HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE III.

 

 

Sûreté publique compromise. — Un acte de vol. — Lettre d'un royaliste à un chef de voleurs. — Effroi de deux directeurs. — On fait de recherches dans Paris. —Une dame compromise. — Elle écrit à Barras. — Notre convention à ce sujet. — Le poète Lebrun. — Le peintre Girodet. — Barras me raconte les détails de son entrevue avec l'inconnue mystérieuse.

 

On ne pouvait se plaindre de cette façon de dévaliser un financier ; c'était une sorte de réduction sur ses bénéfices dont la cour des comptes ne devait pas connaitre, et que certes il ne lui a pas soumis ; mais il existait par mal-beur à cette époque des brigandages autrement organisés. Il y avait par toute la France absence totale de surveillance publique et de bonne administration municipale. Les filous, les escrocs, les voleurs de tous genres, les brigands, les chouans, les chauffeurs, désolaient la surface de l'état, sans qu'or songeât à prendre ces mesures promptes, vigoureuses et répressives, qui rétablissent la tranquillité et la sécurité presque instantanément, telles que Bonaparte commanda dès son entrée au pouvoir, et qui eurent un tel succès.

On ne voyageait qu'en tremblant, ou escorté par de la gendarmerie ; chaque chemin creux était un coupe-gorge, chaque bois une Forêt-Noire ; à peine s'il y avait de la sûreté dans les auberges, à tel point tout était bouleversé. Des plaintes s' levaient ; comment y faire droit ? Le brigandage se rattachait souvent à des causes politiques. Ce dévalisent' de grande route était un gentilhomme de nom et d'armes, très-bien famé dans sa province, et qui faisait de cette manière la guerre au nom et pour le compte du roi. Ailleurs c'étaient des jacobins an désespoir, des débris d'armée révolutionnaire qu'il fallait ménager, crainte de pis. Les vrais voleurs se perdaient dans ces classifications, et la police sans énergie ne luttait contre le mal qu'avec impuissance et mollesse.

Je me souviens pourtant qu'un acte de pillage, commis dans la commune de Dugny département de la Seine, produisit un grand effet sur les directeurs, à cause d'abord de la proximité de Paris, et du nombre et de la qualité présumée des dévaliseurs.,

Vers les onze heures du soir, le 5 juin 1796, vingt hommes bien armés se présentèrent chez le citoyen Benoit, cultivateur et fermier d'un moulin à eau assez considérable situé dans cette commune, et à deux cents pas à peu près des autres habitations. Ils frappèrent à la porte, demandant au nom de la loi qu'on la leur ouvrit ; et, sur une réponse peu satisfaisante, ils l'enfoncèrent au moyen d'une grosse pièce de bois. Pendant que plusieurs d'entre eux étaient occupés à cette expédition, d'autres tiraient plusieurs coups de pistolet sur le citoyen Benoit, qui riposta de son mieux par la croisée : personne ne fut blessé de cette décharge réciproque.

Les voleurs étant parvenus à briser la porte, entrèrent dans le moulin. Le premier qu'ils rencontrèrent fut le garçon de garde, qu'ils attachèrent sur son lit, en lui prenant sa montre, ses hardes, son argent, et jusqu'à ses boucles d'oreilles, qu'ils arrachèrent pour les avoir plus tôt. Ils montèrent ensuite à la chambre du propriétaire, vers la porte de laquelle ils dirigèrent aussi les coups d'une pièce de bois, et ils l'enfoncèrent facilement. Entrés alors, dans la chambre, huit se précipitent sur le citoyen Benoît, et veulent Je terrasser, lui mettant aussi le pistolet et le poignard sur la gorge, afin de le contraindre a dire où il cache son argent et ses effets précieux.

Voulant sauver ses jours et ne lui restant plus aucun moyen de défense, il leur donna ses clefs ; plusieurs s'en saisirent, et le quittèrent pour aller le dévaliser. Pendant qu'ils fouillaient les armoires et détachaient les montres e le citoyen Benoit qui n'était plus tenu que par trois ou quatre, fit de nouveaux efforts pour se débarrasser de leurs mains. A force de se débattre, ïl parvint près de la fenêtre, par laquelle il se jeta ; mais ils le retinrent par les cheveux. Forcés enfin de le lâcher, à cause du poids de son corps, ils le laissèrent se précipiter perpendiculairement, ce qui le préserva des accidents d'une chute dangereuse.

A peine fut-il en bas qu'il fut assailli de nouveau par ceux demeurés en sentinelles devant la porte. Il fut encore assez heureux pour leur échapper en traversant deux rivières et en se cachant dans une pièce de seigle, où il demeura jusqu’à l'arrivée de secours nombreux. On lia dans son lit sa femme, malade depuis quelque temps ; et on doit croire quelle était sa frayeur de se trouver au pouvoir de ces bandits, qui, en sa présence, ouvrirent et crochetèrent les armoires, commodes, coffres, etc.

Il y avait dans la maison du meunier quatre femmes et sept hommes ; mais plusieurs-, quoique éveillés, ne purent donner aucun secours, la porte des uns étant gardée, d'autres, dans leur effroi, n'ayant songé qu'à se cacher. Cependant les deux gardes-moulin furent assez courageux pour traverser cette troupe voleuse ; l'un courut à la gendarmerie du Bourguet, l'autre au village de Dugny ; mais on ne put arriver à temps des deux endroits pour faire la capture de la bande, qui, se doutant des secours proches à venir, s'évada en toute hâte, emportant avec elle ce qui s'était d'abord trouvé sous la main. Les voleurs se sauvèrent tous ; on ne put en atteindre ni même en apercevoir aucun.

La seule capture que fit un gendarme fut une lettre trouvée par terre, à peu de distance du moulin ; elle était timbrée de Paris, et écrite par un personnage qui signait sans doute un nom convenu. Voici ce qu'elle disait :

Vous faites bien de vous rapprocher de nous ; c'est dans Paris où vos hommes peuvent nous être utiles, puisqu'ils sont propres à tenter un coup de main. Il y a dans cette ville tant de scélérats à punir, à commencer par les directeurs, que la besogne ne manquera pas aux vôtres. Si, dans le nombre, il en était de bien déterminés, on pourrait tenter un coup de maître. Venez en causer avec moi. L'argent ne manquera pas après le succès ; en attendant, entretenez la bravoure de ces dignes royalistes en les faisant vivre aux dépens des jacobins.

Adieu. Tout à vous.

NATOS CLÉMENT.

 

Il y avait alors un régicide honnête homme au ministère de la police, le conventionnel Cochon, qui, peu satisfait de ce nom, le changea sous l'empire contre celui bien plus sonore de comte de Lapparent. C'était, à part ses opinions, un personnage bien vu de tous, qui craignait les excès, qui avait participé à la mort du roi par frayeur seule, et non par conviction. Cet acte le tourmentait ; aussi comme pour s'en blanchir, faisait-il une police douce, peu active, point gênante, au gré des administrés, et point à celui des gouvernants. On lui remit la lettre ci-dessus ; il s'en vint en grande hâte l'apporter au directoire. La frayeur de Rewbell et La Révellière fut, dit-on, comique, à ce que Barras nous conta ; ils voulaient qu'on les environnât de canons, et le dernier, principalement, demandait que l'on plaçât une petite batterie à la porte de son antichambre.

Carnot se moqua de lui : cela devait être. Barras conclut que le courage n'excluait pas la prudence, et des recherches actives-furent ordonnées. Il eut l'idée d'envoyer chez les papetiers, afin de voir si aucun d'eux ne reconnaîtrait à la forme, au grain et à la marque, si le papier de la lettre était sorti de son magasin. Il y en eut un, qui habitait la rue de Thionville, qui dit reconnaître cette feuille comme ayant fait partie d'un cahier vendu à une jeune femme très-jolie, que certainement il désignerait si elle lui était présentée.

Cette qualification de jolie femme, donnée à une conspiratrice, mit Barras en feu. Il ordonna que les recherches les plus actives pour la retrouver fussent faites ; et la première fois que nous nous accointâmes, il me témoigna son vif désir de la rencontrer.

Il me semble, dit-il, que je serais fou d'une factieuse charmante ; que je mettrais une vive insistance à m'en faire aimer. Je suis las de ces beautés faciles...

— Ah ! sire, répondis-le en riant, votre majesté est-elle déjà dégoûtée de la couronne ?

— Au moins des flatteurs et des complaisantes.

— Et des travaux

— Que Satan les emporter j'en suis accablé. Le pouvoir est quelque chose, mais que d'ennuis il traîne à sa suite ! Je crois que, pour être roi sans peine, il faut être né dans la royauté. Hors cela, il y a trop de mal à l'apprentissage ; non point que force douceurs ne se trouvent mêlées là-dessous ; mais enfin, somme totale, un directeur est plus heureux qu'un roi, et un bourgeois riche qu'un directeur. Il est honoré de ses voisins, et les journaux ne se mêlent de ses plaisirs ni de ses affaires.

Deux jours après, je reçus un message de Barras. J'étais accoutumé à ces façons ; je ne m'en tourmentais plus. J'arrive, il vient à moi, la figure rayonnante.

Mon bon ami ! un vrai roman, une aventure dans les règles. Voyez-vous cette lettre ?

— Oui

— Voyez-vous celle-là-Oui.

— Que vous semble du papier et de l'adresse ?

— Que l'un et l'autre sont pareils ; que toutes les deux sont de la même main.

— Et vous avez raison. Celle-là est tombée de la poche d'un voleur chouan ; celle-ci m'est adressée par une jolie femme ; et toutes les deux partent de la même personne.

Ceci m'intrigua ; je témoignai quelque curiosité. Barras m'avait appelé pour me faire partager sa joie, et non pour me rien cacher. Il prit la seconde lettre, et me la lut ; elle disait :

Monsieur le vicomte, vous me cherchez ; je pourrais velus échapper toujours ; mais il me plaît de me faire connaître. Je suis votre ennemie, puisque vous êtes celui du roi. Je cherche à vous perdre, mais non-de ma main, abandonnant à d'autres celui de punir votre perfidie. Je pourrais vous échapper, en compromettant des amis fidèles et dévoués ; tandis qu'en me livrant à votre police, je les sauverai. Cependant, avant que de me remettre dans les mains de cette canaille je désire vous parler. Choisissez le lieu, si vous avez peur ; sinon je vous attendrai demain au soir sous la terrasse des Tuileries, au bord de l'eau, et sur le quai.

Barras épiait ma physionomie, et lorsque feus achevé de lire

Eh bien ! n'est-ce pas une femme délicieuse

— C'est, répliquai-je, agi moins une créature adroite, qui veut vous tromper.

— Et pourquoi cela ? Ne peut-il y avoir en elle un peu de cet héroïsme, dont tant de femmes royalistes donnent les preuves chaque jour ? La tournure, d'ailleurs, de son billet, n'est pas commune ; elle annonce de l'esprit, de l'originalité. Certainement, je verrai cette dame.

— Ici, je présume, puisqu'elle vous le propose.....

— Bon ! Et par là je témoignerais que j'ai peur. None j'irai la trouver en plein air, puisque cela lui convient davantage. Nous nous rencontrerons sous les Tuileries.

— Eh ! si un guet-apens est organisé ?

— Je le braverai. D'ailleurs cet endroit est facile à faire garder sans affectation ; quelques hommes sur place aux deux extrémités, et en bas le long de la Seine, suffiront à ma sûreté.

— Mais si, au lieu de la dame, vous trouvez des conspirateurs armés ?

— Ne la calomniez pas. Au demeurant, il me plan de tenter l'aventure, et, coûte que coûte, je nie satisferai. J'ai tant de fois exposé ma vie pour choses qui m'étaient indifférentes ; je peux bien ici la jouer pour mon contentement.

 

Je n'eus plus d'objection à faire ; je dus céder à la fantaisie du directeur. Il avait cette chaleur impétueuse des méridionaux, cette vivacité qui leur fait tout braver, selon le désir de leur cœur ou de leur tête. En un mot, s'il manquait de génie, il possédait le courage moral au plus haut degré ; et, mu par une curiosité de galanteries, il était en ce moment disposé à commettre une imprudence. Je me contentai de lui recommander de prendre ses précautions ; il me le promit, et j'ai lieu de croire qu'il n'en fit rien. Il me recommanda de venir exactement ce même soir au Luxembourg, après l'heure du rendez-vous, afin qu'il pût me conter tout chaud ce qui se serait passé entre lui et la belle inconnue.

Je ne manquai d'accourir vers onze heures. Un post-scriptum du billet désignait dix heures. Barras n'était pas encore rentré. Il avait donné ordre qu'on me fit attendre-dans son salon, où je trouvai le peintre Girodet et le poète Lebrun. Je voyais rarement celui-ci, car je le méprisais fort, et souvent l'artiste, nue j'aimais beaucoup. L'un et l'autre avaient une audience du directeur, qui, certes, ne s'en ressouvenait plus. Lebrun nous régala d'une douzaine d'épigrammes, toutes plus malicieuses les unes que les autres, et qu'il fit suivre de la lecture de je ne sais plus quelle ode, en la gloire des directeurs.

Cela terminé, enfin, non sans peine — car il parlait et récitait sans cesse ses productions énergiques, brillantes, fortes de pensées et de mots énergiques —, je pus causer des beaux-arts avec Girodet. Je fis, ce soir-là, une remarque singulière ; c'était avec quel feu, quel enthousiasme, il louait les grands peintres, chefs des diverses écoles, et combien il paraissait souffrir lorsque je faisais ainsi que lui. On aurait dit qu'il n'était pas jaloux des éloges donnés par lui-même ; tandis que ceux qui venaient des autres lui déplaisaient comme si on les lui ravissait à son détriment. J'ai vu, depuis, se répéter dans Girodet cette même singularité. Cet illustre peintre avait une jalousie fâcheuse qui le dévorait. C'était autant l'amour de la gloire qu'une envie honteuse. Il souhaitait avec tant d'ardeur la palme de son art, qu'il craignait sans cesse d'en être reculé, si on accordait à d'autres, à un degré supérieur, les qualités qu'il aurait voulu posséder seul en ce moment.

Vers minuit, et pendant que je me livrais à une vive et secrète inquiétude, Barras arriva enfin. La présence des deux solliciteurs sublimes le contraria visiblement ; et, pour se défaire de leurs importunités, il se hâta de leur accorder la grâce que chacun sollicitait. Cela fait, il les congédia sans trop de cérémonie. Dès que nous fiâmes seuls

Que vous m'avez inquiété ! lui dis-je.

— Elle est divinement belle, dit-il aussi.

— Ne vous est-il rien arrivé de fâcheux ?

— C'est un caractère de démon et d'ange.

A ce dernier mot, j'arrêtai mes questions. Ce qui sortait de la bouche du directeur me prouvait qu'il était revenu sain et sauf de son aventure téméraire. Lui continua :

J’ai demeuré deux heures avec elle ! deux minutes ! deux secondes ! Le temps allait plus vite que ma pensée, plus rapidement que mon désir. Écoutez de point en point les détails de cette scène neuve et piquante. Je suis arrivé devant le pavillon de Flore à dix heures moins un quart, et sur-le-champ j'ai poursuivi mon chemin par le quai, jusqu'à la place de la Révolution ; je n'ai rien trouvé sur mon passage qui Fit digne de mon attention. Quelques passants épars, allant à leurs affaires ; des courses rapides, telles que le font des gè as pressés de rentrer chez eux. Mon inconnue n'était point là Je reviens sur mes pas ; je vois venir à moi une femme à la taille élancée, sans être néanmoins dépourvue d'embonpoint. Il y avait dans sa démarche quelque chose de gracieux, de juvénile, de ferme et de timide tout à la fois, qui me fit dire : C'est elle ! Je ne me trompais pas.

La lune donnait en plein sur mes traits, que je ne cherchai plus à cacher. La dame passa, me vit, hésita de continuer sa route. Je vis son indécision ; je m'arrêtai ; elle en fit autant. Prenant alors mon parti, je vais à elle.

Est-ce moi que vous cherchez ? demandai-je.

— Oui, vous précisément, me répond une voix argentine et toute pareille aux sons d'une flûte douce, vous, que je devrais haïr, et que j'ai poursuivi jusqu'à ce jour de ma juste colère.

— Et maintenant, m'en voulez-vous moins ?

—Oh ! je ne change pas aussi vite ; mais, ainsi que déjà le vous l'ai mandé, la vivacité des poursuites faites par votre ordre compromet les jours de personnes que j'aime plus que ma vie et j'ai préféré me sacrifier à vous les laisser immoler.

— Je suis donc bien coupable à vos yeux ?

— Beaucoup, autant qu'il est possible de l’être,

— Et je ne puis espérer de le devenir moins ?

— Non, car vous persisterez dans vos crimes.

— Le mot est dur.

— Il est mérité. Assassin de votre roi...

— Ah ! madame.

— Souffrez des épithètes que vous avez recherchées par vos actes sacrilèges. Tremblez qu'un compte terrible ne soit exigé de vous en retour du sans que vous avez versé.

Jusque là poursuivit Barras en revenant au ton du récit, car auparavant il prenait celui du dialogue, nous étions lieurs immobiles l'un devant l'autre ; les allants et venants nous regardaient ; deux ou trois s'arrêtèrent à quelque distance. M'avaient-ils reconnu La curiosité, dans tous les cas, était dangereuse ; il ne convenait pas.de lui fournir un aliment. J'interrompis le fil de notre conversation pour faire observer à ma compagne que nous ferions mieux de marcher ; elle y consentit. J'offris mon bras par un geste ; elle laissa tomber le sien le long de son corps, mais je dirigeai nos pas vers les Tuileries, et à la faveur de la lune je pus examiner le visage qui appartenait au beau corps mon voisin.

J'accompagnais une femme âgée d'environ vingt-deux ans ; elle eût été trop vieille si on lui en eût donné vingt-cinq. Elle est belle, mon cher citoyen, belle à ravir en extase ; je ne sais la couleur de ses yeux, ils sont seulement aussi grands que sa bouche est petite ; c'est un chef-d'œuvre de la nature que cet ensemble charmant. Je ne pus modérer les termes de mon admiration ; ma compagne m'a répliqué sévèrement ; nous sommes revenus au ton de la querelle. Je lui ai dit presque avec aigreur que si j'étais coupable elle ne l'était pas moins, en se liant à des voleurs de grande route, à des briseurs de portes fermées, dont le royalisme se manifestait par le pillage et l'incendie. L'inconnue a répliqué que ces misérables n'avaient aucun rapport avec elle.

— Vous leur écrivez, cependant.

— C'est ce qui vous trompe, m'a-t-elle dit, car je ne les connais point, je vous jure.

— Et votre lettre ?

— M'a été dictée, voilà tout.

— Vous n'êtes donc qu'un instrument de conspiration ?

— Je me suis refusée, a-t-elle reparti avec une fierté noble, à participer de ma volonté à des actes que je réprouve ; mais, en nième temps, il n'y en a oint, parmi les serviteurs des princes, de plus fidèles, de plus dévoués que moi.

— Mon malheur est grand, ai-je dit alors, d'are contraint à vous combattre. Il me serait si doux vous aimer et de vous estimer 1

— Votre amour m'épouvanterait, votre estime serait une flétrissure. Il ne peut y avoir de commun entre vous et moi que l'échafaud, auquel je me dévoue, et où vous allez me faire monter.

— A Dieu ne plaise, me suis-je écrié vivement, que j'ajoute ce crime à mes fautes, à mes erreurs, comme il vous conviendra. J'ai pu commander à la justice de vous poursuivre avant que de vous connaitre. Maintenant ma seule insistance vous tourmentera.

— Vous êtes cependant un jacobin féroce.

— Je suis, malgré vos allégations, tin homme d'honneur, un Français digne de respect, à cause de l'amour qu'il porte à la France. J'ai pu me tromper ; peut-être je me trompe encore, mais au fond mes intentions ont été et sont pures encore.

— Je voudrais le croire, a répliqué l'inconnue en soupirant.

— Je vous en convaincrai, j'espère, si vous me permettez de vous revoir. Ne conservez plus aucune inquiétude pour vous, pour nos personnes dont vous me donnerez la Liste, je vous jure qu'elles seront désormais à l'abri de tout danger.

— Me le promettez-vous foi de gentilhomme ?

— Oui, foi de Barras, puisque celle de chef de la république ne vous suffit pas.

— Eh bien ! M. le vicomte, demain je reviendrai à vous à votre audience publique. Deux choses m'y amèneront le bonheur de ne plus craindre pour ceux qui me sont chers, et la pensée que peut-être

Elle s'arrêta. Je devinai la fin de sa phrase : je vous gagnerai à la bonne cause.

C'était là certainement ce qu'elle voulait dire. Je la laissai dans sa chimère, formant la mienne du bonheur de lui plaire un four. Elle m'a prié de la laisser à l'entrée du pont dei Tuileries ; j'ai obéi, et nous nous sommes séparés, elle fort agitée, moi ému au-delà de toute expression. Si bien qu'au lien de revenir ici directement, je me suis mis à parcourir les deux rives de la Seine,-à rêver d'amour, à faire le jeune homme, le Céladon, choses fort ridicules à mon âge et à ma position dans le monde.

 

Je savais ce que la politesse me commandait en un cas pareil, et ma réplique ne se fit pas attendre. Barras me dit ensuite :

C'est une personne de qualité, d'une beauté très-remarquable. Ma surprise est grande de ne pas l'avoir reconnue. Au reste, je suis entraîné vers elle par tout ce que le mystère a de gracieux et de piquant. C'est une aventure très-distinguée, et je ne me tiendrai pas tranquille avant que de l'avoir conduite à sa fin naturelle.

Je devais m'attendre à cette conclusion. Je l'approuvai, n'ayant aucunement la pensée d'inspirer des idées raisonnables à un homme qui me paraissait amoureux outre mesure. Je le quittai qu'il était deux heures du matin, tant nous avions trouvé le moyen de parler. Barras, saris trop s'occuper des affaires du gouvernement, s'endormit d'un sommeil que des songes d'amour bercèrent sans doute ; et moi je regagnai pédestrement, et non sans dangers, ma demeure ; car en vérité à cette époque d'anarchie constituée, la forêt de Bondy était moins périlleuse que le trajet nocturne à travers les rues de Paris. Heureusement que je ne rencontrai qu'une patrouille, qui eut envie d m'envoyer coucher au corps-de-garde, afin de me convaincre, je présume, de son pouvoir souverain.