon ou d'autre leurs signatures auxquelles sa cour tenait tant ; il frappa à diverses portes offrit une somme très-forte ; on ne s'en inquiéta pas. Mais voici Bonaparte arrivé à Paris, et le Portugais de nouveau en campagne ; il rode autour de lui, ne sait comment parvenir à lui, et enfin après plusieurs tâtonnements infructueux, met la main sur R***, que j'ai déjà fait connaître en sa qualité de proxénète, d'espion et de complaisant de Barras. Dès que ce misérable eut vu briller l'or, il ne put résister à la fantaisie de le recevoir dans sa bourse ; et, ne pouvant s'imaginer que l'on soit ailleurs autre que ceux de sa société intime, il va résolument droit à Bonaparte et lui propose au nom de l'ambassadeur portugais quinze cent mille francs ou deux millions.

Si R*** sortit par la porte après son offre faite, ce fut parce que la promptitude de sa fuite ne laissa pas au général le temps de le jeter.par la fenêtre : j'ai vu peu de fureurs pareilles à celle de Bonaparte au souvenir de cette insolence, dont, de ce pas, il courut faire ses plaintes à Barras ; il s'annonça avec la hauteur d'un homme intact, demandant vengeance.

Général, prends-la toi-même, répondit le directeur ; je te livre les épaules ou la tête de cet imbécile qui t'a confondu avec nos fournisseurs.

La plaisanterie ne plut pas. Bonaparte insistant, il fallut chasser R*** du Luxembourg ; faire mine de vouloir l'arrêter ce qui le contraignit à se cacher à demi ; il ne reparut que lorsque Bonaparte fut embarqué pour l'Égypte : c'eût été lui que l'on aurait dû punir ; mais le directoire, poussé par Barras, se mit en colère contre le Portugais : on lui fit un crime d'état de la phrase suivante répétée par R*** à son protecteur.

Ma reine préfère avoir le concours de monsieur Bonaparte à l'assentiment du directoire. Elle sait que si celui-là veut la paix, celui-ci sera forcé de la vouloir.

En conséquence on prit contre lui d'avance une mesure acerbe dans le genre du coup d'état employé précédemment contre le comte Carletti, ministre de Toscane. On débuta par faire une descente chez lui, par mettre le scellé sur ses papiers ; on le garda à vue pendant deux jours, et le troisième on le conduisit au Temple. Cette violation apparente du droit des gens fit un fracas épouvantable ; on le motiva sur le fait de la corruption, mais sans rien spécifier ; on publia des notes justificatives qui établirent la jurisprudence qu'un ambassadeur intrigant se dépouillait de son inviolabilité ; on essaya même de lui faire son procès, et à plusieurs reprises on le conduisit chez le ministre de la justice, qui l'interrogea ; lui ne voulut jamais répondre, se maintint avec beaucoup de fierté dans son caractère public, et sa cour déclara qu'elle l'avait entièrement approuvé dans tous ses actes. Enfin, et quatre mois après cet emprisonnement, en date du 3 janvier 1788, on le relâcha.

La rigueur exercée dans cette occasion provenait uniquement de l'amour-propre offensé du directoire, et de son dépit que l'on accordât tant d'influence à Bonaparte ; il espérait d'ailleurs trouver quelque moyen de ternir cette réputation si claire, si pure et la faire descendre au niveau de la sienne ; ce fut l'opinion de ceux dans la confidence, et le général ne se gêna pas de le reproches durement à Rewbell, qui eut la maladresse d'amener la conversation sur ce point. Mais cette affaire disparut bientôt dans une plus importante, et dont les suites amenèrent la chiite du trône pontifical, la conquête du royaume de Naples, celle du Piémont, et un nouveau remaniement dans le système politique de l'Italie. Je veux parler de l’assassinat à Rome de Duphot. Il existe une pièce aujourd'hui oubliée et très-curieuse, la dépêche de Joseph Bonaparte, ambassadeur du directoire près le Saint-Siège. Je vais la transcrire ; elle donnera une idée juste du style et de la manière de voir au temps elle était adressée à Talleyrand, en sa qualité de ministre des relations extérieures, de datée de Florence, le 11 nivôse an VI (31 décembre 1797).

CITOYEN MINISTRE,

Par ma dépêche n° 17 — les n° 16 et 17 ne sont pas arrivés, note du gouvernement français — je vous ai instruit de la-situation de Rome. Ma lettre est du 3 nivôse (23 décembre) ; il s'est passé depuis, des évènements qui ne m'ont pas permis de prolonger mon séjour dans cette ville.

Le 6, trois individus se sont présentés chez moi pour me dire que la nuit suivante une révolution devait éclater ; que l'indignation publique était à son comble ; qu'ils venaient m'en instruire, pour que rien ne me semblât nouveau. Je leur répondis que la place que j'occupais auprès du souverain de Rome ne me permettait point d'entendre tranquillement une semblable ouverture ; que d'ailleurs elle me semblait aussi inutile que déplacée. Ils reprirent qu'ils voulaient avoir mon conseil, et savoir si le gouvernement français protégerait leur révolution une fois faite. Je leur dis que spectateur important des événements, je rendrais compte à mon gouvernement de ce qui se passerait — je ne pouvais avoir autre chose à leur dire en ce moment — ; que l'époque de la pacifia cation générale, ne me paraissait pas celle laquelle le gouvernement désirait des événements qui pourraient la retarder ; que homme je les exhortais à la tranquillité ; que je ne croyais pas qu'ils eussent des moyens eux mêmes ; que le gouvernement français ne leur en prêterait pas ; que, comme ministre français, je leur enjoignais de ne plus se présenter chez moi avec de telles intentions ; qu'au reste le sort des états était, comme celui des individus, caché dans le secret de l'avenir ; mais qu'il ne m'était pas donné à moi d'y pénétrer. Ils partirent en m'assurant que tout s'assoupirait pour le moment ; la nuit se passa tranquillement ; le lendemain au soir M. le chevalier Azara me dit confidentiellement chez le secrétaire d'états qu'il serait possible que des brouillions fissent bientôt un mouvement aussi ridicule par leur peu d moyens et par leur conduite, que celui qu'ils avaient voulu essayer quelque mois auparavant ; dans le fait, cette nouvelle était celle de la ville.

Je sus chez madame la marquise de Massimi, où était une fête de bal, que quatre des meneurs étaient des espions du gouvernement, qui avait pris ses mesures ; que les insurgés devaient se réunir à la Villa-Médicis. On se sépara à quatre heures. Je suis réveillé. On m'annonce qu'il y a eu un rassemblement à la Villa-Médicis, composé de quatre-vingts à cent hommes, et qu'ils étaient cernés par les troupes du pape..... Je me rendormis. Je sus ce matin, qu'une patrouille avait été attaquée par une soixantaine d'hommes ; deux dragons du pape avaient été tués. Les insurgés s'étaient dissipés : quelques-uns arrêtés ; le gouvernement connaissait les autres. Beaucoup d'insurgés avaient pris la cocarde française ; ils en avaient laissé, comme par mégarde un sac, épars sur le lieu du rassemblement. Je me transportai chez le secrétaire d'état ; je le trouvai tranquille. Je lui dis que loin de m'opposer à ce qu'on arrêtât les individus qui avaient pris la cocarde française, je venais lui faire 1a demande précise, de faire arrêter tous ceux dont le nom ne serait pas compris dans le tableau des Français ou des Romains attachés à la légation. Ceux-ci n'étaient pas au nombre de huit ; je les lui nommai, et lui proposai de prendre des mesures sur-le-champ. Je le prévins qu'il y avait six individus qui s'étaient réfugiés dans ma juridiction ; que, s'ils étaient du nombre des révoltés je m'entendrais volontiers avec lui pour que leur impunité ne pût enhardir les autres. Il était deux heures après midi ; c’était celle du dîner du cardinal. Il me pria de me retirer pour le moment, en m'engageant à me retrouver chez lui à six heures du soir, avec le ministre d'Espagne ; il devait s'y rende avec celui de Toscanes nous convînmes de tout cela. Je me tendis chez moi, convaincu, par la sérénité du secrétaire d’état, que l'affaire de la nuit n'aurait aucune suite. J'y trouvai le général Duphot l'adjudant-général Sherlock ;nous causâmes de l'enfantillage révolutionnaire de la nuit, comme de la nouvelle du moment. Nous allions nous mettre à table ; nous étions retardes par l'absence de mes secrétaires, occupés à rédiger avec exactitude la note des individus autorisés à porter la cocarde. Je voulais envoyer cette pièce au cardinal secrétaire d’état avant diner, quoiqu'il ne l'eût pas désirée avant le soir.

Le portier me prévint qu'une vingtaine d'hommes venait de se présente pour entrer dans le palais ; qu'il le leur avait défendu, parce qu'ils avaient beaucoup de cocardes à la main, qu'ils commençaient à distribuer aux passants, en les excitant à crier : Vive la république ! Vive le peuple romain ! Un d'eux demanda à me parler ; c'était un artiste que je connais, m'ayant été recommandé de Paris par le ministre votre prédécesseur. Il se présente à moi comme un frénétique, eu disant : Nous sommes libres, mais nous venons demander l'appui de la France. Ce discours insensé était une témérité révoltante dans la bouche if d'un artiste qui était un de mes trois interlocuteurs du 6 ; je le lui fis sentir. Je lui ordonnai de se retirer sur-le-champ de la juridiction de France, d'engager ses camarades à en faire autant, sans quoi j'allais prendre des mesures terribles contre eux ; il se retira confus. Les militaires qui étaient avec moi lui firent sentir la folie de leur entreprise ; je leur en avais fait sentir ma prudente témérité. Si le gouverneur de la ville fait pointer contre vous un canon, où est votre prétendue liberté ? reprit l’adjudant Sherlock. Il partit. tin artiste français arrivant, nous prévient que l'attroupement devient nombreux ; qu'il a distingué dans la foule des espions bien connus du gouvernement„ qui criaient plus fort que les autres : Vive la république ! Vive le peuple romain ! Que l'on jetait les piastres à pleines mains, et que la rue était obstruée. Je le chargeai de descendre aussitôt, et de faire connaître-ma volonté aux attroupés.

Les militaires français me demandèrent l'ordre de les dissiper par la force ; cette proposition n'attestait que leur dévouement trop généreux. Je pris les décorations de ma place, et les priai de me suivre. Je préférai leur parler moi-même, parlant leur langue. En sortant de mon cabinet, nous entendîmes une décharge prolongée, c'était un piquet de cavalerie, qui, entrant dans ma juridiction sans m'en prévenir, l'avait traversée au galop. Il avait fait feu par les trois vastes portiques du palais ; la foule s'était alors précipitée dans la cour et sur les escaliers. Je rencontrai sur mon passage des mourants, des fuyards intimidés et des frénétiques audacieux, des gens gagés pour exciter et dénoncer les mouvements. Une compagnie de fusiliers avait suivi les cavaliers de près. Je la trouvai s'avançant dans mon palais et dans les vestibules ; à mon aspect elle s'arrêta. Je demandai le chef ; il était caché dans les rangs ; je ne pus le distinguer. Je demandai à cette troupe par quel ordre elle était entrée dans la juridiction de France. Je lui enjoignis de se retirer ; elle recula de quelques pas. Je crus avoir réussi de ce côté. Je me retirai vers les attroupés, qui s'étaient retirés dans l'intérieur des cours ; quelques-uns s'avançaient déjà contre les troupes, à mesure que celles-ci s'éloignaient. Je leur dis, d'un ton décidé, que le premier d'entre eux qui oserait dépasser le milieu de la rue, je le forcerais à rentrer. En même temps le général Duphot, l'adjudant-général Sherlock, deux autres officiers et moi, tirent le sabre pour retenir cette troupe désarmée, dont quelques-uns seulement avaient des pistolets et des stylets. Mais tandis que nous étions occupés de ce côté, les fusiliers, qui ne s'étaient retirés que pour se mettre hors la portée du pistolet, firent une décharge générale ; quelques balles perdues allèrent tuer les hommes des derniers rangs ; nous, qui étions au milieu, fûmes respectés ; après quoi la compagnie se retira encore pour charger. Je profite de cet instant. ; je recommande au citoyen Beauharnais, aide-de-camp du général en chef Bonaparte, qui se trouvait par hasard auprès de moi, en retour d'une mission dans le levant, et à l'adjoint aux adjudants-généraux, Arrigghi, de contenir, le sabre à la main, cette troupe qui était animée par des sentiments très-différents, et je m'avance, avec le général Duphot et l'adjudant-général Sherlock, pour persuader la compagnie des fusiliers de se retirer et de cesser le feu. Je leur crie de se retirer de la juridiction de France, que l'ambassadeur se chargeait de faire punir les attroupés ; qu'ils n'eussent qu'à détacher, pour cet effet, quelques-uns de leurs officiers et sous-officiers au Vatican, chez leur général ou chez le gouverneur de Rome, ou chez le sénateur, ou chez tout autre homme public qu'alors tout se terminerait. Le trop brave général Duphot accoutumé à vaincre, s'élance ; d'un saut il est entre les baïonnettes des soldats ; il empêche l'un de charger, il évite le coup de l'autre déjà chargé ; nous le suivions par instinct national. Il était l'ami des deux partis ; il était pacificateur, et, eût-il été considéré comme ennemi, il était leur prisonnier ; trompé par son courage, il est entrainé jusque à une porte de la ville, appelée Septimianiane. Je vois un soldat qui lui décharge son mousquet au milieu de la poitrine ; il tombe, et se relève en s’appuyant sur son sabre ; je l'appelle, il revient à nous, un second coup l'étend sur le pavé ; plus de cinquante coups encore se dirigent sur son corps inanimé. L'adjudant-général Sherlock n'est atteint d'aucun coup ; il voit tomber son brave camarade ; tous les coups vont se diriger sur nous. Il m'indique une route détournée qui nous conduit aux jardins du palais, et nous soustrait aux coups des assassins de Duphot, et à ceux d'une autre compagnie qui arrivait et faisait feu de l'autre côté de la rue. Les deux jeunes officiers, pressés par cette or seconde compagnie. se réunirent à nous ; ils nous font découvrir un nouveau danger. La nouvelle compagnie pouvait entrer dans le palais, où ma femme et ma sœur, qui devait être le lendemain l'épouse du général Duphot, venaient d'être emportées par force, par mes secrétaires qui rentraient, et par de jeunes artistes. Nous regagnâmes le palais par le côté des jardins. Les cours étaient encombrées par les lâches et astucieux scélérats qui avaient préludé à cette scène horrible. Une vingtaine d’entre eux, et de citoyens paisibles, sont restés morts surie champ de bataille. Je rentre dans le palais ; les marches sont teintes de sang ; des moribonds se traînent, des blessés se lamentent ; on parvient à fermer les trois portes de la façade de la rue.

Les lamentations de l'amante de Duphot, de ce jeune héros qui, constamment à l'avant-garde des armées des Pyrénées et d’Italie, avait toujours été victorieux, égorgé sans défense par des lâches brigands ; l’absence de la mère de ma femme et de son frère, que la curiosité avait éloignés depuis le matin du palais pour voir les mouvements de Rome ; la fusillade, qui continuait dans la rue et contre les portes du palais ; les premières pièces de ce vaste palais Corsini, que j'habitais, encombrées par des gens dont j'ignorais les intentions ; ces circonstances et tant d'autres ont rendu cette scène la plus cruelle que l'on puisse imaginer.

Je fis appeler mes domestiques trois étaient absents, un avait été blessé. Je fis préparer les armes qui nous avaient servi en voyage, dans l'aile du palais que j'habitais ; un sentiment d'orgueil national, que je ne pus vaincre, dicta à quelques-uns des officiers le projet d'aller enlever le cadavre de leur malheureux général ; ils y réussirent à l'aide de plusieurs domestiques fidèles, en passant par des chemins détournés, malgré le feu incertain et hasardé que la soldatesque lâche et effrénée de Rome continuait sur leur champ de massacre ; ils trouvèrent le corps de ce brave général, qui fut naguère animé d'un si sublime héroïsme, dépouillé, percé de coups, souillé de sang et couvert de pierres.

Il était six heures du soir. Déjà deux heures s'étaient écoulées depuis le massacre de Duphot, et aucun homme du gouvernement ne paraissait encore. Au récit de l'état dans lequel on avait trouvé le cadavre de notre infortuné concitoyen, je me décidai à quitter Rome ; l'indignation traça ce projet dans mon cœur. Aucune considération, aucune puissance sur la terre ne m'en eût fait changer. Cependant je me résous à écrire au cardinal Doria, secrétaire d'état, la lettre dont vous trouverez copie ci-jointe n° I ; un domestique fidèle traverse la soldatesque attroupée ; on suit la route que les coups de fusil désignent dans les ténèbres à ses camarades, qui l'observent avec inquiétude de quelques lucarnes dut palais.

Enfin on frappe à coups redoublés ; une voiture s'arrête ; ce sera le gouverneur, le général, le sénateur, un homme public ; non, c'est l'envoyé d'un prince allié de la république, c'est M. le chevalier Angiolini ministre du duc de Toscane ; il a traversé les patrouilles, la troupe de ligne, la troupe civique ; on a arrêté sa voiture ; on lui a demandé s'il cherche les coups de fusil et les dangers. Il répond avec courage que dans

Rome il ne peut point y en exister dans la juridiction de l'ambassadeur de France. Ce reproche généreux était dans ce moment une critique vive et amère de la conduite des directeurs de Rome contre les officiers d'une nation à laquelle ils devaient encore le reste de leur existence politique.

M. le chevalier Azara, ministre d'Espagne, ne tarda pas à paraître. Cet homme, justement honoré de sa cour, avait bravé tous les dangers ; ils s'entretinrent longtemps avec moi. Il était onze heures du soir, et ils ne pouvaient revenir de leur surprise de ne voir arriver aucun officier public. J'écrivis au cardinal la seconde lettre, dont la copie est ci-jointe n° II ; je reçus peu de temps après la réponse ci-jointe n° III ; enfin un officier et quarante hommes, que l'on m'assura être bien intentionnés, arrivèrent de la part du secrétaire d’état pour protéger mes communications avec lui ; mais ni lui ni aucun autre homme capable d'arrêter avec moi des mesures décisives pour me délivrer des révoltés qui occupaient encore une partie de ma juridiction et des troupes qui occupaient l'autre, ne se présenta au nom du gouvernement, malgré la demande répétée que j'en avais faite.

Je me décidai alors à partir. Le sentiment de l'indignation avait fait place à la raison plus calme, Elle me dictait la même conduite ; l'écrivis au secrétaire d'état la lettre n° IV, en lui demandant un passeport ; il me l'envoya à deux heures après minuit, accompagné de la lettre n° V.

Je fis toutes mes disparitions convenables dans le calme de la nuit, avec le sang-froid d'une résolution déterminée ; j'écrivis au secrétaire d'état la lettre n° VI, qu'il semblait désirer en réponse à celle qui accompagnait la lettre adressée par lui à M. le marquis Massimi, ministre du pape à paris.

A six heures du matin, quatorze heures après l'assassinat du général Duphot, de l'investissement de mon palais et du massacre des gens qui l'entouraient, aucun Romain ne s'était présenté à moi, chargé par le gouvernement de s'informer de l'état des choses. Je suis parti après avoir assuré l'état du peu de Français qui sont restés à Rome. Le chevalier Angiolini a été prié, de leur délivrer des passeports pour la Toscane, où ils me trouveront, et après mon départ, si le citoyen Cacault, chez qui je suis en ce moment avec les Français qui ne m'ont pas quitté depuis k moment qu'il y a eu quelque péril.

D'après le récit simple des faits, je croirais faire injure à des républicains que d'insister sur la vengeance que le gouvernement français doit tirer de ce gouvernement impie qui, assassin de Basseville, l'est devenu de volonté du premier ambassadeur français qu'on a daigné lui envoyer, et de fait d'un général distingué comme un prodige de valeur dans une armée dont chaque soldat était un héros... Citoyen ministre je ne tarderai pas à me rendre à Paris dès que j'aurai mis ordre aux affaires qui me restent à régler ; je vous donnerai sur le gouvernement de Rome de nouveaux détails ; je vous exposerai quelle est la punition qu'il lui faut infliger.

Ce gouvernement ne se dément pas : astucieux et téméraire pour obtenir le crime, lâche et rampant lorsqu'il est commis, il est aux genoux aujourd'hui du ministre Azara, pour qu'il se rende a Florence auprès de moi, pour me ramener â Rome. C'est ce que m'écrit ce généreux ami des Français, digne d'habiter une terre où l'on sache mieux apprécier ses vertus et sa noble loyauté.

J’ajoute que ce ministre et celui de Toscane m'ont assuré qu'ils étaient résolus de demander leur rappel d'un pays où il n’y a point de gouvernement réel, où la passion individuelle devient la raison d'état, où la haine âcre de l'égoïste conduit l'homme public, où l'homme qui, étranger au sol romain, ne tient à la vie que par sa propre existence, sacrifie à ce sentiment l'intérêt de l'état ; il lui sacrifierait celui de son église, du monde entier.

Salut et fraternité,

BONAPARTE.

 

On doit croire avec quelle indignation nous reçûmes à Paris cette nouvelle et comment on décida unanimement qu'une vengeance solennelle serait tirée de cet attentat ; Le directoire ordonna sur-le-champ et l'arrestation du marquis Massimi, ambassadeur de Rome auprès de lui, et la marche d'une armée française, commandée par le général Berthier, contre la capitale du monde chrétien.