HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XVII.

 

 

Népomucène : Lemercier. — Agamemnon, tragédie. — Baour-Lormian. — Quelques-uns de ses ouvrages. — Ses combats littéraires. — Épigrammes contre lui. — Ses ripostes. — Barras veut le voir. — Je l'amène au Luxembourg. — Conversation politique. — Succès de Lormian. —Compliments mérités de Barras. — Modestie du poète. — Pourquoi madame de Montesson a maltraité madame de Genlis. — David. — Gros. — Guérin. — Gérard. — Meynier. — Gautherot. — Vien. — Vincent. — Renaud. — Robert. — Carle Vernet et son fils. — Raymond. — Les deux inséparables. — Quelques sculpteurs. — Clodion. — Ce que le gouvernement devrait faire pour la statuaire.

 

Au milieu des agitations politiques, et tandis que des esprits vivement excités semblaient n'être attentifs qu'aux grands actes réels qui ébranlent ou consolident les empires, une œuvre dramatique appela cependant l'attention des hommes qui conservaient encore du goût pour les arts, la tragédie d'Agamemnon, par Lemercier. Cet auteur aussi recommandable par l'élévation de son caractère, ses vertus morales et privées et qui a conservé sans nuage l'estime des gens de, bien, est né en 1770, et à dix-huit ans se fit connaitre par un Méléagre, représenté au théâtre Français. Cette pièce fut suivie de Lovelace, comédie en cinq actes ; du Lévite d'Éphraïm, tragédie ; du Tartufe révolutionnaire, comédie. Mais le succès que ces ouvrages purent avoir fut entièrement éclipsé par celui d'Agamemnon, véritable conception supérieure, et demeurée à la tête de nos tragédies modernes comme un modèle à offrir à ceux engagés dans la même carrière. Ce fut avec enthousiasme que le parterre vit se dérouler devant lui une action forte, habilement nouée, et qui nous fit passer par tous les sentiments de la pitié, de la terreur. Le style énergique en releva les beautés, et on put concevoir les plus belles espérances, en conséquence de ce début si brillant.

Talma, dans le rôle d'Égisthe ; mademoiselle Vanhove, qui depuis devint sa femme, dans celui de Cassandre la prophétesse, enlevèrent tous les suffrages, et augmentèrent, s’il était possible, le succès de l'auteur. Je le voyais souvent, à cette époque, dans les sociétés, ou nous nous retrouvions chez madame Bonaparte entre autres, où il était admis familièrement.

Alors il faisait de Bonaparte son héros, parce qu'il le voyait au rang des soldats de la liberté, dont lui, Lemercier, était idolâtre. Il advint que plus tard cet auteur s'éloigna de notre ami, et passa dans les rangs de ceux qui désiraient sa perte. Napoléon le regretta ; il aurait bien voulu le ramener à soi, ce fut impossible ; Lemercier, véritable barre de fer, demeura inflexible. Les circonstances le forcèrent toutefois, vers la fin de l'empire, chanter l'empereur, et non pas à l'aimer ; il se maintint dans un éloignement que nous déplorâmes. Il se peut que je te retrouve dans le cours de mon récit.

Baour-Lormian, à la même époque, débutait également dans la carrière des lettres ; il avait à peu près livré incognito au public une première version de la traduction en vers de la Jérusalem délivrée. Bien que ce travail fût supérieur à tous ceux, sur ce sujet qui avaient déjà paru, et qu'il annonçât un poète de plus à la France, il ne répondit pas à l'attente des amateurs, quelque peu rendus difficiles par les prétentions de monsieur de Lormian.

Celui-ci était, et je m'en rappelle parfaite-nient-, un grand, beau et élégant jeune homme ; il avait vingt-cinq ans en 1797, et cherchait autant à plaire aux darnes qu'à cueillir les lauriers du Parnasse — je parle la langue du temps —. Des bruits autant faux qu'indécents revanchaient ses ennemis de sa supériorité naissante. Ils se rendirent les échos d'une femme sans pudeur (la sienne), qui, pour rompre des nœuds dont le poids lin était devenu insupportable, osa intenter un procès qui la couvrit du mépris public. Le reproche qu'elle faisait à Lormian n’empêcha pas celui-ci d'obtenir des bonnes fortunes très-brillantes, et de tenir son rang dans la meilleure compagnie.

Il y portait alors une naïveté de haute opinion de soi - même poussée à l'excès, et dont depuis il s'est guéri au point de tomber dans l'excès contraire. Il a été pris en sa maturité d'une défiance injuste envers son beau talent, qui n'a jamais brillé avec plus d'éclat que dans ses productions dernières, ses nouvelles Satires, ses Légendes et Fabliaux, et son roman de Duranti, que l'on croirait tombé de la plume de Walter Scott.

En 1797, rempli de confiance en son propre mérite, il ne cacha pas assez le peu de cas qu'il faisait de celui des autres, et voilà qu'en peu de temps la guerre lui fut déclarée de tous les côtés de la littérature. Le satirique Despaze commença d'entrer dans la lice ; Lebrun vint ensuite ; Chénier ne se fit pas attendre ; une foule d'autres les suivirent. Ce fut pendant quelque temps un véritable tocsin littéraire contre Lormian ; il n'en conçut aucune épouvante, tint tète à chacun de ses adversaires par des épigrammes étincelantes de sel, de malice, et même de poésie, car il en met partout, et, les engloba dans les Trois Mots, satires que plusieurs hommes de goût placent dans leur bibliothèque après celles de Despréaux et avec celles de Gilbert. Le vers de Lormian en plein de force ; il détache l'épigramme de manière à ce qu'un seul suffit à tuer un adversaire. Un grand nombre sont devenus proverbes, et le méritaient.

De part et d'autre on s'attaquait avec autant de vivacité que de fiel. Lebrun multipliait les coups de flèche, Lormian les lui renvoyait avec usure. Le premier disait :

Ci-git l'eunuque da Parnasse,

Qui r..... sa femme et le Tasse,

N'a Laissé ni gloire ni race.

Le second, qui le savait époux de sa cuisinière, répondait

Connaissez-vous ce vieux barbon,

Devant Lui toujours en extase ?

Son vers est pur, son cœur est bon

Il a Marat pour Apollon,

La Montagne pour Hélicon,

Et sa servante pour Pégase.

Lebrun s'écriait, toujours dans le style lapidaire :

Au marais d'Hélicon, Pégase, Vautre jour,

Frappant du pied la fange en fit jaillir Baour,

Lormian aussitôt rimait en réplique :

Qui ne peut s'empêcher de rire

En voyant de Lebrun le vol audacieux,

Se précipiter dans les cieux[1]

Pour tomber dans la poêle à frire ?

Ces attaques servaient de petites pièces à la grande ; il est certain que l'avantage demeura du côté de Lormian. Barras, qui entendait parler de lui en cent endroits, eut envie de le connaitre.

Amenez-le au Luxembourg me dit le directeur ; je serais charmé de le voir et de l'entendre. C'est, affirme-t-on, le type du Gascon par excellence.

— C'est, repartis-je, un homme d'esprit qui connaît sa valeur.

— Nous verrons bien.

Ce fut la phrase banale que Barras employa, et il alla causer avec Cambacérès, qui entrait. De mon côté je courus à la recherche de Lormian, que je trouvai auprès de la ci-devant princesse de V***, à laquelle il faisait une cour assidue. Je lui fis part de la demande du directeur ; il l'écouta sans peine nous primes jour, et, le moment venu, lui et moi entrâmes dans l'appartement du directeur. L'accueil de Barras flatta la superbe du poète ; il lui parla d'abord de ses productions en homme qui les avait lues et appréciées, et puis, du ton de la bonhomie la plus simple :

Citoyen Lormian quel est, a votre avis, le premier littérateur de l'époque ?

LORMIAN. Citoyen directeur, je serais très-embarrassé de désigner même le second.

BARRAS. Allons, faites preuve de franchise.

LORMIAN. Le trône des lettres est pareil aux fauteuils du directoire ; on y monte et on en descend plusieurs fois. D'ailleurs, ily a la république, sauf la conquête.

BARRAS, avec gelé. Ou l'usurpation... Que vous semble de Chénier ?

LORMIAN. C'est un poète politique ; et d'ailleurs, citoyen directeur, on est rarement juste envers ceux contre qui l’on guerroie, et lui et moi sommes dans ce cas.

BARRAS. Je veux vous rapatrier, et qu'il vous embrasse.

LORMIAN. Et après le baiser vinrent les trente deniers.

La rancune du poète fit sourire l'homme d'état, qui, reprenant la parole :

Pourquoi traduisez-vous ? à votre place, j'inventerais.

LORMIAN. Une erreur assez commune fait croire que traduire est simplement copier. La chose manque d'exactitude ; le travail du traducteur a sa part d'imagination ; doit transporter, dans une langue dont les éléments sont différents, les beautés d'une autre langue ; rencontrer les mots correspondants qui souvent dans.la sienne manquent de noblesse, de grâce ou d'énergie. Alors il faut y suppléer par des tournures équivalentes, par un art bien difficile et que l'on n'apprécie pas. La copie d'un tableau est nécessairement plus facile que la traduction d'une œuvre de génie. La nature est la même chez tous les peuples, et on prendra dans mille nations sur une palette des couleurs pareilles pour rendre le modèle qu'on a devant soi ; la règle est invariable ; les teintes sont à peu près fixées, qui, réunies, représenteront des corps humains, des édifices, des paysages. Il y aura seulement plus ou moins de mérite dans l'exécution. Il n'en est pas ainsi quand, par exemple, il s'agit de faire connaître à la France Homère, Virgile, Milton ou Le Tasse ; nos mœurs, nos usages, nos goûts, les convenances admises, les délicatesses de mots, du fond des choses, l'harmonie de la 'Amibe poétique, et mille autres écueils qui ne sont connus qu'au moment du travail, arrêtent tourmentent, refroidissent la verve ; ce sont des obstacles supérieurs qu'il faut vaincre, qui arrêtent à chaque pas. Pensez-vous, monsieur, que pour se démêler de ce dédale inexplicable il ne faille pas un génie supérieur, ou qu'on puisse parvenir facilement à faire passer dans notre idiome tant de beautés qui ne seront naturalisées que par des tours de force et de véritables inspirations, dont le public vulgaire ne conçoit pas les difficultés ?

 

Lormian, en s'exprimant ainsi, remporta une victoire complète. Barras, que nous avions trouvé de bonne humeur, n'aurait pas mieux demandé que de se jouer aux dépens du Gascon vaniteux ; et celui-ci, tout-à-coup, par la réserve et la raison victorieuse de ses reparties, lui ayant inspiré beaucoup d'estime et de considération, le contraignit à changer de forme à son égard. ie m'aperçus de cette nouvelle manière d'agir à la bienveillance grave qui remplaça sur le visage du directeur une teinte légère de malice apparence précédemment il prit dès lors un air plus réservé, et sa réponse prouva combien Lormian avait fait eprogrès dans son esprit. IL le remercia des lumières qu'il avait fait jaillir devant lui, félicita la France de posséder un littérateur aussi capable de bien faire que de bien penser, et engagea fortement le poète à ne pas s'arrêter dans sa brillante carrière. Il ajouta :

Vous nous rendez Boileau, et je trouve dans votre style de quoi nous Lire espérer que plus tard, grâce à vous, nous aurons à regretter moins Racine.

Ce compliment flatteur alors a été pleinement justifié lorsque Lormian a publié son Ossian, que certes il peut dire sien, les Veillées poétiques, Omasis, ses Fabliaux et ses autres ouvrages, empreints d'une poésie étincelante de pureté, d'élégance et de beautés du premier ordre.

Après une conversation que Barras ne se pressait pas de finir, nous primes congé, et dès que nous fûmes dans la rue :

Parbleu, dis-je à Lormian, vous vous êtes bien défendu.

— Cela devait are. Quand on s'attaque de puissance à puissance, il faut bien que chacune déploie tous ses moyens. Il a la force, j'ai le génie, nous sommes égaux.

Madame Bonaparte accueillait aussi, de même que madame de Montesson avec un plaisir extrême notre ami Lormian ; elles avaient pour lui des attentions délicates, dont sa reconnaissance a conservé le souvenir. A propos de madame de Montesson, en parlant d'elle, de ses vertus, de ses qualités, comment se fait-il que j'aie passé sous silence ses talents littéraires ? C'était un auteur très-agréable, et qui a eu assez de succès pour éveiller la rivalité de sa nièce, la comtesse de Genlis. Celle-ci, ayant survécu à sa parente respectable a eu le courage d'en dire autant de mal qu'elle en avait reçu de bien. Ses mémoires, qu'elle publie maintenant, sont un monument honteux de sa haine et de sa malignité sans raison. Elle se plaint à tout propos de la veuve d'Orléans, ainsi que madame de Montessori était obligée de signer chaque acte qu'elle passait. Sous peine de l'entacher de nullité en ne prenant pas la qualité qui lui était Légitimement dévolue. Madame de Genlis, dis-je, accuse sa tante de plusieurs torts à son égard ; mais elle oublie d'avouer par quels torts très-supérieurs ceux-là avaient été provoqués. Elle passe sous silence les calomnies sans nombre, les méchancetés qui, de sa part, précédèrent la froideur de madame de Montessori. Elle ne se vante pas qu'après avoir tout essayé, tout mis en œuvre pour lui enlever le prince qui devint l'époux de cette dame, lorsqu'elle-même eut consenti à se faire la maîtresse du fils du duc d'Orléans, elle ne négligea aucune insinuation, aucune perfidie pour nuire à sa tante, par le secours du duc de Chartres ; qu'elle tourna perpétuellement en ridicule son esprit, ses 'manières ; qu'elle lui supposa des défauts et jusqu'à des vices. Je n'avance rien que les mémoires de madame de Genlis ne prouvent jusqu'à l'évidence. Enfin, autant la conduite de la tante fut grave, réservée et honorable, autant celle de la nièce affligea par son étourderie, son immoralité, son orgueil et son hypocrisie. Elle acheva par se faire démocrate sans pudeur au début de la révolution ; et certes rien dans tout cela n'était propre à provoquer la tendresse de madame de Montesson, à laquelle ses principes et sa position commandaient impérieusement le royalisme. Telles sont les causes positives du peu d'estime, plutôt que du peu d'amitié, que madame de Montesson manifesta dans les derniers temps à sa nièce. Elle avait commencé par lui faire autant de bien que possible, et finit par enrichir les enfants légitimes ou petits-enfants que celle-ci avait. Il est vrai que la testatrice arrangea les choses de manière à ce que les adultérins ou bâtards ne pussent en avoir leur part un jour.

A propos de Lormian, je suis revenu à des darnes auxquelles je ne pensais pas en commençant ce chapitre, où je voulais parler de quelques artistes distingués dans la peinture avec qui je me suis trouvé en rapport de société ou de liaison. J'ai déjà signalé Girodet et Isabey ; je dirai peu de chose de David, parce qu'il est tout connu j'apprendrai seulement à ceux qui pourraient croire que celui-là se perpétuait dans son jacobinisme austère, que, tout au contraire, et à mesure que lion revu nait aux formes monarchiques, lui se rapprochait de celles-ci l'un des premiers. Il m'a paru courtisan par système ; il ne fut démagogue que par mauvaise humeur. Il faisait une cour assidue aux membres du directoire, et plus tard il alla jusqu'à l'adoration devant l'empereur. Ces manières serviles dans ce républicain féroce (c'est le mot) n'enlevaient rien à la sublimité de son génie, à la vigueur et à la grâce de son pinceau.

Après lui venaient pêle-mêle, sans que ni moi ni les contemporains fassent encore à chacun la place que la postérité seule est en droit de leur adresser, plusieurs hommes supérieurs et tous ses élèves ; Girodet, que j'ai déjà cité ; Guérin, dont les débuts furent si brillants. Je me rappelle encore l'enthousiasme que nous inspirèrent ses premières productions, et entre autres son Marcus Sextus et sa Phèdre. Avec quels transports, nous autres amateurs des arts, applaudîmes de tels coups d'essais, véritables coups de maitre ! Guérin a continué à tenir ce qu'il promettait si bien ; mais pourquoi lui aussi a-t-il été atteint de cette paresse funeste à tous les peintres de cette époque, qui, les détournant de multiplier leurs ouvrages, à l'exemple de leurs prédécesseurs, ne les fera connaître aux, temps à venir que dans la seule ville de Paris ? Pourquoi lui et les autres se firent-ils hommes politiques au lieu de se contenter d'être hommes d'art ? Guérin était d'une société douce, quoiqu'il eût des opinions politiques un peu exaltées. Elles se sont refroidies depuis, et à son grand avantage, il faut en convenir.

Gros, dont la fougue rappelle celle de Michel-Ange, et dont la couleur brillante ne laissa pas à regretter le pinceau de Rubens, faisait déjà parler de lui à cette époque. Il brûlait à la fois du feu patriotique et de celui de la peinture. Ardent, impétueux aimant peu la gêne que l'on rencontre dans la fréquentation du beau monde, il préférait, et n'a pas perdu cette habitude des sociétés sans cérémonie, celle des lieux publics, auxquelles il prend part lorsque cela le délasse, et qu'il abandonne sans ménagement quand il lui plait de se trouver seul. Simple dans ses goûts, et en rapport avec les peintres flamands, le plaisir n'est pour lui que dans l'indépendance, mais du moins il y puise les inspirations d'an esprit fier et maitre de ses volontés. Il n'a jamais craint d'aborder de grandes toiles, et il sait les couvrir de chefs-d'œuvre. qui sont inconnus la Bataille d'Aboukir, et le Lendemain de celle d'Eylau, et son admirable Peste de Jaffa, peut-être le chef-d'œuvre de la peinture moderne, si la coupole de Sainte-Geneviève n'existait pas ?

J'aimais la simplicité de Gros, sa belle figure, sa riche taille, son amour des arts, sa manie de liberté. Il continuait à rêver la république, cette amante de ses jeunes' années tandis que tous nous la filions à pas de course, lui cherchait à la retenir encore. Hélas ! ce ne serait pas elle qui un jour le ferait baron

David portait à Gros une affection particulière ; il m'a dit à son sujet : Celui-là me recommencerait s'il le voulait, mais il ne le voudra pas ; la couleur est une Armide qui perd plus d'un Renaud. David voyait la peinture presque toute dans le dessin, et il étendait à tous les coloristes la haine extravagante qu'il portait à Rubens.

Je n'oublierai pas Gérard, Gérard aujourd'hui premier peintre du roi, et qui, pendant le règne de la terreur, était juré au tribunal révolutionnaire. Il a bien changé d'opinion depuis. Je me plais à croire que son exagérateur d'alors appartenait à la frayeur ; on peut avoir un beau talent et manquer de courage moral. Gérard nous faisait frémir alors par ses propos démagogiques, maintenant il nous enthousiasme par ses allocutions royalistes ; jamais il ne fut fait volte-face pareille, et, sans doute, toujours avec une égale conviction Mais, à part ces erreurs du caractère, et ces faiblesses de l'esprit, le républicain baron Gérard est l'un des premiers peintres dé l'époque moderne ; ses productions, toutes empreintes du feu d'un génie supérieur, se recommandent par tant de parties qu'on ne peut assez les admirer. Son Bélisaire, en 1795, fut un début éclatant ; il marcha depuis lors de triomphe en triomphe. Raphaël, le divin Raphaël, aurait voulu dessiner l'Amour et Psyché, auquel Gérard a eu la gloire d'attacher son nom. Je ne parlerai pas, non plus que je ne le fais pour ses autres confrères, de tous ses chefs-d'œuvre, ils sont trop connus, et ce soin est inutile. Je le plaindrais d'avoir fait le Sacre de Charles X, que je viens d'admirer dans son atelier, si je ne savais que c'est un travail expiatoire de tous ses coups de pinceau jacobins[2].

Meynier venait bien loin toutefois après ces hommes de mérite, et se faisait remarquer par la grâce molle de ses compositions. Gautherot, autre républicain superbe, a laissé des tableaux qui ont du prix aux regards du connaisseur. Il y avait en outre, et en dehors de l'école de David, d'autres peintres sur qui l'attention publique se reposait encore. Le respectable Vien, l'un des restaurateurs de la peinture en France ; l'âge avait glacé sa main, et non son cœur. C'était une digne créature qui avait eu un vrai talent : Bonaparte l'en récompensa en l'appelant plus tard au sénat.

Vincent, contemporain de David sans être son égal, Vincent peignait néanmoins avec agrément, avec goût, non sans une certaine force. Son premier Président Molé en présence des rebelles, son Guillaume Tell tuant Gessler, sont de belles pages dans l'histoire de l'art. Il est auteur d'une foule d'autres œuvres remarquables que l'avenir classera convenablement.

Renaud venait avec lui, auteur de l'Éducation d’Achille, son meilleur titre de recommandation, et qu'il n'a pu surpasser ; Renaud, peintre gracieux, n3ais dont le coloris trop mignard n'atteint pas la vigueur de celui de la nature. Il cherchait à rendre les femmes, &aiches et belles ; il le faisait aux dépens de la vérité.

Il y avait encore le vieux Robert, dont le pinceau infatigable s'était promené sur tant de toiles, et qui ne put effacer par la multitude des tableaux le mérite de ceux qu'il voulait soigner. Il peignait avec supériorité, l'architecture et le paysage, entendait la perspective linéaire en maitre, et il y a telles de ses productions qui luttent sans désavantage contre les plus belles de l'Italien Panini.

J'aurais tort d'oublier dans cette nomenclature Carle Vernet, fils digne de son illustre père ; Carle, qui, en peignant à ravir les chevaux, est parfois parvenu à faire de bons tableaux d'histoire ; lui enfin qui à son tour serait remplacé par l'héritier de son nom et le successeur agrandi de tous les talents de cette illustre famille, notre Horace Vernet, ce peintre si éminemment patriotique, le seul qui fait beaucoup, parmi nos habiles maitres, et qui fait très-bien, voilà l'essentiel.

C'était au milieu de cette. société d'artistes que je me délassais de mes occupations politiques, occupations auxquelles, s'il faut le dire, je me livrais par goût. J'aimais ces intrigues secrètes, ces combinaisons diplomatiques, ces actes importons, où je me trouvais mêlé. Je pourrais bien aussi raconter ma part personnelle d'aventures galantes mais je n'en ai guère le loisir ; elles seraient d'ailleurs d'un intérêt bien médiocre au milieu des grandes scènes que je retrace. Le lecteur certes ne se plaindra pas de leur oubli. Je n'ai voulu mettre jusqu'ici sous ses yeux que celles dont le fond se rattachait à la politique ; je compte avoir jusqu'au bout la même retenue, sans m'engager à une telle discrétion lorsqu'il s'agira de personnages véritablement historiques.

Relativement aux artistes que je fréquentais, on remarquera peut-être que je ne cite ni architectes ni sculpteurs ; j'en ai connu cependant plusieurs, et dans le premier art Raymond, homme habile, aux idées un peu colossales, mais que les circonstances n'ont pas servi de manière à lui faciliter les moyens de se montrer dans tout son jour. J'ai rencontré parfois MM. Fontaine et Percier, honorables par leur union touchante, et d'une haute habileté de détails et de décorations d'intérieur ; couple malheureux chaque fois qu'il a dû s'exercer en plein air, comme ne le prouve que trop Parc de triomphe du Carrousel.

J'ai connu, parmi les statuaires, Chalgrain, Houdon, Roland, Julien — je parle de ceux célèbres avant le règne de Bonaparte — ; c'étaient des hommes d'un talent consommé, et qui, par le malheur des temps, ne jouissaient pas de toute la réputation dont ils étaient dignes. II y avait en outre Clodion, qui éparpilla durant toute sa vie un talent qui, plus resserré, aurait paru avec bien plus d'éclat. Ses bacchanales, ses priapées en plâtre, en terre cuite, eurent beaucoup de succès : j'aurais préféré pour lui la gloire qui lui serait revenue de quelque grand morceau de sculpture.

C'est malheureusement un tort bien commun aux artistes, ou plutôt une conséquence de leur position gênée, le loisir, la faculté même leur manque, de s'attacher à des œuvres majeures qui les placeront dans un rang supérieur. Ils ont besoin de vivre, et, pour vivre, ils sont contraints de travailler à des riens qui emportent leur temps, et ne leur laissent pas celui de songer a leur gloire. Les sculpteurs sont particulièrement dans ce cas ; c'est un art où tout est cher dans son matériel, et presque toujours les artistes sont pauvres. Le gouvernement devrait venir à leur secours à l'aide d'une munificence éclairée, en donnant aux jeunes sculpteurs que des concours locaux et multipliés en montreraient dignes des logements, des ateliers, des marbres gratis ; en leur fournissant des modèles qui seraient payés à l'année sur les fonds publics ; en multipliant les commandes de sculpture. Par là on encouragerait, on créerait des artistes, et la France s'enorgueillirait du développement de tant de génies qui meurent étouffés dans les liens de la pauvreté.

 

 

 



[1] Vers de Lebrun (Note de l’éditeur.)

[2] On croit devoir répéter que cet ouvrage a été écrit avant juillet 1830 (Note de l'éditeur.)