HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE

 

EUSÈBE DE CÉSARÉE

LIVRE TROISIÈME

 

VOICI CE QUE CONTIENT LE TROISIÈME LIVRE DE L’HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE :

I. En quelles contrées de la terre les apôtres prêchèrent le Christ. - II. Qui le premier fut chef de l’église des Romains. - III. Les épîtres des apôtres. - IV. La première succession des apôtres. - V. Le dernier siège des Juifs après le Christ. - VI. La famine qui les accabla. - VII. Les prédictions du Christ. - VIII. Les signes avant la guerre. - IX. Josèphe et les écrits qu’il a laissés. - X. Comment il mentionne les livres saints. - XI. Après Jacques, Siméon gouverne l’église de Jérusalem. - XII. Vespasien ordonne de rechercher les descendants de David. - XIII. Avilius est le second chef de l’église d’Alexandrie. - XIV. Anaclet est le second évêque des Romains. - XV. Après lui, Clément est le troisième. - XVI. L’épître de Clément. - XVII. La persécution sous Domitien. - XVIII. Jean l’apôtre et l’Apocalypse. - XIX. Domitien ordonne de tuer les descendants de David. - XX. Les parents de notre Sauveur. - XXI. Cerdon est le troisième chef de l’église d’Alexandrie. - XXII. Le second de l’église d’Antioche est Ignace. - XXIII. Anecdote concernant l’apôtre Jean. - XXIV. L’ordre des évangiles. - XXV. Les divines écritures reconnues par tous et celles qui ne le sont pas. - XXVI. Ménandre le magicien. - XXVII. L’hérésie des Ébionites. - XXVIII. Cérinthe hérésiarque. - XXIX. Nicolas et ceux auxquels il a donné son nom. - XXX. Les apôtres qui vécurent dans le mariage. - XXXI. Mort de Jean et de Philippe. - XXXII. Comment Siméon évêque de Jérusalem rendit témoignage. - XXXIII. Comment Trajan défendit de rechercher les chrétiens. - XXXIV. Évariste est le quatrième chef de l’église de Rome. - XXXV. Le troisième de celle de Jérusalem est Juste. - XXXVI. Ignace et ses épîtres. - XXXVII. Les évangélistes qui se distinguaient alors. - XXXVIII. L’épître de Clément et celles qu’on lui attribue faussement. - XXXIX. Les écrits de Papias.

 

 

 

 

CHAPITRE I

[DANS QUELLES CONTRÉES LES APÔTRES ONT PRÊCHÉ LE CHRIST]

Les affaires des Juifs en étaient là ; les saints apôtres et disciples de notre Sauveur se trouvaient alors dispersés par toute la terre. Thomas selon la tradition reçut en partage le pays des Parthes, André eut la Scythie, Jean, l’Asie où il vécut ; sa mort eut lieu à Éphèse. [2] Pierre parait avoir prêché dans le Pont, en Galatie, en Bithynie, en Cappadoce et en Asie aux juifs de la dispersion. Venu lui aussi à Rome en dernier lieu, il y fut crucifié la tête en bas, ayant demandé de souffrir ainsi. [3] Que dire de Paul ? Depuis Jérusalem jusqu’à l’Illyricum. il acheva la prédication de l’évangile du Christ et fut enfin martyrisé à Rome sous Néron. Voilà ce qui est dit textuellement par Origène, dans son troisième livre de ses Expositions sur la Genèse.

 

CHAPITRE II

[QUI FUT LE PREMIER CHEF DE L’ÉGLISE DES ROMAINS]

Après le martyre de Paul et de Pierre, Lin le premier obtint la charge épiscopale de l’église des Romains. Paul fait mention de lui, lorsqu’il écrit de Rome à Timothée, dans la salutation à la fin de l’épître.

 

CHAPITRE III[1]

[LES ÉPÎTRES DES APÔTRES]

Une seule épître de Pierre, celle qu’on appelle la première, est incontestée. Les anciens presbytes s’en sont servis dans leurs écrits comme d’un document indiscuté. Quand à celle qu’on présente comme la seconde, nous avons appris qu’elle n’était pas testamentaire ; mais parce qu’elle a paru utile à beaucoup, on l’a traitée avec respect ainsi que les autres écritures. [2] Pour ce qui est des Actes qui portent son nom, de l’Évangile qu’on lui attribue, de ce qu’on appelle sa Prédication et son Apocalypse, nous savons qu’ils n’ont absolument pas été transmis parmi les écrits catholiques, et qu’aucun écrivain ecclésiastique ancien ou contemporain ne s’est servi de témoignages puisés en eux.

[3] Dans la suite de cette histoire, je ferai œuvre utile en mentionnant, avec les successions, ceux des écrivains ecclésiastiques qui se sont servis en leur temps des écrite contestés, de quels écrits ils se sont servis, ce qui est dit par eux, soit des écritures testamentaires et reconnues, soit de celles qui ne le sont pas. [4] Mais de celles qui portent le nom de Pierre, dont je ne connais qu’une seule, authentique et admise par les presbyties anciens, voilà tout ce qui est à dire.

[5] Pour les quatorze épîtres de Paul, au contraire, leur cas est clair et évident ; que certains cependant rejettent l’épître aux Hébreux, disant que l’Église de Rome nie qu’elle soit de Paul, il serait injuste de le méconnaître. J’exposerai du reste en son temps ce qu’on en disait avant nous. Quant aux Actes qui portent son nom, je ne les ai pas reçus parmi les œuvres incontestées.

[6] Comme le même apôtre dans les salutations de la fin de l’épître aux Romains fait mention, entre autres, d’Hermas, on dit que le petit livre du Pasteur est de lui ; il est vrai que quelques-uns aussi le contestent et ne rangent pas cet écrit parmi les authentiques : d’autres pourtant estiment qu’il est très nécessaire à ceux surtout qui ont besoin d’une introduction élémentaire. Du reste, nous savons qu’on le lit publiquement dans des églises, et j’ai constaté que certains des écrivains les plus anciens s’en sont servis.

[7] Voilà exposé ce qui concerne les livres divins incontestés et ceux qui ne sont pas reconnus par tous.

 

CHAPITRE IV

[LA PREMIÈRE SUCCESSION DES APÔTRES]

Que Paul ait prêché l’évangile aux Gentils dans les pays qui s’étendent de Jérusalem à l’Illyricum, et qu’il y ait jeté les fondements des églises, nous en avons la preuve en ses propres paroles comme aussi en ce que Luc a raconté dans les Actes. [2] Les termes dont Pierre s’est servi nous apprennent de même dans quelles provinces il a annoncé lui aussi le Christ à ceux de la circoncision et leur a donné la doctrine du Nouveau Testament ; cela est clairement indiqué dans l’épître que nous avons dit être reconnue comme de lui : il l’adresse à ceux des Hébreux de la dispersion qui se trouvaient dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, l’Asie et la Bithynie. [3] Combien, parmi les véritables disciples de ces apôtres, furent jugés dignes d’exercer dans les églises fondées par eux les fonctions de pasteur, et quels ils furent, il n’est pas facile de le dire, si ce n’est pour ceux dont on recueille les noms dans les écrits de Paul.

[4] Les compagnons de labeur de ce dernier furent d’ailleurs très nombreux et ils devinrent ses frères d’armes, comme il les appelle : beaucoup lui doivent un souvenir impérissable dans le témoignage incessant qu’il leur rend dans ses propres épîtres. Du reste, dans les Actes, Luc désigne lui aussi par leurs noms les disciples de Paul. [5] Il est raconté que Timothée obtint le premier le gouvernement de l’Église d’Éphèse, de même que Tite, lui aussi, celui des églises de Crète. [6] Luc, issu d’une famille d’Antioche et médecin de profession, fut le plus longtemps le compagnon de Paul et vécut d’une façon suivie dans la société des autres apôtres. Il nous a laissé la preuve qu’il avait appris d’eux l’art de guérir les âmes, puisqu’il nous a donné deux livres inspirés de Dieu : l’Évangile, qu’il assure avoir composé d’après les indications de ceux qui, dès le commencement, ont été les témoins oculaires et les serviteurs de la parole, et qu’il affirme avoir tous fréquentés autrefois : puis les Actes des Apôtres, qu’il retrace non pas après les avoir entendu raconter, mais après les avoir vus de ses yeux. [7] On dit que Paul a coutume de parler de l’évangile de Luc, comme d’une œuvre qui lui est propre, lorsqu’il écrit : selon mon évangile. [8] En ce qui concerne le reste de ses disciples, Paul atteste que Crescent est allé dans les Gaules[2]. Lin, dont il mentionne la présence à Rome avec lui dans la seconde épître à Timothée, reçut, comme premier successeur de Pierre, le gouvernement de l’église des Romains ainsi que nous l’avons déjà dit auparavant. [9] Mais Clément, lui aussi leur troisième évêque, a été également, au témoignage de Paul, son auxiliaire et le compagnon de ses combats. [10] En outre, l’Aréopagite qui a nom Denis, celui dont Luc parle dans les Actes comme ayant cru le premier après le discours de Paul à l’Aréopage, devint aussi le premier évêque d’Athènes ; ainsi le raconte un autre Denis, un des anciens et pasteur de l’Église de Corinthe. [11] Mais au fur et à mesure que nous avancerons dans notre chemin, nous parlerons en son lieu de ce qui concerne la succession des apôtres suivant les temps. Il faut maintenant poursuivre notre récit.

 

CHAPITRE V

[DERNIER SIÈGE DES JUIFS APRÈS LE CHRIST]

Néron avait régné treize ans [54-68] ; ses successeurs Galba et Othon, seulement dix-huit mois pour les deux [68-69]. Vespasien devenu célèbre par ses combats contre les Juifs fut proclamé empereur en Judée même, parles armées qui s’y trouvaient. Il se mit aussitôt en route pour Rome, laissant à Titus son fils le soin de continuer la lutte. [2] Après l’ascension de notre Sauveur, les Juifs non contents de l’avoir fait périr, dressèrent aux apôtres des embûches sans nombre ; d’abord, Étienne fut lapidé ; ensuite, Jacques, fils de Zébédée et frère de Jean, décapité ; puis surtout, Jacques, qui avait obtenu le premier après l’ascension de notre Sauveur le siège épiscopal de Jérusalem, fut mis à mort de la manière qui a été racontée. Le reste des apôtres fut aussi l’objet de mille machinations dans le but de les mettre à mort. Chassés de la Judée, ils entreprirent d’aller dans toutes les nations, pour enseigner et prêcher avec la puissance du Christ qui leur avait dit : Allez enseignez toutes les nations en mon nom. [3] Le peuple de l’Église de Jérusalem reçut, grâce à une prophétie qui avait été révélée aux hommes notables qui s’y trouvaient, l’avertissement de quitter la ville avant la guerre et d’aller habiter une certaine ville de Pérée que l’on nomme Pella. C’est là que se retirèrent les fidèles du Christ sortis de Jérusalem. Ainsi la métropole des Juifs et tout le pays de la Judée furent entièrement abandonnés par les saints. La justice de Dieu restait au milieu de ceux qui avaient si grandement prévariqué contre le Christ et ses apôtres, pour faire disparaître entièrement du genre humain cette race d’hommes impies. [4] Quels malheurs fondirent alors en tous lieux sur le peuple entier ; comment surtout les habitants de la Judée furent poussés jusqu’au comble de l’infortune ; combien de milliers d’hommes, à la fleur de l’âge, sans compter les femmes et les enfants, périrent, par le glaive, la faim et cent autres genres de morts ; combien de villes juives furent assiégées et de quelle façon ; de quelles calamités terribles et plus que terribles furent témoins ceux qui s’étaient réfugiés à Jérusalem, comme dans une métropole fortement défendue ; quel fut le caractère de cette guerre et quelle fut la suite des événements qui s’y succédèrent ; comment, à la fin, l’abomination de la désolation annoncée par les prophètes s’établit dans le temple de Dieu, si illustre autrefois, et qui n’attendait plus que la ruine complète et l’action destructive des flammes : quiconque voudra connaître exactement tout cela pourra le trouver dans l’histoire de Josèphe. [5] Toutefois il est indispensable de transcrire ici les termes mêmes dans lesquels cet écrivain rapports comment une multitude de trois millions d’hommes qui avait afflué de toute la Judée au temps de la fête de Pâques fut enfermée dans Jérusalem ainsi que dans une prison. [6] Il fallait en effet qu’en ces mêmes jours où ils s’étaient efforcés d’accabler des souffrances de la passion le sauveur et bienfaiteur de tous, le Christ de Dieu, ils fussent rassemblés comme dans une prison pour recevoir la mort que leur destinait la divine justice.

[7] Je ne donnerai pas le détail des maux qui leur arrivèrent ; je laisserai ce qui fut tenté contre eux par le glaive ou autrement. Seulement je crois nécessaire d’exposer les tortures que leur causa la faim : afin que ceux qui liront ce récit puissent savoir en partie comment leur vint le châtiment du ciel qui punit sans tarder le crime commis contre le Christ de Dieu.

 

CHAPITRE VI

[LA FAMINE QUI LES ACCABLA]

Prenons donc à nouveau le cinquième livre des Histoires de Josèphe et lisons le tragique récit des événements qu’il y raconte :

Pour les riches, dit-il, rester, c’était la mort : sous prétexte qu’ils voulaient déserter, on les tuait pour s’emparer de leurs biens. Du reste, avec la famine, la fureur des révoltés augmentait, et de jour en jour ces deux fléaux ne faisaient que croître. [2] Comme on ne voyait plus de blé, ils entraient de force dans les maisons pour en chercher. Lorsqu’ils en découvraient, ils maltraitaient cruellement les gens pour avoir nié qu’ils en avaient, et, lorsqu’ils n’en trouvaient pas, pour l’avoir trop bien caché. On jugeait à l’aspect de ces malheureux s’ils en avaient ou non ; s’ils tenaient encore debout, sûrement ils étaient pourvus de provisions ; s’ils étaient exténués, on les laissait tranquilles : il semblait hors de propos de tuer ceux qui allaient incessamment mourir de faim. [3] Beaucoup échangeaient leur bien en cachette, les riches contre une mesure de froment, les pauvres contre une mesure d’orge. Ensuite, ils s’enfermaient au plus profond de leurs demeures ; les uns étaient dans un tel besoin, qu’ils mangeaient leur blé sans le préparer ; les autres le faisaient cuire quand la faim et la crainte le leur permettait. [4] On ne mettait plus de table ; on retirait du feu les mets encore crus et on les déchirait. La nourriture était misérable : et c’était un spectacle digne de larmes, de voir ceux qui avaient la force, se gorger de nourriture, et les faibles réduits à gémir. [5] La douleur de la faim dépasse toutes les autres et ne détruit rien comme la pudeur : on foule aux pieds ce qu’en d’autres temps on entourerait de respect. Les femmes arrachaient les aliments de la bouche de leurs maris, les enfants de celle de leur pères et, ce qui est plus digne encore de compassion, les mères de celle de leurs enfants. Elles voyaient sécher dans leurs mains ce qu’elles avaient de plus cher et elles ne rougissaient pas de leur enlever le lait qui était le soutien de leur vie. [6] Encore ne pouvait-on prendre une pareille nourriture sans être découvert ; les insurgés étaient partout et la rapine avec eux. Voyaient-ils une maison close ? C’était le signe qu’il y avait des provisions ; ils en brisaient aussitôt les portes, y faisaient irruption, et retiraient presque les morceaux de la bouche pou les emporter. [7] Les vieillards qui refusaient de lâcher les mets qu’ils tenaient, étaient battus ; on arrachait les cheveux aux femmes qui cachaient ce qu’elles tenaient en leurs mains. Il n’y avait de pitié ni pour les cheveux blancs, ni pour les petits. On soulevait les enfants qui se suspendaient aux mets qu’ils mangeaient et on les jetait à terre. Ceux qui voulaient prévenir les voleurs et avaler ce qu’on allait leur ravir étaient regardés comme des malfaiteurs et traités plus cruellement. [8] Les brigands inventèrent des supplices affreux pour arriver à découvrir des vivres ; ils obstruaient avec des vesces le canal de l’urètre et enfonçaient dans le rectum des bâtons pointus. On endurait ainsi des tourments dont le seul récit fait frémir et qui avaient pour but de faire avouer qu’on possédait un pain ou qu’on savait où l’on trouverait une poignée d’orge. [9] Les bourreaux du reste ne souffraient pas de la faim : leur cruauté aurait paru moins odieuse si elle avait eu pour excuse la nécessité ; mais ils affichaient un orgueil insensé et entassaient des vivres pour les jours à venir. [10] Ils allaient à la rencontre de ceux qui s’étaient glissés la nuit en rampant vers les avant-postes romains pour y recueillir quelques légumes sauvages ou quelques herbes. Quand ces malheureux paraissaient hors de portée des traits ennemis, les brigands leur enlevaient leur butin. Souvent les victimes suppliaient et invoquaient le nom terrible (le Dieu, pour recouvrer au moins une partie de ce qu’ils avaient apporté au péril de leur vie ; on ne leur rendait rien, et c’était assez pour eux de n’avoir pas été mis à mort et d’être seulement volés.

[11] Josèphe ajoute un peu plus loin :

Tout espoir de salut s’évanouit pour les Juifs avec la possibilité de sortir, et l’abîme de la faim se creusant engloutit le peuple par maison et par famille. Les terrasses étaient remplies de femmes qui étaient mortes avec leurs nourrissons ; les cadavres des vieillards encombraient les rues. [12] Les enfants et les jeunes gens enflés erraient comme des fantômes sur les places et tombaient là même où le mal les avait saisis. Il était impossible aux malades d’enterrer leurs parents et ceux qui en avaient encore la force refusaient de le faire parce que les morts étaient trop nombreux et que leur sort à eux-mêmes était incertain. Beaucoup en effet suivaient dans la mort ceux qu’ils avaient ensevelis ; beaucoup venaient à leur sépulcre avant l’heure à laquelle ils devaient y entrer. [13] Dans ces calamités, il n’y avait ni larmes ni gémissements ; la faim maîtrisait même les passions de l’âme. Ceux qui agonisaient ainsi, voyaient d’un œil sec mourir ceux qui les devançaient. Un morne silence planait sur la ville ; elle était pleine de la nuit de la mort. Le fléau des brigands était plus dur que tout le reste. [14] Ces monstres fouillaient les maisons devenues des tombeaux pour y dépouiller les morts ; ils arrachaient et emportaient en riant les voiles qui couvraient les cadavres ; ils essayaient sur leurs membres la pointe de leur glaives, et parfois perçaient de malheureux abandonnés qui respiraient encore, pour éprouver leur fer. Parmi ceux-ci, quelques-uns les suppliaient de leur prêter l’aide de leurs mains et de leurs épées ; mais ils s’en allaient et les laissaient avec mépris aux tortures de la faim : alors chacun des moribonds tournait fixement ses regards vers le temple, laissant de côté les insurgés vivants. [15] Les séditieux firent d’abord ensevelir les morts aux frais du trésor public pour n’avoir pas à en supporter l’odeur ; mais ensuite ils n’y suffirent plus et l’on fit jeter les cadavres dans les ravins par-dessus les murailles. Titus, en visitant ces derniers, les trouva remplis de corps en putréfaction ; il vit l’humeur empestée qui en coulait avec abondance ; il gémit et, levant les mains, il prit Dieu à témoin que ce n’était point là son œuvre.

[16] Après avoir parlé d’autre chose, Josèphe poursuit :

Je n’hésiterai pas à dire ce que m’ordonne la douleur. Si les Romains avaient été impuissants contre ces monstres, je crois que la ville aurait été engloutie par un tremblement de terre, ou submergée dans un déluge, ou anéantie par le feu de Sodome : car elle contenait une race d’hommes beaucoup plus impie que celle qui fut ainsi châtiée. Tout le peuple périt par leur fureur insensée.

[17] Au sixième livre, l’historien juif écrit encore :

Le nombre de ceux que torturait la faim et qui moururent fut infini dans la ville, et les maux qui survinrent indicibles. Dans chaque maison, en effet, s’il apparaissait quelque ombre de nourriture, c’était la guerre ; ceux qu’unissait la plus étroite affection en venaient aux mains et s’arrachaient les aliments d’une vie misérable. La mort elle-même n’était pas une preuve suffisante de dénuement. [18] Les voleurs fouillaient même ceux qui exhalaient leur dernier souille pour voir s’ils ne simulaient pas la mort afin de cacher des vivres dans leur sein. Les hommes affamés allaient la bouche ouverte comme des chiens enragés, trébuchaient, tombant contre les portes comme des gens ivres et revenant sans en avoir conscience, deux ou trois fois dans la même heure à la même maison. [19] La nécessité les amenait à se mettre sous la dent tout ce qu’ils rencontraient, et ce que les plus vils animaux auraient refusé, ils le ramassaient pour le manger. Ils s’emparaient des baudriers, puis des semelles et mâchaient le cuir des boucliers réduit en lanières. D’autres se nourrissaient de la poussière de vieux foin ; car quelques-uns ayant recueilli des fétus, en vendaient une petite quantité au prix de quatre attiques.

[20] Mais pourquoi rappeler l’impudence des affamés en ce qui concerne des objets inanimés ? Je vais raconter un fait inouï chez les Grecs comme chez les barbares, affreux à dire et incroyable à entendre. Qu’on ne pense pas que je veuille duper ceux qui me liront un jour, j’aurais avec plaisir passé sous silence une pareille calamité si elle ne m’eût été attestée par des témoins sans nombre : au reste ce serait faire à ma patrie une pauvre grâce que de dissimuler en mon récit les maux qu’elle a soufferts. [21] Parmi les Juifs qui habitaient au delà du Jourdain, se trouvait une femme appelée Marie, fille d’Éléazar, du bourg de Bathézor, terme qui signifie maison d’hysope. Sa famille et sa condition étaient honorables. Elle s’était réfugiée avec tant d’autres à Jérusalem et se trouvait parmi les assiégés. [22] Les tyrans lui avaient volé tous les biens qu’elle avait rassemblés en Pérée et amenés à la ville. Chaque jour, des gens armés faisaient irruption chez elle, dans le soupçon qu’il y eût encore des vivres et lui enlevaient le reste de son avoir. Une terrible indignation s’empara de cette femme : à chaque instant, elle injuriait et maudissait les brigands, cherchant à les exciter contre elle. [23] Ni l’irritation ni la pitié ne les porta à lui donner la mort. Alors, fatiguée de chercher pour d’autres des aliments qu’il n’était plus possible de trouver nulle part, sentant ses entrailles et ses moelles brûlées par la faim, l’âme enflammée plus encore par la vengeance, elle prit conseil de sa colère et de la nécessité, et se révolta contre la nature elle-même. Elle avait un enfant attaché à la mamelle, elle le prit. [24] Malheureux enfant, dit-elle, pour qui te conserverais-je, au milieu d’une pareille guerre, dans une telle famine et une telle révolte ? La servitude chez les Romains, voilà notre sort, si toutefois nous vivons jusqu’à leur victoire ; mais auparavant, c’est la faim, et les insurgés plus terribles que l’une et l’autre. Allons, sois pour moi une nourriture ; pour les séditieux, une furie vengeresse ; pour l’humanité, un sujet de légende, le seul qui manque encore aux malheurs des juifs. [25] Tandis qu’elle parlait encore, elle tue son enfant ; puis, elle le fait cuire et en mange la moitié : le surplus, elle le cache et le met en réserve. Aussitôt les factieux arrivent et flairent l’odeur de cette chair impie ; ils menacent cette femme et la somment de leur donner le mets qu’elle a préparé ; sinon, elle va être égorgée sur l’heure. Elle leur répond qu’elle leur en a gardé une belle part et leur découvre les restes de son enfant. [26] Ils sont aussitôt frappés de stupeur et d’effroi, immobiles devant un pareil spectacle. C’est mon fils, leur disait-elle, c’est mon œuvre. Mangez, j’en ai goûté moi-même. Ne soyez pas plus délicats qu’une femme ni plus attendris qu’une mère. Si dans votre piété, vous vous détournez de mon sacrifice, j’en ai mangé à votre intention : que le reste soit à la mienne. [27] Alors ils sortirent en tremblant ; une fois du moins ils eurent peur, et ils laissèrent à regret â cette mère un pareil aliment. La ville entière retentit bientôt du récit de cette atrocité ; chacun croyait avoir cette tragédie devant les yeux, et il en frissonnait comme s’il en avait été lui-même l’auteur. [28] Il y eut alors de la part des affamés comme un entrain vers la mort, et on estimait heureux ceux qui avaient péri avant d’être les témoins de tels malheurs.

Tel fut le châtiment des Juifs, en punition du crime et de l’impiété qu’ils avaient commis contre le Christ de Dieu.

 

CHAPITRE VII

[LES PRÉDICTIONS DU CHRIST]

Il est à propos de leur mettre sous les yeux les prédictions si vraies de notre Sauveur où toutes ces calamités étaient annoncées en ces termes : Malheur aux femmes enceintes et à celles qui allaitent en ces jours. Priez pour que votre fuite n’ait pas lieu en hiver ou un jour de sabbat. Car il y aura alors une grande affliction, telle qu’il n’y en a pas eu depuis le commencement du monde et telle qu’il n’y en aura plus ensuite.

[2] L’écrivain, supputant le chiffre total des morts, dit qu’il périt onze cent mille personnes par la faim et le glaive. Les factieux et les brigands qui survécurent, se dénoncèrent mutuellement après la prise de la ville et furent mis à mort. Les jeunes gens les plus grands et les plus distingués par leur beauté furent réservés pour le triomphe. Quant au reste de la multitude, ceux qui avaient plus de dix-sept ans furent, les uns enchaînés et envoyés aux travaux d’Égypte, les autres en plus grand nombre, distribués aux provinces pour mourir dans les amphithéâtres par le fer ou les bêtes. Ceux qui n’avaient pas dix-sept ans furent emmenés prisonniers pour être vendus. Ces derniers à eux seuls étaient à peu près quatre-vingt-dix mille. [3] Ainsi s’accomplirent ces événements dans la seconde année du règne de Vespasien [70 après J.-C.], selon les paroles prophétiques de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Grâce à son pouvoir divin, il les avait contemplés d’avance comme des réalités présentes. Il avait pleuré et sangloté, suivant le texte des saints évangiles, qui nous rapportent ses propres paroles, quand il s’adressait pour ainsi dire à Jérusalem elle-même : [4] Si du moins, tu connaissais en ce jour, ce qui peut t’apporter la paix ! Mais maintenant cela est caché à tes yeux ! Des jours viendront sur toi, où tes ennemis t’entoureront de retranchements, t’investiront, te presseront de toutes parts et te renverseront à terre toi et tes enfants. [5] Et maintenant au sujet du peuple : Il y aura une grande détresse sur la terre et la colère sera sur ce peuple. Ils tomberont dévorés par, le glaive, ils seront emmenés en captivité dans toutes les nations. Et Jérusalem sera foulée aux pieds par les Gentils jusqu’à ce que leurs temps soient accomplis. Et encore : Lorsque vous verrez Jérusalem assiégée par une armée, sachez que sa désolation est proche. [6] Si on compare les paroles du Sauveur avec les récits de l’historien où il retrace toute cette guerre, comment ne serait-on pas étonné et n’avouerait-on pas que cette prescience et cette prédiction de l’avenir étaient, chez le Sauveur, véritablement divines et extraordinaires.

[7] Pour ce qui est arrivé à tout le peuple après la passion du Sauveur, après les cris par lesquels la multitude des Juifs demandait la grâce d’un voleur et d’un assassin et suppliait qu’on fît disparaître de son sein l’auteur de la vie, il n’y a rien à ajouter aux histoires. [8] Il est cependant juste de joindre une remarque qui montre bien la miséricorde de la toute bonne Providence. Après le crime audacieux commis contre le Christ, elle attendit quarante années entières pour détruire les coupables : pendant ce laps de temps, le plus grand nombre des apôtres et des disciples, ainsi que Jacques lui-même, le premier évêque de ce pays, appelé le frère du Seigneur, étaient encore de ce monde et vivaient dans la ville de Jérusalem ; ils étaient pour elle comme un très puissant rempart. [9] La vigilance de Dieu avait été jusqu’alors patiente : peut-être ces gens se repentiraient-ils de ce qu’ils avaient fait et obtiendraient-ils le pardon et le salut. En outre de cette longanimité, le ciel leur envoya des signes extraordinaires de ce qui allait leur arriver, s’ils persévéraient dans leur endurcissement. Ces présages ont été jugés dignes de mémoire par l’historien cité plus haut ; le mieux est de les rapporter ici pour ceux qui liront cet ouvrage.

 

CHAPITRE VIII

[LES SIGNES AVANT LA GUERRE]

Prenez donc le sixième livre des Histoires et lisez ce qu’il y expose en ces termes :

Les séducteurs égaraient alors ce malheureux peuple et le trompaient au sujet de Dieu, en sorte qu’il ne donnait point d’attention, et ne croyait pas aux présages qui annonçaient si clairement la dévastation future. Ainsi que des gens étourdis parla foudre qui n’ont plus l’usage de leurs yeux ni de leur esprit, les Juifs n’attachaient aucune importance aux avertissements de Dieu. [2] Ce fut d’abord un astre qui parut sur la ville sous la forme d’un glaive et une comète qui resta suspendue pendant une année. Ensuite, avant la défection et le soulèvement pour la guerre, au moment où le peuple était réuni pour la fête des azymes, le huit du mois Xantique, à la neuvième heure de la nuit, une telle lumière environna l’autel et le temple qu’on crut être en plein jour, et cela dura une demi-heure : les ignorants y virent un bon présage, mais les scribes comprirent tout de suite avant que les choses ne fussent arrivées. [3] Au temps de la même fête, une vache, amenée par le grand prêtre pour le sacrifice, mit bas un agneau au milieu du temple. [4] La porte orientale de l’intérieur du temple était d’airain et si lourde que vingt hommes avaient grand’ peine à la fermer le soir ; elle était close par des verrous en fer et munie de targettes très profondes : â la sixième heure de la nuit, on la vit s’ouvrir d’elle-même. [5] Peu de jours après la fête, le vingt et unième du mois Artémisios, on vit le spectre d’un démon plus grand qu’on ne peut croire. Ce que je dois raconter semblerait fabuleux, si le récit n’en était pris de témoins oculaires et si les maux qui suivirent n’avaient été dignes des présages eux-mêmes. Avant le coucher du soleil, on aperçut sur tout le pays des chars aériens et des phalanges armées qui s’élançaient des nuages et entouraient les villes. [6] Lors de la fête appelée Pentecôte, pendant la nuit, les prêtres venus au temple selon leur coutume, pour leur office, déclarèrent avoir entendu d’abord des bruits de pas, un tumulte, puis des voix nombreuses qui disaient : Sortons d’ici. [7] Mais voici qui est encore plus effrayant : Un homme appelé Jésus, fils d’Ananie, homme simple, un paysan, quatre ans avant la guerre, alors que la ville était en pleine paix et prospérité, vint à la fête où tous ont coutume de dresser des tentes en l’honneur de Dieu. Tout à coup il se mit à crier à travers le temple : Voix de l’orient, voix du couchant, voix des quatre vents, voix sur Jérusalem et sur le temple, voix sur les fiancés et les fiancées, voix sur tout le peuple. Jour et nuit, il parcourait toutes les rues de la ville et poussait ce cri. [8] Quelques-uns des principaux du peuple indignés de ces paroles de mauvais augure le saisirent et l’accablèrent de coups ; mais lui continuait à pousser la même clameur devant eux, et cela, non pas de lui-même, ni de son propre mouvement. [9] Les chefs pensaient que cette excitation était plutôt l’œuvre d’un esprit, comme elle l’était. Ils conduisirent le malheureux auprès du gouverneur romain[3] : là, on le déchira à coups de fouets jusqu’aux os ; il ne laissait échapper ni prière ni larme ; mais en cet état, sa voix plaintive fléchissait seulement de plus en plus avec ses forces, et à chaque coup, il redisait : Malheur à Jérusalem.

[10] Josèphe rapporte encore une autre prédiction plus surprenante qu’il assure avoir trouvée dans les saintes Écritures, et annonçant qu’en ce temps quelqu’un sorti de leur pays commanderait à la terre. Il croit qu’elle a été accomplie en Vespasien ; [11] mais ce prince ne domina pas sur la terre entière, il régna seulement sur les contrées soumises aux Romains. Il serait plus juste d’appliquer cette parole au Christ, à qui son Père a dit : Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage et pour ton bien les extrémités de la terre. Or à cette époque même, la voix des saints apôtres était allée dans l’univers entier et leur parole avait atteint les limites du monde.

 

CHAPITRE IX

[JOSÈPHE ET LES ÉCRITS QU’IL A LAISSÉS]

Après tout ceci, il est bon de ne pas laisser ignorer ce qu’était Josèphe lui-même, puisqu’il nous a tant aidé dans le récit des événements qui nous occupent. D’où vient-il ? quelle est sa race ? Il nous l’apprend lui-même en ces termes :

Josèphe, fils de Matthias, prêtre de Jérusalem, fit d’abord la guerre aux Romains, puis se rapprocha d’eux par nécessité.

[2] Il fut de beaucoup le plus célèbre des Juifs de son temps, non seulement auprès de ses compatriotes, mais aux yeux même des Romains, si bien qu’à Rome, on l’honora d’une statue et que ses livres furent jugés dignes des bibliothèques. [3] Il expose toute l’antiquité juive dans un ouvrage de vingt livres et il raconte en sept livres l’histoire de la guerre des Romains en son temps. Il affirme avoir rédigé ce dernier écrit, non seulement en grec, mais encore dans sa langue maternelle ; il est digne d’être cru. [4] On montre encore de lui deux livres qui méritent d’être étudiés, Sur l’antiquité des Juifs : c’est une réponse au grammairien Apion qui écrivait alors contre eux, ainsi qu’à d’autres gens qui prenaient à tâche de calomnier les origines de la race juive. [5] Dans le premier de ces livres, il établit le nombre des écrits qui forment le testament appelé ancien et montre ceux qui étaient incontestés chez les hébreux. Voici ce qu’il en dit en propres termes, comme d’après une tradition antique.

 

CHAPITRE X

[COMMENT IL MENTIONNE LES LIVRES SAINTS]

On ne trouve pas chez nous une foule de livres en désaccord et en opposition les uns avec les autres ; nous en avons seulement vingt-deux. Ils nous présentent le récit de tous les âges écoulés et à bon droit nous les croyons divins. [2] De ces livres, cinq sont de Moïse. Ils embrassent les lois et la tradition de l’humanité depuis son origine jusqu’à la mort de cet écrivain, c’est-à-dire un peu moins de trois mille ans. [3] De la mort de Moïse à celle d’Artaxerxés, roi des Perses après Xerxès, les prophètes qui vinrent après Moise écrivirent ce qui arriva de leur temps en treize livres. Les quatre livres qui restent renferment des hymnes à Dieu et des principes de conduite pour les hommes. [4] Depuis Artaxerxés jusqu’à nous, l’histoire de chaque époque a été écrite ; mais les ouvrages qui la contenaient n’ont pas été jugés dignes de la créance dont jouissent les livres antérieurs, car la succession des prophètes est moins exacte. [5] La preuve évidente de notre vénération pour nos écrits est dans ce fait, que personne, après tant de siècles, n’a osé ni ajouter, ni retrancher, ni changer le moindre détail. Chaque Juif, dès sa première enfance, croit qu’ils contiennent les pensées mêmes de Dieu, qu’il faut s’y tenir, et, au besoin, mourir volontiers pour eux.

[6] Il n’était pas inutile de citer ces paroles de Josèphe. Cet écrivain a encore composé un ouvrage qui n’est pas indigne de lui, Sur la toute puissance de la raison. Certains l’ont intitulé Macchabaïcon, parce qu’il renferme les combats des Hébreux qui ont lutté d’une façon virile pour la piété envers la Divinité, ainsi que le racontent les livres des Macchabées[4]. [7] Vers la fin du vingtième livre des Antiquités, le même auteur nous dit encore son intention d’écrire quatre livres concernant les croyances traditionnelles des Juifs sur Dieu et son essence, sur les lois, sur le motif pour lequel elles permettent certaines choses et en défendent d’autres : il rappelle aussi qu’il a encore étudié d’autres questions dans des traités spéciaux.

[8] Nous croyons en outre à propos d’enregistrer aussi les paroles qui servent d’épilogue à ses Antiquités, pour confirmer le témoignage que nous lui avons emprunté. Il y accuse de mensonge et de bien d’autres méfaits, Juste de Tibériade[5], qui avait essayé de peindre aussi la même époque que lui et il ajoute textuellement :

[9] Je ne crains pas un semblable traitement pour mes écrits : j’ai remis mes livres aux empereurs eux-mêmes, alors qu’on voyait presque encore les faits que j’y raconte. Certain de ma vigilance à dire la vérité, j’ai attendu leurs suffrages et je n’ai pas été déçu. [10] J’ai présenté mon récit à bien d’autres dont quelques-uns avaient pris part à la guerre, comme le roi Agrippa et certains de ses parents[6]. [11] L’empereur Titus a jugé que la mémoire de ces faits ne devait être transmise aux hommes que par ces seuls récits et il a signé de sa main un décret ordonnant de publier officiellement mes livres. Le roi Agrippa d’autre part a adressé soixante-deux lettres où il atteste que j’ai dit la vérité.

Josèphe en cite deux ; mais en voilà assez sur lui. Continuons notre récit.

 

CHAPITRE XI

[APRÈS JACQUES, SIMÉON GOUVERNE L’ÉGLISE DE JÉRUSALEM]

Apres le martyre de Jacques et la destruction de Jérusalem qui arriva en ce temps, on raconte que ceux des apôtres et des disciples du Seigneur qui étaient encore en ce monde vinrent de partout et se réunirent en un même lieu avec les parents du Sauveur selon la chair (dont la plupart existaient à cette époque). Ils tinrent conseil tous ensemble pour examiner qui serait jugé digne de la succession de Jacques, et ils décidèrent à l’unanimité que Siméon, fils de ce Clopas dont parle l’Évangile, était capable d’occuper le siège de cette église : il était, dit-on, cousin du Sauveur : Hégésippe raconte en effet que Clopas était le frère de Joseph.

 

CHAPITRE XII[7]

[VESPASIEN ORDONNE DE RECHERCHER LES DESCENDANTS DE DAVID]

On rapporte en outre qu’après la prise de Jérusalem, Vespasien fit rechercher tous les descendants de David, afin qu’il ne reste plus chez les Juifs, personne qui fût de race royale. Ce leur fut un nouveau sujet de très grande persécution.

 

CHAPITRE XIII[8]

[ANACLET EST LE SECOND ÉVÊQUE DES ROMAINS]

Vespasien ayant régné dix ans, l’empereur Titus, son fils, lui succède : la seconde année de son règne [80-81], Lin, depuis douze ans évêque de l’église des Romains, laisse sa charge à Anaclet. Titus a pour successeur son frère Domitien après deux ans et autant de mois de règne [13 septembre 81].

 

CHAPITRE XIV

[AVILIUS EST LE SECOND CHEF DU L’ÉGLISE D’ALEXANDRIE]

La quatrième année de Domitien [84-85], Annianus, premier évêque d’Alexandrie, après avoir administré cette église pendant vingt-deux ans entiers, meurt, et son successeur est Avilius, second évêque.

 

CHAPITRE XV

[APRÉS LUI, CLÉMENT EST LE TROISIÈME]

La douzième année du même règne [92-93], Anaclet, ayant été évêque de l’église des Romains douze ans, a pour successeur Clément, que l’apôtre, dans sa lettre aux Philippiens, désigne comme le compagnon de son labeur par ces mots : Avec Clément et mes autres collaborateurs, dont les noms sont au livre de vie.

 

CHAPITRE XVI

[L’ÉPÎTRE DE CLÉMENT]

Il existe de celui-ci, acceptée comme authentique, une épître longue et admirable. Elle a été écrite au nom de l’Église de Rome à celle de Corinthe à propos d’une dissension qui s’était alors élevée à Corinthe. En beaucoup d’églises, depuis longtemps et de nos jours encore, on la lit publiquement dans les réunions communes. Qu’un différend, à cette époque, ait troublé l’église de Corinthe, nous en avons pour garant digne de foi Hégésippe.

 

CHAPITRE XVII

[LA PERSÉCUTION DE DOMITIEN].

Domitien montra une grande cruauté envers beaucoup de gens ; il fit tuer à Rome sans jugement régulier une foule de nobles et de personnages considérables ; d’autres citoyens illustres en très grand nombre furent aussi condamnés injustement à l’exil hors des limites de l’empire et à la confiscation des biens. Il finit par se montrer le successeur de Néron dans sa haine et sa lutte contre Dieu. Il souleva contre nous la seconde persécution, quoique Vespasien son père n’ait jamais eu de mauvais dessein à notre endroit.

 

CHAPITRE XVIII

[JEAN L’APÔTRE ET L’APOCALYPSE].

On raconte qu’à cette époque l’apôtre et évangéliste Jean vivait encore ; à cause du témoignage qu’il avait rendu au Verbe de Dieu, il avait été condamné, par jugement, à habiter l’île de Patmos. [2] Irénée, à propos du nombre produit par l’addition des lettres qui forment le nom de l’Antéchrist d’après l’Apocalypse attribuée à Jean, dit en propres termes ceci de Jean, dans le cinquième livre des Hérésies

[3] S’il eût fallu proclamer ouvertement à notre époque le nom de l’Antéchrist, celui qui a vu la révélation l’aurait fait. Car il la contempla il n’y a pas longtemps et presque dans notre génération, vers la fin du règne de Domitien.

[4] L’enseignement de notre foi brillait à cette époque d’un tel éclat que les écrivains étrangers à notre croyance n’hésitent pas à rapporter dans leurs histoires la persécution et les martyres qu’elle provoqua. Ils en fixent la date avec exactitude ; ils racontent que dans la quinzième année de Domitien, avec beaucoup d’autres, Flavia Domitilla elle-même, fille d’une sœur de Flavius Clemens, alors un des consuls de Rome [5], fut reléguée dans l’île Pontia en punition de ce qu’elle avait rendu témoignage au Christ.

 

CHAPITRE XIX

[DOMITIEN ORDONNE DE TUER LES DESCENDANTS DE DAVID]

Le même Domitien ordonna de détruire tous les Juifs qui étaient de la race de David : une ancienne tradition raconte que des hérétiques dénoncèrent les descendants de Jude, qui était, selon la chair, frère du Sauveur, comme appartenant à la race de David et parents du Christ lui-même. C’est ce que montre Hégésippe quand il s’exprime en ces termes :

 

CHAPITRE XX

[LES PARENTS DE NOTRE SAUVEUR]

Il y avait encore de la race du Sauveur les petits-fils de Jude qui lui-même était appelé son frère selon la chair : on les dénonça comme descendants de David. L’evocatus[9] les amena à Domitien ; celui-ci craignait la venue du Christ, comme Hérode. [2] L’empereur leur demanda s’ils étaient de la race de David ; ils l’avouèrent ; il s’enquit alors de leurs biens et de leur fortune : ils dirent qu’ils ne possédaient ensemble l’un et l’autre que neuf mille deniers, dont chacun avait la moitié ; ils ajoutèrent qu’ils n’avaient pas cette somme en numéraire, mais qu’elle était l’évaluation d’une terre de trente-neuf plèthres, pour laquelle ils payaient l’impôt et qu’ils cultivaient pour vivre.

[3] Puis ils montrèrent leurs mains et, comme preuve qu’ils travaillaient eux-mêmes, ils alléguèrent la rudesse de leurs membres, et les durillons incrustés dans leurs propres mains, indice certain d’un labeur continu. [4] Interrogés sur le Christ et son royaume, sur la nature de sa royauté, sur le lieu et l’époque de son apparition, ils firent cette réponse, que le règne du Christ n’était ni du monde ni de la terre, mais céleste et angélique, qu’il se réaliserait à la fin des temps, quand le Christ venant dans sa gloire jugerait les vivants et les morts et rendrait à chacun selon ses œuvres. [5] Domitien ne vit rien là qui fût contre eux ; il les dédaigna comme des gens simples, les renvoya libres et un édit fit cesser la persécution contre l’Église. [6] Une fois délivrés, ils dirigèrent les églises, à la fois comme martyrs et parents du Seigneur, et vécurent après la paix jusqu’au temps de Trajan.

[7] Tel est le récit d’Hégésippe. Du reste, celui de Tertullien nous raconte la même chose sur Domitien :

Domitien essaya un jour de faire la même chose que celui-ci ; il était la monnaie de Néron pour la cruauté ; mais comme il avait, je pense, quelque intelligence, il s’arrêta bien vite et rappela même ceux qu’il avait bannis.

[8] Après Domitien qui régna quinze ans, Nerva obtint l’empire [96] ; les honneurs de Domitien furent abolis, le sénat des Romains vota une loi qui permit à ceux qui étaient injustement exilés de revenir chez eux et même de recouvrer leurs biens ; c’est ce que racontent les historiens qui ont écrit les événements de cette époque. [9] Alors l’apôtre Jean put donc, lui aussi, quitter l’île où il était relégué, pour s’établir à Éphèse ; c’est ce que rapporte une tradition de nos anciens.

 

CHAPITRE XXI

[CERDON EST LE TROISIÈME CHEF DE L’ÉGLISE D’ALEXANDRIE]

Nerva ayant régné un peu plus d’un an, Trajan lui succède : dans la première année de ce prince [98], Avilius avant gouverné l’église d’Alexandrie pendant treize ans, fut remplacé par Cerdon. Celui-ci était le troisième des évêques de ce pays ; Annianus avait été le premier. En ce temps, Clément était encore chef de l’église des Romains et lui aussi venait au troisième rang après Paul et Pierre ; Lin avait été le premier évêque et Anaclet le second.

 

CHAPITRE XXII

[LE SECOND CHEF DE L’ÉGLISE D ANTIOCHE EST IGNACE]

Mais à Antioche, après Evodius qui en fut le premier évêque, en ce temps-là, Ignace en a été le second[10]. Siméon fut pareillement le second qui, après le frère de notre Sauveur, eut à cette époque la charge de l’église de Jérusalem.

 

CHAPITRE XXIII

[ANECDOTE CONCERNANT L’APÔTRE JEAN]

En ce temps en Asie, survivait encore Jean, celui que Jésus aimait, qui fut à la fois apôtre et évangéliste. Il gouvernait les églises de ce pays après être revenu, à la mort de Domitien, de l’île où il avait été exilé. [2] Que jusqu’à cette époque, il fut encore de ce monde, deux témoins suffisent à le prouver, et ils sont dignes de foi, ayant enseigné l’orthodoxie ecclésiastique ; l’un est Irénée, l’autre Clément d’Alexandrie. [3] Le premier, au second livre de son ouvrage Contre les hérésies, écrit ainsi en propres termes :

Tous les presbytres qui se sont rencontrés en Asie avec Jean le disciple du Seigneur, témoignent qu’il leur a transmis cela : il demeura en effet parmi eux jusqu’aux temps de Trajan.

[4] Au troisième livre du même traité, Irénée expose encore la même chose en ces termes :

Mais l’Église d’Éphèse, fondée par Paul et où demeura Jean jusqu’à l’époque de Trajan, est aussi un témoin véritable de la tradition des apôtres.

[5] Clément nous indique également cette date et il raconte une histoire fort utile à entendre pour ceux qui se plaisent aux choses belles et profitables. Elle est dans son traité intitulé : Quel riche est sauvé. Prenez-la et lisez-la, telle qu’elle est dans son texte :

[6] Écoute une fable, qui n’est pas une fable, mais un récit transmis par la tradition et gardé par le souvenir, au sujet de Jean l’apôtre.

Après la mort du tyran, l’apôtre quitta l’île de Patmos pour Éphèse et il alla appelé par les pays voisins des Gentils, tantôt y établir des évêques, tantôt y organiser des églises complètement, tantôt choisir comme clerc chacun de ceux qui étaient signalés par l’Esprit. [7] Il vint donc à l’une de ces villes[11] qui étaient proches, dont quelques-uns même citent le nom. Il y consola d’abord les frères. A la fin, il se tourna vers l’évêque qui était établi là et apercevant un jeune homme dont le maintien était distingué, le visage gracieux et l’âme ardente : Je te confie celui-là de tout cœur, dit-il, l’Église et le Christ en sont témoins. L’évêque le reçut et promit tout l’apôtre répéta encore ses mêmes recommandations et ses adjurations. [8] Puis il partit pour Éphèse. Le presbytre prit chez lui le jeune homme qui lui avait été confié, l’éleva, le protégea, l’entoura d’affection et enfin l’éclaira. Après cela, il se relâcha de son soin extrême et de sa vigilance lorsqu’il l’eut muni du sceau du Seigneur ainsi que d’une protection définitive.

[9] Le jeune homme en possession d’une liberté prématurée fut gâté par des compagnons d’âge oisifs, dissolus et habitués au mal. D’abord, ils le conduisirent dans de splendides festins ; puis sortant aussi la nuit pour voler les vêtements, ils l’emmenèrent ; plus tard, on le jugea propre à coopérer à quelque chose de plus grand. [10] Il s’y habitua peu à peu, et, sous l’impulsion de sa nature ardente, semblable à un coursier indompté et vigoureux qui ronge son frein, il sortit du droit chemin et s’élança vivement dans les précipices. [11] Lorsqu’il eut enfin renoncé au salut de Dieu, il ne s’arrêta plus aux projets médiocres, mais il tenta quelque chose d’important et, puisqu’il était perdu sans retour, il résolut de ressembler aux autres. Il les rassembla donc et forma avec eux une société de brigands. Il en devint le digne chef ; car il était le plus violent, le plus sanguinaire et le plus dur.

[12] Sur ces entrefaites et en raison d’un besoin survenu, on appela Jean : il vint et traita les affaires pour lesquelles on l’avait mandé. Puis il dit : Allons, évêque, rends-nous le dépôt que le Christ et moi t’avons confié en présence de l’église à laquelle tu présides. [13] Celui-ci fut d’abord stupéfait, pensant à une somme d’argent qu’il n’avait pas reçue et pour laquelle on l’aurait dénoncé : il ne pouvait croire à un dépôt qu’il n’avait pas, ni mettre en doute la parole de Jean : Je te demande, reprit celui-ci, le jeune homme et l’âme de ce frère. Le vieillard gémit profondément et pleura. Il est mort, dit-il. — Comment et de quelle mort ?Mort à Dieu ; car il est parti, et est devenu méchant et perdu, en un mot, c’est un voleur ; et maintenant il tient la montagne qui est là en face de l’église avec une troupe d’hommes armés semblables à lui. [14] L’apôtre déchire son vêtement, et avec un long sanglot se frappe la tête : J’ai laissé, dit-il, un bon gardien de l’âme de mon frère ! Mais qu’on m’amène aussitôt un cheval et que quelqu’un me serve de guide pour le chemin. Et il sortit de l’église comme il était. [15] Arrivé à l’endroit, il fut pris par l’avant-poste des brigands : il ne chercha pas à fuir, ne demanda rien, mais il s’écria : C’est pour cela même que je suis venu ; conduisez-moi à votre chef. [16] Celui-ci précisément attendait en armes ; mais dès qu’il reconnut Jean, il rougit et prit la fuite. L’apôtre, oubliant son âge, le poursuivait de toutes ses forces et lui criait : [17] Pourquoi me fuis-tu, ô mon fils, moi ton père, un homme désarmé, un vieillard ? Aie pitié de moi, ô enfant ; ne crains pas, tu as encore des espérances de vie. Je donnerai pour toi ma parole au Christ ; s’il le fallait, je mourrais volontiers pour toi comme le Sauveur l’a fait pour nous. Je donnerai ma vie à la place de la tienne. Arrête-toi ; aie confiance, c’est le Christ qui m’envoie.

[18] Le jeune homme obéit et s’arrête. Il baisse la tête, puis jette ses armes, enfin se met à trembler en versant des larmes amères. Il entoure de ses bras le vieillard qui s’avançait, lui demande pardon, comme il peut, par ses gémissements et il est baptisé une seconde fois, dans ses larmes. Cependant il tenait encore sa main droite cachée. [19] L’apôtre se porte caution, l’assure par serment qu’il a trouvé pour lui miséricorde auprès du Sauveur ; il prie, il tombe à genoux, il baise la main droite elle-même du jeune homme pour montrer qu’elle est purifiée par la pénitence. Jean le conduit ensuite à l’église, intercède pour lui dans de longues prières, offre avec lui des jeûnes prolongés et enchante son esprit par le charme varié de ses discours. On dit qu il ne le quitta pas avant de l’avoir fixé définitivement dans l’Église, offrant un grand exemple de véritable repentir et une éclatante preuve de renaissance, un trophée de résurrection visible.

 

CHAPITRE XXIV

[L’ORDRE DES ÉVANGILES]

J’ai placé ici ce passage de Clément à la fois pour l’information et pour l’utilité de ceux qui le rencontreront.

Maintenant indiquons les écrits incontestés de l’apôtre Jean. [2] On doit d’abord recevoir comme authentique son évangile ; il est reconnu tel par toutes les églises qui sont sous le ciel. C’est à bon droit que les anciens l’ont placé au quatrième rang après les trois autres ; en voici le motif. [3] Les hommes inspirés et vraiment dignes de Dieu, je dis les apôtres du Christ, purifiaient leur vie avec un soin extrême, ornant leur âme de toute vertu. Mais ils connaissaient peu la langue ; la puissance divine qu’ils tenaient du Sauveur et qui opérait des merveilles était leur assurance. Exposer les enseignements du maître avec l’habileté insinuante et l’art des discours leur était inconnu et ils ne l’entreprenaient pas. Ils se contentaient de la manifestation de l’Esprit Saint qui les assistait et de la seule puissance du Christ qui agissait avec eux et faisait des miracles. Ils annonçaient à l’univers entier la connaissance du royaume des cieux sans le moindre souci d’écrire des ouvrages. [4] Ils faisaient cela pour accomplir un ministère sublime et au-dessus de l’homme. Paul, le plus puissant d’ailleurs dans l’art de tout discours et le plus habile dans les pensées, ne confia rien d’autre à l’écriture que de fort courtes épîtres. Il avait pourtant à dire des choses très nombreuses et mystérieuses, puisqu’il avait touché aux merveilles qui sont jusqu’au troisième ciel et, ravi au paradis même de Dieu, il avait été jugé digne d’entendre là des paroles ineffables. [5] Ils n’étaient pas aussi sans éprouver les mêmes choses, les disciples de notre Sauveur, les douze apôtres, les soixante-dix disciples, et bien d’autres avec ceux-ci. Cependant d’eux tous, Matthieu et Jean, seuls, nous ont laissé des mémoires des entretiens du Seigneur ; encore ils n’en vinrent à les composer que poussés, dit-on, par la nécessité.

[6] Matthieu prêcha d’abord aux Hébreux. Comme il dut ensuite aller en d’autres pays, il leur donna son évangile dans sa langue maternelle ; il suppléait à sa présence, auprès de ceux qu’il quittait, par un écrit. [7] Tandis que déjà Marc et Luc avaient fait paraître leurs évangiles, Jean, dit-on, n’avait constamment prêché que de vive voix. Enfin, il en vint à écrire ; voici pour quel motif. On raconte que l’apôtre reçut les trois évangiles composés précédemment ; tous les avaient déjà et il les accepta, leur rendant le témoignage qu’ils contenaient la vérité. Seulement il manquait à leur récit l’exposé de ce qu’avait fait le Christ tout d’abord au commencement de sa prédication. [8] Et cette parole est vraie. On peut voir en effet que ces trois évangélistes ont raconté seulement les faits postérieurs à l’emprisonnement de Jean-Baptiste et accomplis par le Sauveur dans l’espace d’une année. Ils le disent du reste au début de leur narration. [9] Le jeûne de quarante jours et la tentation qui eut lieu à ce propos marquent le temps indiqué par Matthieu. Il dit : Ayant appris que Jean avait été livré, il laissa la Judée et revint en Galilée. [10] Marc débute de même : Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Quant à Luc, avant de commencer le récit des actions de Jésus, il fait à peu près la même remarque en disant qu’Hérode ajouta aux méfaits qu’il avait commis, celui de mettre Jean en prison. [11] L’apôtre Jean fut, dit-on, prié pour ce motif, de donner dans son évangile la période passée sous silence par les précédents évangélistes et les faits accomplis par le Sauveur en ce temps, c’est-à-dire ce qui s’était produit avant l’incarcération du baptiste. Il indique cela même, soit quand il dit : Tel fut le début des miracles que fit Jésus, soit quand il fait mention de Jean, au milieu de l’histoire de Jésus, comme baptisant encore en ce moment à Enon, près de Salem. Il le montre clairement aussi par ces paroles : Car Jean n’était pas encore jeté en prison. [12] ainsi donc l’apôtre Jean dans son évangile rapporte ce que fit le Christ quand le baptiste n’était pas encore incarcéré ; les trois autres évangélistes au contraire racontent ce qui suivit son emprisonnement. [13] Quiconque remarque ces choses, ne peut plus penser que les évangélistes soient en désaccord les uns avec les autres. Car l’évangile de Jean comprend l’histoire des premières œuvres du Christ, les autres évangélistes nous donnent le récit de ce qu’il a fait à la fin de sa vie. Vraisemblablement Jean a passé sous silence la génération de notre Sauveur selon la chair, parce qu’elle avait été écrite auparavant par Matthieu et Luc ; il a commencé par sa divinité. Cet honneur lui avait, pour ainsi dire, été réservé par l’Esprit divin comme au plus digne.

[14] Voilà ce que nous avions à dire sur la composition de l’évangile de Jean ; le motif qui a poussé Marc à écrire a été expliqué plus haut. [15] Luc, au début de son récit, expose lui-même ce qui l’a déterminé à entreprendre son œuvre, il nous déclare que beaucoup d’autres se sont mêlés de raconter inconsidérément des choses qu’il a examinées à fond. Aussi bien, juge-t-il nécessaire de nous débarrasser des conjectures douteuses qu’ils enseignent, et de nous donner, en son évangile, le récit fidèle des événements dont il a acquis une connaissance certaine, dans la compagnie et la fréquentation de Paul, ainsi que dans les entretiens qu’il a eus avec les autres apôtres. [16] Voilà ce que nous avons à dire sur ce sujet : nous serons plus à l’aise à l’occasion en citant le témoignage des anciens pour essayer de montrer ce qui a été dit par les autres au sujet de ces évangiles.

[17] Pour ce qui est des écrits de Jean, en dehors de l’Évangile, la première de ses épîtres est aussi reconnue par nos contemporains et par les anciens comme hors de toute contestation ; les deux autres sont discutées. [18] L’autorité de l’Apocalypse est mise en doute par beaucoup encore aujourd’hui. Mais cette question sera résolue également en son lieu à l’aide du témoignage des anciens.

 

CHAPITRE XXV[12]

[LES ÉCRITURES RECONNUES PAR TOUS ET CELLES QUI NE LE SONT PAS]

Au point où nous en sommes, il semble à propos de capituler dans une liste les écrits du Nouveau Testament dont nous avons déjà parlé. Nous mettrons au premier rang la sainte tétrade des Évangiles que suit le livre des Actes des apôtres. [2] Il faut y joindre les épîtres de Paul ; puis, la première attribuée à Jean, et aussi la première de Pierre. On ajoutera, si on le juge bon, l’Apocalypse de Jean au sujet de laquelle nous exposerons en son temps les diverses opinions.

[3] Voilà les livres reçus de tous. Ceux qui sont contestés, quoiqu’un grand nombre les admettent, sont : l’épître dite de Jacques, celle de Jude, la seconde de Pierre, celles qu’on appelle la seconde et la troisième de Jean, qu’elle soit de l’évangéliste ou d’un homonyme.

[4] On doit ranger entre les apocryphes : les Actes de Paul, le livre qu’on nomme le Pasteur, l’Apocalypse de Pierre, l’épître attribuée à Barnabé, ce qu’on intitule les Enseignements des apôtres et, si l’on veut, ainsi que je l’ai dit plus haut, l’Apocalypse de Jean que les uns, comme je l’ai indiqué, rejettent comme supposée et que les autres, maintiennent au nombre des œuvres reconnues. [5] Certains font encore entrer dans cette catégorie l’Évangile aux Hébreux, dont les Juifs qui ont reçu le Christ aiment surtout à se servir.

Tous ces livres peuvent être classés parmi ceux qui sont discutés. [6] Nous avons cru nécessaire d’établir le catalogue de ceux-là aussi et de séparer les écrits que la tradition ecclésiastique a jugés vrais, authentiques et reconnus, d’avec ceux d’une autre condition, qui ne sont pas testamentaires et se trouvent contestés, bien que la plupart des écrivains ecclésiastiques les connaissent. Ainsi, trous bourrons discerner ces ouvrages et les distinguer de ceux que les hérétiques présentent sous le nom des apôtres, tels que les Évangiles de Pierre, de Thomas, de Matthias et d’autres encore, où tels que les Actes d’André, de Jean et du reste des apôtres, dont aucun écrivain de la tradition ecclésiastique n’a jamais jugé utile d’invoquer le témoignage. [7] Le style du reste s’éloigne de la manière apostolique, tandis que la pensée et l’enseignement qu’ils contiennent sont tout à fait en désaccord avec la véritable orthodoxie. C’est là une preuve manifeste qu’ils sont des élucubrations d’hérétiques. Il ne faut donc pas même les ranger parmi les apocryphes ; mais les rejeter comme absolument absurdes et impies.

Maintenant reprenons la suite de notre récit.

 

CHAPITRE XXVI

[MÉNANDRE LE MAGICIEN]

Ménandre succéda à Simon le mage. Cet autre instrument de la puissance diabolique ne se montra pas inférieur au premier. Lui aussi était Samaritain ; aussi bien que son maître, il atteignit les sommets de la science magique et il le dépassa même dans ses prodiges. Il se disait le sauveur envoyé d’en haut dès les siècles invisibles pour le salut des hommes. [2] Il enseignait qu’on ne pouvait dépasser les anges créateurs du monde, à moins d’être initié par lui à l’exercice de la magie et d’avoir reçu le baptême qu’il conférait. Ceux qui en avaient été jugés dignes, participaient en ce monde à une immutabilité éternelle ; ils ne mouraient pas, ils demeuraient ici-bas sans vieillir jamais et devenaient immortels. On peut facilement, du reste, lire tout cela dans Irénée. [3] Justin, traitant de Simon, parle aussi de Ménandre au même endroit et ajoute ceci à son sujet[13].

Un certain Ménandre, Samaritain, lui aussi, du bourg de Caparattée, devint disciple de Simon. Aiguillonné comme lui par les démons, il alla à Antioche où nous savons qu’il séduisit beaucoup de gens par l’exercice de la magie. Il leur persuadait que ceux qui le suivaient ne mourraient pas : encore aujourd’hui, il y a des gens qui le disent d’après lui.

[4] L’activité du démon se servait de tels imposteurs couverts du nom de chrétiens, dans le but de détruire par la magie le grand mystère de la religion et de mettre en pièces les dogmes de l’Église sur l’immortalité de l’âme et la résurrection des morts. Mais ceux qui souscrivirent à de tels sauveurs furent déchus de la véritable espérance.

 

CHAPITRE XXVII

[L’HÉRÉSIE DES ÉBIONITES]

Le démon malfaisant, ne réussissant pas à en détacher d’autres de l’amour du Christ de Dieu, s’empara d’eux par un côté où il les trouva accessibles. Ces nouveaux hérétiques furent à bon droit appelés, dès l’origine, Ébionites, parce qu’ils avaient sur le Christ des pensées pauvres et humbles. [2] Celui-ci leur apparaissait clans leurs conceptions comme un être simple et vulgaire ; devenu juste par le progrès de sa vertu, il n’était qu’un mortel qui devait sa naissance à I’union de Marie et d’un homme. L’observance de la loi mosaïque leur était tout à fait nécessaire, parce qu’ils ne devaient pas être sauvés par la seule foi au Christ, non plus que par une vie conforme à cette foi.

[3] Il y en avait cependant d’autres qui portaient le même nom et qui se gardaient de la sottise de ceux-ci. Ils ne niaient pas que le Seigneur fût né d’une vierge et du Saint-Esprit ; mais, comme eux, ils n’admettaient pas sa préexistence, quoiqu’il fût le Verbe divin et la Sagesse, et ils revenaient ainsi à l’impiété des premiers. Leur ressemblance avec les autres est surtout dans le zèle charnel qu’ils mettaient à accomplir les prescriptions de la loi. [4] Ils pensaient que les épîtres de l’apôtre doivent être rejetées complètement, et ils l’appelaient un apostat de la loi. Ils ne se servaient que de l’Évangile aux Hébreux et faisaient peu de cas des autres. [5] Ils gardaient le sabbat et le reste des habitudes judaïques, ainsi que les autres Ébionites ; cependant ils célébraient les dimanches à peu près comme nous, en mémoire de la résurrection du Sauveur. [6] Une telle conception leur a valu le nom d’Ébionites, qui convient assez pour exprimer la pauvreté de leur intelligence, puisque c’est par ce terme que les Hébreux désignent les mendiants[14].

 

CHAPITRE XXVIII

[L’HÉRÉSIARQUE CÉRINTHE]

Mous avons appris qu’à cette époque surgit le chef d’une autre hérésie, c’était Cérinthe. Gaius, dont nous avons déjà rapporté plus haut les paroles, écrit ceci à son sujet dans sa Recherche :

[2] Mais Cérinthe au moyen de révélations comme celles qu’écrivit un grand apôtre, nous présente d’une façon mensongère des récits de choses merveilleuses qui lui auraient été montrées par les anges ; il dit qu’après la résurrection, le règne du Christ sera terrestre, que la chair revivra de nouveau à Jérusalem et servira les passions et les voluptés. C’est un ennemi des Écritures divines et comme il veut tromper les hommes, il dit qu’il y aura mille ans de fêtes nuptiales[15].

[3] Denys, qui de notre temps a obtenu le siège de l’église d’Alexandrie, dans le second livre de ses Promesses, lorsqu’il parle de l’Apocalypse de Jean, raconte certains faits comme venant de la tradition ancienne, et fait mention du même Cérinthe en ces termes :

[4] Cérinthe, l’auteur de l’hérésie qu’on appelle cérinthienne, voulut mettre son œuvre sous un nom digne de lui attirer du crédit[16]. Voici en effet le principe de son enseignement : le règne du Christ sera terrestre. [5] Il consistera, d’après le rêve de Cérinthe, dans les choses que lui-même désirait, étant ami des sens et tout charnel, dans les satisfactions du ventre et de ce qui est au-dessous du ventre, c’est-à-dire dans le boire, le manger et le plaisir charnel, et aussi dans des choses par lesquelles il pensait donner à ces satisfactions un aspect plus honorable, dans des fêtes, des sacrifices et des immolations de victimes.

[6] Voilà ce qu’écrit Denys. Irénée, nous rapporte certaines erreurs plus secrètes du même Cérinthe dans son premier livre sur les Hérésies. Dans le troisième, il raconte une anecdote digne d’être citée qu’il tient de Polycarpe. L’apôtre Jean était entré un jour dans des bains pour s’y laver. Il apprit que Cérinthe y était ; il s’en alla précipitamment et gagna la porte, ne supportant pas d’être sous le même toit que lui, et il dit ceci aux compagnons qui étaient avec lui : Fuyons, de peur que les bains ne s’écroulent ; Cérinthe s’y trouve, l’ennemi de la vérité.

 

CHAPITRE XXIX

[NICOLAS ET CEUX AUXQUELS IL A DONNÉ SON NOM]

En ce temps-là, naquit aussi l’hérésie dite des Nicolaïtes, qui dura très peu et dont il est question dans l’Apocalypse de Jean. Ses adeptes prétendent que Nicolas était un des diacres, compagnons d’Étienne, choisis par les apôtres pour le service des pauvres. Voici, du moins, ce que raconte de lui en propres termes Clément d’Alexandrie au troisième livre de ses Stromates :

[2] Il avait, dit-on, une femme dans l’éclat de sa jeunesse. Après l’ascension du Sauveur, les apôtres lui reprochèrent d’en être jaloux : alors Nicolas l’amena et l’abandonna à qui la voudrait épouser. On dit que cette conduite était en effet conforme à la maxime qu’il faut faire peu de cas de la chair[17]. Ceux qui adoptent son hérésie suivent, simplement, sans examen, cet exemple et ce principe, et ils se laissent aller à une honteuse prostitution. [3] Pour moi, je crois que jamais Nicolas n’eut d’autre femme que celle qu’il avait épousée ; quant à ses enfants, ses filles vécurent vierges et son fils garda la chasteté. Les choses étant ainsi, cet abandon en présence des apôtres de sa femme, qui était un objet de jalousie, fut un renoncement à la passion, et cette continence en ce qui regarde les joies les plus recherchées enseigna à faire peu de cas de la chair. Car il ne me semble pas qu’il voulut, selon la défense du Christ, servir deux maîtres, le plaisir et le Seigneur. [4] On prétend aussi que Matthias enseignait ainsi à combattre la chair, à en faire peu de cas, et à ne rien lui accorder qui puisse la flatter, mais à grandir plutôt son âme par la foi et la science.

Voilà ce qui concerne ceux qui ont essayé, en ces temps-là, de fausser la vérité. Ils ont complètement disparu, plus vite qu’on ne peut le dire.

 

CHAPITRE XXX

[LES APÔTRES QUI VÉCURENT DANS LE MARIAGE]

Cependant Clément, dont nous venons de citer les paroles, donne immédiatement après, au sujet de ceux qui condamnent les noces, les noms des apôtres qui vécurent dans le mariage, et il dit :

Est-ce qu’ils réprouveront même les apôtres ? car Pierre et Philippe eurent des enfants ; celui-ci même maria ses filles et Paul n’hésite pas dans une épître à saluer sa femme ; il ne l’a pas emmenée avec lui pour ne pas être gêné dans son ministère.

[2] Puisque nous rappelons ces choses, il ne sera pas sans intérêt de rapporter du même écrivain une anecdote digne d’être contée. Il l’expose ainsi, au septième livre des Stromates :

On dit que le bienheureux Pierre voyant conduire sa femme au supplice, se réjouit de sa vocation et de son retour dans la demeure ; il l’encourageait et la consolait de toutes ses forces, l’appelant par son nom : Ô toi, lui disait-il, souviens-toi du Seigneur. Voilà ce qu’étaient les mariages des saints et les sentiments exquis de ceux qui s’aimaient tant.

Ce récit était assorti à mon dessein présent ; voilà pourquoi je l’ai placé ici.

 

CHAPITRE XXXI

[MORT DE JEAN ET DE PHILIPPE]

Nous avons jusqu’ici indiqué le temps et le genre de la mort de Paul et de Pierre, comme aussi le lieu où leurs corps ont été déposés, après leur trépas. [2] Nous avons dit aussi l’époque de la mort de Jean. Quant à l’endroit de sa sépulture, il est indiqué dans la lettre que Polycrate — celui-ci était évêque de l’église d’Éphèse — écrivit à Victor, évêque des Romains. Il y est également question de Philippe et de ses filles en ces termes :

[3] De grands astres, dit-il, se sont couchés en Asie qui se lèveront au dernier jour, lors de la venue du Sauveur, quand il viendra du ciel avec gloire pour chercher tous les saints, Philippe, l’un des douze apôtres, qui repose à Hiérapolis, ainsi que deux de ses filles, qui ont vieilli dans la virginité, et, l’autre qui, après avoir vécu dans le Saint-Esprit, a été ensevelie à Éphèse : Jean lui aussi, l’apôtre qui a dormi sur la poitrine du Sauveur, qui, prêtre, a porté la lame d’or[18], a été martyr et docteur et a son tombeau à Éphèse.

Voilà ce qui concerne la mort de ces personnages. [4] Dans le dialogue de Gaius dont nous avons parlé un peu plus haut, Proclus, contre qui la discussion est dirigée, est également de notre avis pour ce que nous venons de rapporter de la mort de Philippe et de ses filles. Il parle ainsi :

Après celui-ci, il y eut à Hiérapolis en Asie quatre prophétesses, les filles de Philippe ; leur tombeau est là, ainsi que celui de leur père.

Voilà ce qu’il dit. [5] Luc, d’autre part, dans les Actes des apôtres, nous rappelle que les filles de Philippe vivaient alors à Césarée de Judée avec leur père et qu’elles avaient le don de prophétie. Il dit en propres termes : Nous sommes venus à Césarée et nous sommes entrés dans la maison de Philippe l’évangéliste, qui était un des sept. Nous sommes restés chez lui. Il avait quatre filles vierges qui prophétisaient.

[6] Ce qui est venu à notre connaissance concernant les apôtres, leurs temps et les saints écrits qu’ils nous ont laissés, ceux qui sont contestés, quoique beaucoup les lisent publiquement dans un grand nombre d’églises, ceux qui sont tout à fait apocryphes et étrangers à l’orthodoxie apostolique, voilà ce que nous avons exposé en ce qui précède. Il faut maintenant continuer notre récit.

 

CHAPITRE XXXII

[COMMENT SIMÉON, ÉVÊQUE DU JÉRUSALEM, RENDIT TÉMOIGNAGE]

Après Néron et Domitien, sous le prince dont nous examinons actuellement l’époque, on raconte que, partiellement et dans certaines villes, le soulèvement des populations excita contre nous une persécution. C’est alors que Siméon, fils de Clopas, dont nous avons dit qu’il était le second évêque de Jérusalem, couronna sa vie par le martyre, comme nous l’avons appris. [2] Ce fait nous est garanti par le témoignage d’Hégésippe, auquel nous avons déjà emprunté maintes citations. Parlant de divers hérétiques, il ajoute qu’à cette époque Siméon eut alors à subir une accusation venant d’eux ; on le tourmenta pendant plusieurs jours parce qu’il était chrétien ; il étonna absolument le juge et ceux qui l’entouraient ; enfin, il souffrit le supplice qu’avait enduré le Sauveur. [3] Mais rien ne vaut comme d’entendre l’écrivain dans les termes dont il s’est servi et que voici :

C’est évidemment quelques-uns de ces hérétiques qui accusèrent Siméon, fils de Clopas d’être descendant de David et chrétien ; il subit ainsi le martyre à cent vingt ans sous le règne de Trajan et le consulaire Atticus[19].

[4] Le même auteur dit encore qu’il arriva à ses accusateurs dans la recherche qu’on fit des rejetons de la race royale des Juifs, d’être mis à mort comme appartenant à cette tribu. Siméon, on peut l’inférer à bon droit, est lui aussi un des témoins qui ont vu et entendu le Seigneur ; on en a la preuve dans sa longévité et dans le souvenir que l’Évangile consacre à Marie, femme de Clopas, qui fut sa mère comme nous l’avons dit plus haut. [5] Le même auteur nous apprend encore que d’autres descendants de Jude, l’un de ceux qu’on disait frères du Seigneur, vécurent jusqu’au temps du même règne de Trajan, après avoir, sous Domitien, rendu témoignage à la foi chrétienne ainsi que nous l’avons déjà noté. Voici ce que nous raconte cet écrivain :

[6] Ils vont donc servant de guides à chaque église en qualité de martyrs et de parents du Seigneur. Grâce à la paix profonde dont l’église entière jouissait alors, ils vivent jusqu’à Trajan. Sous le règne de ce prince, Siméon, dont il a été question plus haut, fils de Clopas, l’oncle du Seigneur, dénoncé par des hérétiques, fut lui aussi jugé comme eux sous le consulaire Atticus, pour le même motif. Ses tortures durèrent de longs jours et il rendit témoignage de sa foi de façon à étonner tout le monde et le consulaire lui-même, qui était surpris de voir une telle patience à un vieillard de cent vingt ans. Il fut condamné à être crucifié.

[7] Après cela le même Hégésippe poursuivant le récit des temps dont nous parlons, ajoute que jusqu’à cette époque l’église demeura semblable à une vierge pure et sans souillure : c’était dans l’ombre ténébreuse et comme dans une tanière que travaillaient alors, quand il s’en trouvait, ceux qui essayaient d’altérer la règle intacte de la prédication du Sauveur. [8] Mais lorsque le chœur sacré des apôtres eut succombé à divers genres de mort et qu’eut disparu la génération de ceux qui avaient été jugés dignes d’entendre de leurs oreilles la Sagesse divine, alors l’erreur impie reçut un commencement d’organisation par la tromperie de ceux qui enseignaient une autre doctrine. Ceux-ci, voyant qu’il ne restait plus aucun apôtre, jetèrent le masque et se mirent à opposer une science qui porte un nom mensonger à la prédication de la vérité.

 

CHAPITRE XXXIII

[COMMENT TRAJAN DÉFENDIT DE RECHERCHER LES CHRÉTIENS]

La persécution sévissait cependant en beaucoup d’endroits contre nous et avec une si grande vigueur que Pline le Jeune, très illustre parmi les gouverneurs, étonné de la multitude des martyrs, écrivit à l’empereur. Il lui dit le nombre de ceux qui étaient mis à mort pour la foi : il l’informa en même temps qu’il n’avait rien surpris en eux qui fût criminel on contraire aux lois. Ils se levaient avec l’aurore pour chanter des hymnes au Christ, comme à un Dieu : mais l’adultère, le meurtre et autres crimes de ce genre étaient repoussés par eux ; leur conduite était entièrement conforme aux lois. [2] Comme réponse, Trajan établit un décret portant qu’il ne fallait pas rechercher la tribu des chrétiens, mais la punir quand on la trouvait. C’est ainsi, en quelque sorte, que la menace de la persécution qui était si forte, s’éteignit. Il restait cependant encore bien des prétextes et non des moindres à ceux qui nous voulaient du mal. Soit qu’elles fussent causées par les populations, soit qu’elles fussent l’œuvre des fonctionnaires locaux qui nous dressaient des embûches, les persécutions partielles se rallumèrent dans les provinces, malgré l’absence de poursuites officielles ; et beaucoup de fidèles endurèrent des martyres variés. [3] Ceci est emprunté à l’Apologie latine de Tertullien, dont nous avons parlé plus haut. Voici la traduction du passage en question :

Cependant nous avons trouvé qu’on a défendu de nous rechercher. Pline le Jeune, gouverneur d’une province, après avoir condamné quelques chrétiens et leur avoir retiré leurs dignités, troublé à la vue de leur nombre, ne sut plus que faire. Il écrivit à l’empereur Trajan qu’en dehors du refus d’adorer les idoles, il ne vouait rien de criminel en eux. Il ajoutait que les chrétiens se levaient dès l’aurore, célébraient dans leurs chants le Christ comme un Dieu, que leur enseignement leur défendait de tuer, de commettre l’adultère, de se permettre l’injustice, le vol et autres choses semblables. Trajan répondit qu’il ne fallait pas rechercher la tribu des chrétiens, mais la punir si on la rencontrait. Et telle était de fait la ligne de conduite suivie.

 

CHAPITRE XXXIV

[ÉVARISTE EST LE QUATRIÈME CHEF DE L’ÉGLISE DES ROMAINS]

Pour ce qui est des évêques de Rome, la troisième année du règne de l’empereur désigné plus haut [100], Clément, termina sa vie, laissant sa charge à Évariste. Il avait en tout présidé neuf ans à l’enseignement de la parole divine.

 

CHAPITRE XXXV

[LE TROISIEME ÉVÊQUE DE JÉRUSALEM EST JUSTE]

Cependant, Siméon mort, lui aussi, de la façon que nous avons dite, un Juif, du nom de Juste, reçut le siège de l’église de Jérusalem. Ceux de la circoncision qui croyaient au Christ étaient alors très nombreux ; il était l’un d’entre eux.

 

CHAPITRE XXXVI

[IGNACE ET SES ÉPÎTRES]

A cette époque, florissait en Asie Polycarpe, compagnon des apôtres. Il avait été établi évêque de l’Église de Smyrne par ceux qui avaient vu et servi le Sauveur. [2] En ce temps, Papias, lui aussi évêque d’Hiérapolis, était en réputation, ainsi qu’Ignace, maintenant encore si connu. Celui-ci avait obtenu au second rang la succession de Pierre dans l’église d’Antioche. [3] On raconte qu’il fut envoyé de Syrie à Rome pour être exposé aux bêtes à cause de son témoignage en faveur du Christ. [4] Il fit ce voyage à travers l’Asie, sous la plus étroite surveillance de ses gardes. Dans les villes où il passait, il affermissait les églises par ses entretiens et ses exhortations. Il les engageait avant tout à se prémunir contre les hérésies, qui justement alors commençaient à abonder ; il les pressait de tenir fermement à la tradition des apôtres et, pour plus de sécurité, il jugea nécessaire de la fixer par écrit : il était déjà martyr. [5] Se trouvant ainsi à Smyrne où était Polycarpe, il adressa une lettre à l’église d’Éphèse où il fait mention d’Onésime, son pasteur. Il en envoya une autre à l’Église de Magnésie sur le Méandre, où il parle égaiement de l’évêque Damos ; une autre à celle de Tralles, dont il dit que Polybe était alors évêque. [6] Il écrivit en outre à l’église de Rome pour conjurer instamment qu’on ne fît pas de démarches en vue de le priver du martyre qui était son désir et son espérance. Il est bon de citer quelques courts passages de ces épîtres pour confirmer ce que nous avançons.

Voici donc ce qu’il dit en propres termes :

[7] Depuis la Syrie jusqu’à Rome, j’ai à lutter avec les bêtes sur terre et sur mer, la nuit et le jour : je suis attaché à dix léopards, qui sont les soldats de mon escorte. Quand je leur fais du bien, ils deviennent pires : à leurs injustices, je deviens de plus en plus disciple, mais je n’en suis pas pour cela justifié. [8] Du moins que je puisse jouir des bêtes qui me sont préparées : je prie afin de les trouver le plus tôt possible. Je les caresserai afin qu’elles me dévorent rapidement, et qu’elles ne me fassent comme à certains, qu’elles ont eu peur de toucher ; si elles s’y refusent, je les y forcerai. [9] Pardonnez-moi ; mais je sais ce qu’il me faut, et voici que je commence à être un disciple. Que les choses visibles ou invisibles n’occupent plus mon désir, afin que j’obtienne Jésus-Christ. Feu, croix, attaque des bêtes, rupture des os, séparation des membres, broiement de tout le corps, supplices du diable, que tout cela vienne sur moi, pourvu seulement que j’obtienne Jésus-Christ.

[10] Voilà ce qu’il adressait de la ville dont nous avons parlé aux églises que nous avons énumérées. Étant déjà loin de Smyrne, il écrivit de nouveau de Troade aux chrétiens de Philadelphie, ainsi qu’à l’église de Smyrne et en particulier à Polycarpe, son évêque. Il le savait tout à fait homme apostolique, et il lui confiait, comme à un vrai et bon pasteur, son troupeau d’Antioche, dans la pensée qu’il en aurait un soin diligent. [11] S’adressant aux Smyrniens, il se sert de paroles empruntées je ne sais où[20], en disant ce qui suit du Christ :

Je sais et je crois qu’après sa résurrection il existe dans sa chair. Et lorsqu’il vint auprès des compagnons de Pierre, il leur dit : Prenez, touchez-moi, et voyez que je ne suis pas un esprit qui n’a point de corps. Ils le touchèrent aussitôt et ils crurent. »

[12] Irénée connut lui aussi le martyre d’Ignace et il parle de ses lettres en ces termes :

Comme dit un des nôtres, condamné aux bêtes pour le témoignage rendu à Dieu : Je suis le froment de Dieu et je serai moulu par la dent des bêtes, afin de devenir un pain sans tache.

[13] Polycarpe aussi mentionne les mêmes choses dans la lettre aux Philippiens qu’on a de lui. Il dit en propres termes :

Je vous exhorte tous à obéir et à vous exercer à cette indéfectible patience que vous avez pu contempler de vos yeux, non seulement dans les bienheureux Ignace. Rufus et Zosime, mais encore en d’autres qui sont des vôtres, et en Paul lui-même et dans le reste des apôtres. Soyez convaincus que tous ceux-là n’ont pas couru en vain, mais dans la foi et la justice, et qu’ils sont à la place qui leur revenait de droit auprès du Seigneur, pour lequel ils ont souffert. Car ils n’ont pas aimé ce siècle, mais celui qui est mort pour nous, et que Dieu a ressuscité à cause de nous.

[14] Et il ajoute ensuite :

Vous aussi m’avez écrit, ainsi qu’Ignace, afin que si quelqu’un va en Syrie, il porte vos lettres. J’en aurai soin, si l’occasion favorable se présente, soit que j’y aille moi-même ou que j’envoie quelqu’un qui sera votre messager. [15] Quant aux épîtres qu’Ignace nous avait adressées et toutes celles que nous avions chez nous, nous vous les avons envoyées, comme vous l’avez demandé ; elles sont avec cette lettre. Vous pourrez en recueillir un grand profit ; vous y trouverez foi, patience et toute édification qui se rapporte à notre Seigneur.

Voilà ce que j’avais à dire d’Ignace, Héros lui succéda comme évêque d’Antioche.

 

CHAPITRE XXXVII

[LES ÉVANGÉLISTES QUI SE DISTINGUAIENT ALORS]

Parmi ceux qui florissaient en ce temps était Quadratus. On dit qu’il fut honoré ainsi que les filles de Philippe du don de prophétie. Beaucoup d’autres aussi furent alors célèbres : ils avaient le premier rang dans la succession des apôtres. Disciples merveilleux de tels maîtres, ils bâtissaient sur les fondements des églises, que ceux-ci avaient établis en chaque pays ; ils développaient et étendaient la prédication de l’évangile et ils répandaient au loin par toute la terre les germes sauveurs du royaume des cieux. [2] Beaucoup en effet des disciples d’alors sentaient leur âme touchée par le Verbe divin, d’un violent amour pour la philosophie. Ils commençaient par accomplir le conseil du Sauveur. Ils distribuaient leurs biens aux pauvres. Puis, ils quittaient leur patrie et allaient remplir la mission d’évangélistes. A ceux qui n’avaient encore rien entendu de l’enseignement de la foi, ils allaient à l’envi prêcher et transmettre le livre des divins évangiles. [3] Ils se contentaient de jeter les bases de la foi chez les peuples étrangers, y établissaient des pasteurs et leur abandonnaient le soin de ceux qu’ils venaient d’amener à croire[21]. Ensuite, ils partaient vers d’autres contrées et d’autres nations avec la grâce et le secours de Dieu ; car les nombreuses et merveilleuses puissances de l’Esprit divin agissaient en eux encore en ce temps. Aussi dès la première nouvelle, les foules se groupaient et recevaient avec empressement dans l’âme la religion du créateur de l’univers. [4] Il nous est impossible d’énumérer et de citer par leur nom tous ceux qui, lors de la première succession des apôtres, devinrent les pasteurs ou les évangélistes des diverses églises du monde. Nous ne pouvons guère mentionner et transcrire ici que les noms de ceux qui ont transmis jusqu’à nous dans leurs mémoires la tradition de l’enseignement apostolique.

 

CHAPITRE XXXVIII

[L’ÉPÎTRE DE CLÉMENT ET CELLES QUI LUI SONT FAUSSEMENT ATTRIBUÉES]

Tels sont, par exemple, Ignace, dans les lettres que nous avons énumérées, et encore Clément, dans celle dont l’authenticité est reconnue de tous et qu’il a rédigée pour l’Église de Corinthe au nom de celle de Rome. L’auteur y fait beaucoup d’emprunts à l’Épître aux Hébreux, soit pour les pensées, soit même pour certaines expressions qu’il rapporte textuellement[22] ; il y montre avec évidence que ce dernier écrit n’était pas nouveau. [2] C’est donc à bon droit qu’il a été rangé parmi les autres œuvres de l’apôtre. Paul, dit-on, s’était adressé aux Hébreux dans leur langue maternelle. Sa lettre fut traduite par l’évangéliste Luc, selon les uns, et, selon les autres, par Clément. [3] Des deux hypothèses celle-ci semblerait plutôt être la vraie. D’une part, l’épître de Clément et l’épître aux Hébreux conservent la même allure de style ; et, d’autre part, les pensées dans les deux écrits ont une parenté qui n’est pas éloignée. [4] Il ne faut pas ignorer qu’on attribue encore une seconde épître à Clément ; mais nous savons qu’elle n’a pas été aussi connue que la première, puisque nous ne voyons pas que les anciens s’en soient servis. [5] D’autres écrits verbeux et longs ont été tout récemment présentés sous son nom. Ils contiennent des discours de Pierre et d’Apion, dont on ne trouve absolument nulle mention chez les anciens. Ils n’ont du reste pas la vraie marque de l’orthodoxie apostolique. Voilà clairement ce qui concerne l’œuvre de Clément qui est reconnue comme authentique ; il a été parlé également des écrits d’Ignace et de Polycarpe.

 

CHAPITRE XXXIX

[LES ÉCRITS DE PAPIAS]

On montre de Papias cinq livres qui ont pour titre : Explication des sentences du Seigneur. Irénée en fait mention comme des seuls qu’il ait écrits :

Papias, dit-il, disciple de Jean, familier de Polycarpe, homme antique, l’atteste par écrit dans son quatrième livre ; car il en a composé cinq.

Telles sont les paroles d’Irénée. [2] Cependant Papias, dans la préface de son ouvrage, ne paraît nullement avoir entendu ni vu les saints apôtres ; mais il apprend qu’il a reçu les leçons de la foi de ceux qui les avaient connus, et voici les termes dont il se sert :

[3] Pour toi, je n’hésiterai pas à ajouter ce que j’ai appris des presbytres et dont j’ai fort bien conservé le souvenir, pour confirmer la vérité de mes explications. Car ce n’était pas auprès des beaux parleur$ que je me plaisais, comme le font la plupart, mais auprès de ceux qui enseignaient le vrai ; je n’aimais pas ceux qui rapportaient des préceptes étrangers, mais ceux qui transmettaient les commandements imposés par le Seigneur à notre foi et nés de la vérité elle-même. [4] Quand quelque part, je rencontrais ceux qui avaient été dans la compagnie des presbytres, je cherchais à savoir les propos des presbyties ; ce qu’avait dit André ou Pierre ou Philippe ou Thomas ou Jacques ou Jean ou Matthieu ou quelqu’autre des disciples du Seigneur ; ce que disaient Aristion et Jean le presbytre, disciples du Seigneur. Je ne croyais pas que ce qu’il y a dans les livres me fût aussi profitable que d’entendre les choses exprimées par une parole demeurée vivante.

[5] Il est bon de remarquer que Papias mentionna deux personnages appelés Jean. Il place le premier avec Pierre, Jacques, Matthieu et le reste des Apôtres ; c’est clairement l’évangéliste qu’il indique. Il introduit ensuite une distinction dans son énumération et range le second Jean parmi d’autres qui sont en dehors du nombre des Apôtres ; il le place après Aristion et le désigne positivement sous le nom de presbytre. [6] Ainsi se trouverait confirmée l’assertion de ceux qui affirment qu’il y aurait eu deux hommes de ce nom en Asie et qu’il existe aussi à Éphèse deux tombeaux portant encore maintenant le nom de Jean. Il est indispensable de faire attention à ceci ; car, si l’on refuse de l’admettre du premier, il serait vraisemblable que ce soit le second qui ait contemplé la révélation attribuée à Jean.

[7] Papias, dont il est question actuellement, reconnaît donc avoir reçu la doctrine des apôtres par ceux qui les ont fréquentés. D’autre part, il dit avoir été l’auditeur direct d’Aristion et de Jean le presbytie : il cite en effet souvent leurs noms dans ses écrits et il y rapporte ce qu’ils ont transmis. [8] Il n’était pas hors de propos de rapporter ceci, non plus qu’à ses dires exposés plus haut, d’en ajouter d’autres encore dans lesquels l’auteur nous apprend certaines choses miraculeuses qui lui seraient venues de la tradition. [9] Il a déjà été établi antérieurement que l’apôtre Philippe et ses filles avaient séjourné à Hiérapolis. Il faut maintenant indiquer comment Papias, qui vivait en ces mêmes temps, nous dit avoir entendu d’elles une histoire merveilleuse. Il raconte la résurrection d’un mort, arrivée à cette époque-là ; puis, un autre miracle concernant Juste surnommé Barsabas, qui but un poison mortel et par la grâce du Seigneur n’en éprouva aucun mal. [10] Ce Juste est celui qu’après l’ascension du sauveur, les saints Apôtres avaient présenté avec Matthias, après avoir prié, pour que le sort désignât lequel des deux devait, à la place de Judas, compléter leur nombre. Le livre des Actes relate ainsi le fait : Ils présentèrent deux hommes, Joseph appelé Barsabas, surnommé Juste, et Matthias, et ils prièrent en ces termes...

[11] Le même Papias ajoute d’autres éléments qui lui seraient venus, dit-il, par une tradition orale, telles que certaines paraboles étranges et certains enseignements du sauveur ainsi que d’autres récits tout à fait fabuleux.

[12] Il dit, notamment, qu’il y aura mille ans après la résurrection des morts, que le règne du Christ sera matériel et aura lieu sur la terre. Je pense que cette conception vient de ce qu’il a mal compris les récits des apôtres et n’a pas vu qu’ils se servaient de figures et s’exprimaient dans un langage symbolique. [13] Il paraît avoir été du reste d’un esprit fort médiocre, comme on peut le conjecturer d’après ses écrits. Cependant il fut cause qu’un très grand nombre d’auteurs ecclésiastiques après lui adoptèrent le même avis que lui ; son antiquité leur était une garantie. C’est ainsi qu’Irénée et quelques autres ont embrassé son sentiment. [14] Dans son ouvrage, il nous donne encore d’autres récits d’Aristion dont nous avons parlé plus haut, sur les discours du Seigneur, ainsi que des traditions de Jean le presbytie auxquelles nous renvoyons les lecteurs désireux de s’instruire. Pour le moment, il est utile que nous ajoutions à tout ce que nous avons rapporté de lui la tradition qu’il nous transmet au sujet de Marc qui a écrit l’évangile, voici en quels termes :

[15] Et le presbytre disait ceci : Marc, étant l’interprète de Pierre, écrivit exactement, mais sans ordre, tout ce qu’il se rappelait des paroles ou des actions du Christ ; car il n’a ni entendu ni accompagné le Sauveur. Plus tard, ainsi que je l’ai rappelé, il a suivi Pierre. Or celui-ci donnait son enseignement selon les besoins et sans nul souci d’établir une liaison entre les sentences du Seigneur. Marc ne se trompe donc pas en écrivant selon qu’il se souvient ; il n’a eu qu’un souci, ne rien laisser de ce qu’il avait entendu et ne rien dire de mensonger.

Voilà ce que Papias raconte de Marc. [16] Il dit d’autre part ceci de Matthieu :

Matthieu réunit les sentences (de Jésus) en langue hébraïque et chacun les traduisit comme il put.

[17] Papias se sert de témoignages tirés de la première épître de Jean et de la première de Pierre. Il raconte encore une autre histoire, au sujet de la femme accusée de beaucoup de péchés devant le Sauveur que renferme l’Évangile aux Hébreux. Cela, ajouté à ce que nous avons exposé, n’a pas été marqué sans utilité.

 

 

 



[1] Sur ce chapitre, voyez A. LOISY, Hist. du canon du nouveau Testament (Paris, 1891), p. 156.

[2] έπί τάς Γαλλίας, variante du texte de saint Paul, où on lit aussi είς Γαλατίαν, ce qu’a rétabli le traducteur syriaque d’après sa version du Nouveau Testament. En tout cas, l’idée de faire de ce Crescent un évêque de Vienne n’est pas plus vieille que le milieu du IXe siècle ; voyez L. DUCHESNE, Origines chrétiennes, p. 449 ; Fastes épiscopaux de la Gaule, t. I, p. 151 suiv.

[3] Lucceius Albinus, procurateur de 62 à 64.

[4] Le Περί αύτοκράτορος λογισμοΰ n’est pas de Josèphe, mais d’un autre écrivain du même temps. Il est quelquefois compté comme quatrième livre des Macchabées. Voyez SCHUERER, l. c., t. III, p. 393 suiv.

[5] La biographie de Josèphe est un appendice des Antiquités, voyez SCHUERER, l. c., t. I, p. 86 suiv. — Sur Juste de Tibériade, voyez ibid., t. I, p. 58.

[6] JOSÈPHE, Contre Apion, I, 51, mentionne ces parents d’Agrippa II : Julius Archélaüs, son beau-frère, et un Hérode, qui ne peut être l’oncle et beau-frère d’Agrippa II, Hérode de Chalcis, mort en 48 (d’après la Prosopagraphia imperii romani, t. II, p. 142-143, peut-être un fils d’Aristobule et de Salomé, par conséquent un petit-fils d’Hérode de Chalcis).

[7] Ce chapitre, au discours indirect, paraît provenir d’Hégésippe, mentionné à la fin du chap. XI.

[8] Nous donnons, dans le texte grec, la disposition que M. Schwartz a préférée ; dans la traduction, la division en chapitres qui sert de base aux références. Il suit de là que le chapitre Ιγ’ du grec n’a pas de texte correspondant. D’ailleurs les mss. trahissent un grand désordre dans la division du texte. La cause en est facile à découvrir. Notre chapitre XIV, sur Avilius, a été transposé avec le chapitre XIII. La transposition est ancienne, puisqu’elle parait antérieure à la traduction syriaque et à Rufin. Mais elle est dénoncée par le sommaire des chapitres, qui indique avec les titres la suite des sujets. Le traducteur syriaque avait déjà remarqué la difficulté et pour retrouver le compte des chapitres, il avait placé le titre XIV (Anaclet) en tête du chapitre XV, coupant en deux la phrase (devant όν συνεργόν) : expédient empirique. La suite est donc :

titre XII, actuellement chap. XII (Vespasien)

titre XIII, actuellement chap. XIV (Avilius)

titre XIV, actuellement chap. XIII (Anaclet)

titre XV, actuellement chap. XV (Clément).

Eusèbe passe de Jérusalem à Alexandrie, puis d’Alexandrie à Rome.

[9] Les vétérans qui faisaient partie des evocati avaient des fonctions administratives inférieures ; on connaît un evocatus Palalinus, c’était une sorte d’huissier du palais. RUFIN : Hos Revocatus quidam nomine, qui id hoc missus fuerat, perducit ad Domitianum Caesarem : c’est la méprise qui a fait d’expeditus un nom de saint ; mais elle est étrange chez un écrivain romain. — Hégésippe emploie encore deux mots tirés du latin, έδηλατόρευσαν, de delator, mais sans correspondant exact, et δηνάρια, fréquent chez les historiens grecs.

[10] έγνωρίζετο : terme fréquemment employé dans les chroniques grecques pour désigner le temps où florissait un personnage (clarus habebatur).

[11] Smyrne, d’après le Chronicon Paschale, p. 470, 9, dont l’évêque était saint Polycarpe.

[12] Sur ce chapitre, voyez plus haut, chap. III, et LOISY, Histoire du canon du Nouveau Testament (Paris, 1891), p. 151 suiv.

[13] Voyez le texte de Justin dans l’édition PAUTIGNY, p. 52, et les divergences des mss. de Justin avec Eusèbe, ibid., p. XXXI.   .

[14] Le nom de Pauvres devait être donné dès l’origine aux chrétiens à Jérusalem ; Ebionaei se trouve pour la première fois dans IRÉNÉE, I, XXVI, 2, etc. Les renseignements donnés ici proviennent d’ORIGÈNE, De principiis, IV, XXII. Voyez les ouvrages cités sur I, VII, 14, et  A. HARNACK, Lehrbuch der Dogmengeschichte (Leipzig, 1888), 2e éd., t. I, p. 244 suiv.

[15] Les traductions latine et syriaque supposent έν γάμου έορτή ; M. Schwartz pense que cette variante est une ancienne conjecture et qu’il y a une lacune. Mais cette fête nuptiale, qui doit durer mille ans, rappelle les fêtes de printemps qui ont lieu chez certains peuples (WESTERMARCK, Origine du mariage dans l'espèce humaine, trad. H. de VARIGNY, Paris, 1895, p. 29-31) ; elle n’en diffère que par la durée, comme il convient à un rêve apocalyptique. Voyez le sens de γάμοις dans la citation de Denis. — Cf. les descriptions de l’Apocalypse, sur le règne millénaire, la Jérusalem nouvelle, les noces de l’Agneau, ch. XIX-XXI.

[16] τώ έκυτοΰ πλάσματι : par ces mots, Valois et Heinichen entendent un livre, que d’après Denys, Cérinthe aurait mis sous le nom de l’apôtre Jean. Gaius dit tout autre chose.

[17] La maxime est équivoque ; dans HERMAS, Sim., V, VII, 2, elle est prise dans un sens défavorable.

[18] Ce mot sert à désigner les constellations du zodiaque ou les sept planètes ; voyez la note de Valois, et H. DIELS, Elementum (Leipzig, 1899), p. 44 suiv. et p. 53. — Ce passage est altéré. D’après HARNACK, Die Mission und Ausbreilung des Christentums, p. 484, il y a une énumération comprenant Philippe, deux filles de Philippe, une troisième, l’apôtre Jean. C’est ainsi que paraissait avoir compris déjà Valois. M. Schwartz entend par ή έτέρα l’une des deux filles mentionnées, et suppose qu’il y a une lacune.

[19] Ce gouverneur de Judée était consulaire, comme un de ses successeurs immédiats, Q. Pompeius Falco. On identifie cet Atticus avec le père d’Hérode Atticus. L’événement est placé en 107, par Eusèbe, dans sa chronique ; en 105, par le Chronicon paschale, qui d’ailleurs dérive d’Eusèbe. Voyez SCHUERER, Geschichte des jüdischen Volkes, t. I, p. 643.

[20] Cf. Luc, XXIV, 39 ; mais λάβετε, et la fin du logion, viennent d’ailleurs, de l’Évangile aux Hébreux d’après saint JÉRÔME, De viris inl., XVI (p. 17, 24 RICHARDSON), et In Is., XVIII, prol. (P. L., t. XXIV, col. 628). Mais Eusèbe connaissait cet apocryphe. La dernière partie se lisait aussi dans la Doctrine de Pierre (ORIGÈNE, De principiis, praef., 8 ; P. G., t. XI, col. 119 C). Cf. RESCH, Agrapha (Leipzig, 1889), p. 411, apokryphon 41.

[21] Voyez H. WEINEL, Die Wirkungen des Geistes und der Geister im nachapostolischen Zeitalter bis auf Irenaeus ; Fribourg-en-Brisgau, 1899.

[22] Cette liste des citations de l’Épître aux Hébreux, dans Clément de Rome, est empruntée à M. Schwartz ; elle est d’ailleurs incomplète. Voyez la table de la grande édition des Pères apostoliques par FUNK (1901), p. 645, et surtout The New Testament in the Aposlolic fathers, by a committee of the Oxford Society of historical theology (Oxford, 1905), p. 44 suiv.