HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE III.

 

 

Bonaparte à Montebello. — Je vois Marmont. — Course dans Milan. — Billet de Bonaparte. — Empressement des Italiens à le voir. — Marmont me conduit à lui. — Détails de mon entrevue avec ce grand homme. — Épisode de l'arrestation du comte d'Entraigues. — Preuves de la trahison de Pichegru. — Maximes d'un homme d'état. — Politique du génie. — Hoche et Moreau remis en scène. — Sentiments de Bonaparte. — Carnot et Barthélemy. — Fiction projetée par Bonaparte. — Il fait l'éloge de Talleyrand. — Veut servir le directoire sans conditions. — Il n'est pas encore temps. — Ce qu'il aurait fait en cas de succès royaliste. — Ce qu'il espère du mouvement préparé.

 

Mon premier soin, à mon débotté, fut d'écrire à Marmont. Je présumais qu'il devait être, à poste fixe, au château de Montebello, où demeurait le général en chef. C'était là que l'on négociait la paix définitive, car le ministre plénipotentiaire d'Autriche, le marquis de Gullo, était, de son côté, venu s'établir aux environs, et des entrevues, ou cachées ou motivées par des parties de chasse, facilitaient entre Bonaparte et l'Autrichien les moyens de s'entendre plus promptement. Je savais que cette paix, désagréable à Barras, qui aurait voulu ne la faire signer que dans Vienne marne, était vivement souhaitée par Carnot ; que Bonaparte d'abord n'en avait pas envie ; et que maintenant il s'efforçait de la conclure vite, afin de pouvoir prendre plus tôt le chemin de Paris.

Je demandai, par forme d'acquit, si Marmont se permettait de venir quelquefois à Milan ; on me répondit qu'il n'en sortait guère que pour aller faire son service, et de là on partit pour me donner la liste assez enflée de ses maîtresses, sans oublier celle de ses créanciers. Je reconnus le caractère du personnage qui, par des folies pareilles, s'est nui constamment. Alors je m'enquêtai où je pourrais le rencontrer ; on me l'apprit, et, prenant un conducteur, je me rendis à sa demeure.

Bien me prit d'y avoir été de bonne heure, car je le trouvai non pas seul, il est-vrai, mais prêt à sortir. Il se jeta à mon cou dès qu'il m'eut vu, et la franchise de son abord me fut-très-agréable. Nous nous livrâmes un peu au plaisir de nous retrouver ensemble, puis il congédia la charmante Italienne qui avait occupé les loisirs de sa solitude nocturne, et ensuite, se rapprochant de moi :

Quel bon vent t'amène ? me dit-il — car nous en étions encore au tutoiement amical ou républicain.

— Je viens voir l’Italie

— Par voyage de curiosité ?

— Oui.

— Eh bien, déjeunons d'abord, nous partirons après pour Montebello.

— Je préférerais saluer le général en chef ailleurs que là, où certes il doit y avoir trop de monde, et surtout de curieux affamés de conjecturer surtoort ce qui arrivé de France.

— Je te comprends, repartit Marmont are t vivacité, tu es porteur de dépêches secrètes ; pourquoi ne me l'avoir pas confié d'abord ?

Je m'excusai sur le mystère que l'on m'avait recommandé, et je lui fis plaisir en lui apprenant que Barras l'avait mis sur la liste des trois personnes auxquelles je pourrais m'adresser. Il ne me parut désormais qu'empressé d'aller annoncer au général en chef ma venue, et, dès le déjeûner fini, il se hâta de partie pour Montebello, et moi, libre de mon temps, je me mis à visiter Milan et ses merveilles. Je fus frappé de la magnificence gothique de la cathédrale, alors inachevée, et qui serait plus tard finie en vertu du commandement exprès de Napoléon ; je m'attachai à l'examiner dans toutes ses parties avec un soin extrême, aussi je passai là presque le reste de la journée.

Je venais de finir mon diner, lorsqu'une ordonnance, accourant au grand trot, demanda me remettre un pli qui arrivait de Montebello ; et dont je lui donnai un reçu, selon l'usage. C'était un billet écrit de la propre main de Bonaparte et non signé ; il y disait :

Vous voici, grand bien vous fasse. Que me voulez-vous ?. Pourquoi ce brusque voyage ? il était donc bien pressé, puisque vous n'avez pas voulu. attendre que Joséphine vint me voir ? Je serai demain à Milan. Marmont, dès qu'il sera nuit, vous conduira vers moi. J'aime mieux causer avec vous là qu'ici. Adieu.

D'après cette missive, je conclus que la journée prochaine m'appartiendrait, et que ma présence intriguait Bonaparte. Je ne savais comment il prendrait les propositions que je devais lui faire ; mais, de quelque manière qu'il les prit, j'étais satisfait de me rapprocher momentanément de sa personne. Je charmai l'ennui de l'attente en poursuivant mes explorations de voyageur. Je fus bientôt averti du moment précis où le général en chef entra dans la ville, au mouvement extraordinaire que sa présence détermina. La population en masse se précipita à sa rencontre ; bien qu'elle le vit très-souvent, elle rie pouvait s'en rassasier, à tel point tant d'héroïsme frappait l'imagination mobile et exaltée des Italiens. Dès lors je me tins prêt, et retournai, à l'auberge, dans la pensée que peut-être Bonaparte voudrait hâter l'heure de notre entrevue. Ce pressentiment ne me trompa pas ; Marmont survint, comme je rentrais à peine.

Alerte ! alerter me dit-il ; le maître veut voir le disciple. Ne perds pas de temps ; prends ton sac et tes quilles, et marche avec moi.

J'eus bientôt fait. Les dépêches que j'apportais ne sortaient pas de mon portefeuille toujours sur moi. Nous descendîmes l'escalier, et, au lieu de prendre-par la rue en face, nous choisîmes une ruelle de derrière, qui nous conduisit dans des quartiers moins populeux. Nous arrivâmes ainsi, presque incognito, dans le palazzo du gouvernement, habité par le général en chef. Nous y pénétrâmes par une entrée isolée, et toujours sous la conduite de Marmont. J'atteignis, à travers une multitude de cours, de corridors, de salles, de passages et de degrés, une pièce haute et large, somptueusement décorée, et dont la grandeur contrastait avec la solitude.

Est-ce, dis-je, le boudoir de Bonaparte ? Il est dans des dimensions conformes à la renommée du général.

— Voilà comment on taille ici en plein drap, me répondit Marmont. C'est véritablement une salle d'intérieur ; nous en ferions en France une cathédrale !

Il me quitta après ces mots achevés, me prévenant qu'il allait m'annoncer.. Je demeurai seul, et me préparai à recevoir Bonaparte ; il ne tarda pas à se montrer. Dirai-je que, malgré notre liaison antérieure, je fus saisi, à sa vue, d'une sorte de respect admiratif, qui m'enleva toute familiarité ? Je le saluai en silence ; mais lui, la figure rayonnante d'une satisfaction grave, vint à moi et m'embrassa. Mon cœur battit avec violence à ce contact amical d'un héros.

Bon jour, Henri, me dit-il — Henri est l'un de mes noms de baptême. Que m'apportez-vous de bon ? ou bien quelles menaces êtes-vous en droit de me transmettre ?

— Des menaces, à vous ! m'écriai-je. Eh, juste ciel ! qui oserait se le permettre ? Des offres, à la bonne heure. On ne vous approche que pour s'assurer de votre intervention, et point pour la provoquer hostilement ; je viens les mains pleines de promesses.

— Oui, on m'en envoie plus que d'effets. C'est l'année qui alimente la France ; elle n'en reçoit en retour que de stériles éloges officiels, et des diatribes insolentes dans tous les journaux. L'envie se venge de nos succès.

— Laissez-lui, répondis-je, cette consolation. Les applaudissements de toute la république vous en dédommagent assez.

— Ces applaudissements, reprit Bonaparte, dont la figure se rembrunit en même temps, glissent sur notre oreille, et les calomnies s'enfoncent en flèches aiguës au fond de notre cœur ; et l'on ne brisera pas ces plumes impudentes qui font profession de l'injure et du mensonge !

Et sa voix s'enfla ; elle devint tonnante. La liberté de la presse ne crevait pas avoir de plus grand ennemi que Bonaparte. Je repris ka parole.

Si mes prévisions ne me trompent, ce qui se prépare vous délivrera de ces insectes dont vous vous faites des éléphants. Voici des lettres qui vous-instruiront sans doute des objets dont je dois vous parler.

Je lui remis les missives du directoire et celle de Joséphine. Il ouvrit d'abord celle-ci, la lut rapidement il est vrai, puis vint aux autres ; là il modéra sa vivacité accoutumée, pesant chaque mot. Je retrouvai l'homme supérieur, traitant des graves intérêts de la patrie. Lorsqu'il eut fini :

On est donc fou complètement à Paris ? me demanda-t-il ensuite. Que veulent dire ces démonstrations patentes de royalisme, cette hostilité en permanence des deux conseils contre le directoire ce directoire lui-même divisé, et ce Pichegru qui vient, à l'exemple de Dumouriez, faire de la trahison après avoir commencé par de l'héroïsme ?

Ce propos entrait trop profondément dans la question pour me contrarier. Je me hâtai d'y répondre, et j'expliquai de mon mieux au général tout ce que je savais. Il ne m'était pas donné encore de voir dans toute son étendue la conduite de Pichegru, que d'ailleurs on ne faisait que soupçonner. Mais, dans ce moment même, un acte de violence politiqué venait de fournir à Bonaparte les preuves de la culpabilité de ce militaire, et voici comment

Le comte de Montgaillard, agent secret du directoire, était, ainsi que je l'ai raconté et comme tout le monde sait, d'après ses propres aveux consignés dans ses ouvrages, était, dis-je, parvenu à surprendre en entier la confiance du prince de Condé, du prétendant, mais non celle de Pichegru, avec lequel, quelles que soient ses vanteries, il n'a jamais été en rapport direct. Il en savait néanmoins assez pour soupçonner ce qu'il y avait là d'important ; et, voulant en savoir davantage, se rendit à Venise, auprès du comte d'Entraigues, chef en quelque sorte de toute la police de l'émigration. Le comte d'Entraigues l'écouta, se méfia de lui, ne lui apprit rien. Alors Montgaillard le signala à Lallement, ministre du directoire à Venise, et le dénonça, en outre, à Bonaparte., en le désignant comme la capture la plus majeure qui pourrait étr faite dans l'intérêt de la république.

Bonaparte en fut persuadé, si bien qu'au moment de la catastrophe de Venise, et lorsque l'on permettait aux ministres des autres puissances près de cette république expirante de se retirer librement, le comte d'Entraigues, quoiqu'il fût naturalisé Russe et attaché à la légation de Saint-Pétersbourg, ne put se soustraire aux ordres &innés par Bonaparte. Il fut arrêté à son débarquement à Trieste, et, malgré ses protestations et celles du corps diplomatique, venant de Venise conduit à Milan, où Bonaparte l'attendait. Cet acte eut lieu le 21 mai, et n'était pas connu à Paris, le 25, lorsque j'en sortis.

Dès l'arrivée du comte d'Entraigues, on procéda à l'examen des papiers saisis avec lui. A leur inventaire, en trouva le compte rendu en détail d'une Conversation qu'il avait eue avec Montgaillard, et dans laquelle toute la coopération de Pichegru aux projets de contre-révolution était amplement développée.

Cette pièce parut si importante au général en chef, qu'il voulut lui-même interroger M. d'Entraigues. On l'amena, le 1er juin à trois heures du matin, au château de Montebello ; c'était le jour même de mon arrivée à Milan. Là, Bonaparte s'y prit de telle sorte, que l'agent secret des Bourbons, éprouvant une frayeur de, la mort qu'on n'aurait pas dû attendre de lui, avoua tout ce qu'il savait, donna des renseignemens si précis qu'on n'eut plus rien à lui demander. Il s'était conduit en cette circonstance avec trop de lâcheté pour ne pas chercher plus tard à s'en laver. C'est à ce besoin qu'on doit attribuer les men. songes qu'il multiplia pour annihiler les mauvais effets produits par ses aveux. Je ne me soucie pas d'entrer dans de plus longues explications de ce fait, on le trouvera débattu amplement dans les mémoires que viennent de publier Fauche-Borel, Bourrienne, et dans plusieurs autres écrits. Je peux seulement affirmes• ce que j'ai entendu de la bouche de Bonaparte, et que je vais répéter. En lui répondant, je parlai de la culpabilité de Pichegru d'une manière dubitative.

Elle est claire, positive, complète, repartit-il ; j'en ai, de cette nuit, la preuve authentique et si formelle, que, si Pichegru se trouvait dans mon armée, je ne balancerais pas à le livrer à un conseil de guerre, et il serait exécuté dans les vingt-quatre heures. Un traître à la patrie ne m'inspire aucune pitié, et mon sang bouillonne dans mes veines lorsque je songe qu'un pareil misérable préside aujourd'hui une section du corps législatif. Au demeurant, je vais envoyer les papiers du comte d’Entraigues au directoire ; j'espère qu'alors bonne et prompte justice sera faite.

J'écoutai avec un intérêt toujours croissant les détails que le général me donna là-dessus ; puis je me permis de lui dire :

Je crois, comme vous, la trahison de Pichegru certaine ; mais qui la prouverait à des juges prévenus pour lui ? Une conversation écrite par un émigré, enlevée par vos soins, cefa fournirait une ample matière vos ennemis. Ils crieraient à la méchanceté, vous accuseraient d'avoir mis d’Entraigues à la torture pour lui irradier contre Pichegru des charges sans fondement ; on en prendrait de nouvelles forces à mieux attaquer le directoire, et je ne saurais affirmer de quel côté la victoire resterait. Enfin, croyez-moi, il.rey que deux moyens de combattre Pichegru avec avantage, ou avec des pièces si positives qu'on ne puisse les contester, ou de le frapper arbitrairement par une mesure générale.

— L'arbitraire a bien ses inconvénients, repartit Bonaparte ; il donne à la justice les apparences de la haine. J'hésiterai toujours à l'employer ; les formes légales sont préférables, je conseille au directoire de s'y tenir. Cependant sa longanimité doit avoir un terme. ; il ne peut souffrir les intrigues de Pichegru et des royalistes !... Les royalistes, poursuivit-il, sont les premiers ennemis de la république ; Les jacobins, maintenant, ne viennent qu'en second.

— Aussi, dis-je, le directoire pense comme vous ; il veut, agir et ne le 'peut sans le con' cours d'une assistance militaire il eu est trois de celle-ci qu'il est en mesure d'appeler.

— Quelles sont-elles ? demanda Bonaparte avec impétuosité.

— Hoche, d'abord ; Hoche, qui commande à une armée toute républicaine.

— La mienne, reprit le général, suivra toujours l'impulsion que je lui imprimerai. Quant à ce qui est des sentiments patriotiques, ceux qu'elle a égalent tous ceux qu'on voudrait lui opposer. Hoche a de la valeur, de la science, du frite. Il parait que le directoire tient à lui, qu'on est à lui faire des politesses ; il en est digne Il est bien jeune !

Hoche avait un au de plus que Bonaparte.

Et le second, poursuivit-il ?

— Moreau, dis-je.

— Moreau ! Ah ! ah !

Il se tut, baissa la téter puis, la relevant, •et m'examinant à la manière des aigles, avec ses yeux bleus, il me dit

Qui êtes-vous ici ?

— L'ignorez-vous ? répliquai-je, et le comprenant parfaitement votre ami, votre admirateur, tin homme dévoué à votre fortune.

Un sourire céleste brilla sur sa bouche si admirablement dupée. 1 s'approcha de moi, me prit par un bouton de mon habit.

A la bonne heure ; voilà parler. Maintenant je ne vous interrogerai plus ; contez de vous-même tout ce que vous avez charge de me transmettre.

— Eh bien ! le directoire veut finir la lutte par un coup d'état, et, pour en sortir victorieux, s'appuyer sur un sabre ; celui de Hoche est le plus prés, mais on lui trouve le fil trop démagogue ; celui de Moreau semble un peu mou, et puis il y a des pressentiments qui ne trompent pas, et ceux-là font craindre que sa liaison avec Pichegru ne soit trop intime ; lieus restez en dernier, vous, chargé déjà de plus de gloire qu'un homme n'en peut porter ; vous, que l'on redoute, â ce que je crois, plus que tous les autres ensemble, et qui néanmoins êtes placé en une position si supérieure, que désormais on ne pourra plus rien faire sans vous. Le directoire, dans cette occurrence, désire s'entendre avec votre volonté ; mais il veut, avant tout, connaître vos conditions ; il les acceptera telles qu'elles seront, pourvu que vous demeuriez éloigné pendant que le combat politique sera livré. Votre présence ajouterait trop aux périls du directoire.

Bonaparte m'estimait assez pour ne pas cacher devant moi ses sentiments ; il me les laissait lire sur sa figure. A mesure que je parlais, je pus y apercevoir un orgueil noble de l'opinion manifestée sur son compte, et le coup de pinceau par lequel je mis à découvert la frayeur da directoire touchant ses prétentions à venir amena sur ses traits une gaîté maligne, dont sa réponse s'empreignit également.

Ainsi donc je leur fais peur et besoin ; ils veulent mon nom et reculent ma personne. Je gage que leur inquiétude est extrême touchant la détermination que je prendrai. Un ambitieux profiterait de la circonstance pour aller les embarrasser de sa présence ; quant à moi je n'irai pas me jeter dans ce guêpier ; qu'ils s'en démêlent ainsi qu'ils l'entendront. Cependant je consens à servir le directoire de mon nom, si cela lui suffit, et de l'assentiment de mon armée. Je leur enverrai un des généraux sous mes ordres pour représenter les 'vainqueurs de l'Italie ; je pense que ce sera suffisant à remplacer Hoche ou Moreau. Mais quand je dis le directoire, c'est trois directeurs dont il s'agit. Ainsi donc le pouvoir exécutif est divisé. A quoi pense Carnot ? Lui royaliste ? Est-ce possible ?

— Carnot dépliait à ses collègues, voilà son crime ; et savez-vous pourquoi ? il mésestime l'un d'entre eux et se moque des deux autres. D'ailleurs il est républicain renforcé... là, sur les Confins de la jacobinerie.

— C'est un tort et très-grandi j'en suis peiné, car il y a en lui tout ce qui constitue le citoyen et l'honnête homme. Il ne m'aime pas et je ne peux lui rendre la pareille ; je voudrais le ranger parmi mes amis. Quant à Barthélemy, c'est donc un bourbonien à chaux et à sable ? (Je rapporte son expression.)

— Point, repris je, mais un monarchien. Il doute du bonheur et du repos de la France avec un régime révolutionnaire. Il ne voit pas la paix dans la souveraineté du peuple.

— C'est, répliqua brusquement Bonaparte, une opinion comme une autre ; on n'est pas coupable de l'exprimer en théorie ; le moment de la mettre en pratique n'est pas encore venu.

Je demeurai frappé de ce propos. Lui poursuivit :

Depuis que je suis en Italie, on me parle beaucoup de Barthélemy ; on ne cesse de faire son éloge. Il y a de la vertu, de la probité, des principes fixes dans son cœur et dans sa tête. Je regrette qu'on ne puisse s'arranger avec lui..... A propos, et les ministres, qu'en fera-t-on ?

Alors je revins à Hoche ; je répétai tout ce que je savais des autres portefeuilles, Il m'écouta légèrement. Les noms que je citais ne l'intéressaient pas. Enfin j'arrivai à Talleyrand :

On m'a chargé de savoir de vous ce que vous penseriez de son entrée aux relations extérieures.

— Que le plus piètre des hommes (Charles de Lacroix) sera remplacé par un véritable diplomate, par une notabilité européenne. On ne peut faire un meilleur choix..... Tenez, mon cher, dit-il d'un ton encore plus intime, ce qui me chagrine jusqu'à présent, c'est de ne voir en France que des hommes nouveaux et obscurs an timon du gouvernement. Je souhaiterais que, d'une part, on s'élevât au-dessus d'une susceptibilité méticuleuse, qu'on entrât plus largement dans une voie sage, en admettant tout honnête homme qui tiendrait un peu plus à sa patrie qu'à l'ex-honneur d'être monté dans les carrosses du roi ; que, de l'autre part, on comprit que c'est folie de vouloir autrement qu'une nation ; que, revenant franchement à elle avec la ferme résolution de la servir, on se ralliât à la bannière de l'état, qui doit flotter plus haut que celle de toute maison particulière. Par là, les anciennes familles, si considérées à l'intérieur et à l'étranger, prendraient du goût à la chose publique, s'y attacheraient. Dès lors le gouvernement se rehausserait de ces il lustrations, que la seule et sotte idéologie peut attaquer, mais qui, en réalité, sont nécessaires à la grandeur d'un empire. On reverrait dans toutes les fonctions civiles, judiciaires et d'état, ces familles qui les ont remplies pendant tant de siècles. Ce serait dès ce moment que l'Europe reconnaitrait la stabilité de la république, et que nous prendrions, de fait et de droit, parmi les peuples, le rang qui nous appartient justement. En vertu du système que je vous développe, vous serez peu surpris de l'assentiment, que je donne au choix de M. de Talleyrand ; je le verrai avec plaisir aux relations extérieures.

Je répète, avec une fidélité j'ose dire de copiste, les paroles de Napoléon, à, tel point elles me frappèrent par leur étrangeté du moment, leur profondeur, et ce vernis de raison capace qu'on ne pouvait se lasser d'admirer. Je ne retrouvai plus en lui cette verdeur républicaine des environs du 13 vendémiaire ; mais la sagacité d'un homme habile qui se place à sa position éclatait au contraire. Je découvris aussi que les pensées de Barthélemy finiraient un jour par lui déplaire, moins peut-être que celles des autres directeurs ; je vis encore que, sur lui autant que sur nombre d'autres, Talleyrand avait produit son effet accoutumé, réussi dans sa magie. Sa plus belle victoire fut celle qu'il remporta sur Bonaparte, en s'emparant de sa confiance et en la conservant très-long-temps.

Tous ces sujets épuisés, le général, se mettant à se promener avec moi dans cette vaste salle, me dit :

Maintenant, parlez en votre nom.

— Auparavant, permettez que j'épuise le sac d'autrui. Vos conditions

— Aucunes.

— Quoi, rien ?

— Non, rien.

— Ils ne vous croiront pas.

— Ce serait plaisant       !

— Ce sera vrai. Ils sont environnés de tant de gens avides, que du désintéressement leur paraîtra impossible.

— Et que pourrais-je exiger ? De l'argent ? je m'en passe ; des honneurs ? eh ! mon Dieu ! qu'ajouteraient-ils à ceux que je tiens des mains de la victoire !

— Et du pouvoir ? dis-je à voix basse.

Il me fut répondu plus bas encore, et très-vite :

Il n'est pas temps.

Il y eut un instant de silence, puis la parole fut reprise

Oui, tout bien calculé, je ne veux rien ; je servirai de plein zèle, mais je servirai sincèrement. Ma cause est aujourd'hui celle du directoire, ou plutôt celle de la patrie. Rassurez-les donc sur mes intentions ; elles sont franches. Quant à ma coopération, elle sera rapide, énergique, décisive en cas de besoin ; et, enfin, si pair malheur Pichegru et les royalistes l'emportent, mon parti est pris : je prends avec moi quinze nulle hommes des mieux pensants de l'armée, je marche au pas de charge sur Lyon ; là, je fais un appel aux patriotes intrépides de la Bourgogne, de la Franche-Comté, du Dauphiné, du Midi, des Cévennes ; ils sont nombreux.ie deviendrai leur point d'union, et nous pousserons en avant ; je réponds du reste. Les conseils se diviseront, les uns pour le prétendant, les autres vers une combinaison démocratique, et peut-être même Pichegru, une fois en goût, voudra-t-il tâter du pouvoir. Ma venue, la vélocité de mon intervention, déconcerteront. plus d’une intrigue. Partout où j'appellerai le peuple à la défense de la liberté et de la conservation de ses droits je serai entendu par le peuple. Il commence à me comprendre ; un jour il s'identifiera avec moi. Je ferai une guerre courte, décisive, terrible ; j'exterminerai ces hommes vendus à l'étranger : ces Pichegru, Willot, Imbert-Colomès, Vaublanc, que sais-je ? ces intrigants sans génie comme sans vertus civiques ; et, la chose faite, je fonderai un gouvernement qui, dès le premier jour, sera solide ; car il sera pour tous, et non pour telle ou telle faction.

Plus Bonaparte s'exprimait, et plus je prenais du plaisir à l'écouter. li me parlait une langue si neuve, il y avait si loin de ces hautes vues, de ces plans dégagés de toute petitesse aux mesquines conceptions de mes hommes d'état parisiens, que j'en étais confondu. Quel chêne, me disais-je, grandit pour le bonheur de la France ! Heureux le lierre qui, s'attachant à lui, croitra sous son ombre tutélaire ! Cependant le général exigea qu'à mon tour je l'entretinsse des événements, selon ma manière de voir. Je le fis de mon mieux. Je lui représentai le directoire sans considération, et les conseils sans puissance ; la nation les méprisant tous ensemble, et souhaitant un autre ordre de choses plus en harmonie avec ses besoins, et plus conservateur de l'intérêt général. Je ne lui cachai pas que la tendance des esprits devenait monarchique.

Alors, c'est là le cas de la retarder, nie dit-il, par une secousse républicaine. Si celle-ci la fait dévier entièrement, vous vous serez trompé dans vos assertions ; si elle ne produit qu'un contre-coup momentané, il faudra bien que le plus petit nombre cède à la volonté du plus grand. Tout le secret d'un bon gouvernement est là. Il s'agit d'administrer pour les masses, sans s'embarrasser si cela plaît à monsieur celui-ci, ou au citoyen celui-là. Lorsque, au contraire, pour ménager chaque parti, on se tient dans une balance absurde, on mécontente l'universalité, qui a toujours un sens droit ; elle juge, et c'est alors que l'opinion est souveraine. Les pouvoirs qui tombent sont ceux assez fous pour croire qu'on peut manœuvrer en dehors de l'opinion.