HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XVI.

 

 

Lettre de Bonaparte au prince Charles. — Autre au directoire. — Moreau. — Son portrait. — Préliminaires de la paix à Leoben. — Deuxième lettre de Bonaparte au directoire. — État politique des affaires en France. — Le directoire divisé d'opinion. — Projets et démarches de Barras et de Carnot. — Manœuvres du premier avec Bonaparte. — Première pensée de la conquête d'Égypte. — Pièce qui le prouve. — Letourneur. —Barthélemy. — Lee conseils divisés. — Les trois partis.  — Pichegru. — Les frères Montgaillard. — Comment le directoire louvoie envers Pichegru.  — Il est élu député. — Les partis en présence.

 

Bonaparte voulait absolument la paix ; il la voulait néanmoins non préjudiciable et honteuse à la France, mais digne de la grandeur nationale ; aussi la demandait-il à force de conquêtes, et en menaçant l'empereur jusqu'au cœur de ses états. Il approchait de Vienne lorsque, pour déterminer le cabinet autrichien, il se détermina à faire une démarche qu'il a plusieurs fois répétée en sa vie, et qui est toujours si glorieuse an vainqueur, assez magnanime pour ne pas craindre de la tenter. Il proposa de nouveau un traité, non à la diplomatie autrichienne, mais au prince Charles, général erg-chef de l'armée. Il lui écrivit donc le 31 mars 1797

ALTESSE IMPÉRIALE,

Les braves militaires font la guerre et désirent la paix. Celle-ci ne dure-t-elle pas depuis six ans ? Avons-nous assez tué de monde et causé assez de maux à la triste humanité ? Elle réclame de tous côtés. L'Europe, qui avait pris les armes contre la république française, les a posées. Votre nation reste seule, et cependant le sang va couler encore plus que jamais. Cette sixième campagne s'annonce par des présages sinistres. Quelle qu'en soit l'issue, nous tuerons de part et d'autre quelques milliers d'hommes de plus, et il faudra bien que l'on finisse par s'entendre, parce que tout a un terme, même les passions haineuses.

Le directoire de la république française avait fait connaitre à S. M. l'empereur le désir de mettre fin à la guerre qui désole les deux peuples. L'intervention de la cour de Londres s'y est opposée. 1'y a-t-il donc aucun espoir de nous entendre et faut-il, pour les intérêts et les passions d'une nation étrangère aux maux de la guerre, que nous continuions à nous entr'égorger ? Vous, monsieur le général en chef, qui par votre naissance approchez si près du trône, et êtes au-dessus de toutes les petites passions qui animent souvent les ministres et les gouvernements, êtes-vous décidé à mériter le titre de bienfaiteur de l'humanité entière et de vrai sauveur de l'Allemagne ? Ne croyez, ne croyez pas, monsieur le général en chef, que j'entende par là qu'il ne vous soit pas possible de la sauver par la force des armes ; mais, dans la supposition que les chances de la guerre vous deviennent favorables, l'Allemagne n'en sera pas moins ravagée. Quant à moi, monsieur le général en chef, si l'ouverture que je viens vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m'estimerais plus fier de la couronne civique que je me trouverais d'avoir mérité la triste gloire qui peut revenir des succès militaires.

Je vous prie de croire, monsieur le général en chef, aux sentiments d'estime et de considération avec lesquels je suis, etc.

 

Le prince Charles, digne de recevoir une lettre pareille, eut la douleur de ne pouvoir y répondre qu'évasivement. On reconnut, dans l'embarras de son style, aux phrases péniblement contournées que sa position était gênée par des influences secrètes. Je ne peux ici en fournir la preuve en transcrivant sa lettre ; je préfère donner celle que, vers la même époque, 16 avril, Bonaparte adressa au directoire, du quartier-général de Léoben, où enfin furent signés les préliminaires de là paix, demandée cette fois avec instance par l'empereur, dont une première bataille, près d'être livrée en delà des défilés de Newmarck, menaçait l'existence politique. Bonaparte disait donc

CITOYENS DIRECTEURS,

Quand on a bonne envie d'entrer en campagne, il n'y a rien qui arrête ; et jamais depuis que l'histoire nous retrace des opérations militaires, une rivière n'a pu être un obstacle réel. Si Moreau veut passer le Rhin, il le passera ; et s'il l'avait déjà passé, nous serions dans un état à pouvoir dicter la paix d'une manière impérieuse et sans courir aucune chance. Mais qui craint de perdre sa gloire est sûr de la perdre. J'ai passé les Alpes Juliennes et les Alpes Noriques sur trois pieds de glace. J’rai fait passer mon artillerie par des chemins où jamais aucun chariot n'avait passé, et tout le monde croyait la chose impossible. Si je n'eusse vu que la tranquillité de l'armée et mon intérêt particulier, je me serais arrêté au-delà de l'Izonso. Je me suis précipité dans l'Allemagne pour dégager les armées du Rhin et pour empêcher l'empereur d'y prendre l'offensive. Je suis aux portes de Vienne, et cette cour insolente et orgueilleuse a ses plénipotentiaires à mon quartier-général. Il faut que les armées du Rhin n'aient point de sang dans les veines. Si elles me laissent seul, alors je m'en retournerai en Italie ; l'Europe entière jugera la différence de conduite des deux armées.

 

Cette lettre, que j'ai tenu à rapporter, fait connaitre que déjà il y avait de la mésintelligence entre Bonaparte et Moreau. Celui-ci jalousait celui-là, celui-là peut-être regardait avec inquiétude la réputation que s'acquérait celni.ci. En effet, Moreau, moins heureux moins brillant dans ses campagnes d'Allemagne, était néanmoins parvenu à se faire aimer des soldats, respecter des ennemis, et à être regardé comme l'une des principales espérances de la république. Moreau possédait alors la majeure portion des vertus du citoyen. Il chérissait vivement la patrie, au point de ne pas lui avoir imputé la mort sanglante de son propre père, victime par les bourreaux de x 793, lorsque lui, Moreau, versait son sang dans les rangs de notre armée. Il plaisait au soldat par sa douceur, son obligeance, sa simplicité, par sa capacité militaire ; mais c'était tout. Il y avait en Moreau deux hommes très-distincts, le général et le particulier ; le premier, digne en tout d'éloges ; le second, mesquin, petit, étroit, vindicatif, commère surtout ; il. était destiné à subir le joug de ses maîtresses, de ses amis, de la famille de sa femme, quand il en aurait une. Son caractère, essentiellement sans énergie, ne serait jamais au-dessus de ces passions haineuses signalées par Bonaparte dans sa lettre ci-dessus au prince Charles. Il les dirigea par malheur contre son rival en gloire, en hauts faits militaires. L'envie des succès de Bonaparte le perdit ; il ne put les admettre au détriment des siens, et depuis lors sa conduite fut entièrement changée. Il est permis, sans le calomnier, de croire que l'inaction ou la lenteur dont se plaignait le général en clef de l'armée d'Italie provenait d'un dessein caché de ne pas contribuer à des conquêtes qui obscurcissaient sa propre renommée. Bonaparte rayait démêlé, et ne balançait pas à sien plaindre ; ce qu'il 'mandait au directoire en fait foi. Moreau persista dans cette mauvaise route ; il n'eut pas le courage de lutter à force ouverte ; mais il rendit à son concurrent, et à couvert, tous les médians services possibles. Entraîné néanmoins par le génie de Bonaparte il le suivit en satellite caché à la journée du 18 brumaire. Plus tard, au lieu de le combattre, il. conspira honteusement contre lui ; et, enfin, lorsqu'il leva le masque, ce fut pour aller mourir avec plus de honte encore dans les rangs d'une armée ennemie de Napoléon et de la France. La tache du trépas de Moreau a caché sous un voile d'infamie la gloire de ses exploits.

L'Autriche traitait avec regret, mais contrainte à le faire par une suite de victoires qui autorisèrent Bonaparte à dire : Cette puissance a quatre fois envoyé contre moi des armées sans généraux, et maintenant elle a envoyé un général (le prince Charles) sans armée,. La paix toutefois ne fut pas conclue à Léoben ; mais cet armistice provoqua le traité définitif de Campo-Formio. Ce fut dans cet intervalle que Bonaparte écrivit au directoire la lettre suivante, dont les principaux traits montrent son caractère sous un jour aussi avantageux :

Si je me fusse, au commencement de la campagne, obstiné à aller à Turin, je n’aurais jamais passé le Pô ; si je m'étais obstiné à aller à Rome, j'aurais perdu Milan ; si je me fusse obstiné à aller à Vienne, peut-être aurais-je perdu la république. Dans la position des choses, les préliminaires de la paix, même avec l'empereur, sont devenus une opération militaire. Cela sera un monument de la gloire de la république française, et un présage infaillible qu'elle peut, en deux campagnes, soumettre le continent de l’Europe. Je n'ai pas, en Allemagne, levé une seule contribution ; il n'y a pas eu une seule plainte contre nous. J'agirai de même en évacuant ; et, sans être prophète, je sens que le temps viendra où nous tirerons parti de cette sage conduite. Quant à moi, je vous demande du repos. J'ai justifié la confiance dont vous m'aviez investi. Je ne me suis jamais considéré pour rien dans toutes mes opérations, et je me suis, aujourd'hui, lancé sur Vienne, ayant acquis plus de gloire qu'il n'en faut pour être heureux, et ayant derrière moi les superbes plaines de l'Italie ; comme j'avais fait au commencement de la campagne dernière, en cherchant du pain pour l'armée, que la république ne pouvait plus nourrir.

 

Le but de cette lettre était d'obtenir la facilité de venir à Paris, idée fixe de Bonaparte, et dont le directoire ne se soudait pas. C'est ici, avant de passer aux grands événements qui vont suivre, le lieu de s'arrêter pour présenter la position de la France et du directoire, pour montrer la politique générale et particulière du gouvernement et de chacun de ses membres. Ce tableau est nécessaire ceux qui voudront bien comprendre le 18 fructidor et les suites qu'il eut.

Par l'adoption de la constitution de l'an III, la nation, lasse de la république, était rentrée par le fait dans le régime monarchique tempéré ; deux chambres ; un pouvoir exécutif ; un, quoique formé de cinq magistrats, représentait le roi ; mais dans cette royauté il n'y avait pas complètement l'unité nécessaire au gouvernement ; chacune des cinq parties du roi fictif avait à part ses opinions, ses prétentions ses protégés ses espérances ; une lutte intérieure était donc là non pas cependant isolée, mais entre deux fractions du directoire : Carnot seul avec Letourneur d'un côté ; Barras, de l'autre, à la tète de Rewbell et La Révellière. Il fallait que Carnot ou Barras succombât pour rétablir l'unité parfaite dans le directoire. Carnot, jaloux de Bonaparte, jaloux de Barras, et au fond homme probe et véritablement patriote, voulait la puissance, moins dans son intérêt personnel que pour le plus grand avantage de la chose publique. Certes il n'était pas royaliste, et. on le calomnia lorsqu'on l'accusa d'avoir travaillé pour les Bourbons. Il savait, lui, que Barras, au contraire, tout en affectant des formes extra-républicaines, prêtait déjà l'oreille aux propositions de Louis XVIII ; et en essayant de le renverser, il aspirait à faire dans son sens un acte de véritable patriotisme.

Barras avait un premier but, celui de rester le plus longtemps possible dans l'exercice de sa souveraine puissance, et en second de n'y renoncer que lorsqu'il se serait procuré une existence brillante. Or, pour parvenir à ce double but, il manœuvrait de manière à se débarrasser de tout compétiteur dangereux et en même temps à s'assurer du repos et de la fortune, lorsque le moment fatal de descendre serait. venu. Barris donc était en dehors jacobin constitutionnel, et en dedans marchand prêt à vendre la France au meilleur prix qu'il en pourrait tirer. Ceux qui démentiront mes assertions en imposeront au public ; il est maintenant prouvé que Barras, à deux reprises différentes, négocia avec le roi. On a signalé ce fait pendant sa vie, il ne l'a pas nié, la chose est incontestable aujourd'hui. Je sais qu'elle déplaît à ceux qui veulent accommoder la vie politique de Barras selon leur fantaisie, et surtout aux deux messieurs qui font les mémoires de cet homme d'état ; mais je dis ce qui est vrai, ce que je tiens de personnes bien informées, et ce que j'ai vu par moi-même.

Barras, dans ces dispositions, avait deux individus à redouter, Carnot et Bonaparte. Le premier, investi d'une haute considération parmi les gens de l'époque, et que les étrangers ne lui refusaient pas ; parvenu d'ailleurs au pouvoir avec de la capacité, de la bravoure personnelle, des intentions droites, tout enfin ce qui donne du poids et du crédit. Le second, jeune encore, mais fort de tant de victoires, de son administration habile, de ses actes politiques, non moins supérieurs ; idole des soldats, objet d'admiration pour ses compatriotes, et déjà d'autant plus grand que son avenir était immense, puisqu'on pouvait tout espérer de lui. Bonaparte à Paris deviendrait trop redoutable. Barras pourrait-il éviter de l'élever jusqu'à lui en partageant ensemble la souveraine puissance selon la volonté que l'opinion manifesterait positivement ? Non, sans doute, le refus deviendrait impossible, et l'adjonction dangereuse par-delà toute expression. li fallait donc, en écartant Carnot, éviter la présence de Bonaparte et pour cela maintenir l'état de guerre qui le rendrait indispensable à l'armée. Ceci fut le but constant de Barras, la règle de sa conduite à venir, le motif réel de l'expédition d'Égypte, que, dès la fin de 1796, il sut présenter en perspective à Bonaparte comme la récompense de ses travaux. Je tiens de Regnault Saint-Jean-d'Angély, que, vers l'époque dont je parle, il eut, lui, la mission de Barras de proposer au général la conquête, pour le compte de celui-ci, de la terre de Ptolémée. Cet appât, mis au jour, réussit. Bonaparte s'accoutuma à sa sortie d'Europe pour aller se créer un établissement en Afrique ; et la chose est si vraie, que, dès après le 18 fructidor, et avant qu'on parlât encore de cette entreprise, il la fit pleinement pressentir dans une proclamation datée de Passeriano, le 10 septembre 1797, et adressée aux marins de l'escadre de Bruix, auxquels il disait :

CAMARADES,

Je m'empresse de vous communiquer la proclamation du directoire exécutif. Vous verrez les dangers auxquels nous venons d'échapper.

Quelques traîtres, quelques émigrés s'étaient emparés de la tribune nationale.

Les premiers magistrats de la république, les représentants fidèles à la patrie, les républicains, les soldats, se sont ralliés autour de l'arbre de la liberté. Tous ils ont réuni leurs efforts, ils ont invoqué le destin de la république, et les partisans des tyrans sont confondus et aux fers.

Camarades ! nous avons soumis et pacifié le continent. Nous allons réunir nos efforts aux vôtres pour conquérir la liberté des mers, pour venger sur ces fiers insulaires les maux qu'ils nous ont faits. Quel est le marin de la Méditerranée qui pourrait les avoir oubliés ?

Vous souvient-il de cette nuit terrible, à jamais désastreuse dans le souvenir du peuple français ?

Toulon livré aux Anglais, notre arsenal en proie aux flammes, plusieurs frégates de guerre en feu, tant de maux, tant de crimes, l'ouvrage de peu d'heures ! et des bigots aussi j'opticiens que lâches, que traîtres, osaient rappeler ceux qui ont vendu Toulon à l'Angleterre, et ont été la cause de la fermeture des mers..... Non, cela ne sera jamais..... jamais, tant qu'un soldat des trois armées vivra, tant que vous aussi, braves marins, conserverez ce sentiment de la dignité de la patrie et des hautes destinées qui doivent un jour illustrer notre nation.

Sans vous nous ne pouvons porter la gloire du nom français que dans un petit coin de l'Europe ; avec vous nous traverserions les mers et porterons l’étendard de la république dans les contrées les plus éloignées.

 

Certainement, et ici je suis d'accord avec M. de Bourrienne, toute l'expédition d'Égypte respirait dans cette dernière phrase.

Barras avait habilement jeté l'amorce a laquelle Bonaparte se laissait prendre. Ce rival serait donc écarté pour longtemps, pour toujours, selon les calculs les plus certains de la sagesse humaine. Restait Carnot, qu'il fallait vaincre avec d'autres armes, car c'était un homme à accabler ; on ne pouvait espérer de le gagner par aucun avantage. Barras, en conséquence, se mit à l’œuvre. Son premier acte fut la sortie de Letourneur du directoire. Letourneur, influencé par Carnot l'aidait de son vote ; une intrigue habilement ourdie et appuyée de tout ce qui doit la faire réussir quand on la dirige contre un homme ordinaire, fut mise en jeu. Letourneur se détacha de Carnot. On lui fit entendre que l'Angleterre, qui encore proposait la paix, la traiterait avec lui ; qu'il aurait l'honneur d'attacher son nom à ce grand acte ; et par là et au moyen, d'autres aides non moins forts, on obtint de lui qu'il sortirait du directoire, sous prétexte que le sort avait décidé sa retraite.

Carnot, en arrière duquel ceci fut convenu, en ressentit une vive colère : il se trouva seul, et d'autant plus que le collègue qu'on lui donna suivait une route opposée. Barthélemy, neveu du célèbre auteur du Voyage d'Anacharsis, s'était déjà créé par lui-même une réputation très-honorable dans la carrière diplomatique ; il la commença au ministère des affaires étrangères du temps du duc de Choiseul, accompagna ensuite le baron de Breteuil en Suisse et en Suède, où-il finit par être nommé ambassadeur, en succédant au comte d'Adhémar. Dés le commencement de la révolution, il passa au même titre en Angleterre, et fut envoyé en Suisse en décembre 1791. Là et plus tard il conclut des traités aviso les cours de Prusse, d'Espagne et de Hesse ; et, moins, heureux, ne réussit pas à obtenir le même résultat du cabinet de Londres lorsqu'il se mit en rapport à cet effet avec M. Wickham.

Il possédait de l'instruction, de la finesse et de la bonhomie royaliste : au fond de l’âme, il comprima i9e sentiment par frayeur, et, parvenu au directoire, travailla sans con pi-par dans l'intérêt de la maison de Bourbon. Il ne fallait lui demander ni force ni vivacité sa nonchalance lui devint funeste ; elle décida surtout sa perte au 18 fructidor, ainsi que je le dirai alors.

Barras vit avec joie l'adjonction de ce personnage à la pentarchie du directoire, bien assuré qu'il ne s'entendrait point complètement avec Carnot, et quel loin d'aider celui-ci, i irai nuirait dans l'esprit des zélés patriotes. Là chose en effet arriva ; Carnot, ne pouvant combattre seul, fut dans la nécessité de se approcher de son collègue. Or, lorsque les républicains les virent marcher ensemble, ils soupçonnèrent Carnot de pencher vers le royalisme, et se détachèrent de son parti. Ainsi Barras tira de la nomination de Barthélemy plus d'avantages qu'il n'en aurait obtenu d'un homme de son bord.

Mais tandis que des intérêts si opposés divisaient l'intérieur du directoire, les mêmes démens de discorde et de perturbation fermentaient à l'extérieur. Trois partis se dessinaient dans les deux conseils : celui du directoire exécutif, nombreux et formé de ces hommes avides et qui ont toujours des votes complaisants pour les chefs qui les récompensent : le parti de la république soit de terreur soit légale ; là étaient Aubry, Aimé (Joseph), Dumolard., Mailhe, Bourdon de l'Oise, etc., des cinq-cents ; Rovère, Tronçon du Coudray, etc., des anciens le parti royaliste, qui dans ce conseil, comptait parmi les meilleures tètes, Barbé-Marbois, Lafond-Ladébat, Portalis, etc. ; et dans l'autre Boissy d'Anglas, Henri Larivière, Imbert-Colomès, n'Iodler, Noailles, Pastoret Siméon, Vaublanc, Camille Jordan, et Pichegru, etc. je ne signale que quelques nom.

Les républicains francs ne pouvaient espérer d'emporter la balance. La plupart des jacobins suivaient k directoire, parce qu'il y avait le plus à gagner. Carnot ne devait attendre d'eux qu'une assistance très-incertaine. Les royalistes, au contraire, étaient nombreux et fortement unis leurs chefs cachés, l'abbé de Montesquiou, M. de Clermont-Gallerande, Royer-Collard, Barantin et quelques autres, n'avaient ni assez de vigueur pour se montrer, ni assez de confiance en leurs subordonnés pour agir franchement de concert avec eux. Le chef positif, celui en état de faire et qui ne fit rien, Pichegru, les trompa, non par bonne volonté, mais parce que, excellent général d'armée, il ne valait rien pour le rôle de conspirateur. Ici il rentrait dans une indécision fatale, dans une frayeur continuelle de manquer son coup ; étranger au chemin de l'intrigue, ne sachant où poser son pied avec sûreté, il tâtonnait, remettait s'attardait, et fit cela tant de fois, que ses adversaires arrivèrent avant lui.

On a déjà dans une foule d'ouvrages, fourni les preuves de l'accession de Pichegru au retour de la monarchie. On trouvera les détails de la. manière facile et prompte dont il se décida à trahir la république. La gloire de cette conquête appartient tout entière Fauche Borrel, que les Bourbons ont si mal récompensé. Pichegru, gagné, se mit en rapport avec les princes français, se donnant à eux, mais rie voulut jamais consentir à faire une fausse démarche en hasardant par trop de précipitation la réussite de cette entreprise aventureuse. L'exemple de Dumouriez lui faisait peur ; il prétendait jouer à coup sûr.

Il advint, de ce tâtonnement prolongé qu'une partie du secret de Pichegru transpira. Le comte de Montgaillard, agent du directoire, en devina le fond, et avec le concours de son frère l'abbé, en informa Barras. Celui-ci ne pouvait en aucune manière attacher une pleine confiance à ce qui lui venait par une telle voie ; il pensait peut-être que les doux frères Montgaillard, pour se faire valoir, inventaient ce qu'ils lui rapportaient. Néanmoins la prudence lui faisait un devoir de ne pas négliger entièrement leur avis, que d'ailleurs n'appuyait aucune preuve, aucun acte ni pièce probante ; en conséquence il s'arrêta à la mesure simple de retirer à Pichegru le commandement de l'armée du Nord. Ceci eut lieu avec tant d'adresse, que Pichegru parut presque l'avoir abandonné dé plein gré ; c'était beaucoup, ce n'était pas assez. Toutefois Pichegru, s'il avait eu le genre de talent propre aux conspirations intérieures, aurait été peut-être plus redoutable à Paris que dans un camp : sa réputation militaire jetait toujours un grand éclat ; il serait désormais le centre autour duquel se rallieraient les royalistes, les mécontents, les esprits inquiets et dévorés de la fantaisie des nouveautés ; et si par cas les sections de Paris reprenaient encore les armes, Pichegru, appelé à les commander, soutiendrait autrement la lutte contre le directoire que ne l'avait fait le général Danican contre la convention.

Mais il aurait fallu pour parer à cet inconvénient faire arrêter Pichegru et le mettre en jugement ; cela ne se pouvait guère : les preuves matérielles manquaient, ai-je dit ; le comte de Montgaillard, malgré sa bonne volonté, n'ayant pu en fournir aucune, ou eût, en essayant un tel procès, exaspéré l'armée, qui aurait accusé le directoire de jalousie envers les habiles capitaines donné plus de force à l'opposition royaliste. Force fut donc de laisser Pichegru en pleine liberté, de le voir refuser l'ambassade de. Suède, et arriver à la législature en la qualité de membre du conseil des cinq-cents. C'était mettre l'ennemi en présence et placé avantageusement pour combattre s'il le voulait.

Les royalistes, à l'élection de Pichegru, tressaillirent de joie ; un homme enfin leur était donné, homme selon leur cœur, tout à eux, et qui possédait autant de bravoure que de génie militaire. Ils ne doutent plus de triompher avec lui, et de mener battant le directoire et la révolution tout entière. Ceci leur inspire de l'audace les gens faibles aiment tant à se cacher derrière la force et la supériorité de vue ! Ils croient s'identifier avec elles en acceptant Pichegru pour chef. Or, dès qu’ils l'auront parmi eux, ils se montreront impatients de courir à l'attaque ; eux aussi se mirent en campagne.

Pichegru hésitait néanmoins encore lorsque la catastrophe arriva ; il aurait souhaité plus de temps devant lui, et ici il avait tort ; mais, dans ce cas, il rentrait dans la partie inhabile de son caractère ; lui, autant que le grand Condé, ne se sentait aucun attrait pour la guerre des pots de chambre.

Telles étaient les positions diverses des partis en France au commencement du printemps et vers l'approche de l'été de 1797. Chacun avait son désir de triomphe son besoin d'entrer en lice, et tous possédaient des chances de succès : ce n'est pas ici le moment de les signaler. J'y reviendrai plus tard ; il me suffit d'avoir bien décliné la physionomie caractéristique de l'époque, d'avoir peint les chefs principaux qui agiraient ; il ne me reste plus qu'à les 'mettre en scène ; c'est ce que je ferai dans les chapitres qui suivront ; d'antres auraient pu le faire avec plus de talent, mais pas avec plus de sincérité.