HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE VI.

 

 

Suite du récit de Barras. — Détails envieux et inédits de la Séance de nomination du ministère de juillet 1797. — Comment Carnot cherche à la rompre. — Rude réplique de Rewbell. — Carnot et ses amis, — Petiet lui apprend la marche inconstitutionnelle des troupes de Hoche. — Scène chez Tronçon Ducoudray. — Mesures acerbes proposées. — Pichegru les fait rejeter. — Fin du récit de Barras. — Hoche est surpris par Carnot. — Il élude de répondre. — La Revellière vient à son secours. — Sa colère contre Barras. — Ce qu'il lui dit. — Mot du directeur. — Intrigues à la suite. — Barras et ses collègues s'abandonnent à Bonaparte. — Quelques royalistes. — Duc de La Trémouille. — MM. de Frotté et de Bourmont. — Le prince de C***. — Causes du mal que l'abbé de Montgaillard a dit de Cambacérès. — Madame de Saint-Paulet. — Mot dur de Bicher Serisy touchant Garat.

 

Tout ceci arrêté, continua Barras, nous attendîmes nos deux collègues. Ils étaient pleins de confiance dans le succès de leurs manœuvres, puisque j'y prenais part, et on fixa au a 7 juillet la séance où le ministère serait renouvelé. Les conseils voulaient mettre Villaret-Soyeuse à la marine, Pichegru aux relations extérieures, Gaudin aux finances, et Pastoret à la justice. Consentir à nommer de pareils hommes était rappeler sur-le-champ les Bourbons, et nous n'en voulions pas, moi du moins, encore ; car pour consentir à leur rentrée, je voulais des garanties que l'on ne m'aurait pas accordées avant le 18 fructidor,

Il nous revenait, par les rapports de notre police cachée et en dehors de celle que Cochon dirigeait, que les royalistes se préparaient à une attaque ouverte ; elle suivrait immédiatement l'entrée en fonction des ministres nouveaux. Nous primes des précautions, mais moins fortes que plus tard, très-assurés alors que le parti, à l'heure de son désappointement, perdrait une forte portion de sa vivacité.

La séance commença par une sorte d'allocution de Rewbell, qui demanda à ses collègues, au nom de la patrie, d'en finir avec les intrigants, en rumeur de tous côtés pour influencer l choix des ministres à nommer. Chacun de nous topa à son invitation. Barthélemy et Carnot avec non moins d'empressement que La Révellière et moi, tant ils crament leur partie bien liée. On convint d'aller tout de suite au scrutin, et qu'il serait secret. En conséquente, nous voilà faisant nos bulletins et moi évitant les regards d'intelligence que Barthélemy rie cessait de m'adresser.

On mit d'abord Truguet sur le tapis ; cinq billets prononcèrent son renvoi. Cette unanimité causa à Carnot quelque surprise. On passa à Charles de Lacroix, que nous congédiâmes avec le même accord. Oh à cette fois, Carnot, dans sa vivacité satisfaite, ne put s'empêcher de chanter un hymne de bonheur de la touchante union qui régnait dans le directoire. Il s'était un peu trop pressé ; le troisième scrutin le lui prouva. Petiet, qui le suivit, partit à la majorité de trois voix..... Étonnement de Carnot et de Barthélemy, qui, tous les deux, m'interrogèrent avec des yeux désappointés. On continua... La même majorité renvoya pareillement Cochon et Benezech, et maintint Merlin et Ramel.

Chaque résultat du développement des bulletins devenait un autre coup de poignard pour mes deux collègues. Ils ne purent plus douter de ma défection. La colère, rembarras, éclatèrent sur leurs traits ; tous leurs plans étaient confondus, et leurs espérances détruites. Ils auraient voulu pouvoir m'étouffer. Je riais sons cape de leur désespoir et de cette colère impuissante ; j'avais déjoué le complot de nos ennemis. Ce succès me dédommageait de la perte de leur confiance. Carnot, reconnaissant que la majorité du directoire était fortement unie, se mit à dire, lorsque le sort de chaque ministre en pied eut été fixé, qu'il n'était pas préparé à nommer sur-le-champ les remplaçants de ceux qui devaient sortir. C'était une ruse au moyen de laquelle, en reculant les choix à faire, il se flattait de se procurer les ressources de les influencer ; mais nous n'étions pas venus là pour ajourner, et ainsi peut-être laisser échapper cette partie de notre. victoire. Rewbell se Lita donc de lui répondre :

Est-ce raisonnable ce que tu dis Là ? Quoi ! tu destitues un fonctionnaire aussi éminent qu'un ministre, et tu n'as pas ton, opinion fixée sur son successeur ? Cela ne saurait être ; et si c'est ainsi, tant pis pour toi. Quant à nous, qui sommes venus après avoir tout médité, nous n'aurons pas besoin de délai ; et, si la majorité le veut, nous poursuivrons cette opération importante.

Puis, sans donner à Carnot le loisir de répliquer, Rewbell nous demande notre avis ; il fut conforme. Aussi Barthélemy lui-même, plus encore honnête homme qu'homme de parti, convint de la justesse de l'observation du président, et force fut à Carnot, qui pâlissait, rougissait dix fois en une minute, de se laisser entraîner par la volonté de tous. Les nominations s'ensuivirent telles que je vous les ai annoncées plus haut. Nous en acquîmes une force extrême, et nos adversaires perdirent toute la leur. Je m'attendais à une explosion furibonde de la part de Carnot ; elle n'eut pas lieu dans le moment. Il sortit dès que la séance fut levée, et, en la compagnie de Barthélemy, rentra dans son appartement, plus mort que vif, et ne sachant comment apprendre à ceux qui attendaient la défaite de lui et des siens.

Il y avait là Dumas, Lamée, Émery, Siméon, Tronçon Ducoudray, et quelques autres. Pastoret Vaublanc, Lemerer, Pichegru, étaient chez Barthélemy. On doit juger de leur indignation par leurs espérances passées. Ce fut dans les deux lieux un concert d'injures, d'imprécations sans pareilles. On se promit de me poursuivre sans relâche, de me punir, n'importe comment ; mais de quelle façon réparer cet acte qui renversait tant de mesures qui nous donnaient une si grande autorité ? On ne put y parvenir dans le premier moment surtout ; mais un éclair luisit, et l'on se confia à sa faible lumière.

Petiet, instruit de son renvoi par Carnot, lui signala, en esprit de vengeance, l'irrégularité de la marche des troupes, qui, sous les ordres de Hoche, se rendaient du nord à Brest ; déjà quinze mille hommes, choisis parmi les plus exaltés dans le parti républicain, étaient arrivés, et séjournaient inconstitutionnellement à La Ferté-Alais, ville en dedans dn rayon où aucune portion de l'armée ne devait pénétrer sans une loi expresse ; et de là jusqu'à Paris le trajet était de onze lieues, et le rayon de douze.

Carnot, instruit de ce fait, en fit part à son tour à ses amis. Il soupçonna que la majorité du directoire, ayant pris cette résolution sans la lui communiquer, l'aurait au moins signalée sur le registre des délibérations secrètes. Il alla le visiter, ne l'y trouva pas, puisque Hoche avait eu de sa seule volonté, n'en fit pas moins une scène à Lagarde, qu'il accusa de trahison très-mal à propos, et s'en retourna sans être plus instruit qu'auparavant

Cependant les royalistes ne perdirent pas une si belle occasion. Instruits que les constitutionnels, dont Carnot restait le chef, se réunissaient chez le député Tronçon Ducoudray, pour aviser à ce qu'il y avait à faire dans la circonstance, ils y envoyèrent Pichegru et Willot ; celui-ci, avide de jouer un rôle sans trop en avoir les moyens, mais homme ardent, cervelle brûlée, et qui, peu de jours après, faillit nous faire courir un danger réel, tant il faut craindre ceux à qui le hon sens manque. La discussion était animée lorsque ces deux royalistes se présentèrent. On proposait d'employer la violence contre nous, au moyen de la garde des conseils, forte de douze cents hommes, de la garde nationale, que l'on se flattait de réorganiser par enchantement salis doute, car elle n'existait plus, et, enfin, du i te régiment de chasseurs, commandé par Malo, tout dévoué à Carnot, et en haine contre moi et mes deux collègues, parce qu'il prétendait avoir sauvé la république, et que nous n'en convenions pas. La France était pleine de ces mouches du coche, de ces sauveurs qui ne sauvent, rien, et dont on ne rassasie jamais l'avidité inimaginable. Lalo avait juré de nous punir, et on comptait sur sa colère.

Croirait-on que celui qui se montra le plus opposé à ces mesures extrêmes fut Pichegru Il ne voyait point là le triomphe des siens, et peu lui importait celui de la république. Il. voulait que les constitutionnels, poussés à bout, se jetassent dans ses bras, et ils n'étaient pas encore prêts à le faire. En conséquence, il représenta le péril d'une démarche hardie, surtout presque en présence de l'armée de Hoche opina pour qu'au préalable, et avant de rien tenter, on fit retirer ces troupes, disant qu'une fois qu'elles ne seraient plus l, on pourrait agir comme on l'entendrait.

On se rangea à son avis ; il partit avec Willot, charmé d'avoir éludé un mouvement qu'il n'approuvait pas, et nous lui &hues le répit que les constitutionnels nous accordèrent. Ce n'est pas que de nouveau ils ne se réunirent toujours sous l'influence de Carnot ; mais on ne décida pas davantage à quelle mesure on s'arrêterait, tant il est difficile à des réunions 'tumultueuses de se décider jamais à rien, attendu que chacun prétend faire prévaloir son avis.

Barras termina là cette partie de son récit, qu'il ne compléta pas, et pour cause. Une scène plus pénible lui fut faite, et celle-là il tenait à la cacher à la malignité publique ; mais, comme à Paris on ne garde le secret sur rien, j'appris de Bonaparte, qui le tenait de La Révellière, ce que le vais maintenant raconter.

Hoche était venu à Paris dans le temps que ses troupes continuaient à se grouper en nombre en dedans da rayon constitutionnel ; il avait cru, en traitant avec Barras, traiter au moins avec la majorité du directoire, et se tenait en repos de ce côté ; mais Carnot, qu'on venait de rendre dupe si complètement, et qui vit Hoche rôder autour de lui, saisit une occasion favorable, et l'ayant mandé au directoire dont, en. ce moment, il avait la présidence, et où il se trouvait avec Rewbell et La Révellière, lui demanda d'avoir à s'expliquer en termes clairs et précis sur le mouvement menaçant de son armée..

Hoche demeura surpris d'une interpellation aussi brusque. Les regards qu'il jeta sur les deux collègues du président les lui montrèrent animés seulement de curiosité, et attendant aussi son explication, tandis que lui les croyait à fond du secret de cette affaire. La rudesse de Carnot l'étonna ; il craignit de trop parler ou de se taire, et essaya de se sauver par de faux-fuyants. Il entama un long narré de tout ce qui composerait l'expédition d'Irlande, et termina par dire qu'il avait besoin de toutes les forces disponibles de son armée pour conduire cette entreprise à une heureuse fin.

Carnot se récria sur cette excuse, prétendit que les quarante-trois mille hommes rassemblés déjà sur la côte de l'Océan suffiraient et au-delà. Il revint à exiger une raison meilleure pour colorer un tel attentat contre la constitution. Hoche alors déclara qu'il n'avait donné aucun ordre pour qu'on entrât dans le rayon, et que ce fait résultait sans doute de quelque malentendu des commissaires des guerres. Carnot rétorqua de nouveau cet argument, et, par son insistance, augmentait l'embarras de floche.

Hoche ne savait comment se sortir de ce mauvais pas, lorsque La Révellière, qui commençait à se douter d'un mystère dans l’intérêt du triumvirat directorial, crut devoir venir au secours du général. Il prit la parole, l'invitant à se rassurer, que nul dans le gouvernement ne soupçonnait l'excellence de ses intentions ; qu'on ne voulait pas le prendre par surprise ; que, s'il avait d'autres explications à fournir, des documents à présenter, on lui donnerait le temps de les rassembler ; qu'en conséquence, le directoire l'ajournait à sa prochaine réunion ; et tout d'un temps, ayant fait à Rewbell un signe convenu entre eu chaque fois que leur intérêt exigerait que la séance prit fui, il se leva, ainsi que son collègue, laissant Carnot désolé qu'on lui enlevât sa victime des mains, et Hoche rempli envers lui de reconnaissance pour un pareil service rendu si à-propos.

Hoche, peu de minutes après, se rendit chez La Révellière, et, sachant qu'il était là en maison amie, entama avec lui un éclaircissement réciproque, terminé à leur étonnement respectif. Ils surent les démarches de Barras, dont il n'avait dit mot à aucun de ses collègues, se réservant sans doute, soit de prendre sur lui les honneurs du succès, soit de nier sa coopération, en cas de mésaventure. Hoche, qu'il plaçait par là sous le couteau de la loi, éprouva une vive indignation de cette conduite tortueuse ; il s'emporta, jurant qu'il se vengerait, et mit tant dé chaleur dans ses imprécations, que La Révellière, uni à Rewbell, s'en effrayèrent, et ne le laissèrent sortir qu'après en avoir obtenu le serinera qu'il se contiendrait envers Barras, et respecterait en lui le premier magistrat de la république. Il eut beaucoup de peine à s'engager à cette modération ; mais enfin on lui fit observer que, n'ayant pas de preuves, il se placerait dans une position difficile, et qu'en ayant d'ailleurs, il ne ferait que fournir des armes aux ennemis de la révolution.

Malgré ces considérations puis sari tes, Hoche ne put se retenir complètement ; il alla vers Barras, qui ne savait rien encore de ceci, et il s'ensuivit une scène des plus orageuses. Barras, confondu, louvoya ; Roche lui dit, et il le répéta à La Révellière :

Vous vous êtes adressé à moi comme au défenseur de la patrie, et vous avez fait de moi un traître, ou tout au moins un intrigant. J'ai cru obéir au pouvoir exécutif, et je ne faisais que manœuvrer dans l'avantage d'un seul homme. Mon honneur est compromis, ma loyauté est maintenant douteuse ; tout cela est votre ouvrage : un jour viendra où je vous en demanderai compte.

Et, ces derniers mots achevés, il s'éloigna précipitamment, laissant Barras dans un accès de colère honteuse qu'on se représenterait. difficilement. Il lui échappa de dire :

Ou toi ou moi.

Ceci amena des explications, des allées et venues sans fin, entre les trois directeurs d'une part, Hoche de l'autre ; et puis quand, à force de caresses, de soumissions, on en eut fini entre soi, il fallut recommencer le même manège vis-à-vis des deux autres directeurs, qui insistaient pour qu'on mit Hoche en jugement. On tenait à ne pas trop les courroucer encore ; on redoutait un éclat public, et on fit tant que, si on ne les contenta pas en entier, du moins on /es calma pour le moment, et c'était le principal.

Je vis Barras fort peu pendant ces agitations intérieures ; je lui trouvai toujours l'air soucieux, de mauvaise humeur. Un soir cependant que la chaleur était étouffante, il descendit dans son jardin particulier, où je me promenais avec Bottot. Il m'aperçut, vint a moi, et, rempli de son désespoir, car c'était là le mot :

Ah ! me dit-il, écrivez à Bonaparte que je me lie à lui sans retour. Hoche est un insolent, un malheureux qui abuse de ma position pour agir avec moi comme il n'agirait pas envers le dernier des hommes... Si je n'étais que le vicomte de Barras, il aurait ma vie ou moi la sienne ; mais je suis lié par de trop grands intérêts... Il le sait, et sa jactance... Il me le paiera... Je me vengerai, car je ne suis pas de marbre ; il saura ce que c'est que d'outrager un Provençal.

J'engageai Barras à se modérer : cela lui était impossible. Hoche continuait à se plaindre, à menacer, il allait publier des lettres qui compromettraient Barras et le directoire, et Barras ne pouvait digérer cette dernière avanie. Je compris dès ce moment que Hoche devrait se bien tenir, s'il voulait éviter mauvaise aventure.

Barras poursuivit ; il m'annonça que ses deux collègues et lui, voyant maintenant qu'il n'y avait plus moyen de e servir de Hoche, à cause de l'éclat qui venait d'avoir lieu, se déterminaient à recourir à Bonaparte, et que, si ce dernier ne venait pas, ce qui ne se pouvait guère, il aurait à envoyer un de ses généraux, comme il l'avait proposé, pour tenir sa place. Ceci amena d'autres combinaisons que je ne tarderai pas à décrire, après que, pour me conformer à l'ordre des temps, je serai revenu aux événements qui eurent lieu à Paris dès après la nomination du nouveau ministère.

Celle-ci consterna dans le premier moment le parti royaliste, alors au grand complet à Paris. Il se renforçait particulièrement de trois hommes très-connus, du prince de La Trémouille, du comte de Bourmont, et du comte de Frotté ; ces deux derniers députés des royalistes de l'ouest, et le premier possédant la confiance du frère unique de Louis XVIII. M. de la Trémouille, avec beaucoup de royalisme, et animé des sentiments les plus nobles, n'en était pas moins écrasé sous sa nullité complète. Je déplorais de voir la cause pour laquelle il voulait combattre confiée à de si faibles mains..Ce sont de pareils hommes qui perdent les empires, lorsque leur coopération leur est demandée pour les conserver, et qui du moins n'aident jamais à les reconquérir, lorsqu'une fois ils sont perdus.

Je n'en dirai pas autant de MM. de Frotté et de Bourmont tous les deux remplis non seulement de courage et de zèle, mais encore de science politique ; tous les deux connaissant bien la position, en appréciant les chances, et ne se remettant pas uniquement à la protection du ciel et de saint Louis du soin de rendre aux enfants d'Henri IV son sceptre, qu'on leur avait arraché, parce que l'un et Vautre connaissaient la fable du Charretier embourbé, et avaient médité dessus. On sait la fin malheureuse de M. de Frotté, l’horrible trahison dans laquelle il tomba ; on sait la part qu'une dame très en crédit au temps du directoire prit à ce guet-apens, dont je raconterai les circonstances avec des détails inconnus, si à l'Histoire secrète du Directoire je fais succéder celle de l'empire et de la restauration, ainsi que j'en ai le dessein.

Quant au comte de Bourmont, il a vécu, et, moins heureux que M. de Frotté, a compromis cruellement son honneur en 1815. Il se justifie, je le sais, de sa fuite à l'ennemi au moment de la bataille de Waterloo, mais, mon Dieu, qu'il a choisi une heure fatale pour donner aux Bourbo4s cette marque de fidélité ! Se désire qu'il trouve une circonstance favorable où il puisse réparer ce que le plus favorablement on peut appeler son erreur[1].

Ces trois personnages étaient admis dans l'intimité de la marquise d’Esparbès, avec un quatrième, dont la conduite a été si infâme, que, bien que les fautes soient personnelles, je ne peux me décider à le nommer, à cause de sa respectable famille, digne de notre. estime par ses vertus gt e loyauté. Le prince de C***, digne pendant des princes Charles de Hesse et de S***, axait promené dans l’étranger, en Angleterre, en Espagne, en Germanie, son inquiétude, ses vices et sa mauvaise réputation. Chassé de tous les pays de l'Europe, odieux à ses proches, repoussé par sou propre père, il était rentré en France au prix d plus coupable arrangement ; vendu à k police du directoire, trahissant la cause male, soutenue par les siens avec tant d'honneur et d'énergie ; il rapportait fidèlement, à ceux qui le payaient, beaucoup plus ce qu'il ne savait pas que ce qu'il savait. Un mensonge indigne ne lui coûtait pas pour soutenir sa triste importance et pour se procurer de l'argent.

Mais jusque là, signalé aux royalistes à l'extérieur par sa famille, indignée de sa conduite, il faisait peu de mal ; rentré et perdu de vue par ceux qui auraient pu donner l'éveil, il s'impatronisa, à la faveur de son nom et des fonctions majeures que son père remplissait chez Louis XVIII, il s'impatronisa, dis-je, auprès des personnes bien pensantes de Paris, leur fit croire qu'il partageait. leur opinion, et en retour en obtint la connaissance de toutes les particularités de la conspiration présente. Nul ne se défia de lui ; et je dirai en son lieu comment il fut celui qui porta le plus rude coup à cette trame mal ourdie, sans doute, et qui néanmoins aurait peut-être réussi s'il ne s'était pas trouvé là.

En outre le prince de C***, il y avait en ce moment à Paris le comte de Montgaillard, que Bonaparte y avait envoyé, afin que de vive Noix il racontât au directoire tout ce qu'il savait de l’affaire de Pichegru. Ce diplomate secret ne pouvait plus, il est vrai tromper les royalistes ; mais il leur nuisit beaucoup, Je le voyais courant çà et là, de concours avec l'abbé, son digne frère ; qui pompait les bourboniens de l'intérieur avec beaucoup d'habileté ; il se faisait présenter partout où il soupçonnait des ennemis au directoire ; il avait particulièrement reçu de Barras la mission de surveiller Cambacérès. Le pouvoir exécutif craignait celui-ci, dont la modération et les talents supérieurs attiraient à la fois les yeux dés royalistes et des constitutionnels ; il était toujours le premier inscrit sur les listes des membres qui composeraient tout futur gouvernement. On savait que Louis XVIII lui faisait faire des cajoleries par Boissy-d'Anglas, et que, d'un autre côté, Bonaparte parlait de lui comme d'un homme qu'on ne devait pas laisser à l'écart. Il n'en fallait pas tant pour épouvanter le directoire, à qui la moindre réputation paraissait un colosse monstrueux, tant la leur était mesquine, étriquée et raccourcie.

L'abbé de Montgaillard avait donc reçu la mission de rôder en mouche autour de Cambacérès s'acquitta de cet emploi, avec tant de persistance, que le célèbre jurisconsulte s'en aperçut, en prit de l'humeur, et, attendu que la sagesse elle-même a ses moments d'éclipse, ne sut pas se retenir, et un beau jour la bombe éclata. Lassé donc de rencontrer sans cesse sur ses pas l'abbé bossu et vigilant :

Citoyen, lui dit-il, vous ne servirez plus dorénavant auprès de moi ceux qui vous emploient à ripe suivre, car je ne dirai rien de ce que vous pourrez entendre, et, afin de vous empêcher de voir ou d'agir, ma porte désormais vous sera fermée.

L’abbé de Montgaillard, à la suite de ce compliment fâcheux, se sauva, en proie à une telle rage, que depuis il n'a jamais prononcé le nom de Cambacérès qu'en faisant des contorsions effroyables, et qu'en l’accompagnant de toutes les horreurs qu'il pouvait inventer. Il était lié d'amitié intime avec une dame de Latour-Saint-Paul, et chez laquelle plus tard je le rencontrais souvent. Nous nous divertissions à le mettre sur le chapitre de Cambacérès ; il ne s'arrêtait pas. Madame de Latour, qui ne manquait ni d'esprit ni de manège, appelât cela faire dégorger 7eiienin des. Montgaillard ; mettant néanmoins à part un troisième frère, dont elle me disait force bien, mais que je n'ai jamais

Avec MM. de la Trémouille, de Bourmont de Frotté, venaient les autres chefs de la conspiration qui ne faisaient point partie du directoire. Dans le nombre était Richer Serisy, enfin échappé à la poursuite du directoire et non rentré en paix avec rendu à la liberté par l'acquittement du jury chargé de prononcer sur sa culpabilité, il continua avec véhémence là guerre de plume et dictes qu'il avait commencée si chaudement. Ses amis avaient voulu le faire élire membre du conseil des cinq-cents par les électeurs du département de Seine-et-Oise, et lui-même, sous le nom de Clément, se désigna aux votes des hommes bien pensants, écrivit en sa faveur sous son nom, et ne put réussir. Carat, alors rédacteur de la Clef du cabinet, essaya de nuire à Richer ; il le peignit comme l'un des adversaires les plus dangereux de la révolution prétendant qu'il fallait l'écarter à tout prix. Le sens que Bicher se crut en droit d'attacher à cette phrase le porta à dire :

Voyez ce pauvre Garat, qui, depuis l'égorgement de Louis XVI, postule une place de bourreau en titre. Le voilà qui, en désespoir de cause, déclare se contenter de celle d'un assassin de nuit.

La virulence des haines réciproques autorisait alors ces âcres récriminations. Aujourd'hui on met plus de politesse dans les querelles politiques, et on fait bien. Ni Garat, ni Richer, maintenant en présence, sans néanmoins s'estimer mieux réciproquement, ne s'attaqueraient en ces termes. Tout s'use, même ta haine ; mais la vertu s'use auparavant, et la triste preuve nous en est acquise.

 

 

 



[1] L'expédition d'Alger a rempli le vœu de l'auteur qui écrivait ceci en 1818. (Note de l'éditeur.)