HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Aplomb de Bonaparte. — Ce qu'il me dit de l'indiscrétion de ses amis. — Hauteur de ses idées. — L'acteur Michot. — Première audience du directoire au corps diplomatique. — J'y assiste avec Bonaparte. — Ses observations. — Quelques ministres étrangers. — Costumes des directeurs. — Den ministres. — Du secrétaire-général. — Des messagers d'état. — Ce que disent les directeurs. — Ce que Bonaparte aurait dit à leur place. — Son étonnement du passé. — Je vais voir Chénier. — Son opinion sur les traducteurs. — Il n'aimait pas Delille. — Ses principes littéraires. — Il parle politique. — Ce qu'il pense des directeurs, de Bonaparte, de Carnot, de Cambacérès, de Pichegru. — Règles de conduite que Bonaparte propose à Barras.

 

Le général Bonaparte, nommé au commandement de l'armée de l'intérieur, ne fut plus l'homme de la veille : jusque là il était froid, mais simple ; il ne mettait aucune cérémonie dans ses rapports journaliers ; mais, dès qu'il fut investi d'une autorité imposante, il ne se montra plus que grave, digne et retenu. Qu'on ne s'imagine pas qu'il y avait ici de la raideur et de l'orgueil surtout ; c'était un sentiment de convenance parfait ;une tenue nécessaire, ce qui nous parut à tous naturel. Il nous parlait avec amitié, avec affection ; mais en même temps le geste, l'inflexion de la voix établissait une barrière insurmontable entre les familiarités et lui.. Il ne cessa cependant de voir aucun de ses amis ou de ses connaissances.

Quant à moi, qui ne m'étais jamais trop avancé, je le trouvai à peu près le même ; nous ne nous étions ni tutoyés ni traités sans façon ; néanmoins il usa à mon égard d'une politesse plus cérémonieuse, qui ne put me fâcher, et que j'approuvai fort. Tout le monde ne fit pas comme moi ; il y en eut qui se plaignirent, qui murmurèrent en l'accusant de suffisance. Il lui en revint quelque chose ; aussi, un jour que nous nous promenions ensemble sur les boulevards du Montparnasse, lieu qu'il affectionnait à cause de sa solitude, il le dit : Je suis surpris que vous ne me boudiez pas, ainsi que le font certains de mes amis. — Vous bouder, repartis-je ; et pourquoi, s’il vous plait ?Oh ! mon Dieu, je n'en sais rien ; mais il est positif que l’on se plaint de ma conduite ; que l'on m'accuse de renouveler le citoyen Tuffière... Je trouvai plaisante d'abord l'épithète républicaine accolée au nom du héros de la comédie de Destouches et ce fut en riant que je répliquai : Croyez, général, que je ne partage pas l'opinion de ceux qui, se sentant incapables de monter, retiendraient volontiers par la manche celui qui monte. — Et vous faites bien. Puis-je à mon nouveau poste fraterniser complètement avec le premier venu ? Je ne me permettrais rien qui portât atteinte à la dignité de la république dans la personne d'un de ses représentants : il faut une hiérarchie dans tous les états ; je ne peux plus aller bras dessus bras dessous avec tout le monde ; mes amis devraient le comprendre. — Il n'y a qu'à les laisser dire. — Non, ce n'est point assez ; je les aime tous, croyez-le bien : mes sentiments intérieurs ne varient aucunement à leur égard ; mais, en dehors, je dois leur paraître moues empressé, moins sans façon. La chose leur déplait, leur semble étrange ; j'en éprouve, je vous rassure, une douleur véritable ; et pourtant je ne changerai pas de conduite ; car, Dieu merci, je sais où je veux aller.

Il me parlait ainsi principalement au sujet de quelques acteurs de la comédie française avec lesquels, pendant ses malheurs, il avait été très-lié. Ceux-ci l’entrainèrent à voir une compagnie fort mélangée ; chacun de ces gens-là depuis qu'il était devenu un personnage, voulait encore plus frayer avec lui, et voyait avec dépit qu'il se dérobait à leurs prévenances, qu'il ne se livrait plus à leur grosse gaîté, à leur ton détestable, et que chez lui, lorsqu'ils y venaient, ils étaient reçus avec une demi-cérémonie qui ne leur convenait-point et dont ils étaient blessés.

Je mettrai en première ligne Facteur Michot, homme de tout cœur, et presque pas égoïste, malgré son énorme embonpoint ; il prétendait avoir rendu au général des services essentiels, et trouvait mauvais de ne pouvoir en prendre la récompense en familiarités inconvenantes. On eût dit que tous les grades par lesquels passa Napoléon étaient pour lui les scènes successives, d'une représentation dramatique ; il eût voulu qu'au moins dans son cabinet le général, le consul, et plus tard l'empereur, le traitât en camarade de coulisses.

Le directoire exécutif devait donner sa première audience au corps diplomatique, composé encore de peu de membres ; Bonaparte me proposa d'y aller avec lui ; j'acceptai ayant quelque curiosité de voir comment nos cinq rois feraient les souverains en présence de tout ce monde. La toilette de nous autres assistants ne serait pas brillante ; on allait là comme au premier endroit venu, en pantalon, qui avait remplacé la culotte courte, en bottes à revers, que l'on venait de mettre à la mode, en gilet blanc, en frac ou eu redingote de couleur ; .quelques-uns portaient encore de la poudre et une queue, d'autres affichaient la Titus dans toute la simplicité romaine. Nous sortîmes donc le général et moi, et nous recrutâmes en route les officiers Murat et Junot, qui firent cortège à mon compagnon,

En arrivant au Luxembourg, nous entrâmes dans la salle d'attente, affectée particulièrement, depuis ce jour, aux ministres étrangers. Nous ne pûmes nous défendre d'une sorte de surprise, à la vue de la forme des vêtements de ces messieurs auxquels nous n'étions plus accoutumés, les souliers à boucles d'or, les bas blancs, les culottes courtes de soie ou de velours, la veste glacée d'or ou d'argent, ou brodée, l'habit de cour accompagné de l'épée, du chapeau à plumes et couvert de cordons, de plaques ou de croix, nous frappèrent vivement. Il est de fait qu'auprès d'eux nous. avions l'air de la canaille. Bonaparte me dit : Que vous semble de cette pompe ?Je la crois à sa place dans un lieu pareil. — Vous avez raison ; on représente mai en veste un peuple ou un prince ; et, quoi qu'on puisse dire, le respect s'attache à ces habits brillons par un sentiment involontaire.

Nous allions poursuivre, lorsqu'un huissier du directoire, vêtu de noir, mais encore sans chaire et sans épée, vint annoncer à messieurs du corps diplomatique que les citoyens directeurs étaient prêts à les recevoir. On défila, sous suivîmes. Je remarquai l'ameublement de la salle d'audience, tout en étoffes tricolores. Il y avait là une sorte de luxe sans goût ; on s'était servi de ce qu'on avait trouvé dans le palais pour assortir les meubles et la tenture.

Le ministre de l'intérieur, faisant fonction d’introducteur des ambassadeurs, reçut le corps diplomatique à la porte de la salle. Il y avait parmi eux M. Kœnemann, chargé d'affaires du Danemark, avec M. Grove, consul-général de la même puissance ; M. Monrœ, ministre plénipotentiaire des États-Unis M. Reybaz, ministre de la république de Genève ; le baron de Sandoz -Rollin, ministre plénipotentiaire du roi de Prusse ; M. de Bohme, conseiller d'ambassade de la même cour ; M. Carletti envoyé extraordinaire du grand-duc de Toscane ; M. Querini, noble vénitien, et député par le doge pour traiter des affaires de la république de Venise avec la nôtre ; MM. Boccardi, Cibon et Barrs, envoyés de Gênes, de Malte et de Bologne. La Suède était représentée là par le baron de Staël-Holstein ; l'Espagne par le marquis Del Campo, ambassadeur extraordinaire ; et la république batave, nouvellement installée, avait pour représentant à Paris M. Van Blaw. Les ambassadeurs de Russie, d'Autriche, des princes électeurs ou souverains d'Allemagne, d'Angleterre, de Naples, de Sardaigne de Portugal et du Saint-Siège n'étaient remarqués, pour ainsi dire, que par leur absence, comme ces images de Brutus et de Cassius aux funérailles de leurs descendants.

La guerre ou des défiances particulières empêchaient ces puissances de nous envoyer leurs agents ; aussi l'audience paraissait-elle solitaire à ceux qui se rappelaient avoir Vu celles du même genre que Louis XVI accordait à Versailles du temps de sa splendeur.

Les cinq directeurs entrèrent en même temps par une autre porte dans la salle ; leur tenue superbe nous frappa. C'était la première fois qu'ils se montraient dans tout l'éclat de leurs magnifiques costumes ; ils en avaient deux, un pour les jours ordinaires, un autre pour les cérémonies. Le premier était un habit, un man seau à revers et à manches, (le couleur nacarat, doublé de satin blanc, richement brodé en or sur les revers et à l'extérieur ; la veste longue croisée, en satin blanc également brodée en or, ainsi que le pantalon de soie blanche ; une ceinture, mise en forme d'écharpe, de taffetas bleu, garnie de torsades, de franges et d'ornements en or ; des bottines de velours nacarat ; l'épée portée en baudrier sur la veste, et retentie par un cordon nacarat ; le chapeau rond et noir retroussé par l'ne cocarde, et surmonté d'un panache tricolore ; le grand costume ne variait que par la couleur de l'habit, qui était bleu, et sur lequel on jetait un manteau nacarat l'espagnole.

La Révellière-Lepaux, avec sa tournure difforme, était écrasé sous le faste républicain Carnot ressemblait à un spectre ; Rewbell et Letourneur n'avaient guère meilleure mine ; Barras seul portait bien cet habit, qui véritablement lui allait à ravir. Les ministres présents — celui des relations extérieures prenant la charge de nommer les envoyés au directoire — avaient des vêtements d'une coupe pareille à ceux des directeurs, en soie et noirs par-dessus, doublés de satin ponceau, les broderies en soie de couleur, et le panache pareillement ponceau, de mère que le baudrier ; l'écharpe, portée en ceinture, était blanche. Il y avait derrière les directeurs leur secrétaire-général tout vêtu de noir, avec un panache rouge à son chapeau, et un cachet suspendu en sautoir sur sa poitrine par une chaîne d'or ou un cordon tricolore. Deux messagers d'état l'accompagnaient ; ils étaient vêtus d'une veste longue et blanche, d'un pantalon, d'un manteau, d'une ceinture bleue avec des revers rouges ; une plume panachée des trois couleurs ornait leur chapeau ; tous avaient un air grave, une dignité très-plaisante et peu en harmonie avec les habitudes du moment.

Les curieux étaient en nombre à cette audience, elle rappelait en quelque sorte l'ancien temps, cela plaisait à beaucoup de monde. Rewbell présidait, si je m'en rappelle bien ; lui et ses collègues causèrent amicalement avec les ambassadeurs ; il y eut même un discours d'ouverture ; un compliment personnel fut fait au comte Carletti qui devait avant peu de temps recevoir un affront si sanglant du directoire. On lui dit que sa philosophie connue en Italie et conservée sans doute à Paris, ferait oublier aux Romains modernes que les anciens Toscans avaient tenté de les ramener sous le joug d'un tyran ; je ne compris pas trop ce que cela voulait dire, ni les autres directeurs. non plus ; cependant Letourneur qui en tenant ce propos avait voulu faire de la littérature, nous regarda tous avec un visage de contentement qui nous amusa.

Carnot plus malin, s'approchant du baron de Staël, lui dit que la république n7oubIierait, ni les secours donnés cent Français, dans je ne sais plus quelle circonstance par les ordres de son roi, ni que, lui-même ambassadeur de Suède, s'était armé en faveur de la convention nationale dans Paris, quand elle avait couru le plus grand danger ; Barras dit au ministre des États-Unis que l'amour' de la France pour Washington égalait sa haine pour l'Angleterre ; La Révellière Lepaux voulut aussi placer son mot ; il assura -l'envoyé prussien que ses compatriotes à force de lire les œuvres du grand Frédéric apprendraient à aimer le français.

Tout ce pathos de circonstance fut voué au ridicule. Bonaparte seul gardait un front soucieux ; il me prit tout-à-coup le bras, et le secouant fortement : Savez-vous, me dit-il, que la majesté de la patrie souffre d'être mal représentée ; quand on n'a rien de digne à dire aux ambassadeurs, on leur parle du beau temps ou de la pluie ; mais débuter avec eux par ce fatras de paroles, c'est déconsidérer le gouvernement. — Qu'auriez-vous dit ? répartis-je, dans la circonstance présente. — J'aurais annoncé au comte Carletti que tous nos efforts tendraient à commander en Italie ; que nous ne poserions les armes qu'après avoir au préalable chassé les Autrichiens de cette belle contrée ; au ministre prussien, que les amis de l'empereur, que ceux qui le soutiennent en secret, doivent craindre la vengeance de la république ; à nos alliés, que pour se maintenir dans la bienveillance des Français, il fauta avoir pour ennemis leurs ennemis ; enfin je ferais en sorte que mes paroles portassent au-delà de cette salle d'audience, et fussent retentir dans toute l'Europe. Elles y produiraient plus d'effet que ces niaiseries polies. Il n'y a eu dans tout ce que nous avons entendu que le mot de Barras qui m'ait paru convenable.

Cependant l'audience prenait fin le corps diplomatique se retirait, et le directoire, en -corps, rentrait dans son appartement intérieur, car la cérémonie avait eu lieu au petit Luxembourg dans celui du ci-devant comte de Provence, ou MONSEIUR, comme on l’appelait alors. Je dis à Bonaparte : Ne trouvez-vous pas étrange de voir nos chefs actuels logés dans le palais d'un grand prince ?Non, me répondit-il ; mon étonnement ne consiste pas en cela, mais bien de ce que la chose a eu lieu aussi tard. Je ne comprends pas comment la nation a supporté tant de temps les turpitudes du règne de Louis XV et la faiblesse de celui de Louis XVI. Plus nous avancerons, et plus les rois auront tort de croire qu'il leur suffit d'être eux pour demeurer ce qu'ils sont. Les rinces, dorénavant, n'auront pas assez de leurs borines intentions et de leurs vertus privées ; ils devront en avoir de grandes, d'héroïques, sous peine de tomber avant peu ; il ne faudra plus songer à dormir sur le trône, mais à s'y tenir bien éveillé.

Qui nous aurait dit que cette maxime lui serait applicable peu d'années après ? Que cet homme a fait du chemin en peu de temps ! Il me quitta pour aller voir madame de Beauharnais f chez laquelle nous avions déjeuné ensemble. Plus il voyait cette dame, plus elle savait lui plaire ; il en devenait peu à peu amoureux, mais à sa manière, et avec une persistance et une vivacité de volonté qui n'admettaient pas le refus.

J'allai de mon côté faire une visite à Chénier ; je le trouvai enveloppé dam son costume de membre du conseil des cinq cents, consistant en une robe longue et blanche, un manteau écarlate, une ceinture bleue, le tout en laine, et une. toque de velours bleu ; il déclamait des vers. Mon entrée ne le dérangea pas. Vous venez à propos, me dit-il après avoir achevé la tirade, pour me dire votre opinion sur cette nouvelle traduction de Torquato, que vient de faire paraître un gascon de pays et de caractère, voire même d'accent. — Que voulez-vous que j'eu dise ? Je connais l’italien, et ce traducteur n'en sait pas le premier mot. — Eh bien ! répartit Chénier, il a eu sans doute une belle occasion de l'apprendre. — Il ne l'a pas fait ; sa paresse est extrême ; elle paralyse en partie son beau talent. Il est né poète. — Dites versificateur. — Ah ! citoyen, répliquai-je, vous êtes injuste à son égard ; vous savez trop la différence qu'il y a entre le versificateur et le poète. — Oui, je la sais : le poète crée, l'autre copie, et Baour ne fait que copier. — Quoi ! il copie ses épigrammes et ses pages de beaux vers ?Le Tasse est là derrière. — Oui, en Italie ; mais en France, non. Accordez quelque chose à l'homme d'esprit qui transporte dans sa langue des beautés que sans lui vous ne connaîtriez pas, qui vous les rend familières, qui sait pour ainsi dire les créer une seconde fois par la difficulté de les reproduire. — Vous êtes donc l'ami de Baour ?Je suis juste, voilà tout. Quant à celui dont il est question entre nous, je pense qu'il fera mieux lorsque son talent sera plus mur, et qu'il pourra remanier son œuvre. Alors la littérature française possédera une imitation du Tasse digne de celle des Géorgiques.

Chénier fit la grimace, il n'aimait pas Lormian ; Delille était sa bête noire. Pourquoi ? je n'en sais rien. Cependant comme il avait beaucoup de goût, il appréciait mieux que personne le mérite de la traduction du poème de Virgile ; aussi il me dit : Ah oui ! monsieur l'abbé s'est virgilisé ! Mais il a composé les jardins ? Je souris. La poésie ne consiste point en des mots élégants ou sonores, en périodes arrondies et châtrées ; elle est dans cette invention puissante qui ajoute à la richesse des pensées et à la magie du style ; il faut créer avec génie et goût en même temps ; le bizarre, l'ampoulé, la manière ne sont pas la poésie ; elle ne voit en eux que l'impuissance de s'élever à sa hauteur. Défiez-vous de ceux qui s'écartent du naturel ou plutôt qui le cherchent dans la platitude ou dans un idéal forcé. Malheur aux démolisseurs de la langue et de la construction grammaticale ; à qui brise les barrières de la syntaxe, a qui s'imagine être neuf parce qu'il déraisonne ! Celui-là n'éblouira que les sots, car son travail sera le résultat seul de la paresse et de l'ignorance. Mais, poursuivit Chénier en se frappant le front, a quoi bon s'occuper de poésie lorsque la patrie est sur un volcan, lorsque nous sommes au moment de la voir enchainée. — Où apercevez-vous cela, lui dis-je. Êtes-vous de ceux. qui rêvez des conspirations ? car je ne vous suppose pas de ceux qui les composent. — Et bien vous faites, car mon cœur est pur de tout intérêt personnel. Je ne demande que la gloire et le bonheur de la France ; mais il me semble que la fortune se lasse. Nos armées ne sont pas toujours victorieuses, et, dans l'intérieur, que de fils ingrats désirent sa perte ! Si tous pensaient comme moi ! s'ils voulaient voir au-delà d'eux-mânes !Le nouveau mode de gouvernement me semble propre à consolider la république. — Je le souhaite sans l'espérer. Rewbell et La Révellière sont des hommes ordinaires ; Letourneur est au-dessous d'eux ; Barras est tout à ceux qui dilapident, il ne sait rien leur refuser ; Carnot est seul patriote. Ah ! si les autres lui ressemblaient !Je voudrais là répartis-je, avec le général Bonaparte, Pichegru, Carnot et Cambacérès. — Les deux premiers, dit Chénier en souriant, commenceraient par étrangler les trois autres, et finiraient par se dévorer ensemble. — Votre opinion est donc sur le jeune Corse ?Qu'il caressera la république afin de l'endormir, et puis qu'il la chargera de chaînes. Je l'épie ; il a le regard, le geste, la parole d'un tyran ; le Timoléon qui nous en délivrerait aujourd'hui aurait bien mérité de la patrie. — Et vous pensez de même sur le compte de Pichegru ?Non, celui-là n'a pas assez de vertu pour aspirer à l'usurpation ; il travaillerait pour nos anciens maîtres, Bonaparte achètera la république pour son compte, Pichegru la vendra au meilleur prix qu'on voudra lui en offrir.

C'était ainsi que Chénier préludait dans son opinion sur deux hommes dont la fortune fut diverse. Cependant, la gloire que le premier acquit, soit en Italie, soit en Égypte, le rapprocha de lui. Il cessa de le voir avec méfiance ; il le loua sur ses belles actions, sur ses rapides conquêtes, oubliant sa défiance, qu'il ne se rappela que plus tard. Je dois dire aussi que Napoléon mît une sorte de coquetterie à l'attirer dans ses filets ; il le rechercha, le louangeai le caressa, et le poète fut sensible aux avances du grand homme. Je rapporterai plus loin une conversation qu'ils eurent ensemble devant moi.

Je voyais un peu eu noir notre avenir, mais pas autant que Chénier ; surtout je m'occupais peu des projets futurs de Bonaparte. Rien en lui ne le recommandait encore d'une façon particulière qu'une excessive indulgence envers les révoltés de vendémiaire. Il tâchait de les soustraire à la rigueur des lois, répétant sans cesse à Barras que le directoire ne devait dater que du jour de son installation, ne point prendre le soin de venger un gouvernement anéanti, mais seulement exiger de tous une obéissance complète pour le présent. Barras répliquait : J'ai appartenu à cette convention insultée. — Oubliez-le, sinon on se rappellera que vous avez été noble. Il ne faut pas de mémoire quand on administre, mais seulement des yeux pour voir ce qui se fait actuellement. Qui oublie le passé gagne dans l'avenir. Il vaut mieux se faire aujourd'hui des amis que trop punir les ennemis de la veille.