HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE IV.

 

 

Aspasie Carle Migelli. — Sa biographie. — Son crime. — Sa condamnation. — Apprêts de son supplice. — Propos horribles du peuple. — Sages réflexions de Louis Mercier. — Lettre de Bonaparte. — Il me fait le portrait de trois Milanais. — Serbelloni. — Sopranzi. — Nicolini. — Opinion du premier sur Bonaparte. — Projet des Italiens. — Le directoire se refuse à l'exécuter. — Lettre colérique de Napoléon touchant les directeurs et les journalistes. — On veut l'apaiser. — Carnot s'y oppose. — Lettre humble du directoire à Bonaparte. — Ce que celui-ci m'écrit.

 

La révolution française fut féconde en personnes du second sexe qui témoignèrent de leur courage, de leur fermeté et de la vivacité de leurs opinions. Olympe de Gouges, Thérouenne de Moricourt, Charlotte Corday, la fille Renaud, et nombre d'autres affichèrent, un caractère extraordinaire, que montrèrent aussi dans leurs derniers instants toutes celles condamnées à mort parle tribunal révolutionnaire. Une jeune femme, alors âgée de vingt-trois ans, jolie à charmer, occupa à cette époque tout Paris par sa fin malheureuse, et néanmoins méritée, la belle Aspasie Carle Migelli, fille d'un couvreur du ci-devant prince de Condé.

Cette créature, aux passions vives, à la tête exaltée, avait, à la suite d'une maladie cruelle qui l'amena à l'hospice des fous, éprouvé toutes les émotions d'une tendresse mal payée. de retour, qui souleva de nouveau les facultés de son âme, et la conduisit au plus funeste sort. Elle donna d'abord avec une sorte de furie dans les premiers excès de la révolution, poussa la férocité républicaine jusqu'à dénoncer sa mère comme ennemie des nouveaux principes, et à cause, a-t-on prétendu, des mauvais traitements qu'elle en avait reçus.

Bientôt, incarcérée à son tour pour avoir crié vive le roi, ce qui était une étrange anomalie, elle se justifia de cette inculpation, et un jugement l'acquitta pleinement. Ces diverses secousses auraient dû modérer la fièvre ardente et perpétuelle qui la consumait, il n'en fut rien : Aspasie, toujours folle, et par conséquent raisonnable aux yeux des fanatiques du moment, continua de se montrer dans toutes les émeutes populaires. Le plaisir que sa beauté aurait rendu si doux n'était pour elle que d'un attrait secondaire ; elle aimait avec froideur, en comparaison de la vivacité de ses opinions politiques.

A l'époque du 1er prairial an 3 (21 mai 1795), lorsque les jacobins, avides de ressaisir le pouvoir qui leur était échappé au 9 thermidor de l’an passé, ameutèrent le peuple de Paris et le dirigèrent vers la convention nationale, Aspasie ne négligea pas une si belle occasion de se distinguer. On la vit parcourir le faubourg Saint-Antoine un couteau à la main, appeler la canaille à la victoire et à la vengeance, exciter les femmes à faire comme elle, et diriger les colonnes criminelles, vers la salle de la convention. Il y avait dans ses yeux quelque chose de sinistre et d'égaré qui annonçait l'hallucination de ses sens. Déjà et à diverses reprises elle avait taché d'assassiner, dans son domicile, le député Boissy d'Anglas, que les meneurs avaient désigné à son poignard à cause de ses vertus énergiques.

Boissy échappa à la mort par hasard. Chaque fois qu'Aspasie venait le demander il était sorti ; elle reconnut à la quatrième fois que cet homme, dit-elle, ne devait pas périr de sa main, et qu'up pouvoir supérieur. le dérobait à sa justice. Mais, au 21 mai 1795, elle se détermina, d'agrès des suggestions atroces, à frapper deux autres députés : Camboulas, qui, au moyen d'une vive résistance, eut beaucoup de peine se soustraire à la mort qu'elle lui réservait, et le malheureux Féraud, qui ne put également éviter son heure funeste. Aspasie coopéra au meurtre de celui-ci en le frappant à coups de galoches tandis qu'on le tuait avec une arme plus sûre ; elle dansa autour du corps de la victime, et à l'aide de sou couteau en détacha la tête défigurée, qu'on présenta comme on sait, à Boissy d'Anglas, occupant alors le fauteuil de la présidence de la convention.

Aspasie, dans son délire sanguinaire, s'armait pour la république, et combattait pour la royauté, car elle avoua pendant le procès qu'on lui fit à la suite de son arrestation que le dessein de ses complices, qu'elle ne fit pas connaitre, était de tirer Louis XVII de sa prison et de le proclamer roi. Tout, au reste, fut confusion dans le procès, dont les particularités ne sont pas bien connues ; un arrêt intervint qui condamna la jeune Aspasie au dernier supplice. Ses extravagances avaient indigné, sa mort amena dans les cœurs un sentiment de pitié pour elle. Je me ressouviendrai toujours que je fus entrainé malgré moi sur son passage fatal ; je voulais me détourner, j'avais horreur de contempler sa charmante figure en présence du fer homicide ; une violence intérieure, qui me commanda lorsqu'elle fut devant mes yeux, m'obligea à fixer ceux-ci sur cette créature infortunée. Qu'elle me frappa douloureusement ! que ce contraste de tant de charmes avec le sourire d'une douleur sans espérance, d'un égarement moral avec une sorte de fierté physique, avait quelque chose d'épouvantable ! Elle était vêtue de blanc, et portait, par-dessus, la chemise rouge du parricide, à cause de la qualité du député ; un voile noir couvrait imparfaitement sa tète ; repoussé par un vent impétueux, il ne faisait que la draper d'une manière hideuse. Ce tableau déchirait l'âme ! la mienne ne put soutenir tant d'émotion ; j'admirais mélancoliquement le plaisir atroce que prenait le peuple à contempler les dernières angoisses d'Aspasie, les plaisanteries infâmes de quelques hommes, l’impassibilité des femmes, l’indifférence générale de cette multitude, qui allait là comme à un spectacle bien aimé. J'entendis auprès de moi une personne assez bien mise, au visage doux et presque sentimental, dire avec une voix modulée sur un ton argentin :

Oh ! que c'était bien plus beau en 1793 et 1794, lorsque chaque jour quarante ou cinquante têtes tombaient !

— Oui, répondit sa vieille mère, cela valait la peine de perdre la demi-journée, maintenant on se dérange presque pour rien !!!!!

Ce dialogue effroyable m'inspira une telle indignation, que je retrouvai mes forces, et que, me démêlant de la foule cannibale, je parvins à m'éloigner à pas précipités. Je rem contrai à quelque distance le philosophe Mercier ; il vint à moi en me tendant la main.

Mon enfant, qu'avez-vous, me dit-il, vos traits sont altérés.

Je lui contai ce que je venais de voir, ce que je venais d'entendre.

Cela vous étonne ? répondit-il ; on ne voit pas autre chose ; il y a des tigres dans le peuple d'aujourd'hui ; c'est tout simple, et la conséquence de son ignorance ; éclairez-le, instruisez-le, et il deviendra lion, c'est-à-dire fort et courageux, tandis que maintenant il est féroce et lâche. Ceux qui veulent l'aveugler sont bien coupables ! Travaillez à lui inspirer l'amour de l'étude, il prendra celui de la sagesse, de la modération et de toutes les vertus douces. Ce n'est pas en général celui qui sait fini est celui qui tue, la morale est en lui le résultat de ses occupations ; mais parmi la classe abrutie, là tout délassement est un vice, ou toute pensée a pour développements une mauvaise action ; les crimes sont familiers, ainsi que les sentiments atroces. On était moins méchant dans Athènes qu'à Lacédémone ; les arts, les lettres étaient cultivés dans la première de ces villes, on les méprisait dans la seconde.

 

Je fus frappé de ces paroles nourries de rond ; je me promis de concourir de tous mes moyens à l'éducation du peuple, et, grâce à Dieu, c'est une tâche dont je me suis acquitté au contentement de ma conscience. Mercier me parla ensuite de la malheureuse Aspasie, nie décrivit l'amour qui avait occasionné le dérangement de sa raison ; il mit dans ce récit une éloquence chaude, rapide, pittoresque. Ah ! combien ce littérateur avait de chances.de succès ! qu'il aurait été mieux apprécié en France s'il fût venu à une autre époque qu’à celle de la décrépitude de tout génie et de toute imagination !

Je fis connaissance vers ce temps avec trois hommes recommandables par leurs talents et la portée de leur esprit, les citoyens Serbelloni, Sopranzi et Charles Nicolini ; tous les trois étaient envoyés auprès du directoire par la municipalité milanaise, dont ils avaient les secrets. Ils possédaient cette finesse, cette grâce, cette profondeur si communes chez les gens habiles par-delà les Alpes, et certes étaient bien capables dé réussir dans la mission qui les attirait à Paris. Il s'agissait de décider le directoire à faire une seule république de toute l'Italie, à réunir par un lien fédératif tes divers états qui la composaient. Ce n'était pas là le plan du directoire, qui aurait craint de rendre trop puissante une république ainsi fondée ; mais nous voulions cependant que la Lombardie dans toute son étendue le dogat de Venise, et peut-être te Piémont, ainsi que Mantoue, Modène, Ferrare et Bologne, se réunissent par le même lien.. C'étaient sur ces bases que l'on fonderait, mais pas pour les exécuter sur-k-champ, car on était en paix avec Venise, et on venait de traiter avec le roi de Sardaigne.

Je reçus sur ces entrefaites une lettre de Bonaparte, dans laquelle il me disait :

Vous verrez à Paris très-incessamment les députés de la cité milanaise, et vous me saurez gré de leur avoir recommandé de frayer avec vous. Ce sont des diplomates, des administrateurs consommés. Je crains qu'au retour ils ne méprisent la France, quand ils auront appris, par le résultat de leurs propres réflexions, par qui et comment elle est gouvernée. Le duc Serbelloni sort d'une des familles les plus nobles du pays ; c'est un gentilhomme de la vieille roche, exempt de tout préjugé ennemi des abus, et qui ne souhaite que le bien de son pays. Il se croit peu honoré d'avoir été l'un des chambellans de l'empereur, et l'est beaucoup de la confiance du peuple qui vient de l'appeler à la présidence de sa municipalité. Il n'a d'ambition que tout assez pour aimer les grandes choses ; il est généreux, magnifique, il aime tout ce qui luit, éclaire et vivifie. Je fais grand cas de la tournure de son esprit et de ses sentiments.

Fidèle Sopranzi est avocat, beau parleur, fort adroit, ami aussi du bien et démocrate, attendu sa naissance. Il est homme de bon conseil, lumineux, ferme, ou plutôt tenace, ne reculant jamais, parce qu'il est convaincu que, lorsqu'on a tant fait que de se mettre en chemin, il est plus pénible de faire dix pas en arrière que cent en avant. Je voudrais que nos avocats du directoire prissent des leçons de celui-là

Charles Nicolini vaut les autres, et peut-être vaut mieux, car il est financier, des pieds à la tète ; tout économie, tout scrupuleux d'argent, sage, modérée et cependant ferme au plus haut point ; il tiendra la bourse de l'état serrée comme la sienne, ne l’ouvrira ni pour de folles dépenses, ni au profit des intrigants et des fripons. On devrait lui adresser ceux qui dévorent la France ; il en rendrait bon compte, je vous assure.

Recevez-les bien en mon nom ; que ma femme leur prodigue toute l'amabilité de son accueil, Il est bon qu'ils volent que le nouveau régime n'a pas perdu l'urbanité de l'ancien. Les étrangers se figurent que nous sommes des hérissons, qu'on ne sait pur où nous prendre ; que les sans-culottes égorgeurs, que les tricoteuses de Robespierre sont les beaux et les belles de nos salons. Vous n'imagineriez pas combien ces choses nous nuisent ; on ne nous approche qu'en tremblant, tant on est certain d'être mangé ; et lorsqu'on se retire sans avoir été mordu par aucun de nous, on en témoigne une surprise impatientante et désagréable. La chose en est an point que, pour faire tomber ce préjugé honteux à notre égard, je me rends poli, flatteur, courtisan même ; je ne me reconnais pas.

Il est d'un très-grand intérêt que Italie nous respecte, nous estime ; sans cela jamais elle ne nous aimerait, et son affection tendre est nécessaire au maintien de notre influence dans le pays.

La république milanaise, cisalpine, comme on voudra l'appeler, s'organise avec rapidité. Je veille à ce que des excès n'en compromettent pas l'existence. Je veux éviter 93 en 96. Du sang versé dans les rues par le peuple, hors du combat, souillerait ma gloire et celle de l'armée que l'une et l'autre demeure intacte, avec cela on peut aller loin ; où irons-nous ?...

Adieu. Faites tout ce qu'il faudra pour que les députés, de retour, vous prodiguent et des éloges. Menez-les chez les hommes les plus agréables de Paris, chez Talleyrand-Périgord, par exemple, chez les ci-devants qui sont devenus nôtres ; évitez-leur trop de rapports avec cette canaille parleuse, turbulente, et qui ne cesse d'intriguer ; qu'ils causent avec Barras, Carnot, niais ic sauvez-leur Letourneur et La Révellière, honnêtes gens sans doute, mais dont l'un ne sait pas raisonner, et dont l'autre déraisonne toujours.

Qu'ils fréquentent nos savants Monge La Place, la Grange, Haüy, Lalande même, malgré sa folie ; nos meilleurs poètes, nos artistes : tout ce monde parle une langue qu'ils entendent merveilleusement. Ils sont fous de Chénier ; ils tiennent 'à causer avec Ducis. Serbelloni a mission d'Appiani auprès de David, Je vous assure que ce trio nous. vaut.

Adieu. Ne souffrez pas que Joséphine les reçoive avec les freluquets dont elle s'environne ; elle voit, je trouve, mauvaise compagnie, car ses intimes sont des nullités, ou tout au moins des inutilités. Il me revient qu'elle fait toujours la royaliste. Comprendra-t-elle jamais que ma femme ne doit avoir d'autre opinion que la mienne ?

Je vous embrasse.

Signé BUONÀPARTE.

 

Instruit par cette lettre du caractère des hommes qui nous arrivaient, je me conduisis en conséquence. Je ne sais pourquoi Serbelloni me plut davantage que ses collègues ; ses manières de grand seigneur y contribuèrent sans doute. Je lui fis un accueil particulier. Il était plus âgé que moi ayant alors environ quarante-quatre ans ; mais je m'attachai à ses formes bienveillantes, à sa noble façon d'agir ; il exprimait les sentiments les plus purs, les plus patriotiques. Certes celui-là n'aurait pas vendu la Lombardie aux étrangers.

Il me parla avec enthousiasme et vénération de Bonaparte, ne tarissant jamais d'éloges sur son compte, me disant de lui :

C'est le Scipion moderne. Jusqu'à présent, rien n'a fait clocher la comparaison entre lui et ce Romain illustre ; ils ont la même grandeur, un pareil génie, et un désintéressement égal. Je ne sais s'il reviendra riche d'Italie ; il pourrait revenir millionnaire. On ne peut lui reprocher ni pillage ni concussion ; c'est la vertu militaire et civile poussée au plus haut degré ; il est aussi habile en administration qu'a la tête d'une armée ; il ne peut plus s'arrêter dans la route Où il marche. Il me semble impossible que', parmi tant de couronnes de laurier que la victoire posera sur sou front, il n'y en ait pas une d'or et fermée, qui y reste toujours du consentement de quelque nation..

— Vous faites injure, dis-je en riait à son républicanisme.

— Je préjuge l'avenir, et rien avec. C'est une hypothèse comme une autre. Avant six ans l'Italie, s'il le voulait, le proclamerait son souverain. En attendant, nous passerons par la république.

Serbelloni ensuite m'expliqua le plan des patriotes de la péninsule. Je fus ébloui de ce qu'il présentait de vaste et d'imposant : cet empire romain relevé de ses ruines ; cette Italie, forte de son unité, jetant sa pesanteur dans la balance politique de l'Europe, eurent mon approbation. Je crus devoir en parler à Barras il me dit :

Cela est impossible. Eu le tentant, nous ferions trop crier l'Europe. D'ailleurs, à quoi bon créer un géant dont l'immensité colossale nous embarrasserait un jour ? Laissons Venise, la Toscane, Naples, home, le Piémont, indépendants les uns des autres ; organisons seulement la Lombardie, et ce sera déjà un magnifique et important ouvrage. Ne nous donnons pas trop d'embarras à la fois ; nous avons bien assez de ceux dont on nous accable.

— Mais, dis-je, il me semble que les affaires vont bien sur les bords du Rhin, où Moreau remporte des victoires, et en Italie, où le pape cédera trois légations, où le château de Milan capitule, et où le roi de Naples nous demande la paix.

— Oui, dit Barras, nous sommes au mieux avec Bellone ; mais la discorde est là et ne veut aucunement nous laisser reposer. Tandis que le général Bonaparte poursuit ses succès, qu'il s'empare de Livourne sous le bon plaisir du grand-duc de Toscane, ou nous fait des querelles avec lui. Les journalistes, les pamphlétaires ne-le laissent pas respirer ; il nous accuse de les exciter sous-main et assurément il a bien dû se plaindre à vous en termes positifs.

— Oui, dis-je, il a de l'humeur ; il trouve qu'on le traite mal, il veut donner sa démission.

— Ce serait à lui une action coupable que d'agir ainsi, et à nous un crime que de l'accepter. Les choses ne sont pas en position à ce que la république se passe de ses services. Nous nous boudons réciproquement, mais, au fond, no us devons nous aimer. Voyez, arrangez cela avec lui, car il serait pénible d'en venir à un éclat fâcheux.

 

J'aurais pu montrer à Barras une missive fulminante du général, arrivée de la veille, et dans laquelle il me disait :

Mon ami, on m'environne d'un nuage de calomnies, de fausses allégations, de mensonges, de turpitudes. Ne pouvant jouir du bonheur de me voir vaincre par les ennemis, on me combat avec les armes atroces de l'envie. Gens et mitres mien veulent les uns, de ce que je ne les laisse pas piller ; les autres, de mon refus de partager la prime du pillage. Ces petits ambitieux redoutent ma grande ambition ; ils crient par avance à l'injustice, si je veux, un jour, demander la récompense des services rendus. La sévérité de ceux qui n'ont aucun titre est incroyable envers ceux qui eu possèdent beaucoup. On admet sans examen tout homme inconnu, on scrute jusqu'au moindre acte de celui qui a fait prononcer son nom par la multitude.

Je ne peux supporter l'insolence des folliculaires ; c'est une race que j'ai en horreur, et j'adopte pour elle la généalogie que Voltaire donne à Fréron. Je voudrais pouvoir les tenir tous au milieu de mon armée, je vous promets que mes soldats les arrangeraient de manière à les faire taire pour longtemps. Le directoire les ménage ; il souffre qu'ils m'abreuvent d'humiliations, d'outrages, de sottises, d'inculpations infâmes. Je ne puis voir dans ces turpitudes l'exercice d'un droit ; c'est un attentat contre la vie, contre l'honneur d'un citoyen. Ils me feraient haïr la liberté et la république, si c'était possible. Je ne me tiendrai point tranquille que ces scélérats ne soient fustigés. Quoi ! je triomphe des souverains, je fais la loi en Italie, agrandis la majesté de la France, et j'en suis récompensé par des lazzis, par des pamphlets, par des dénonciations qui tendent à faire de moi un voleur ou un traître ! Cela ne passera pas ainsi. Je suis capable de tout, si je ne reçois pas une satisfaction éclatante. Demandez-Ia en mon nom, et tellement claire, tellement précise, qu'elle couvre de confusion mes lâches ennemis.

Addio, Signor.

BUONAPARTE.

Livourne, ce 12 messidor an 4 de la république.

 

C'était au milieu de ses succès que ce grand homme, tourmenté par des écrivains faméliques, trouvait lp moyen de s'en plaindre, et demandait à en être vengé. Le directoire sentait qu'il avait raison ; néanmoins, il ne savait comment s'y prendre pour ne point aller contre la liberté de la presse, et, en même temps, pour satisfaire le général. Le moyen d'accorder ces deux extrêmes amena des négociations actives, mit en mouvement madame Bonaparte, Cambacérès, Talleyrand-Périgord et jusqu'à madame de Staël, pour qui c'était un besoin que de se mêler à toutes les intrigues.

Il y avait de l'opposition dans le directoire. Carnot était charmé que l'on matât le fin Corse ; il résistait à toute démarche qui pût lui être agréable. Letourneur faisait comme lui. Barras flottait incertain ; mais cinq à six femmes l'entreprirent, toutes amoureuses de la renommée du général. C'était lutter pour lui avec trop forte partie ; d'ailleurs, au fond de son âme, il convenait que le plaignant avait raison. En conséquence, il proposa qu'une lettre serait adressée au général en chef de l'armée d'Italie, par laquelle le directoire, s'exprimant collectivement, désavouerait les malices, les injures, les insinuations des gazetiers ennemis.

Carnot se refusa long-temps à consentir à cette voie d'accommodement ; et, lorsqu'on lui disait que Bonaparte pourrait donner sa démission, si on ne le contentait pas, il répondait

Tant mieux ; il y aura dans la république plus d'un général bon à le continuer, et sa retraite désaccoutumera l'armée à rie jurer que par un seul officier.

Cependant il dut se rendre à la volonté de ses collègues, qui parurent déterminés à prendre l'initiative s'il se refusait à se joindre 'à eux. La lettre dont j'ai eu une copie, et qui certainement est imprimée, ne se retrouve pas dans-mes papiers. Je n'y vois qu'une note ainsi conçue, et qui en apprendra assez au lecteur.

Le directoire a écrit avant hier (1er août 1796), pour l'assurer.de son estime, de sa confiance, de son indignation contre les folliculaires qui attaquent la loyauté et la constante fidélité de ses services.

Les sommes considérables que la république doit à vos victoires (porte la lettre) prouvent que vous vous occupez tout à la fois de la gloire et des intérêts de votre patrie. Jamais il n'a été question de votre rappel ; jamais, non jamais le directoire, jamais aucun de ses membres n'a pu penser à donner un successeur à celui qui conduit si glorieusement nos républicains à la victoire. Tous les bons citoyens sont d'accord pour vous rendre justice ; vous n'aurez pas de peine à mépriser les autres.

Cette lettre, où la chaleur nuit un peu à la dignité, n'en aura que plus de force contre les accusateurs de Bonaparte. On voit qu'elle est inspirée par un sentiment profond de l'injustice commise envers ce général, et pour laquelle l'esprit de parti s'est saisi, et autorisé de choses et de paroles qui n'y avaient aucun rapport.

Le directoire se déshonora en écrivant cette lettre. Elle ne contenta point Bonaparte, mais il en profita. Elle devint une sorte de titre qui lui servit à se rendre plus exigeant, et il m'écrivit à ce sujet la lettre suivante

Vous avez dû voir quel avantage on trouve à faire du bruit. Les poltrons et ceux dont les plans n'ont rien de fixe s'épouvantent du moindre embarras dans lequel on les jette. Le directoire est pleinement dans ce cas. Ces gens n'ont pas de centre commun d'unanimité, de vue ; ils vivent au jour le jour. Cela ne peut durer, parce qu'enfin nous sommes quelques-uns qui en savons plus que lui. Quand je dis nous, c'est pour rendre ma phrase plus modeste. Je tourmenterai mes ennemis de mille marnières.... Ah ! si je les contraignais à faire mon éloge !.....

 

C'était ainsi que s'exprimait cet homme extraordinaire, qui a bien réussi dans ce noble désir. Oui, ses ennemis lui rendent enfin la justice qu'il mérite ; ils reconnaissent ses grandes qualités, et c'est bien à lui que lion peut appliquer ces vers du poète Le Brun, dans son ode :

Vivant, nous blessons le grand homme ;

Mort, nous tombons à ses genoux.

On n'aime que la gloire absente

La mémoire est reconnaissante,

Les yeux sont ingrats et jaloux.