HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XIV.

 

 

Bonaparte doit aller à Rastadt. — Bonnier d'Alcoz. — Teilhard. — Désespoir des Vénitiens. — Leur dernier doge. — Adieux de Bonaparte aux Italiens. — Récit qu'il me fait de son voyage de Milan à Rastadt. — Comment il se dessine au congrès. — Espérance de madame de Staël. — Errata au chapitre XII. — Letourneur. — Lacépède et la girafe. — J'apprends de Barras l'arrivée de Bonaparte. — Je vais voir le général. — Quelques détails intéressants. — Ce que Bonaparte me dit. — Brouillerie et impatience entre madame de Staël et moi. — Détails concernant Bonaparte. — Le public le préfère au directoire. — Portrait de François de Neufchâteau. — Récit de la réception solennelle faite par le directoire à Bonaparte le 3 décembre 1797. — Propos de Mercier. —Nous causons ensemble sur la cérémonie au jour.

 

Cette venue de Bonaparte à Paris, en la compagnie de tant de triomphes, d'une réputation si brillante, couronnés par la paix la plus glorieuse que la France ait jamais dictée, devenait réellement pour le directoire une autre tête de Méduse devant laquelle il se pétrifierait. Les directeurs, avec la faiblesse des hommes ordinaires, croyant tout gagner, en gagnant du temps, se mirent à chercher de quelle façon, sans mécontenter le général, ils pourraient l'écarter de Paris, où on craignait que sa présence n'amenât à son profit une nouvelle révolution. Ce monde-là eut aussi sa passe de joie, en voyant qu'il y avait encore une paix générale avec l'empire à traiter à Rastadt, et qu'y dépêcher Bonaparte serait lui montrer une confiance extrême, une satisfaction éclatante de sa conduite en Italie, et en même temps le maintenir dans un exil honorable. On le nomma dore plénipotentiaire, avec Bonnier d'Alcoz et Treilhard.

Bonnier, homme de robe, ancien président à la cour des aides de Montpellier, avait abandonné les opinions de sa caste — il était noble —  pour embrasser avec ardeur celles de la démagogie. Il parut à la convention nationale, où il se souilla de régicide. Il ne manquait ni de sens, ni d'esprit, ni de science ; c'était un personnage de mérite, fin, délié, avec des formes de bonne compagnie, que ne gâtait pas la gravité magistrale, et que relevait sa bonne mine, si je ne me trompe pas en ce point.

Treilhard, autre jurisconsulte de rang inférieur, autre conventionnel, et taché de la même souillure, jouissait d'une haute réputation de savoir, très-justement acquise. Il avait la tête d'un homme d'état, et les connaissances d'un avocat supérieur à son ordre, si ignorant en général dans ses prétendues sommités. Treilhard devait jouer un rôle à une époque où l'intrigue ne faisait pas tout. Ses talents le mirent en évidence, et dans la suite il fut un de ceux dont Napoléon faisait le plus de cas. On lui doit une grande partie du code civil, monument immortel du passage au pouvoir de Bonaparte.

Celui-ci, bien que la mission d'aller à Rastadt fût très-honorable, en ressentit de la mauvaise humeur, augmentée par le fracas de l'indignation vénitienne contre lui. Les patriotes de cet état tombèrent dans un désespoir extrême autant que légitime, quand ils se virent. livrés à l'Autriche. Était-ce pour passer du joug des patriciens nationaux à celui -d'un étranger qu'ils avaient favorisé la conquête de leur pays ? qu'ils avaient eux-mêmes aidé à renverser leur propre gouvernement ? Non, sans doute ; et lorsque la nouvelle du traité de Campo-Formio leur arriva, ils s'abandonnèrent à une rage véritable, et couvrirent le nom de Bonaparte de la masse de leurs imprécations. Le dernier doge, Louis Manini, s'évanouit en prêtant serment à l'empereur. L'un de ses prédécesseurs, Forcarini, était mort à l'heure de sa propre destitution et pourtant la patrie n'était pas perdue ; c'est qu'à cette époque il y avait plus de vertu que dans l'âme dégénérée du Vénitien de nos jours. Bonaparte, en partant, adressa à la haute Italie une de ces proclamations qui ne pouvaient sortir que de son génie, n'en déplaise à Bourrienne, qui croit les avoir faites. Il disait dans celle-là aux Italiens :

Nous vous avons donné la liberté, sachez la conserver pour être dignes de votre destinée. Ne faites que des lois sages et modérées ; faites-les exécuter avec force et énergie. Favorisez le propagation des lumières, et respectez la religion. Composez vos bataillons, non pas de gens sans aveu, mais de citoyens qui se nourrissent des principes de la république, et soient immédiatement attachés à sa prospérité. Vous avez besoin, en général, de vous pénétrer du sentiment de votre force et de la dignité qui convient à l'homme libre. Divisés, et pliés depuis des siècles à la tyrannie, vous n'eussiez pas conquis votre liberté, mais sous peu d'années, fussiez-vous abandonnés à vous-mêmes, aucune puissance de la terre ne sera assez forte pour vous l'ôter. Jusque alors la grande nation vous protégera contre les attaques de vos voisins ; son système politique sera uni au vôtre. Je vous quitte sous peu de jours ; les ordres de mon gouvernement, et un danger imminent de la république cisalpine, me rappelleront seuls au milieu de vous.

Voici de quelle manière il m'écrivit, peu de temps après son arrivée à Rastadt, au moment où il revenait à Paris :

J'ai quitté l'Italie ; ils croyaient que je voulais m'en faire roi. C'est un état secondaire, dont le nouveau chef aura besoin de tout le monde, qu'il faudra protéger ; et une telle position me conviendrait-elle ? Non, je veux protéger les autres, ou vivre en simple citoyen. Ma route a été triomphale ; chacun prétendait ou me voir ou me gagner. Il y avait partout des arcs de victoire et des présents disposés ; j'ai évité les uns et les autres ; je n'ai pas eu autant de bonheur avec les canonnades dont on m'a bourré partout. J’ai vu à Turin le roi, c'est un pauvre prince. Les Suisses sont sortis de leur apathie naturelle. Berne m'a fait mauvais visage ; j'en ai ri. Ils ont là sur le cœur, l'indépendance rendue à la Valteline. À Rastadt, j’ai trouvé, en file sur mon passage, toute l'Allemagne princière. Oh ! que de basses révérences on m'a adressées ! Mon ami, il n'y a aucune dignité dans des majestés ; elles manquent d'énergie. Je leur ai sur-le-champ appris à juger Celle de la France, car mon début a été de refuser d'admettre aux conférences, et en qualité de chargé d'affaires de la cour de Suède, le comte de Fersen. Vous savez qu'il fut l’ami de Marie-Antoinette, qu'il complota la fuite de Varennes ; cela m’a suffi pour le repousser. J’ai déclaré que je ne traiterais pas avec un ennemi direct de la république ; on s'est récrié, j'ai tenu ferme ; et l’état de la santé du comte de Fersen l’a obligé de  sortir de Rastadt.

Je me déplais dans cette ville, où je parle sec, afin d'obtenir par la peur ce que d’autres tiendraient à emporter par la ruse. Je ne crois pas cependant y demeurer. Jusqu’à la fin, je me noyerais à discuter tant de prétentions pygmées, qui, pour les nains dont je suis environné, sont des affaires de géants. Dès 4ue les ratifications de Campo-Formio auront été échangées, et que Mayence nous aura été remis, je prends la poste dans le seul dessein de vous embrasser, mon cher.

Ce final m'amusa ; il me parut bouffon. Je m'attendis donc tous les jours à être embrassé par Bonaparte, qui ne venait à Paris que dans ce seul dessein. Madame de Staël, à la première nouvelle qu'elle eut de ce retour, m'envoya chercher sans façon.

Eh bien ! dit-elle, il arrive, il arrive enfin ; quel plaisir de le revoir ! d'essuyer la poudre de ce front chargé des lauriers de cent victoires ! Ne manquez pas de me l'amener ; il faut que je sois la première à le féliciter, à causer avec lui. J'ai force choses à lui dire, et un plan superbe de conduite à lui tracer. Vous me l'amènerez à son débotté, n'est-ce pas ? j'y compte.

Je ne sus trop que répondre ce flux d'extravagances. Avoir un plan de conduite à tracer à Bonaparte ! il n'y avait au monde que madame de Staël capable d'en concevoir la pensée. Je mâchonnai quelques-unes de ces phrases qui ne signifient rien, et me retirai le plus tôt possible, ne sachant pas comment je pourrais satisfaire la dicteuse de conduite sans mettre hors de lui un homme bien déterminé à ne se laisser guider par qui que ce soit. Me voici à la partie curieuse des incidents qui amenèrent cette haine entre madame de Staël et Bonaparte, et dont tous les deux ont donné tant de marques. J'en rapporterai quelques traits si l'occasion s'en présente, ainsi que les détails du manège de la dame ; mais il faut auparavant que je fasse arriver le héros à Paris, et aussi que je répare une erreur de date que j’ai commise dans l'un des chapitres précédents, en faisant succéder, au ministère de l'intérieur, Quinette à François de Neufchâteau, lorsque celui-ci entra au directoire. J'ai interverti complètement l'ordre chronologique de ces excellences républicaines, et vais le rétablir.

Ce fut Letourneur qui vint en premier après François de Neufchâteau ; Letourneur, l'un des plus enveloppés de ténèbres de l’époque, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir du mérite et de la probité. Ancien avocat, point législateur, on le bombarda à un portefeuille qu'il garda un an, et qu'il rendit à son prédécesseur, lorsque celui-ci quitta le directoire. Ce fut en l'an VII, quand une intrigue l’enleva à ce dernier poste, que Quinette vint à son tour reluire sous le boisseau.

Madame Letourneux était une bonne femme toute ronde, toute simple, un peu étonnée de son rang de ministresse, cherchant à le soutenir sans le pouvoir guère ; trop simple, naïve, et peu instruite en histoire naturelle, car, ayant un jour été visiter le Jardin des Plantes, elle répondit au retour à Talleyrand, qui lui demanda si elle avait vu Lacépède : Non, on ne me l'a pas montré mais j'ai vu la girafe. — Il y en avait une empaillée. — On doit croire que Talleyrand plaça cette répartie à côté de celle de sa femme, qui, ayant pris les voyages de Robinson Crusoë pour ceux de Denon, parlait avec intérêt à celui-ci de son excellent Vendredi.

On attendait chaque jour Bonaparte, quoiqu'il n'eût mandé à personne qu'il arriverait positivement ; quand je dis à personne, nous étions trois dans sa confidence. J'allais chaque jour à sa très-petite maison de la rue Chantereine, savoir s'il était arrivé ; nous ne savions pas au vrai le moment précis. Le 3 décembre au soir, j'étais chez Barras, lorsque le ministre de la police parut avec un air fort affairé ; il prit le directeur en particulier, lui dit deux mots qui le firent changer de couleur, puis il vint à moi.

Allez vite, me dit-il, rue Chantereine, vous trouverez un voyageur qui sera charmé de vous voir

Je ne me fis pas répéter deux fois le propos ; je saluai la compagnie, 'que je laissai aux champs, et courus embrasser le vainqueur d'Italie. Se le trouvai se déshabillant et prêt à se coucher. J'eus lieu d'être satisfait de son accueil ; il me témoigna une amitié bienveillante, Je l'assurai, en retour, de mon attachement, et ensuite lui citai en quel lieu et comment j'avais appris son arrivée.

Ils ont dû en être charmés.

— Pas tout-à-fait, répondis-je ; mais je vous assure que les dehors seront gardés solennellement.

Notre conversation fut interrompue par Bottot, qui vint complimenter Bonaparte au nom de Barras, et par Talleyrand, qui accourut selon son usage, comme il va en tous lieux où un nouveau soleil se lève. Je me retirai discrètement.

La joie fut extrême dans Paris, dès que l'on y sut la venue de Bonaparte. Une roule immense assiégea la rue et les environs ; on était affamé de le voir, et lui se refusait à cet empressement avec une modestie par trop superbe. Je ne sais pourquoi on a dit, et Talleyrand laissé dire, que Bonaparte ne voulut pas l'admettre chez lui ce même jour, et que le lendemain il alla le prévenir par une visite. Je suis assuré d'être sorti au moment où entrait l'ancien évêque d'Autun. Il est de ces petits arrangements historiques, dont la finesse ou l'importance m'échappe ; je rapporte ce dont je suis certain, et on doit concevoir que je suis sans intérêt à contredire qui que ce soit pour le seul plaisir de le faire.

Ce que j'affirmerai encore, c'est que le lendemain, demandant à Bonaparte quand il irait au directoire, il me répondit :

Décadi prochain, en audience publique.

Me trompa-t-il ? je n'en sais rien ; ce que je peux affirmer, c'est que Barras et ses collègues s'étonnèrent de son absence. Ils s'étaient flattés de le recevoir d'abord incognito ; il n'en fut rien. Pendant la nuit, la commune de Paris fit enlever le nom de la rue (Chantereine), pour y substituer celui bien plus significatif DE LA VICTOIRE. Cette galanterie délicate et convenable eut un grand succès. Bonaparte, vêtu avec une simplicité affectée, alla chez le ministre des affaires étrangères ; il y avait foule. Talleyrand, l'ayant chambré, le conjura de ne pas bouder le directoire, de consentir à le voir..

En public, oui ; en particulier, non.

— Mais si c'est moi qui vous y amène ?

— Vous êtes ministre ; ce sera une audience, et pas une visite.

Il fallut en passer par là ; une réception officielle devança celle plus, pompeuse qui devait avoir lieu. On a imprimé qu'il y eut effusion des deux côtés ; ceci est encore une erreur. La froideur y fut glaciale ; on ne se parla que diplomatiquement. Bonaparte se tint, comme -on dit, dans une réserve complète, boudeuse presque, et au moins sévère. Le directoire, non plus, ne se montra pas ouvert ; mais tout ceci demeura caché entre les intimes. Il y a des récits de convention sur toutes les entrevues politiques ; les gobe-mouches les acceptent pour vraies et les historiens s'en emparent.

Je vis ensuite et Bonaparte et Barras, tous les deux peu satisfaits, celui-ci encore plus que l'autre. La défiance commençait à se glisser dans leurs cœurs.

Madame de Staël entra chez le ministre dix minutes après le départ du général ; elle ne pouvait concevoir qu'il ne fût pas déjà venu se mettre à ses pieds. Je crois même qu'elle se plaignit sérieusement de ce qu'il manquait de reconnaissance des obligations qu'il devait lui avoir. Elle s'en prit à moi, se mit à rue gronder, m'accusa de me placer entre lui et elle ; oh ! pour le coup, ceci m'impatienta au point que je me permis de lui dire :

Eh ! madame, permettez que désormais je ne sois ni votre confident ni votre ambassadeur.

Je fis une profonde révérence, et me mis à l'écart. Elle comprit son tort, et qu'il valait mieux m'avoir pour compère que pour en nervi ; aussi me faisant signe de me rapprocher :

Vous êtes prompt à prendre la chèvre, me dit-elle ; ne savez-vous rien supporter des dames ?

— Je souffrirai tout de mes maîtresses et de mes amies.

— Dans ce cas, je peux vous maltraiter, car je me range dans cette dernière catégorie.

— C'est pour moi beaucoup d'honneur ; mais j'en crains les charges, ajoutai-je en riant.

Madame de Staël, partageant ma gaîté, répliqua :

Seriez-vous de ces égoïstes qui ferment leur vie, et s'enferment dans un cercle dont ils sont à la fois la circonférence et le centre ? cela ne vous irait pas. Je veux que vous fassiez comme moi, qui en amitié suis toute à tous ; essayez-en vous vous en trouverez bien.

Je répliquai de mon mieux ; j'avais affaire à forte partie. Elle me conjura de prévenir Bonaparte du désir qu'elle aurait de le recevoir ; j'eus beau faire pour éluder cette commission, dont je n'augurais rien de bon, il me fallut prendre ce fatal engagement. J'aurais, à cette époque, fait un errata aux vers connus :

Désir de fille est un feu qui dévore,

Désir de none est cent fois pis encore !

Mettre madame de Staël à la place de l'épouse du Seigneur aurait à peine suffi à exprimer la vivacité de sa volonté.

Je reviens à Bonaparte ; les administrateurs de la ville de Paris lui ayant fait demander quelle heure lui serait convenable pour recevoir leur visite, il répondit en allant lui-même à l’Hôtel-de-ville, où il fut accueilli avec des acclamations et un enthousiasme bien propres à satisfaire sa vanité. Il est certain que, dès cette époque, le peuple traita Bonaparte autrement qu'il traitait le reste des généraux ; on aurait dit qu'un instinct intime entraînait vers ce grand homme, non encore parvenu à l'apogée de sa gloire, ces citoyens, que le premier il salua du titre de grande nation ; il était certain, en chaque lieu où il paraissait, de produire un même effet. Les grands et les petits étaient affamés de sa présente, comme ils avaient pareillement le be. soin de lui manifester leur amour.

La classe des mathématiques de l'institut crut, en l'admettant dans son sein, faire une acquisition précieuse, et rehausser son importance ; et, si à des époques antérieures on avait ri de l'entrée du maréchal de Richelieu et de quelques autres seigneurs à l’académie française, nul dans la circonstance présente n'osa blâmer le choix de l'institut ; on ne plaisanta jamais aux dépens. de Bonaparte, ses ennemis ne lui firent la guerre que sérieusement.

Le directoire souffrait une douleur excessive chaque fois que Bonaparte obtenait de pareils témoignages d'affection, et cela arrivait souvent. Aucun de ses membres n'en avait recueilli de semblables ; on les accablait de sarcasmes, de chansons, d'épigrammes moqueuses, il n'y avait pour eux ni considération ni estime ; de la haine et du mépris, tel était leur lot. Mais dans leur nombre, un surtout, encore plus que les autres, était en butte à l'animadversion publique, c'était Merlin. Celui-ci continuait à provoquer d'atroces mesures révolutionnaires, telles, que Robespierre et ses amis auraient reculé devant leur promulgation. Merlin, par ces actes, par ces formes, était demeuré le résidu odieux des comités de salut public et de sûreté générale et certes ce n'était pas un droit acquis à la considération universelle.

Quant à François de Neufchâteau, homme de lettres médiocre, et girouette qui n'a cessé de tourner à tout vent qu'au moment de sa mort, on ne le connaissait que par de faibles ouvrages sans chaleur, sans génie, déshonorés par les formes démagogiques. Qui a pu oublier la fable infâme qu'en 1792 il publia et dirigea contre la famille royale ? Ce fut alors un acte de lâcheté, et François de Neufchâteau, depuis cette époque, eut toujours l'habitude d'encenser les forts et d'outrager les faibles. Au demeurant, c'était un homme de mœurs douces, incapable par lui-même de faire du mal, mais, comme les gens sans caractère, très-capable d'en faire en mauvaise compagnie.

Les trois autres directeurs sont trop connus pour que je revienne à eux. Ce n'était pas ce quintuor qui disputerait à Bonaparte l'amour de la patrie ; il ne pouvait que lui servir d'ombre, et que le jalouser.

Cependant il dut refouler en lui son mécontentement, et se préparer à recevoir le jeune vainqueur avec toute la pompe du triomphe qu'il méritait tant. Cette cérémonie suivit de cinq jours l'arrivée de Bonaparte ; elle eut lieu le g décembre. La salle d'audience et tous les appartements du Luxembourg. n'auraient pu contenir la foule envieuse de jouir de ce spectacle ; on décida, malgré la rigueur de la saison que l'audience solennelle serait donnée en plein air et dans la cour, où déjà on s'était réuni dans une occasion semblable.

On éleva une estrade haute, large et profonde, à laquelle on parvenait par des gradins. Le plancher et l'escalier furent couverts des plus riches tapisseries de l'ancien garde-meuble de la couronne ; une tente superbement brodée couvrit la majeure partie de l'enceinte de la cour, et fut ornée de draperies aux trois couleurs en velours, de crépines, de cordons, de glands d'or. D'autres tapisseries des Gobelins environnaient l'amphithéâtre ; on y attacha des trophées militaires, que des inscriptions caractérisaient ; c'étaient ceux de toutes les victoires remportées par l'armée d'Italie, dont ce jour-lori célébrait les prodiges dans la personne de son général. Au centre de l'estrade, et presque contre le pavillon du milieu du palais, s'élevait l'autel de la patrie, en marbre blanc chargé d'élégantes arabesques d'or. Au-dessus, la statue de la Liberté à laquelle on tournait le dos, semblait planer sur rassemblée, couronnée par la Victoire, et soutenue par la Force. La composition de ce groupe, dû au sculpteur Moitte, me sembla très-ingénieuse.

En avant et au pied de l'autel, les cinq directeurs prirent leurs places, accompagnés de l'institut, alors le corps principal de l'état ; des ministres, des fonctionnaires publics, de quelques généraux vainqueurs honteux de la constitution du 18 fructidor, des ambassadeurs, envoyés et consuls des puissances alliées. Il y avait eu outre des tribunes fort bien décorées et remplies en hommes et en femmes de ce qu'on appelait la meilleure compagnie de Paris, furieusement mélangée, mais du moins brillamment parée, et affichant un luxe qui contrastait avec la misère universelle,. Des chœurs de musique bourgeoise et militaire, celle de l'opéra, divisés en plusieurs groupes, faisaient entendre de moments en moments des airs patriotiques. Une cantate fut chantée, les poètes Chénier et Lebrun ayant voulu con- courir de leur poésie à la pompe de la fête. Il n'y manqua rien de ce qui l'embellirait ; enfin§ et dans le jardin, plusieurs batteries de canon tonnèrent aux signaux donnés, et transportèrent, en idée, les spectateurs sur ces champs de bataille où Bonaparte les fit gronder tant de fois et avec tant de succès.

Un malheur contrista cette fête ; un employé du directoire ayant voulu traverser sur une planche un angle du palais à la hauteur de la toiture, ce pont mal affermi fit la bascule, et le précipita sur le pavé, où il trouva la mort. Ah ! s'écria Mercier, placé auprès de moi, quel funeste augure pour le directoire ! Je ne répondis pas, mais me rappelai ce propos.

Bonaparte, attendu avec tant d'impatience qu'on l'accusa d'inexactitude, arriva accompagné de Talleyrand, des administrateurs du département de la Seine et d'un long conte d'officiers et de simples soldats. Le directoire l'avait précédé sur l'estrade. Quelques flatteurs battirent des mains ; des chut ! chut ! paix lit.0 se firent entendre en si bon nombre, que les chiqueurs durent se taire, et le pouvoir exécutif recevoir cet affront ; muais le bruit de l'artillerie et les sons éclatans des douze cents musiciens présents furent tout-à-coup couverts à ne plus les entendre aussitôt que le héros de la fête se présenta, par les cris, les vivat, les applaudissements de tous ceux présents ; c'était pis que de l'enthousiasme, il y av ait de la folie, de la fureur ; et un mouvement spontané, que la force armée eut grand’peine à

contenir, emporta toute cette foule vers Bonaparte. Cet élan fut d'un effet sublime, tant il fut empreint à la fois d'amour et de respect, par son entrainement, et par la retenue qui le suivit.

Talleyrand prit la parole ; son discours rempli de prétentions parut sans couleur, sans style ; ce diplomate n'est pas éloquent. Bonaparte répliqua par quelques phrases brèves, sentencieuses, ne parla que du directoire, et il s'oublia. Il fut le seul à commettre cette faute, et acheva par remettre l'original du traité de Campo-Formio. Barras à son tour essaya de lui répondre ; c'était impossible ; le discours verbiageux ennuya, ce fut une vraie chute pour le directoire. Deux généraux, Joubert et Andréossy s'avancèrent et remirent à Bonaparte, pour être rendit à l'armée d'Italie, un drapeau dont le gouvernement lui faisait présent, et sur lequel on avait inscrit tous les hauts faits d'armes : il en était surchargé. Ces militaires dirent aussi quelques mots qu'on n'entendit pas, Bonaparte avait parlé... Enfin, au moment de donner l'accolade fraternelle, acte républicain qui était devenu d'étiquette, les cinq membres du directoire, ne sachant comment désabuser le public de leur jalousie secrète, se jetèrent spontanément, et comme y étant entrainés par leur amitié, dans les bras de Bonaparte, qui ne se refusa pas à les voir, Louis Mercier, auprès duquel j'étais, ai-je déjà dit, se pencha en ce moment vers mon oreille, et me répéta ce vers de Racine dans Britannicus :

J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer.

Où est Néron ? lui demandai-je.

— Puis-je le désigner ? il y en a tant, soit développés, soit en espérance !

— Vous voyez en noir.

— Je vois couleur de sang, si cela vous convient mien.

— Prophète de malheur.

— Et malheur au prophète, répliqua-t-il.

 

La cérémonie s'acheva par une détonation de toutes les batteries, par des feux de file, par le roulement de quelques centaines de tambours et par des applaudissements sans terme. Ce fut encore un autre présage de guerre et pourtant nous marchions vers la pleine paix.