HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XIX.

 

 

Mes rapports avec Barras augmentent d'intimité. — Conversation que nous avons ensemble. — Elle me fait deviner les événements futurs. —Lettre de Bonaparte à Carnot. — J'essaie d'éveiller l'attention des royalistes sur leur danger présent. — Erreur dans laquelle ils tombent à mon égard. — Soirée chez madame d'Esparbès. — Ma conférence avec l'abbé de Montesquiou. — Inconséquence du parti. — Je rapporte à Barras ce qu'on lui offre. — Sa réponse. — Madame d'Esparbès peu contente de moi. — L'abbé de Montesquiou m'en veut. — Je refuse de m'expliquer avec lui. — Fin du volume.

 

Barras, depuis quelque temps, ajoutait envers moi à la bienveillance de son accueil ordinaire. il aimait à m'entendre raconter avec une pleine franchise l'opinion. du faubourg Saint-Germain, qui commençait à se reconstituer, et avec lequel j'étais en relation par mes liaisons à la Place-Royale. Je ne lui nommais pas les parleurs, mais ne lui cachais rien des parleries, hors toutefois ce qui tenait aux actes positifs. Il comparait mon commérage loyal avec les rapports officiels des gens de qualité, hommes ou femmes, espions qu'il avait à sa solde, je le dis à regret ; et, par ce moyen, se formait une idée exacte des opinions de ceux d'autrefois.

En retour de ce que je lui disais, lui, emporté par sa légèreté naturelle, me faisait des aveux dont je profitais soit pour donner aux royalistes des avis utiles, soit dans les intérêts de Bonaparte, auquel j'étais entièrement dévoué. Cette liaison ainsi fondée prenait tout le caractère d l'intimité la confiance de Barras en moi augmentait en raison de l'habitude ; et, au milieu des tracasseries qu'amena la sortie de Letourneur, il s'ouvrit à moi sur des points très-importants. Un soir, nous étions seuls par extraordinaire, il se promenait dans son salon, gardant le silence ; je me taisais aussi ; tout-à-coup il s'arrête, croise les deux bras, me regarde fixement, et répète la question banale qu'il m'adressait presque chaque fois que j'arrivais à lui

 Eh bien ! que disent-, que pensent les royalistes ?

— Leur joie, répliquai-je, est extrême de la division qui règne entre les fractions diverses du gouvernement.

BARRAS. Ils ont raison, elle leur est profitable : les rats dansent, dit le proverbe, quand les chats se battent. Mais, de par Dieu, c'est une satisfaction qu'ils ne conserveront pas long-temps.

MOI. Seriez-vous en voie de raccommodement ?

BARRAS. Oui.

Ce oui fut dit avec tant de lenteur et d'hésitation, qu'il me fournit matière à réfléchir néanmoins, n'en laissant rien paraître, je repris la parole.

MOI. Tant mieux ; si la pair est solide et bien faite, la chose publique y gagnera.

BARRAS. Tranquillisez-vous, mon cher ami. Le moyen à employer sera infaillible. Aussi bien ces misérables disputes ont duré trop long-temps. Au. train où vont les affaires, le directoire serait réduit avant peu à mettre la clef sous la porte e et à attendre que le comte de Lille ou Barrère vint la prendre.

MOI. Ne craignez-vous que ceux-là ?

Je venais de faire une école. Je m'en aperçus au nouveau regard tout scrutateur que Barras m'adressa. Je le soutins en homme qui sait son monde, et mes traits ne perdirent rien de l'indifférence apparente à laquelle je les avais montés. Barras alors dit :

Qui pourrai-je craindre ? des militaires ? Moreau n'est connu maintenant que par sa retraite ; et qui recule à l'armée n'avance pas vers le trône. Quant a Bonaparte, il ne quittera pas l'Italie de sitôt...., Est-il mécontent ? qu'en savez-vous ?

MOI. Rien ; et vous avez erré sur le sens de ma question je généralisais les motifs de crainte. Il y a les conseils, par exemple, et ce Pichegru, qui vient avec eux.....

BARRAS, m'interrompant. Les conseils joueront la fable de La Fontaine du Dragon à plusieurs Mies.

MOI. Et si Pichegru leur fournit la sienne, il fera des queues des,leurs, et alors.....

BARRAS. Oui, Pichegru est ou peut devenir redoutable. C'est une chance à courir. On aura sur lui un grand avantage celui du pouvoir exécutif.

MOI. S'il s'accorde avec un ou deux des directeurs ?

BARRAS, baissant la voix. Mon ami, le péril véritable serait dans cette coalition. Elle me fait peur. Carnot intrigue, la chose est certaine. Il peut compter sur un de nos collègues, et non sur les trois autres, qui resteront solidement unis. Dès lors, s'il se rapproche de Pichegru, il deviendra royaliste. Se sais qu'il tâche d'attirer à soi ceux qui devraient lui être contraires ; qu'il cajole en secret Bonaparte, quoiqu'il paraisse en public le jalouser. Bonaparte en ce moment est sa dupe.

MOI. Est-ce possible ?

BARRAS. J'en ai la preuve. Tenez, ajouta-t-il en allant prendre dans le secrétaire de sa chambre 'à coucher un papier qu'il mit dans mes mains, voici la copie d'une lettre datée du 2S janvier, que le général a écrite à Carnot. Prenez-en lecture, et méditez-la.

J'ai reçu votre lettre, mon cher directeur, sur le champ de bataille de Rivoli. J’ai vu dans le temps avec pitié tout ce qu'on débite sur mon compte. L’on me fait parler, chacun suivant sa passion. Je crois que vous me connaissez trop pour imaginer que je puisse être influencé par qui que ce soit. J'ai toujours eu à me louer des marques d'amitié que vous m'avez données à moi et aux miens, et je vous en conserverai toujours une vraie reconnaissance. Il est des hommes pour qui la haine est un besoin et qui, ne pouvant pas bouleverser la république, s'en consolent en semant la dissension et la discorde partout ou ils peuvent arriver. Quant à moi, quelque chose qu'ils disent, ils ne m'atteignent plus. L'estime d'un petit nombre de personnes comme vous, celle de mes camarades et du soldat, quelquefois aussi l'opinion de la postérité, et par-dessus tout le sentiment de ma conscience et la prospérité de ma patrie, m'intéressent uniquement......

Le reste renfermait des détails stratégiques. Barras attendait, immobile, que j'eusse achevé. Alors mes yeux rencontrèrent les siens.

BARRAS. Vous ne douterez plus maintenant de mes paroles ?

MOI. D'elles jamais. Cependant je ne vois là rien de ce que vous y voyez. Cette lettre est une réponse à des plaintes de Carnot, qui s'est fâché de propos que le général aurait tenus contre lui. Le général se justifie, emploie ensuite une phrase banale de politesse, et voilà tout.

BARRAS. Vous ne croyez donc pas à un rapprochement intime

MOI. Non. D'ailleurs, je le juge impossible. Bonaparte estime Carnot, et ne l'aime point.

BARRAS. Pourquoi ne l'aimerait-il point, surtout si celui-ci le cajole ?

MOI. Avez-vous présente la comédie de don Japhet d'Arménie, par Scarron ?

BARRAS. Pas trop.

MOI. Tant pis, vous y trouveriez la raison de l'éloignement que je maintiens.

BARRAS. Une folie !

MOI. Une sentence sans réplique. Se joue sur le mot, et je dis vrai.

BARRAS, impatienté. Qu'est-ce ? Dites.

MOI, déclamant.

Deux soleils renfermés dans un lieu trop étroit

Rendent trop importun le contraire du froid.

BARRAS. Carnot un soleil ! Allons, c'est une lune pâle.

MOI. Lune ou soleil, Bonaparte préférerait avoir un autre supérieur que celui-là ; et, quant à ce qui serait de marcher d'accord avec lui, ils se battraient au second sillon à creuser ensemble.

BARRAS. Dieu le veuille, si cela est ainsi ! Les conseils et Pichegru me tourmentent. Ce dernier est un traître, et lorsque Bonaparte le connaîtra..... Mon cher ami, vos amis de la Place-Royale et environs du Luxembourg vont jouer de leur reste. Leur audace niaise nous lasse ; elle doit avoir un terme, et avant peu.

Barras s'arrêta, puis reprit :

Au train qu'on suit, on nous égorgerait en nous endormant par de belles paroles. La manière dont on me joue est une indignité.

Ceci me fit encore beaucoup réfléchir, et nie confirma plus que lamais dans ma pensée que le directeur avait des rapports avec le comte de Lille ou Louis XVIII, comme il plaira de l'accepter. Je ne traitai pas non plus ce sujet, il ne m'appartenait pas de le faire, le péril eût été trop grand. Je me contentai des révélations des demi-conférences qui m'étaient faites ; c'était déjà plus que je ne souhaitais.

Il y a toujours du péril pour ceux auxquels on accorde une part dans les secrets d'état ; ils doivent plus redouter le repentir de ceux qui leur témoignent cette confiance que l'attaque ouverte des ennemis, Il me fut donc prouvé que le directoire prenait des mesures propres à conserver le pouvoir, et que, dans la circonstance, le tour des royalistes d'être accablés était venu, Je les plaignais, quoique je doive avouer que mes vœux étaient pour un autre parti, celui dont j'espérais un jour voir Bonaparte devenir le chef ; c'était, selon moi, ce que la France pouvait espérer de plus heureux. Mon désir ne m'empêchait pas de tà ceux de ma société, et de souffrir à l'avance du sort qu'on leur préparait ; aussi je me rendis plus souvent chez la marquise d'Esparbès, et là en généralisant mes inquiétudes, j'essayai de les faire partager par ceux qui avaient réellement à redouter la vengeance du directoire. Je ne fus pas entendu ; l'aveuglement et la surdité morale sont extrêmes. J'allai aussi loin que je pus sans me compromettre. Tous ces messieurs, toutes ces dames étaient dans une passe d'ivresse incroyable. La contre-révolution leur semblait proche ; ils la touchaient déjà. On avouait, avec une indiscrétion étrange, que l'on l'attendait de la coopération de Pichegru. Il devenait le héros du jour, le balai qui purifierait la France. Oh ! que les illusions des comploteurs de salon sont douces et entières ! Elles deviennent pour eux des réalités palpables.

On se méprit complètement au sens de mes propos. L'abbé de Montesquiou, à qui on les rapporta, et que je ne voyais guère, eut la fantaisie de me rencontrer pour parler d'affaires. Ce fut madame d'Esparbès qui arrangea l'entrevue. D'abord, et afin qu'elle fût bien secrète, on décida qu'elle aurait lieu un beau moment d'une soirée privée. Voilà des invitations qui pleuvent aux élus. On devait danser à la Place-Royale. Je fus convié particulièrement. Un neveu de l'abbé de Besplas fut chargé de me prévenir que je ne devais pas y manquer. Il ne me dit pas autre chose. Le cercle me parut au grand complet, tous les royalistes marquants, hommes et femmes.

On m'environnait avec une expression de curiosité que je ne m'expliquais pas. On chuchotait autour de moi. Il y en avait qui entraient et ressortaient, rentraient pour ressortir encore, et tout cela avec une pompe mystérieuse qui me surprenait fort. Enfin, et tandis que la danse était suspendue, la marquise d'Esparbès vint à moi, et en même temps tous les yeux se tournèrent vers nous.

Pourriez-vous, me dit-elle, passer dans mon cabinet de toilette ? il y a quelqu'un d'envieux de causer avec vous.

Tant d'importance fut mise à ce propos, que j'en conçus une frayeur véritable. J'allai m'imaginer qu'un prince du sang était arrivé à Paris. Mon cœur battit..... car, enfin, on allait me compromettre. Je ne pouvais cependant pas refuser. Je partis d'assez mauvaise grâce, ne sachant ce que je dirais ni comment je me tirerais de ce mauvais pas..... Je cessai d'être inquiet lorsque je ne vis dans le cabinet que l'abbé de Montesquiou tout seul. Ceci leva un poids énorme qui pesait sur mon cœur. Je le saluai, il me prit les mains ; et, se baissant un peu, nos tailles étant de mesure opposée, lui très-grand et moi fort petit, il me complimenta sur ma position sociale, mes excellents principes et mes bonnes intentions. Je ne le compris pas, et le lui avouai franchement.

Mais, dit-il, ne doit-on pas vous savoir gré des offres que vous faites à la bonne cause ?

MOI. Je voudrais certainement la servir là où elle existe, si je savais où la trouver.

M. DE MONT***. Et où serait-elle, si elle n'était avec nous, mon cher monsieur ? Madame d'Esparbès, les Montchal, La Harpe, M. de Clermont et tant d'antres, ne m'ont pas laissé ignorer que vous vous faisiez fort de ramener au repentir Barras et le général Bonaparte.

MOI, étonné. Monsieur, il y a du malentendu entre nous. Je suis trop sage pour me parer d'un crédit imaginaire ; je suis trop jeune pour avoir aucune influence sur Barras, et pas assez hardi pour me flatter de dominer les volontés de Bonaparte.

M. DE MONT***. Cependant vous avez dit avoir mission de négocier en leur nom avec le comité royaliste ?

MOI, de plus en plus surpris. Jamais je n'ai avancé une pareille extravagance ni reçu pareille mission.

M. DE MONT***, un peu déconcerté, et me reprenant les mains, geste qu'il affectionnait. Allons, mon bien cher monsieur, ayez en moi plus de confiance ; je sais que vous avez des pouvoirs très-amples. J'ai, moi, la direction des affaires de S. M., et nous pourrons parvenir à un heureux résultat. Je ne marchanderai pas les conditions.

MOI. Monsieur, je vous certifie qu'on vous a et qu'on s'est trompé. Je ne suis Ministre plénipotentiaire de qui que ce soit, je vous le jure sur l'honneur ; ceci doit vous suffire. N'insistez donc pas davantage, je vous en prie. Poursuivre ce chapitre serait me désobliger.

M. DE MONT***. Mais voilà qui est fort extraordinaire ; votre bouche est en contradiction manifeste avec ce qu'on lui attribue. Qu'avez-vous donc dit, depuis quelque temps, qu'on ait pu interpréter de façon à me faire concevoir de belles espérances que vous détruisez ?

Je pris alors mon parti, et lui répliquai :

Monsieur, je ne désire aucunement être initié en des secrets, en des actes que je crois dangereux ; mais, en même temps j'affectionne la bonne compagnie dont je suis membre. Aussi il en résulte que, devinant beaucoup de choses hors de sa portée, j'ai pu pressentir les périls qui la menacent, découvrir des mesures qui frapperont peut-être bientôt certains ide ses membres, et alors cherchera les prévenir de ce péril, le tout à mots couverts, pour ne pas manquer à la prudence ; c'est là monsieur, ce que j'ai fait. Si on a pris le change, si on a formé des châteaux en Espagne là-dessus, j'en suis fâché et non responsable.

L'abbé de Montesquiou m'écouta attentivement sans avoir aucune envie de m'interrompre. Je pus me convaincre que cette explication le contrariait. Il me l'affirma par sa réponse, qu'il termina en disant :

Il est un point que du moins vous ne nierez pas : votre accointance intime avec ce morde. Eh bien ! monsieur, faites-la servir aux intérêts du roi. Offrez à Barras des conditions.....

MOI, l'interrompant. Je ne les présenterai pas plus à lui qu'au général Bonaparte ; ma résolution est arrêtée irrévocablement, celle de ne me mêler en rien d'aucun acte politique, secret ou patent. Je tiens à ne compromettre ni ma liberté ni mon caractère.

La fermeté de ma réplique acheva d'embarrasser l'abbé. Cependant il me reprit en sous-œuvre, essaya de nie gagner par ses raisonnements spécieux, et, croyant faire un acte de haute diplomatie en paraissant parler par pur désir de prolonger la conversation, il déroula avec insistance la série des offres que le roi faisait au directeur et au général.

J'écoutai tout, et puis répliquai que je ne répéterais rien de tout cela. Monsieur l'abbé sourit. Je compris son impertinence, et je ressortis du cabinet.

La société tout entière était pour ainsi dire aux écoutes. Dès que je me montrai, madame de B*** m'embrassa.

Enfin, s'écria-t-elle vous êtes des nôtres ?

Et le cercle d'applaudir, et moi de répliquer

Des vôtres ? j'en suis toujours lorsque l'on danse.

On me quitta pour aller en foule rejoindre l'abbé, qui était là incognito. Le cher homme cacha son désappointement du mieux qu'il put, se montra satisfait, et peu après se retira, prétextant l'heure avancée, une heure du matin. Il me tardait d'en faire autant ; et, dès que je le pus, je partis de mon côté.

J'étais dans la nécessité de tenir conseil avec moi-même ; on m'avait fait jouer une sotte comédie en présence d'une foule d'indiscrets, et où certainement il y avait des espions aux gages de la police et du directoire. Compromis malgré moi, comment devais-je m'y prendre pour échapper à la suspicion de l'autorité, et surtout pour me retirer d'un rôle actif qui ne me convenait en aucune manière ? Je décidai que le lendemain j'irais au Luxembourg, de bonne heure, et m'y expliquerais avec Barras.

Je n'y manquai pas, et, avant midi, j'entrai chez Bottot, et par les derrières arrivai au cabinet du directeur.

Quel fruit nouveau m'apportez-vous ? demanda celui-ci.

MOI. Je ne viens pas en effet les mains vides ; je vous apporte le don d'une terre de cinquante mille livres de rente, cinquante mille autres de pension, un million comptant 'et des lettres de grâce bien entérinées.

BARRAS. En effet, c'est quelque chose ; mais avouez pourtant que ces gens estiment peu la valeur de la couronne de France ?..... Où vous a-t-on chambré ?

La discrétion ici eût été ridicule sur un fait réellement public. Je rapportai à Barras, de point en point, ma conversation avec l'abbé de Montesquiou, lui taisant néanmoins ce qui avait trait à Bonaparte. Barras me laissa aller jusqu'au bout, et quand j'y fus arrivé :

Vous vous êtes conduit en homme de sens, et l'abbé en jeune homme ; c'est ainsi qu'ils sont tous. Or, comme vous n9 vous êtes chargé de me rien transmettre, je n'ai ni à refuser ni à accepter. Les choses d'ailleurs sont au point que je serais en droit de regarder ceci comme une nouvelle perfidie. Je doute qu'on effectuât aujourd'hui des promesses fallacieuses ; je suivrai ma pointe, tant pis pour qui se rencontrera sur mon chemin. Il y a quelques mois que j'aurais pu être pris pour dupe ; maintenant, je suis trop bien averti. Au reste, je savais déjà en gros ce qui s'était passé chez la marquise d'Esparbès. Je rends hommage à votre franchise.

MOI. Ainsi la trahison est au milieu des Purs

BARRAS, riant. Les purs sont passablement souillés ! Si vous saviez combien il y en a parmi eux qui sont à nous tendre les mains.... L'espèce humaine ne vaut pas la peine ni qu'on la respecte ni qu'on se respecte pour elle.

Deux ou trois jours après je retournai chez madame d'Esparbès.

Eh bien ! me dit-elle, que nous mande Barras ?

Je témoignai ma surprise d'une question semblable, et, pour en finir, je m'expliquai en de tels termes qu'il n'y eut plus à se méprendre sur ma détermination de me tenir l'écart. La marquise, à travers sa furie d'opinion, était remplie d'esprit et peut-être même de sens ; elle ne m'approuva donc pas, mais du moins comprit mes intentions, les apprécia, et, tout en me grondant sur mon jacobinisme, avoua pourtant que je pouvais avoir raison, et que, d'ailleurs, pour eux il serait avantageux d'avoir, auprès du plus influent des directeurs, un homme qui les secourût à propos, le cas y échéant. Aussi me traita-t-elle moins mal que je ne m'y attendais, et, dès cet instant, cessa toute persécution à ce sujet envers moi. Je raconterai en temps et fins quelle part je pris postérieurement aux négociations renouées qui eurent lieu depuis entre Louis XVIII et Barras.

L'abbé de Montesquiou fut moins clément que la marquise ; il me garda toujours une rancune dont il m'adonné des preuves en 1814. Celui-là avait bien volé la réputation d'homme d'état qu'on lui fit je ne sais comment : c'était, avec beaucoup d'esprit et de grâce, le musardisme, la paresse, la niaiserie, sous un costume clérical. Il ne fut jamais bon prêtre, mais fort homme du monde, et n'a pas plus brillé au ministère de la restauration que dans le reste de sa carrière :Il se plaignit beaucoup de moi en 1797, prétendant que je m'étais moqué de lui, que je l'avais mystifié. J'avais, au contraire, employé à son égard les formes de la plus haute considération. Mon tort à ses yeux fut sans doute de ne m’être pas immolé à son profit. En vérité, j'aurais poussé trop loin la complaisance envers quelqu'un point mon ami, et dont j'étais très-éloigné.

On me rapporta ses propos ; je haussai les épaules. On me proposa d'avoir une explication avec lui ; je m'y refusai, me figurant qu'elle pourrait devenir un pie. je crois pourtant aujourd'hui que la chose n'eût pas été ainsi, surtout après les derniers rapports que nous eûmes ensemble à la suite du 18 fructidor, lorsque je devins l'intermédiaire entre lui et Barras. Il est vrai que ma défection, plus tard, ne dut pas lui complaire ; il me l'a bien prouvé depuis.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME