HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE VI.

 

 

Une conspiration jacobine. — Tallien. — Mot de Barras sur son compte. — Cusset. — Huguet. — Javogues. — Propos atroce de celui-ci. — Autres chefs du complot. — Détails de l'attaque du camp de Grenelle, — Les conjurés sont vaincus. — Conduite des directeurs. — Éclaircissements fournis par Carnot. — La mauvaise humeur de Barras s'épanche avec moi. — Il se justifie. — Veut l'être auprès de Bonaparte. — Réflexions. — Mort de Marceau. — Biographie de ce général. — Son éloge par Barras. — Qui celui-ci craignait. — Il veut s'entendre avec Bonaparte. — Éloigne le pacte, et à tort.

 

Barras aurait bien voulu qu'on le laissât goûter en paix les délices de la première place, qu'on ne l'en dérangeât que le moins possible, si décidément on ne loi accordait pas la perpétuité du repos. Mais il avait affaire d'une part aux jacobins et de l'autre aux royalistes chacun infatigables dans leurs attaques journalières, et enfantant coup sur coup des conspirations contre lesquelles il fallait se défendre du mieux possible, et par conséquent ne cesser de se tenir sur ses gardes.

Les jacobins surtout déployaient une activité véritablement effrayante. Incapables de s'accoutumer à la perte du pouvoir, ils prétendaient le ressaisir par toutes les voies possibles ; un coup manqué ne faisait qu'en précéder un plus violent encore. Il n’y avait aucun relâche à attendre d'eux ; c'est une race de sac et de corde, toujours misérable et mourant de faim, qui, n’ayant rien à perdre, ne peut que gagner. La république est pour eux le moyen d'arriver à la fortune, l'appât présenté aux dupes - qui commencent, grâce à Dieu, à ne plus s'y laisser prendre. Avec un appel à la liberté on était sûr, en 1796, de soulever des hordes de canaille d'hommes sans aveu, bons à tout faire, et auxquels les crimes ne conteraient pas.

Il fut donc facile aux meneurs de se remettre en scène dès après la conspiration de Babœuf déjouée. Ce malheureux par son mauvais succès n'épouvanta point ses complices. Parmi ceux-ci Tallien comptait en première ligne, Tallien l'un des hommes les plus abominables de la révolution, et qui, par l'adresse de ses intrigues, était parvenu, dans les derniers temps, à s'innocenter en partie. Tourmenté du besoin d'échapper à ses créanciers, augmentés sans cesse dans leur nombre par ses dépenses folles, il avait la monomanie des conspirations, se mêlait de toutes, et puis, selon que le vent tournait agissait pour ou contre ; scélérat de sang-froid, et d'autant plus dangereux, il se vendait, se revendait tant qu'il trouvait de chalands. Il était satisfait, pourvu qu'il y gant cet argent, dont l'emploi était constamment fait à l'avance. Aussi Barras, qui le connaissait à fond, disait de lui : Il y aurait cinq cent complots par an, que Tallien serait mêlé à tous.

Néanmoins jusqu'à cette époque les deux conventionnels faisaient un grand étalage de leur amitié réciproque. Elle n'alla pas plus loin, son terme fut marqué à cette conspiration dite du camp de Grenelle.

Bien que Tallien y participât, ce ne fut point lui qui la conduisit au dénouement ; il se tint quelque peu en arrière, ne voulant pas se compromettre, et il mit en avant trois autres conventionnels régicides comme lui, mais que la vindicte publique avait éloignés de la représentation nationale actuelle c'étaient Cusset, Hu guet et Javogue. Le premier, Lyonnais et négociant en soieries, était un énergumène fanatique sans ombre de sens commun, abhorré de ses compatriotes, auxquels il avait fait tout le mal qu'il avait pu leur faire. Leur exaspération contre lui ne lui permit pas de revenir â Lyon, où sa mort était jurée, il se fixa à Paris. Là a se mit en complot perpétuel contre le gouvernement, cherchant, par tous les moyens possibles, à coopérer à l'établissement de la constitution dite de 93. Il avait été un des hommes de Babœuf, sans qu'on pût le lui prouver ; et dans ce cas-ci il se mit par bonheur en telle évidence qu'il n'y eut pour lui aucune voie de salut.

Huguet, le second, ancien prêtre, né à Moissac, avait prêté le serment constitutionnel ; il était devenu évêque de la Creuse, ce qui ne l'empêcha pas de voter la mort du roi. Son exagération, forcenée déjà lors de sa députation à la législative, déplut à tel point aux démagogues, qu'à plusieurs reprises ils le huèrent, et provoquèrent son emprisonnement à l'Abbaye. Il voulut sans appel, sans sursis, le supplice de Louis XVI ; prit une part active à tous les crimes de la montagne, et s'il ne partagea pas le châtiment de Robespierre et de ses complices, c'est parce qu'on ne demanda pas la mort de tous ; mais il ne fut pas réélu ; on repoussa son concours dès qu’il y eut un pas rétrograde vers des idées saines, et cet abandon mit Huguet en fureur. On le vit dès lors se mêler à chaque trame, à toute conjuration jacobine. Il se fit remarquer par son audace ; on l'arrêta le 1er avril 1795, avec Duhem, Fousledoire et Amar, lorsque avec ceux-là il avait essayé de secourir à main armée Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes et quelques autres monstres qui tombaient enfin au pouvoir de la justice. Huguet avec ses camarades fut enfermé au château de Rare, où il ne demeura pas longtemps. Uri amnistie prononcée le 26 octobre suivant le rendit à la liberté sans le faire renoncer à ses intrigues ; il les renoua avec plus de vivacité, et devint l'un des acteurs chefs du complot de Grenelle.

Javogue, le troisième, né à Bellegarde près Montbrison, et député du département de Rhône-et-Loire, prit part à toutes les mesures atroces qu'Albitte exécuta contre Lyon, en conformité des ordres du comité de salut public. Il avait montré une joie affreuse à la mort de Louis XVL Une personne lui entendit tenir le propos infernal suivant

On parle de couper le cou à Capet, il faudrait le lui scier, afin qu'il se sentit mourir plus longtemps. Au reste, ce misérable disait plus tard aux sans-culottes foncés du département de l'Ain : Il faut, mes camarades, profiter du moment pour faire vos affaires ; conduisez tous les riches à la mort, et vous aurez leurs biens. C'est une vertu dans une république que de dénoncer son propre père.

Javogue, objet d'horreur pour une partie de la France, fut pareillement repoussé des nouvelles élections. La rage alors se mit dans son cœur, et il essaya de revenir sur l'eau en se chargeant d'autres crimes.

Ces hommes, dirigés par Tallien, par Fouché, et cinq ou six autres non moins influents, s'adjoignirent sans succès l'un des aboyeurs de l'époque, Pion, l'un des auteurs du journal la Sentinelle, dit le Miroir ; Saunier, rédacteur de l'Ami du peuple. Ils résolurent, avec les coupe-jarrets qui les reconnaissaient pour chefs, de fondre sur le Luxembourg, de massacrer les directeurs, de faire main-basse sur les deux conseils, tandis que l'on appuierait ces actes du soulèvement des troupes campées dans la plaine de Grenelle, et où les conjurés avaient des arrois.

Le plan arrêté, on fixa l'instant de l'exécution à la nuit du 11 au 12 septembre 1796 (24 et 25 fructidor an IV). Sansoucy général d'armée révolutionnaire, ou plutôt soldat déshonoré, qui avait subi dans son régiment la correction infamante des courroies infligée par ses camarades, devait commander le mouvement. Les conjurés, ramassés dans la fange de Paris, reste impur des assassins de septembre, des Marseillais et des hommes de Robespierre, renforcés de l'écume des journalistes d'alors, se rassemblèrent le 11 septembre au soir (c'était un samedi) dans les cabarets et lieux de prostitution qui avoisinent la barrière de Vaugirard. La principale réunion eut lieu au Soleil d'or.

Ces démonstrations hostiles n'étaient pas demeurées inconnues à la police. L'éveil ayant été donné, des mesures furent prises pour déjouer ce nouvel attentat.

Le camp de Grenelle, composé de toute sorte de monde, penchait, en partie, vers des opinions exagérées. Il était donc probable que les conspirateurs n'auraient pas de peine à s'y procurer des amis. On en eut la frayeur, et avec raison ; car plusieurs corps de cette armée pactisaient secrètement avec eux. Le danger était donc imminent. Une circonstance fortuite le détruisit. Les conjurés avaient bu outre mesure lorsqu'ils se dirigèrent vers Grenelle ; et, au lieu de se présenter aux quartiers où se trouvaient leurs complices, ils se montrèrent à ceux où l'on ne voulait pas d'eux. Loin de les accueillir, on les repoussa énergiquement ; bien que certaines compagnies essayassent de les seconder ; mais ce ne fut que d'une manière incertaine, sans démonstration positive. Ils n'en tirèrent aucun avantage. Le début fut cependant heureux. On désarma un premier poste ; on essaya de faire croire à la troupe que le peuple de Paris prenait tout entier part à ce mouvement.

Cependant les officiers, quoique surpris, font battre la générale. On court aux armes ; les rangs se forment. L'ordre est donné de marcher sur ces assaillants, qui, alors, se mettent à crier : Vive la constitution de 1793 ! Meurent les tyrans du peuple ! On leur répond par des coups de sabre, par des décharges de mousqueterie. La frayeur s'empare d'eux ; ils recalent, prennent la fuite, et le coup est manqué.

Pendant que ceci se passait, une autre portion des conspirateurs tentait d'emporter le Luxembourg, afin d'effectuer le massacre des directeurs. Mais ici on était en mesure de les recevoir. Des corps nombreux avaient pris position aux alentours du palais ; et il ne fut même pas possible de commencer l'attaque sur ce point. Le coup manqué, les chefs réels du complot, qui, placés sur le quai des Tuileries, en attendaient le résultat, se dispersèrent fort épouvantés ; tandis qu'on arrêtait les imprudents dont les démonstrations hostiles compromettaient la sûreté ; et au point du jour tout était fini. Paris apprit alors le danger couru en même temps qu'évité.

Voilà ce qu'il y eut d'apparent dans cette affaire, où l'on arrêta Javogue, Huguet, et Cusset, et quelques autres qui payèrent de leur vie l'audace de leur coup de main. Mais les scènes cachées que ce fait amena valent la peine d'être divulguées, et je puis les retracer de point en point.

Barras et La Révellière avaient pris leur volée, dès le samedi dans la journée, pour aller s'ébattre à la campagne. Il restait seulement à Paris Carnot, Rewbell, et Le Tourneur. Ce fui ceux-d qui durent prendre les mesures nécessaires, non sans avoir quelque soupçon que la politique précédente de leurs deux autres collègues avait provoqué, leur absence, en ce moment ; il y a une obscurité complète sur cet événement. Le directeur Carnot était instruit du complot ; il avait manœuvré en conséquence pour en surprendre les auteurs ; et Barras et les trois autres membres du directoire paraissent n'en avoir rien su, puisque Carnot lui-même a écrit dans ses mémoires les phrases suivantes :

Après l'affaire de Grenelle, comme on accusait Barras de n'avoir point paru dans cette circonstance pour la défense du directoire, il fit mettre dans quelques journaux qu'il s'y était montré, et laissa le fait dans l'incertitude, afin de pouvoir le nier selon le vent. Le fait est qu'il n'y parut pas ; non plus que Rewbell et La Révellière. Mais, ensuite, ils poursuivirent l'affaire avec plus de chaleur que moi... La Révellière que je fus moi-même avertir du danger, lorsqu'un vint annoncer que les insurgés marchaient sur le palais directorial, et qu'ils n'étaient plus qu'à quelques pas de la porte, me dit qu'il s'en remettait bien pour cela à Le Tourneur et à moi, qui étions militaires... Rewbell et Barras s'excusèrent le lendemain, en disant qu'ils avaient été à la campagne parce qu'ils n'avaient pas été avertis. Je crois, moi, qu'ils y jurent parce qu’ils étaient trop bien avertis.

L'accusation portée dans ces derniers mots est formelle. Carnot ne la retint ras au premier moment ; il s'en déchargea sur ses intimes, qui allèrent la répandre, au grand dépit de Barras. Celui-ci instruit par voie officielle de ce qui s'était passé, accourut... Je ne pus arriver à lui que le lendemain, et dès que j'entrai :

Quoi dit-il, vous avez le courage de voir un complice de Sansoucy et de Javogue ?..... Car il n'est pas que vous n'ayez connaissance des inculpations de Carnot contre Rewbell et moi.

J'assurai mon ignorance, réelle en effet Barras alors reprenant la parole :

Oui, Carnot prétend que je suis sorti de Paris pour retirer mon épingle du jeu, afin de me tourner du côté des conspirateurs si la chance leur devenait belle. La vérité est que, le ministre de la police ne m'ayant rien mandé de tout ceci, j'avais été prendre l'air, selon ma coutume..... Oui, j'étais sans nouvelle aucune de ce qui se passait ; je vous l'atteste sur l'honneur. Le beau rôle à jouer, que celui d'aider au succès de ces misérables ! J'aurais été égorgé le premier de tous, et je serais leur complice ? J'ai à me plaindre bien vivement de Carnot.

J'avoue que feus beaucoup de peine à me persuader que le ministre de la police n'eût rien fait savoir à Barras. Cependant je tus ma pensée secrète, et je devisai comme lui, et avec lui, sur l'horreur du procédé de Carnot. Le directeur reprit :

Certes, on verra, à la vivacité de mes poursuites, si je pactisais avec ces coquins. Ah ! si je voulais perdre la république, je trouverais des acquéreurs qui me la paieraient à un plus haut prix.

— Ceci est positif, répliquai-je. Vous voilà donc brouillé avec Carnot ?

— Point. Il nie le propos ; il en accuse ses amis. C'est un finot sous un vernis de probité antique. Mais patience, je me revancherai. Nous avons eu une explication ; nos collègues nous ont raccommodés. Ce sera la copie de la paix entre les diables Asmodée et Pillardoc. Je le verrai venir, et, si je le trouve en faute-, je ne l'épargnerai pas. Il se plaint de ma liaison avec Tallien, qui est en ceci pour quelque chose. Et depuis quand peut-on deviner ce que pensent nos amis ? Tallien est un intrigant, c'est certain ; mais il a de bonnes qualités. Au demeurant, je le crois coupable, cette fois ; et je romps avec lui, et cela de telle manière, que, s'il est convaincu de complicité, je ne me mettrai pas entre lui et la justice.

Barras était réellement furieux,. et à tel point, que j'hésitai à le croire hors de tout soupçon. Qu'aurait-il, néanmoins, espéré, en se ralliant à de tels hommes ? Je ne peux imaginer. Il me dit ensuite :

Écrivez au général (Bonaparte) ce qui se passe ; racontez-lui ce qu'on a fait, ce qu’on a dit. Il est bon de le prévenir au sujet des mensonges qu'on lui débitera sur mon compte.

— Je vais m'en occuper, répondis-je ; il est peu prévenu en faveur de Carnot, et il ne faut pas, cependant, que la nouvelle de vos débats lui vienne par votre collègue.

C'était déjà une chose bien singulière à cette époque que l'attache mise par les chefs de l’état à se maintenir en bonne position auprès de Bonaparte. Nul ne se dissimulait la grandeur de sa position sociale, et du rôle plus important qu'il remplirait un jour. C'était une vraie curiosité que ce manège du supérieur envers l'inférieur ; que ces intrigues de politesse, de prévenances, dont celui-là devenait d'objet de toutes parts. Ce colosse naissait à peine que déjà il pesait sur toute son époque du poids de son génie, que chacun reconnaissait.

La discorde entra donc au Luxembourg avec la conspiration de la rue de Grenelle. Il y eut dès lors, scission, non ouverte, mais sourde. Carnot complota de son côté, Barras du sien ; et de ce conflit naquit le 18 fructidor. Ce fut, du moins, une de ses causes les plus majeures ; et, pour les initiés aux secrets du Luxembourg, il devenait constant que le directoire s'entre-dévorerait très-prochainement.

En attendant, on fit le procès aux conspirateurs. Les chefs avec les trois conventionnels furent condamnés à mort et conduits au supplice. Javogue, pendant la route, échappa à l'escorte, et courut assez loin en appelant les patriotes à son secours. Les patriotes, remplis de terreur, demeurèrent immobiles. On ressaisit le coupable, et il tomba sous le plomb meurtrier. Ce fut le dénouement de cet acte sanglant.

Paris témoigna peu de sympathie pour les coupables. Il est un fait certain, c'est que dès le 9 thermidor la république mourut en réalité ; plus on alla, plus la masse se dégoûta d'elle. Un instinct, qu'on ne voulait pas avouer encore, imprimait dans tous les cœurs la nécessité d'un gouvernement monarchique déjà rétabli, car le directoire n’était autre chose que la royauté déguisée sous des formes encore un peu démagogiques : ceci frappait les bons esprits, et leur faisait espérer un meilleur avenir.

Ce mois de septembre vit mourir honorablement, des suites des blessures reçues sur le champ. de bataille, le brave général Marceau ; jamais il n'en fut un plus digne de regret et d'éloge. Entré au service à dix-sept ans, il partit en 1792, pour la frontière, en qualité de commandant des volontaires du département d'Eure-et-Loir. Enfermé dans Verdun lorsque la trahison livra cette place, lorsque Beaurepaire se tua plutôt que d'accéder à une capitulation infâme, Marceau protesta contre cet acte, mais il dut en subir les conséquences ; la plus dure, sans doute, fut pour lui que, en sa qualité de plus jeune officier, il remit la mission de porter cette capitulation au roi de Prusse. Il céda en frémissant ; des larmes vertueuses tombèrent de ses yeux lorsqu'il parut devant Frédéric-Guillaume, qui, loin de s'en offenser, lui en sut grès, et le lui prouva par son accueil. Marceau entra dans la ligne, fut combattre dans la Vendée. L'ingratitude des jacobins ordonna son arrestation, on l'accusait de trahir !... de trahir !... Son innocence reconnue, il continua de servir la patrie. A la déroute de Saumur, il céda son cheval au conventionnel Bouchotte, combattit à pied, et ne céda qu'au nombre. Il fallut récompenser tant de belles actions ; Marceau, à vingt-deux ans, fut nommé général de brigade. Il justifia ce choix par un mélange d'héroïsme et de bonté. Il fit la guerre dans la Vendée en-frère qui souffre d'avoir à punir des frères ; il chassa les Vendéens du Mans, et accomplit leur ruine à la bataille de Savenay. Une nouvelle accusation menaça son existence ; le crime de Marceau était grand, il avait sauvé une jeune fille prise les armes à la main. Bourbotte, qui lui devait tant, s’acquitta en l'arrachant à l'échafaud. Il ne perdit que le commandement en chef ; on l'envoya à celui d'une division des Ardennes ; il passe à celle de Sambre-et-Meuse, aide Jourdan à vaincre à Fleurus, et court s'emparer de Coblentz en 1795. Il veut se tuer, parce que la division Bernadotte, compromise par la négligence d'un officier de génie, qui avait oublié de brûler le pont du Rhin, est déjà talonnée par l'ennemi. Marceau s'accuse injustement de cette faute, croit devoir s'en punir ; déjà il tient l'arme fatale, Kléber, son ami de cœur, accourt, le désarme, l'entraîne ; ils se précipitent ensemble au-devant de l'ennemi, l'étonnent, l'arrêtent, le repoussent. Bernadotte trouve le temps de faire sa retraite, et le mal est paré. La suite de sa carrière est une perpétuité de belles actions. Il fait reculer plusieurs fois l'archiduc Charles. Il se battait contre le générai Hotz dans la forêt d’Hochsteinball, lorsqu'il est frappé mortellement d'une balle tyrolienne. Demeuré au pouvoir de l'ennemi, il en reçut des marques d’intérêt et de respect, qui adoucirent l'amertume de ses derniers moments. On l'inhuma dans le camp retranché de Cologne ; sa pompe funèbre réunit les Français et les Autrichiens.

La France pleura amèrement la perte de cet habile capitaine, qui unissait des qualités brillantes à une figuré charmante, à un extérieur séduisant. Barras, plus que tout autre, s'affligea de cette mort ; il aurait voulu que la destinée eût conservé les rivaux généreux de Bonaparte, ceux en position de partager avec lui l'amour de leurs concitoyens ; et la fortune, par une fantaisie contraire enlevait successivement ces habiles capitaines. Marceau, floche, Kléber, disparurent, afin que lui seul s'élevât sans compétiteurs.

Barras aimait Marceau ; il me dit à son sujet :

C'était un caractère antique, une de ces âmes rares qui devraient vivre toujours, et qui toujours nous quittent trop promptement. Celui-là combattait sans arrière-pensée ; les factions n'en auraient fait ni un Monck ni un Cromwell.

— C'est-à-dire que d'aucune façon il n'aurait travaillé pour son compte personnel ?

— Non, car il aimait la France avant tout. Elle connaîtra ce qu'il valait, maintenant que la jalousie gardera le silence ! Elle l'eût opposé avec succès à toutes les ambitions qui se préparent à la tourmenter un jour.

— Qui donc redoutez-vous ? demandai-je avec une naïveté fallacieuse, dont le directeur rie fut pas dupe.

— Qui ! votre ami d'abord, puis Carnot, ensuite tous ceux dont les succès attache ont les regards de la multitude. Il y a dans les triomphes militaires un charme Magique, enivrant et qui les mérite, et le peuple qui les admire. Jamais un dominateur ne s'élèvera clans un état par le seul appui de là parole. Il faut, pour les plus riches qualités civiques, le concours du sabre pour parvenir à leur but ; s'il lui manque, on ne monte qu'à la seconde place. Si j'avais fait la guerre avec bonheur, où me serais-je arrêté ?

Je me mis à sourire. Barras continua.

A quoi bon feindre avec vous ? on ne trompe que les imbéciles ; vous n'êtes pas dans leur rang. Je tiens à conserver ma position et la rendre solide ; comment y parvenir ? Si Bonaparte voulait... Il ne voudra jamais ; car il aspirera à tout. Nous ne sommes pas encore à cette époque. Il n'est pas tellement le premier, entre ses pairs pour qu'il puisse tenter un coup hardi ; des réputations s'élèvent à côté de la sienne, Moreau, Bernadotte, grandissent ; Kléber, Joubert, Hoche, sont là ; d'autres s'y mêleront encore, et peut-être que la balance s'établira au profit de la république. Mais je répète, entendez-moi bien, si Bonaparte voulait...

— Pour qu'il veuille, repris-je, ïl faudrait au moins qu'il sût ce qu'on peut vouloir ; et si une proposition franche lui était faite...

Barras, au lieu de me répondre, se mit à réfléchir assez longtemps, puis me dit :

Rien ne presse encore. Attendons.

L'attente ne lui réussit pas.