HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE X.

 

 

Comment allaient les affaires. — La république mise au pillage. — La Révellière. — Anecdote sur son compte, rapportée par Bonaparte. — Rewbell jugé par ce dernier, — Jalousie entre Carnot et Barras. —Soirée au Luxembourg. — Le peintre Girodet. — Deux classes de l'Institut passées en revue. — Installation de l'Institut. — Delille refuse d'y siéger. — Ce que disent à ce sujet Rewbell et Barras.

 

La ville de Paris semblait avoir changé de face depuis la constitution nouvelle ; toujours agitée jusque là par les meneurs des rues, par les provocateurs en sous-ordre qui la bouleversaient dans l'intérêt d'une faction, elle se reposait de tant de mouvements en sens, inverse. Le premier moment fut donc favorable à l'administration directoriale ; on aimait l'apparence d'un pouvoir suprême concentré sur un petit nombre de têtes, et qui ne nécessitait plus des démarches à l'infini et des courses sans nombre auprès des membres de tant de comités. La police, si longtemps inerte et sans action utile, reprit de la vigueur, veilla à la sûreté générale, au bon ordre, à la salubrité ; elle fut soutenue par l'autorité, et ne recula plus devant la fantaisie d'un simple citoyen.

Chacun enfin comprit que pour être heureux il ne faut pas demeurer sous le commandement de la multitude ; ce fut, au reste, le premier pas qui nous rapprocha de cette royauté dont chaque jour, jusque là on s'éloignait davantage. La gaîté, jusqu'alors comprimée, reparut avec éclat ; on put donner des bals, des fêtes, recevoir ses amis, sans craindre qu'une réunion joyeuse fût dénoncée, et qu'on la présentât sous l'apparence d'une conspiration active. Les femmes, qui n'avaient plus d'influence — leur règne était suspendu depuis 1789 —, recommencèrent à reparaître avec éclat, dépassèrent bientôt le directoire, le domptèrent et s'emparèrent de lui. Chaque directeur eut ses amies, ses favorites, ses maitresses ; le salon de Barras, entre autres, devint un vrai boudoir ; chaque jour des créatures de bonne volonté, jeunes et jolies, grandes dames ou grisettes, y affluaient et en faisaient les honneurs, sans trop l'honorer.

Tout fournisseur, entrepreneur, agioteur, envoyait là sa douce moitié, pourvu qu'elle eût une figure passable. Il devint d'ailleurs de règle, dès ce moment, de n'épouser que des filles dont les charmes pussent être utilisés ; la beauté lui tenait lieu de dot ; et, si la fidélité conjugale en souffrait, la fortune du ménage y trouvait à profiter : ce monde prétendait que la compensation était parfaite.

Je ne sais comment les admirateurs du directoire parviendront â dissimuler ces mœurs corrompues, ce débordement de vices et de dissolutions qui nous inonda. Jamais l'immoralité ne fut plus patente, pins audacieuse ; jamais le pillage et la mauvaise conduite n'eurent plus de succès ; tout s'achetait, parce qu'on trouvait des vendeurs pour tout. Il y avait des taux qui donnaient le droit d'affamer les armées, de les laisser sans vêtements, de faire mourir de misère et sans se. cours les soldats dans les hôpitaux ; de dilapider les deniers publics ; nul ne se cachait de ce trafic odieux. On savait quelle citoyenne tenait bureau de recette au nom de tel fonctionnaire ; on allait là marchander la friponnerie ; tant pour voler jusqu'à tel point, tant pour arriver à tel autre. Puis venaient les pots de vin pour l'entremetteur, pour la bien-aimée, pour la soubrette, pour les alentours ; bref, l'or et l'argent, versés à pleines mains, étaient repris au centuple aux dépens de la république, qui demeurait exposée à l'avidité de ces harpies en tous genres.

Que j'ai vu d'intrigues infimes se nouer et se dénouer sous mes yeux ! L'avidité rendait tout licite ; elle faisait rentrer par centaine les émigrés, et obligeait à fuir du royaume ceux dont la dépouille était bonne à prendre. Cela s'appelait faire des affaires et gouverner loyalement.

Chacun des directeurs était, à tort ou à raison, le point de mire de cette engeance dilapidatrice ; on parvenait à eux à un titre quelconque. Le bossu La Révellière ne savait rien refuser aux fripons qui, abjurant en ses mains un catholicisme menteur ou un athéisme de convention, se convertissaient, disaient-Ils., au culte théophilanthropique. La Révellière, grand-prêtre de cette secte dont la religion était de n'en pratiquer aucune, se montrait rempli de tendresse pour ses disciples, les voyant avec jubilation assister, chaque décade ou dimanche, au service prétendu divin que ce pauvre petit homme célébrait avec une momerie bien ridicule. Se me le représente encore, vêtu d'une aube blanche, ceint d'une écharpe bleue, présenter à l’Auteur de la nature une corbeille de bois doré, remplie de fleurs et de fruits achetés à la halle, et pas trop cher toutefois, attendu que la parcimonie du souverain pontife égalait sa ferveur.

Il y avait dans La Révellière une plaisante jalousie de métier 'envers le pape ; il s'inquiétait beaucoup de ce que Pie VI pensait de lui, et, en qualité de chef de culte, il vouait au saint père la haine de Mathan pour Joad. Il tâchait, à tout prix, de se faire des prosélytes, de propager sa religion ; c'était là le soin unique de sa vie ; les intérêts nationaux ne venaient chez lui qu'en second rang ; il s'en débarrassait sur ses collègues qui ne demandaient pas mieux que de lui voir perdre le temps à jouer à la chapelle.

Certes, le général Bonaparte ne pouvait échapper à son ardeur de conversion ; aussi l'obsédait-il de toutes manières. Voici ce que cc dernier raconte à ce sujet :

Après mon retour de l'armée d'Italie, je me trouvai, tout-à-coup, et sans que je pusse en deviner la cause, l'objet des soins, des attentions, des cajoleries du directeur La Révellière. Un jour il m'offrit de dîner strictement en famille, et cela, prétendait-il, pour être plus ensemble. J'acceptai, et, en effet, nous ne fûmes que lui, sa femme, sa fille et moi ; et tous les trois, par parenthèse, étaient des chefs-d’œuvre de laideur. Après le dessert les deux femmes se retirèrent, et la conversation devint sérieuse. La Réveillère s'étendit longuement sur les inconvénients de notre religion, sur la nécessité néanmoins d'en avoir une, et vanta, avec de grands détails, celle qu'il prétendait instituer, la théophilantropie. Je commençais à trouver la conversation longue et un peu lourde, quand, tout-à-coup, se frottant les mains, et avec un air malin, il me dit :

De quel prix pourtant serait une acquisition comme la vôtre ! de quelle utilité, de quel poids ne serait pas votre nom ! et comme cela serait glorieux pour vous ! Allons, qu'en pensez-vous ?

J'étais loin de m'attendre à une proposition pareille ; toutefois je répondis avec humilité que je ne me sentais pas digne d'un et honneur, et puis que dans les routes obscures j'avais pour principe de suivre ceux qui m’avaient devancé, et qu'ainsi j'étais résolu de faire là-dessus comme mon père et ma mère.

Une réplique aussi positive fit bien voir au grand-prêtre que je n'étais pas un néophyte facile t catéchiser ; aussi, depuis ce moment il cessa de me traiter avec tendresse et je n'eus pins à me louer de lui.

Quant à Rewbell, poursuivait Napoléon, qui le connaissait bien, et le jugeait néanmoins avec trop de ménagement peut-être, c'était un des meilleurs avocats de Colmar ; il avait de l'esprit, de celui qui caractérise un bon praticien. Il influença presque toujours les délibérations. Il prenait facilement des préjugés, croyait peu à la vertu, et était d'un patriotisme assez exalté. C'est un problème que de savoir s'il s'est enrichi au directoire. Il était environné de fournisseurs, il est vrai ; mais, par la tournure de son esprit, il serait possible qu'il se fût plu seulement dans la conversation de gens actifs et entreprenants, et qu'il eût joui de leurs flatteries sans leur faire payer les complaisances qu'il avait pour eux. Il portait une haine particulière au système germanique. Il a montré de l'énergie dans les assemblées, soit avant, soit après sa magistrature. Il aimait à travailler et à agir ; il a été membre de la constituante et de la convention celle-ci le nomma commissaire à Mayence, où il montra peu de caractère et nul talent militaire ; il contribua à la reddition de la place, qui pouvait encore se défendre. Il avait, comme tous les praticiens, un préjugé d'état contre les militaires.

 

Le pauvre Letourneur ne pouvait guère faire mieux que ses collègues ; il donnait sa voix quand on la lui demandait, sans jamais être d'aucun poids dans la balance. Carnot, ordinairement, l’entrainait avec lui. Carnot, déjà l'adversaire de Barras qui le jalousait, Carnot, dont l'inflexible probité ne s'accommodait guère de ce qui se passait autour de lui, voyait de mauvais œil cette influence féminine, cette perdition coin piète des mœurs, cette concussion flagrante qu'il accusait sans cesse sans arriver à la faire punir, car il naissait de toutes parts des soutiens à la friponnerie. Il ne s'en taisait point, et cette humeur farouche anima plus tard contre lui des collègues qui le condamnèrent, non parce qu'il était coupable, mais, parce qu'il montrait trop de vertu.

Il n'aimait ni madame de Staël, ni l'ancien évêque d'Autun, ni le général Bonaparte. Il disait, de la première, que c'était Ninon moins la beauté et avec l'ambition de plus ; du second, qu'il avait du cardinal de Richelieu l'astuce, et pas le génie ; du troisième, qu'il imiterait César. Je le vois, disait-il, prêt à passer le Rubicon, pour peu qu'il le .trouve guéable. Quant à Barras, il prétendait qu'il possédait- tous les vices du régent de Louis XV, sans en avoir une seule qualité. Toujours frondeur chagrin, toujours enfant enthousiaste de la république, il ne voyait qu'elle, ne vivait et ne travaillait que pour elle.

Tel était l'état de Paris à la fin de 1795 et au commencement de 1796 ! On s'amusait beaucoup, et on s'inquiétait peu des revers publies. Nos armées, loin de marcher à la victoire, étaient presque refoulées sur les frontières. L'attitude des ennemis devenait menaçante ; et, dans l'intérieur, on continuait à conspirer contre le gouvernement et en faveur de la monarchie.

Je vins chez Barras le 2 janvier au soir ; j'y trouvai le général Bonaparte, madame de Beauharnais, Girodet !e peintre, jeune enthousiaste des arts, qui, récemment arrivé de Rome, brillait du feu sacré ; homme de goût cependant plus que de génie, et plus habile dessinateur que compositeur sublime ; embarrassé quand il fallait placer un grand, nombre de figures sur une toile, mais hors de pairs lorsque. ses groupes n'avaient à présenter que peu de personnages. Girodet jeune alors et dévoré de l'amour de la gloire, aimait la ré.. publique avec la passion dei amant pour sa première maîtresse. Il faut le dire, tous à cette époque étaient ou patriotes ardents ou royalistes exagérés ; la modération n'existait que dans certaines âmes faibles, le reste demeurait complètement exagéré. Ainsi e les artistes faisaient comme les autres. Oh ! que je me rappelle avoir entendu avec transport le peintre Gérard, par exemple, prodiguer le feu de sa belle imagination à traîner moralement dans la boue les vices de la royauté, nous animer contre les cours comme alors il était animé de patriotisme ! C'était le plus chaud républicain de l'Europe ; et je dois lui rendre cette justice, dont il me saura gré, il était également celui dont les sentiments paraissaient le plus sincères.

Girodet, son émule, n'avait pas acquis encore la haute réputation à laquelle il parvint depuis ; on espérait qu'elle serait-néanmoins supérieure, et son Endymion promettait peut-être au-delà de ce qu'il a tenu. J'entrai dans le salon du directeur, au milieu d'une conversation animée. Il s'agissait du poète, Delille, qui, naguère nommé membre de l'Institut au moment de la création de ce corps littéraire, venait de refuser l'honneur d'en faire partie. Pour mettre le lecteur au fait de ce trait de notre histoire littéraire, tl faut que je reprenne ta chose de plus haut.

Les académies françaises, des sciences, des inscription et de peinture, n'avaient pu échapper à la faux révolutionnaire, et toutes disparurent en même temps que la Monarchie, et le reste des autres établissements utiles. Les gens de lettres, les savates se plaignaient de ces décrets de Vandales, et en demandaient le rapport. Ils voulaient la reconstruction pure et simple de ce qui existait avant 1789 ; mais une pensée supérieure imagina de former un tout homogène de ces diverses sociétés, de les réunir dans un seul corps, en les divisant néanmoins pour leur travail particulier et spécial. Ceci était bien, et de là naquit l’Institut divisé en quatre classes celles des sciences, de la langue française, de l'histoire, et des beaux-arts.

Le 7 décembre 1795, le ministre de Pinté-rieur convoqua au palais du Louvre, dans la salle de l'ancienne académie des sciences, celle qui, dans le Musée actuel, est décorée par la belle tribune supportée par des caryatides, ouvrage de Jean Gougeon, le tiers des membres de l'Institut, nommés par le gouvernement, et qui devaient à leur tour compléter, par la voie du scrutin, le reste du nombre fixé. Ils étaient réunis lorsqu'on leur annonça le ministre de l'intérieur. Ils furent le recevoir, et lui offrirent la présidence provisoire ; mais lui, la refusant, demanda qu'elle appartint au membre le plus âgé de l'assemblée. Ce fut le célèbre naturaliste d'Aubenton. Le ministre se plaça modestement à sa gauche, et lut le discours d'ouverture qu'il avait préparé : c'était l'historique de ce qui venait d'être fait, et des instructions sur la manière dont les quarante-huit élus procéderaient pour former le complément des quatre classes.

M. d'Aubenton répondit de son mieux quelques phrases improvisées. Le reste de la séance fut rempli par des lectures appropriées au motif de la séance, et que firent l'astronome Lalande et le littérateur Delille de Salles ; puis après, et l'institut dûment installé, chacun se retira dans les salles particulières, où loir procéda aux fonctions que l'on avait à remplir. Je ne m'occuperai pas de faire connaitre les noms des hommes de mérite qui furent élus d'abord dans la première classe ; je me contenterai de rappeler le nom de ceux qui, dans les deux autres, durent tenir la place de l'Académie française. On vit là Volney, auteur d'un voyage en Égypte et des Ruines, ouvrage de métaphysique et de politique, plus vanté alors que lu maintenant ; Garat, prosateur gonflé, obscur et peu amusant ; Ginguené, aussi chaud républicain que littérateur habile, un peu déclamateur, mais chaud et profond tour à tour, ambassadeur peu diplomate, et professeur de littérature, érudit ; de Leyre, dont le nom, oublié par moi, l'est sans doute par beau. coup d'autres, car je ne le retrouve nulle part ; Le Breton, métaphysicien de mérite sans doute, mais dont pareillement on ne se souvient plus ; Cabanis, médecin, homme du monde, athée à ce qu'il disait et tout au plus déiste, très-vanté par ses amis, et qui commence à être dans ses œuvres en arrière de la science ; Bernardin de Saint-Pierre, le plus éloquent parmi ses contemporains, et ayant la prétention d'être le plus profond, ce qui lui était contesté généralement ; lui si désintéressé dans ses écrits, et qui trouvait le moyen de demander à tous et d'obtenir de beaucoup ; Mercier le dramaturge, père de ce qu'on commence à appeler le romantique, homme de génie rempli d'idées neuves, de pensées fortes, qui soutenait par amusement des paradoxes, et .qui vivait, sur une réputation plus européenne que française.

Grégoire, pieux et républicain, fanatique de liberté et de christianisme, l'homme de l'Évangile au milieu. des démagogues dont son exaltation lui fit trop souvent emprunter le langage ; La Révellière Lepaux, reçu là à titre de directeur et de pontife de la secte, l'un des grands seigneurs successifs du nouveau régime ; Lakanal révolutionnaire savant, et qui avait eu le tort d'introduire du jacobinisme dans la science ; Naigeon, garçon philosophe, chargé de ridicules et qui, non lassé de se faire siffler, y ajoutait encore en se déclarant athée corme on se déclarerait maçon ou apprenti fripier.

Daunou, aux idées fortes, justes et arrêtées, type du véritable citoyen, et qui est encore le modèle de ceux qui veulent servir la patrie Cambacérès, dont on connaît la capacité supérieure, et littérateur amateur ; Merlin de Douai, ministre dela police, profond jurisconsulte, mais point poète et mauvais orateur ; Pastoret, jurisconsulte comme lui, mais avec plus d'éloquence et de grâce ; Garran Coulon, bien mort de toutes façons, à ce que je crois, ainsi que le citoyen Baudin des Ardennes ; Sieyès, qui réellement par sa capacité méritait sa place ; Creusé Latouche, dont on ne dit plus rien, non moins que s'a était son homonyme Creusé de Lessert, enterré tout vivant dans sa préfecture de Montpellier ; Dupont de Nemours, spirituel idéologue ; Lamie, dont on se demande ce qu'il fait là ; Rœderer, méchant écrivain, pamphlétaire commun, et qui trahit si indignement au 10 août le roi de France ; Talleyrand Périgord, qui a trahi en grand, et qui représentait la diplomatie à l'institut ; Levesque, bon historien ; Delille de Salles, tout occupé à se faire quelque chose ; Dacier, porteur d'un nom illustre dans la littérature, et qu'il ne compromet pas ; Anquetil, connu par une histoire de France prise mot à mot dans Velly, et par d'autres ouvrages de ce genre, qui ne lui appartiennent guère non plus ; Buache, Mentelle, Reinhard, Fleurieu, Bougainville et Gosselin, géographes et voyageurs, tous gens de mérite, et très-convenablement placés dans une société savante.

La troisième classe, celle de littérature -et beaux-arts, était composée de L'abbé Sicard, l'un des bienfaiteurs de l'humanité, et auquel on doit le plus de reconnaissance ; Andrieux, poète élégant et facile, dont le noble caractère est à la hauteur des talents ; Villar, ex-oratorien, évêque constitutionnel et homme de mérite ; Louvet, auteur de Faublas ; les grammairiens Domergue et de Wailly ; Dussaulx traducteur de Juvénal, qul joignait à de vrais talents une hante indépendance ; Bitaubé, traducteur d'Homère, auteur gracieux et facile du poème en prose de Joseph, Dutheil Langlès étaient les savants avec Selfs qui devait l'être ; Chénier, Lebrun, Colin d'Harleville, Fontanes et Delille, qui avait refusé. On voyait là encore, pour la partie dei antiquités et des monuments, Mongès, Dupuy Leblond, Leroi Ameilhon et Camus. Les peintres étaient Vien, qui, le premier, essaya, quoique péniblement, de régénérer l'école française ; David, qui, plus heureux que lui, en fut le vrai restaurateur ; les peintres de fleurs Van Spando.nck, Vincent Regnault et Launay tous gens de mérite et bien à leur place. A la tête des beaux-arts, les sculpteurs, Pujon, Houdon Moitte, Roland, Julien et Degoix ; les architectes Gondouin, de Wailly, Boulée, Peyre, Raymond et Duffourmy.

La musique était représentée à cette époque par trois grands compositeurs, Grétry, Méhul et Gossec ; trois comédiens fermaient le tableau, Molé, Grandmesnil et Monvel.

Certes, il n'y avait là que des taleras supérieurs, mais toutes ces réputations n'étaient pas bien pures ; il s'en trouvait dans le nombre dont il était peu glorieux de se rapprocher. Delille ne voulut donc pas siéger avec eux. Il adorait d'un culte d'idolâtrie la royale maison de France ; il déplorait sa chute, et ne s'accoutumait pas encore à pactiser même indirectement avec ses assassins. En conséquence, prétextant de son éloignement de Paris — il était en Franche-Comté, et peut-être déjà même en Suisse —, il éluda l'honneur qu'on lui faisait, et persista dans sa résolution, quoi qu'on pût faire pour l'ébranler.

Ce poète aimable était déjà une sorte de puissance littéraire ; aussi son refus déplut-il singulièrement au directoire, qui, ne pouvant le gagner, se mit en mesure de le persécuter. On lâcha après lui la tourbe de cette littérature vile que tous les gouvernements traînent après eux, qui, lâchement adulatrice d'une autorité souvent corrompue, ne rougit pas de poursuivre avec bassesse l'homme indépendant qui se refuse à ramper et à flatter comme eux.

Cette canaille ameutée vomit contre Delille et contre sa femme toutes les sottises qu'ils purent imaginer. Vaine fureur : le chantre des Jardins leur répondit par de nouveaux chefs-d'œuvre, et augmenta sa gloire, tandis que ceux-ci s'enfonçaient plus avant dans le bourbier, où barbotent leurs successeurs aujourd'hui.

Un membre du directoire, Rewbell, osa proposer de placer Delille sur la liste des émigrés. Barras lui répondit :

Ce serait par trop nous inscrire sur celle de la tyrannie. Tâchons de le faire oublier ; mais ne l'immortalisons point par une persécution apparente.

Rewbell, peu convaincu, allait disant partout :

Nous avons jeté à bas la tête d'un roi, vaincu tous les souverains de l'Europe, détruit la vieille religion, régénéré la France, et un cuistre, un abbé poète, nous faire bouquer l Si mon avis était suivi, on l'enverrait rimer à Bicêtre.

Et les fournisseurs d'applaudir, et de déclarer que la patrie ne serait point heureuse tant qu'elle renfermerait des poètes indépendants et des journaux qui attaqueraient les concussionnaires.