HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Opérations des armées d'Allemagne et d'Italie. — Victoires de Bonaparte. — Proclamation sévère qu'il adresse au corps d'armée du général Vaubois. — Douleur des soldais. — Journée d'Arcole. — Comment Bonaparte caractérise ce haut fait d'armes. — A Paris on loue Bonaparte. — On le craint au Luxembourg. — Conversation dramatique entre Barras, Carnot, La Révellière, Merlin, Chénier, Talleyrand, madame de Staël et moi. — Mort du roi de Sardaigne et de Catherine II. — Aperçu politique par Carnot. — Madame R*** et un domestique, chronique galante. — Madame de Staël conséquente. — Le citoyen Chauvelin. — Sa piètre aventure avec madame de M***. — Mademoiselle d'Espagne et le député Abolin. — Les naufragés de Calais. — Mot de Barras. — L'impertinence jacobine. — Barras devine juste. — Un député soufflette un journaliste.

 

Malgré ma résolution d'écarter de mon récit les détails des opérations militaires, je ne peux éviter de retracer en peu de mots la situation des armées de ta république à la fin de 1796, et ce qu'elles avaient fait jusque là depuis le milieu de l'année, afin de rendre plus claire la suite de ma narration. Dans le nord et sur le Rhin il y avait, ai-je déjà dit, des succès balancés. Le 24 juin, Moreau passant le fleuve près de Strasbourg, s'empara du fort de Kehl, et le 29 gagna la bataille de Renchen : les 5 et 9 juillet il fut encore vainqueur à Radstadt et à Etlingen ; le 10 août à Néresheim, en Souabe ; et il contraignit le prince Charles de repasser le Danube et le Lech. Cet archiduc reprit sa revanche en battant à son tour le 22 de ce mois, à Neumarck, le général Bernadotte, et le lendemain à Téming près Wurtzbourg, le général Jourdan, qui fut contraint de faire sa retraite, et qui, une autre fois encore vaincu à Wurtzbourg, le 3 septembre, essuya l'affront injuste d'une destitution. Il fut remplacé par Beurnonville. Moreau, plus heureux avait triomphé le 24 août à Friedberg des Autrichiens et pénétré dans la Bavière ; mais la mauvaise fortune de Jourdan ne lui permit pas de poursuivre ses avantages. Pressé de tous côtés par les ennemis, il recula dès le 10 septembre et se montra dans la retraite tacticien habile, non moins que général courageux. Il gagna en se retirant, et le 2 octobre, la bataille de Biberach, et, le 26 repassant le Rhin à Huningue, accomplit l'une des plus savantes manœuvres dont l'histoire militaire de l'Europe conservera le souvenir.

Le 4 juin, Bonaparte investit Mantoue de nouveau. Les Autrichiens, pour l'en distraire, l'attaquèrent sur plusieurs points ; il tint tête à toutes ces démonstrations hostiles, triomphant à Roverdo, à Bassano, à Saint-Georges ; une partie de L'armée ennemie s'échappa vers le Frioul et le Tyrol ; le reste, sous le commandement de Wurmser, parvint à s’enfermer dans Mantoue. C'était en payant de sa personne, en ne s'épargnant point, que Bonaparte obtenait ces avantages. Le soldat, dont il devenait l'idole, se croyait invincible en marchant sous ses ordres et ne connaissait plus ni frayeur ni dégoût ni fatigue.

Un tel enthousiasme devenait nécessaire pour affronter des combats sans cesse renais-sans. L'Autriche, constante à soutenir la lutte, renvoya de nouvelles armées commandées par le maréchal Alvinzy ; elles venaient attaquer des troupes toujours en action, et niai recrutées. Les Français furent de nouveau vainqueurs sur les rives de la Bunta ; mais les revers du général Vaubois mené battant. depuis le Tyrol, inspira un instant d'inquiétude... Bonaparte accourt, réunit ce corps sur le plateau de Rivoli, et, d'une voix triste et sévère, dit :

Soldats ! je ne suis pas content de vous ; vous vous êtes abandonnés à une terreur panique ; vous vous êtes laissé chasser de positions où une poignée de braves pouvaient arrêter une armée. Soldats de la 39e et de la 85e vous n'êtes pas des soldats français. Général, chef d'état-major, faites écrire sur leurs drapeaux : Ils ne sont plus de l’armée d'Italie.

Ces derniers mots se rapportaient à une proclamation précédente, dont ils faisaient la contre-partie. Ceux qui les entendirent se montrèrent accablés de honte et de désespoir. Le mécontentement d'un héros pesait sur leur cœur ; des larmes échappèrent à ces soldats, indignés de leurs revers, et dont un seul homme les punissait si cruellement tous ensemble ; ils s'écrièrent : Mets-nous à l'avant-garde, et tu verras si nous ne sommes pas encore de l'armée d'Italie. Il les y mit en effet, et ils y firent des prodiges : il y avait, réciprocité de grandeur d'âme entre le capitaine et les soldats. La bataille d'Arcole fut le résultat de cette admonition austère. On sait quels prodiges de valeur eurent lieu, et comment le pont, si vivement défendu par les Autrichiens, fut enlevé par Bonaparte qui, à plusieurs reprises, se précipita au plus fort de la mêlée. Muiron, son aide-de-camp, lui sauva la vie en y trouvant la mort ; Augereau, Lannes se signalèrent par des actes d'une témérité surnaturelle chaque Français fut un héros dans une bataille qui dura trois jours. Alvinzy, battu, s'échappa avec une armée démoralisée ; et Bonaparte, plus tard en rappelant le beau fait de cette campagne célèbre, s'écria : Ce fut un chant de l'Italie.

Tant de victoires réparèrent quelque peu les désastres survenus du côté du Rhin. Paris tout entier s'enivra de Bonaparte ; on en fit une telle idole, que le gouvernement en conçut une épouvante profonde, non qu'il osât la manifester ; mais il ne put éviter de le laisser connaître à ceux qui rapprochaient. Je me rappelle qu’à une soirée du Luxembourg, et en petit comité, il y avait là Barras, Carnot, La Révellière, Talleyrand, Merlin, madame de Staël, Chénier et moi : on parla de ces prodiges militaires renouvelés des Grecs et des Romains ; il fallait admettre leur réalité, mais on faisait la grimace ; on vantait le général en chef avec retenue ; on portait au troisième ciel tous les officiers sous ses ordres, et on élevait les soldats jusque dans le sein du Père éternel. Je m'amusais de cette échelle proportionnelle qui manifestait si clairement le désir qu'on avait de diminuer la gloire du chef, afin de le rendre moins redoutable. Madame de Staël, qui, presque toujours manquait de mesure, parce qu'elle abondait d'impétuosité, ramenant sans cesse la conversation sur Bonaparte, le louangeait hyperboliquement et de façon à tourmenter les auditeurs.

Talleyrand se pencha à son oreille. Madame, lui dit-il, on ne nie pas les services, mais on a effroi de la récompense.

Madame de Staël alors promena circulairement sa main autour de sa tête. Talleyrand qui la comprit, répéta le même geste, mais autour de son cou. Je vis ces propos muets : le dernier me fit frémir. Tout cela eut lieu rapidement ; nul, hors moi, n'y fit attention. Chénier, qui, je ne sais pourquoi, s'avisait d'être jaloux de Bonaparte, prétendit qu'avec de tels soldats on devait conquérir le monde. Je me retournai vers lui.

Ah ! dis-je, les riches ne manquent jamais aux joueurs, il n'y en a pourtant qu'un seul qui gagne la partie.

Avec l'aide d'un conseil éclairé et souvent d'une direction cachée, ajouta Carnot avec un ton solennel et mystérieux tout à la fois. Je devinai son intention. Il prétendait nous lire croire que c'était à lui que Bonaparte devait son plan de campagne. Je savais bien qu'il n'en était rien ; je ne relevai pas néanmoins le propos : ceux présents y applaudirent. Madame de Staël, prenant la parole :

En vérité, il est des modesties admirables.

— Lesquelles ? demanda Chénier étourdiment,

— Celle particulièrement de celui qui mène Bonaparte de victoire en victoire, et qui consent à lui en laisser tout l'honneur.

La phrase, par sa contexture, formait un double sens. Carnot dut la prendre pour un persiflage mérité. La Révellière seul était avec moi porté d'inclination pour Bonaparte ; aussi il le louangeait franchement, Barras se faisait presque toujours, et son mutisme parlait plus haut que des paroles mesurées. On causa ensuite de la mort foudroyante de Catherine II, dont la nouvelle était arrivée le matin même. On savait depuis quelques jours celle de Victor Amédée III, roi de Sardaigne. On s'interrogea pour savoir ce que ces deux trépas royaux feraient à la politique européenne. Carnot, avec un tact parfait, devina ce qui eut lieu, et s'exprima en ces termes

im Nous n'avons fait que changer d'ennemis, et ceux que nous prenons seront plus âpres que ceux qui partent. Le nouveau roi de Piémont est beau-frère de Louis XVI et du prétendant ; un double nœud les lie, il en aura plus d'envie de servir leur cause ; et ce que nous devons faire le plus vite, sera de nous débarrasser de lui. La vieille Cateau du nord nous combattait avec de l'argent et des intrigues ; son fils se mettra en cervelle de jouer le conquérant, et de recommencer ou-Pierre Ier, ou Charles XII, ou Frédéric II ; il a peu de sens, et fera marcher de4 troupes contre la république ; Suwarow le maintiendra dans cette idée. Ne nous endormons pas.

Talleyrand se récria sur le pronostic, voulut entreprendre de prouver que la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg ne changerait pas de conduite ;

Il en changera, reprit Carnot ; plus le souverain est faible ; plus il tient à faire parade de forces : les incapables ne demeurent tranquilles que lorsqu'on les a bien battus.

— Peut-on dire maintenant encore et avec Voltaire ajouta madame de Staël,

C'est du nord aujourd'hui que nous vient la lumière ?

— Croyez-moi, madame, répliqua le directeur Carnot, Voltaire Avancé une sottise ; il n'est venu et ne viendra jamais du nord qu'un déluge de barbares : c'est le midi qui perpétuellement a porté et portera La civilisation dans ces régions glacées. Voltaire, dont j'apprécie le mérite littéraire, a toujours flagorné les rois.

— Il en avait besoin, répondis-je, afin de s'en faire un appui contre les prétre&. C'était du servilisme philosophique.

— Bon, dit Chénier en riant, que ne faisait-il mieux, en tuant les rois et les prêtres ?

La plaisanterie ne convint à aucun des cinq autres régicides présents. Ces tueurs de roi ne voulaient point qu'on traitât cette matière, surtout par forme de plaisanterie. Aussi Merlin, avec une gravité motivée, riposta

On ne tue ni rois ni prêtres, on juge des coupables.

Cette phrase prétentieuse fut bien accueillie des intéressés. Nous étions là trois qui aurions voulu ne pas y être, car la situation était embarrassante. Madame de Staël nous en tira, en demandant à Barras si Paul Ier aimait les femmes. Cette question produisit à nos oreilles l'effet d’une corde fausse dans un instrument dont on joue ; elle occasionna une dissonance complète. Barras, néanmoins, enchanté de se rejeter à mille lieues de l’affaire traitée, se mit à débiter des folies ; Carnot vint à son aide ; nous nous y finies tous, hors le grand-pontife, le petit La Révellière qui, méditant de se placer en guise de dieu-sur l'autel de la théophilanthropie ne se permettait jamais la moindre gaîté. On épuisa h-chronique scandaleuse de l'époque. Une aventure de madame R*** faisait en ce moment beaucoup de bruit.

Il y avait dans la maison où elle logeait. un domestique, jeune homme de bonne mine, éveillé, alerte et mauvais sujet à l'avenant. Il s'était aperçu que madame R***, quand ils se rencontraient, jetait sur lui un regard qui semblait dire : c'est dommage que tu sois aux gages de quelqu'un. Le drôle s'avisa, un beau matin, de se faire écrire de province une lettre à son adresse, dans laquelle on lui parlait de sa noble famille et des espérances qu'on avait que son affaire politique s'arrangerait sous peu. On lui conseillait, en attendant, de toujours conserver son incognito, sous peine des plus grands périls.

La lettre fut placée sur une marche de l'escalier, à l'instant où la dame le montait ; elle la releva, l'ouvrit, la lut, et un sentiment de pitié l’engagea à la remettre à celui qui devait être fort en peine de sa perte. Ceci prit du temps, parce qu'elle ne voulait mettre personne dans la confidence. Enfin un moment favorable se présenta ; on se rencontra seul à seul dans le vestibule. Madame R***, voix basse et du ton le plus sentimental, remit la lettre, et provoqua une explication ; le coquin ne l'éluda pas : il descendait d'une antique maison de Provence, avait émigré avec ses pareils, puis, rentré furtivement en France, avait tué, à son corps défendant, un alguasil jacobin qui l'arrêtait ; force lui avait été de fuir loin de la terre natale. Il était venu se cacher à Paris, et, pour mieux tromper la police, avait endossé l'habit de citoyen officieux, titre sous lequel alors on désignait les domestiques. Tout cela fut conté rondement et sans hésiter. Il était vrai que ce compère sortait de la maison d'un noble d'Aix, et qu'il avait la langue bien pendue.

Rien ne touche plus le cœur d'une femme sensible, et surtout usagée, que le malheur d'un beau jeune homme. Madame R*** était dans ce cas, et se laissa prendre au piège. La liaison se noua, fut loin, très-loin, aussi loin que possible ; Maïs on souffrait de la situation d'un cavalier si aimable ; on voulait l'en retirer, et, sans lui rien dire, on travaille à cet effet ; on tâche d'intéresser pour lui. Il avait dit son nom, celui de son premier maître ; on le trouve sur la liste des émigrés, mais rayé depuis un an. D'ailleurs l'âge, le signalement, ne sont pas les mêmes. — Ce sera son fils ? — Il n'en a point. — Son neveu ? — Il n'a que des nièces. — Qu’est-il donc ? — Mais, citoyenne R***, si c'était un fripon ? La darne rougit, se trouble, va aux informations, et finit par découvrir qu'elle a 'été complètement jouée. Je laisse à penser sa colère, sa honte et son supplice, tandis que le drôle, loin de baisser la tête, la relève avec plus d'audace, ne garde plus de mesure, dit ce qui s'est passé, et va montrant des lettres...

Cette rouerie fit un bruit incroyable ; son auteur aurait dû mourir sous le bâton ; l’effronterie qu'il mettait en jeu fit sa fortune. Il y eut d'autres femmes curieuses de le connaître ; on le tira de condition, et, comme il était porteur d'une jolie figure et de beaucoup de vigueur, il fit son chemin. J'ai fini par le rencontrer dans le monde, où il trônait sous son nom de guerre, qui, donné d'abord par sobriquet, était devenu sien. Madame de Staël nous dit :

Mais enfin c'est un homme, et, dans une république, une femme serait bien folle de ne pas mettre à exécution le principe de l'égalité.

Aucun de ceux présents n'osèrent combattre ce sophisme ; Barras fut seul à se permettre de faire la moue. Il lui restait du sang noble dans les veines, et c'était un jacobin presque aussi grand seigneur de forme que le moins gentilhomme Chauvelin, tout aussi sans-culotte que lui. Ce dernier m'a toujours surpris ; son impertinence d'action était si opposée à son républicanisme de parole ; il faisait tellement l'homme de cour au milieu de la fange démagogique, qu'on devait en être confondu. Je trouve, dans la notice qui le concerne dans la Biographie des contemporains, qu'il se tint à l'écart pendant toute la durée du régime directorial ; c'est une fausseté. Il rôda constamment autour du Luxembourg, cajola par mots et par lettres chaque directeur, ne cessant de demander à rentrer dans la diplomatie. Barras, malgré une bienveillance apparente, lui fut constamment contraire.

Il est trop flasque, disait-il ; nous le verrions porter dans la diplomatie la mollesse qu'il a près des dames.

Et, à la suite de ce début, il racontait le trait connu de ceux de l'ancienne cour. Madame de M***, éprise de M. de Chauvelin, avait consenti à le faire cacher dans une pièce reculée de son appartement ; il était convenu qu'il y demeurerait pendant toute une semaine... Un jour se passe ; le marquis de Chauvelin, beau parleur, rie déparie, mais n'agit point ; il démontre si languissamment sa passion 5 que dès la 'nuit suivante la dame lui dit avec une naïveté charmante :

Mon cher ami, pour ce que nous faisons ici, ce n'est pas la peine d'exposer, moi nia réputation, et vous la vie ; croyez-moi, retournez chez vous, nous nous en trouverons bien tous les deux.

Et, du conseil passant à l'exécution, elle le congédia lestement.

On ne saurait imaginer combien ce genre de tort du marquis-citoyen Chauvelin lui nuisait dans l'esprit de Barras, véritable roué, plein de valeur et de forée. Il avait conservé tous les goûts de l'ancien régime, et, malgré sa démagogie patente, se sentait toujours entraîné vers ceux de sa caste. Il ne pouvait oublier que les Barras étaient aussi anciens que les Rochers de la Provence. Il en résultait que la noblesse s'adressait à lui par préférence, qu'il prenait ses intérêts tant qu'il le pouvait. Je me souviens à cette époque de l'avoir singulièrement indigné contre une décision inique du conseil des cinq-cents ;-décision qui fit beaucoup de bruit.

Le marquis d'Espagne avait émigré avec ses fils et sa femme ; on s'empara des biens de tous, et ceux de la marquise furent vendus les premiers. Alors parut mademoiselle d'Espagne, qui, chassée de Saint-Cyr où elle était élevée, prouva qu'elle n'avait pas émigré, et réclama sa part légitimaire sur la fortune de ses parents. L'administration du département de la Haute-Garonne 7 touchée de la justice de cette demande, surseoit à la vente des biens du marquis d'Espagne liquide les droits de la fille, les fixe à quarante-six mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf livres, dont l'hypothèque est affectée sur un domaine non vendu, appartenant au marquis d'Espagne. La jeune personne entre en jouissance.

Les choses en étaient là lorsque Abolin, membre actuel du conseil des cinq-cents, et ancien régisseur des biens de la maison d'Espagne, profite de l'influence de sa position pour soumissionner./ et se faire livrer à dix mille francs une terre qui, déjà avant la révolution, en valait cent vingt mille. On dénonça à la tribune l'intrigue d’Abolin ; on y fit connaître la vérité, mais la majorité voulut traiter favorablement un collègue, que d'ailleurs on pouvait imiter, et on passa à l'ordre du jour sur la pétition de mademoiselle d'Espagne. Une telle iniquité inspira : une indignation générale ; Abolin en ressentit les conséquences ; aussi plus tard, et mieux inspiré par sa conscience, il entra, dit-on, en arrangements avec la famille qui avait tant de droit de se plaindre de lui.

Cet acte des cinq-cents fit à Barras beaucoup de peine, d'autant plus qu'a la même époque ses collègues l'obligèrent de se joindre à eux pour poursuivre avec rigueur MM. de Choiseul, de Damas, etc., naufragés sur la côte de Calais, et contraints malgré eux d'aborder eu France ; on les arrêta contre tout droit des gens. Il s'ensuivit une procédure atroce, qui se perpétua jusqu'au 18 brumaire, où ré-(initié de Napoléon la termina brusquement. Je ne dirai rien de ce fait fameux, je puis affirmer que Barras se montra malgré lui acharné à poursuivre dies hommes échappés à la fureur des flots. Il lui échappa un jour ces paroles remarquables :

On signalera la France comme une seconde Tauride ; il est peu agréable de jouer en cinquième, malgré soi, le rôle de Thoas.

Il y avait des moments où la majorité jacobine et roturière du directoire se prenait d'une belle fureur contre la noblesse, et la pourchassait le plus républicainement du monde, c'est-à-dire avec mâle-rage. Le type des jacobins est une jalousie excessive contre les hommes bien nés ; ils les accusent de tous les défauts qu'ils ont eux-mêmes, car où trouve-t-on plus de hauteur, d'orgueil, de suffisance, d>amour de la suprématie, et d'avidité pour l'argent, que parmi les gens. de peu qui sont depuis quarante ans devenus en France, les gens de beaucoup, ou pour mieux dire de tout ? En est-il qui aient vendu mieux et plus souvent la patrie, qui se soient vautrés plus profondément dans la fange de la flatterie ? Quels ont été-meilleurs courtisans qu'eux ? qui a plus mangé et bu aux dépens du peuple ? qui l'a plus largement exploité ? Lequel de ceux-là s'est écarté de la cour, lorsque la cour lui a été ouverte ? Lequel n'a pas quêté les cordons, les titres, les honneurs, les décorations ? Pas un, non, pas un, même Carnot, ne s'est épargné la honte de cette flétrissure volontaire. Oui, le citoyen Carnot a consenti à devenir comte, lorsque, ma foi, les duchés n'étaient déjà plus en grande valeur. Du moins, ces jacobins, ces libéraux actuels si âpres à la curée, devraient are plus équitables, et ne pas tant en vouloir à la noblesse de sa persistance à maintenir ce qu'elle possède depuis si longtemps, lorsque eux sont si cramponnés à ce qu'ils tiennent si nouvellement, et si superbes de ces titres juvéniles.

Barras me l'a dit plus d'une fois : Mes confrères ne me pardonnent pas ma noblesse ; mais, en revanche, je lui dois une partie de ma supériorité sur eux. Je jouis de l'influence irrésistible d'un nom illustre, soit au-dedans, soit à l'étranger ; les ambassadeurs cherchent à traiter avec moi : c'est le privilège de ma naissance. On a eu grand tort de détruire la noblesse ; dix ans ne s'écouleront pas avant qu'on la rétablisse. Chacun en France la déteste et la veut, et le peuple, au fond, ne peut se passer d'elle.

Barras fut prophète. Bonaparte fit des nobles aussitôt qu'il se vit assis, bien établi ; et ceux qui avaient tant murmuré à la création de la légion d'honneur trouvèrent tout simple qu'un empereur voulût avoir des magnats autour de son trône. Ces citoyens étaient cent fois phis gonflés que les messieurs. Ils voulaient surtout qu'on parlât d'eux avec une vénération profonde, qu'on les encensé toujours, qu'on ne les sifflât jamais. Ils avaient principalement en horreur les critiques de la presse, tandis qu'ils avaient tant employé la presse à poursuivre ceux de haut rang. Ils faisaient de laides grimaces lorsque certains journaux se moquaient d'eux, et dans leur colère s'abandonnaient à de petits excès féodaux. Nous en eûmes un exemple plaisant vers la fin de septembre 1796. Un rédacteur du journal le Censeur des Journaux, nommé Langlois, se promenait dans un des corridors de la salle du conseil des cinq-cents ; quelqu'un le nomme à l'instant où passe le député Bellegarde. Celui-ci, le prenant pour un nommé Isidore Langlois, rédacteur du Messager du soir, dont il avait à se plaindre pour des articles contre lui, va délibérément vers l'homonyme de son ennemi, et, sans aucune information, lui assène un soufflet à pleine main, à la manière de celui de Pourceaugnac : Langlois, du Censeur des Journaux, justement irrité de cette attaque imprévue, sort un pistolet de sa poche — car, en ce temps de république, malheur à qui ne prenait pas ses précautions ! —, l'appuie sur la poitrine du député ; le coup va partir, lorsque Perrin, des Vosges, autre représentant, détourne à propos l'arme homicide. Langlois alors se venge à coups de pieds et de poings ; cela cause un scandale étrange. Le conseil des cinq-cents intervint, et, par forme disciplinaire, Bellegarde eut à subir une détention de trois jours dans sa maison.

Le directoire vit sans peine cet acte, qui déconsidérait la législature, avec laquelle il entrait en pleine lutte. D'une part on voulait attirer tout le pouvoir à soi, de l'autre on prétendait en conserver la majeure partie Le moyen de s'entendre au milieu de cette rivalité d'ambition ?