HISTOIRE DES MONTAGNARDS

 

CHAPITRE VII. — MORT DE MARAT. - LES HÉBERTISTES. - SUPPLICE DE DANTON. - CHUTE DE ROBESPIERRE.

 

 

Les événements se précipitent. Le fédéralisme souffle ses inspirations et ses colères. Tout le midi de la France s'ébranle : la Bretagne fermente ; le Calvados s'agite ; le Jura menace ; l'Isère gronde ; plusieurs grandes villes, Toulouse, Bordeaux, Marseille, concentrent ou couvent l'incendie. Paris est désigné comme Sodome au feu du ciel. Au milieu de cette conflagration redoutable, la Montagne ne s'émeut pas : elle tourne les yeux vers une Constitution. Condorcet avait rédigé, au nom de la Gironde, un projet d'acte constitutionnel qui avait été repoussé par les Jacobins. La journée du 2 juin amena le triomphe du dévouement sur l'individualisme, et de l'intérêt général sur l'intérêt particulier. Pour la première fois, la justice et l'humanité furent écrites dans les institutions politiques. La plupart des principes sur lesquels posait l'édifice de la Constitution étaient visiblement empruntés au Contrat social, ce magnifique commentaire de l'Evangile. Toutes les misères et toutes les inégalités humaines allaient disparaître sous un sentiment de charité universelle. Cette Constitution, rédigée au bruit du canon de l'ennemi, comme la loi de Moïse aux éclats de la foudre, devait mettre la paix dans le monde, en détruisant au fond des cœurs les viles passions qui les divisent.

La Convention, voyant le peuple livré aux privations amères, s'occupa aussi d'organiser des secours publics et de diminuer le prix des denrées. Terrible à ses ennemis, douce aux malheureux, cette Assemblée puissante travaillait d'une main à sauver la République des fureurs du r o y alisme et de l'autre à fermer les plaies du peuple. Débarrassé des luttes intestines qui retardaient et empêchaient son élan, elle s'avança avec un-u rapidité foudroyante vers toutes les grandes mesures, qui pouvaient consolider la Révolution, en établissant le règne des lumières et de la sagesse. Le 10 juin 1793, cette terrible Assemblée, qui venait de porter les mains sur elle-même pour arracher ses membres paralytiques, fondait le Muséum d'histoire naturelle, si cher à la philosophie et à la science. Les orateurs avaient disparu dans l'événement du 2 juin ; ils étaient remplacés par des hommes d'exécution, qui portaient devant eux l'épouvante et le silence. La Convention nationale ressemblait alors à ces images du Christ, qui ont un glaive dans la bouche.

Le lendemain du jour où la Montagne avait rejeté par une commotion intérieure les vingt-deux députés nuisibles à l'union et à l'activité du corps législatif, elle reçut de Marat une lettre dont il fut fait lecture : Citoyens, mes collègues, disait-il, quelques-uns me regardent comme une pomme de discorde, et étant prêt, de mon côté, à tout sacrifier au retour de la paix, je renonce à l'exercice de mes fonctions. Puissent les scènes scandaleuses qui ont si souvent affligé le public ne plus se renouveler au sein de la Convention ! Puissent tous ses membres immoler leurs passions à l'amour de leurs devoirs, et marcher, à grands pas, vers le but glorieux de leur mission ! Puissent mes chers confrères de la Montagne faire voir à la nation que s'ils n'ont pas encore rempli son attente, c'est que les méchants enchaînaient leurs efforts et retardaient leur marche ! Puissent-ils prendre enfin de grandes mesures pour écraser les ennemis du dehors, terrasser les ennemis du dedans, faire cesser les malheurs qui désolent la patrie, y ramener la paix et l'abondance, affermir la paix par de sages lois, établir le règne de la justice, faire fleurir l'Etat et cimenter le bonheur des Français ! C'est tout le vœu de mon cœur.

L'Assemblée ne voulut point accepter la démission de Marat ; elle donna ses motifs par la bouche de Chasles : Le parti de la Gironde, dit-il, ayant réussi à faire passer Marat dans les départements pour un monstre, pour un homme de sang et de pillage, afin de les séparer d'une ville qui adoptait ses principes, œ serait donner gain de cause aux ennemis de la Révolution que de consentir à sa retraite. L'Ami du peuple resta ; mais, comme il arrive trop souvent aux hommes d'opposition et de lutte, Marat avait laissé sa force dans le succès.

A dater du 2 juin, l'astre de Robespierre continue a croître dans le ciel de la Révolution, et celui de Marat commence à s'amoindrir. Le moment était venu pour la Révolution de se calmer. Marat, cette fièvre ardente qui communiquait ses pulsations à la multitude, cette seconde vue, qui pressentait la trahison des chefs militaires et les complots des hommes d'Etat ; cette bouche tordue qui donnait une voix à toutes les fureurs démocratiques, Marat n'était désormais plus l'âme qu'il fallait à l'événement de 93 ; toute cette lave en fusion devait passer maintenant par la tête de Robespierre pour y recevoir une forme et s'y consolider. Or, la Providence ne laisse pas longtemps vivre dans une révolution les hommes épuisés ; dès que l'œuvre de l'un d'eux est faite, dès que son influence commence à devenir inutile ou dangereuse, Dieu le fait tomber d'un grain de sable ou d'un coup de couteau dans le sépulcre : il lui envoie quelquefois pour cela le bras d'une femme, afin de mieux révéler, dans la faiblesse de l'instrument, la force de celui qui l'envoie.

..... Depuis quelques semaines on voyait se promener dans le jardin du Luxembourg, au bras d'une femme dévouée, un petit vieillard les joues hâves et le regard sépulcral : il respirait avec peine, à travers une toux âcre, des bouffées d'air frais et pur qui s'enflammait en pénétrant dans ses poumons. — Hélas ! dit-il, après avoir promené sur le soleil, sur les feuilles, un long regard, que la nature est jeune et que l'homme est vieux ! C'est que la nature ne pense pas !

Marat n'en continuait pas moins ses travaux : mourant, il surveillait de son lit tous les mouvements de la République. Quelqu'un lui ayant apporté une dénonciation contre Charles, le visage du malade s'enflamma. Ce M. Charles, professeur de physique, n'avait cessé toute sa vie de se montrer l'ennemi acharné de Marat ; il le persiflait autrefois dans ses cours publics, le tournait en ridicule dans ses écrits, lui faisait fermer la porte des journaux et des académies, le piquait en un mot de mille coups d'épingle à cet endroit de l'amour-propre que les savants, comme les écrivains, ont tous si sensible et si irritable. Le moment était venu de lui faire payer cher ces vexations. Marat avait sa vengeance sous la main.

Pour qui me prenez-vous donc ? dit-il en éclatant. Me croyez-vous l'âme assez basse pour me laisser conduire dans une accusation capitale par le ressentiment d'une injure faite à ma personne. Vous comprenez bien mal l'épreuve d'épuration que conseille l'Ami du peuple. Ce Charles est un misérable qui m'a lâchement maltraité dans ma jeunesse. Je méprise les méchants, mais je les plains encore plus que je ne les méprise ; tant qu'ils restent hommes privés, tant que leurs menées n'entraînent pas la ruine des autres, je gémis tout bas sur leur corruption ; mais je serais au désespoir de faire tomber un cheveu de leur tête. Je vais écrire au ministre pour qu'on mette cet homme en liberté, s'il est détenu ; pour qu'on évite de le poursuivre, s'il est libre.

Cependant la maladie de Marat faisait événement. Le 12 juillet, après midi, la société des Jacobins, dont il ne pouvait plus suivre les séances, avait envoyé en son nom Maure et David pour lui rendre visite. Marat, quoique très dangereusement malade, était entouré dans ce moment-la de papiers et de journaux. Sa main échappée tenait une plume ; il écrivait ses dernières pensées : Vous voyez, mes amis, leur dit-il, je travaille au salut public. Les deux députés se retirèrent sous le coup de l'admiration et de la douleur. Nous venons de voir notre frère Marat, dit Maure en rentrant à la séance : la maladie qui le mine ne prendra jamais les membres du côté droit ; c'est beaucoup de patriotisme pressé, serré dans un petit corps. Voilà ce qui le tue.

Le 13 juillet, Marat reçut d'une main inconnue le billet suivant : Citoyen, j'arrive de Caen. Votre amour pour la patrie me fait présumer que vous connaîtrez avec plaisir les malheureux événements de cette partie de la République. Je me présenterai chez vous vers une heure. Ayez la bonté de me recevoir et de m'accorder un moment d'entretien ; je vous mettrai à même de rendre un grand service à la France.

Pas de réponse : on insiste :

Je vous ai écrit ce matin, Marat ; avez-vous reçu ma lettre ? Je ne puis le croire, puisqu'on m'a refusé votre porte. J'espère que demain vous m'accorderez une entrevue. Je vous le répète, j'arrive de Caen ; j'ai à vous révéler les secrets les plus importants pour le salut de la République. D'ailleurs, je suis persécutée pour la cause de la liberté ; je suis malheureuse ; il suffit que je le sois pour avoir droit à votre protection.

Il était sept heures du soir. Un grand cri sortit tout à coup du cabinet où était Marat : A moi, ma chère amie, à moi ! Albertine, sa gouvernante, et quelques femmes de la maison se précipitent. Marat était dans un bain perdant le sang à gros bouillons. Les yeux ouverts, il remuait la langue et ne pouvait tirer aucune parole. Il tourna la tête et expira. Un couteau était sur le plancher. Le commissionnaire Laurent Basse, qui était occupé dans la maison à plier les numéros du journal de Marat, accourt aux cris que poussent les femmes. Il aperçoit alors dans l'ombre une jeune et belle fille qui tournait le dos à la baignoire. Pour l'empêcher de sortir il lui barre le passage avec des chaises et lui en porte même un coup à la tête. C'était Charlotte Corday. Elle chancela et fit un pas vers la fenêtre : les femmes se précipitèrent vers elle et lui lièrent les mains.

Un chirurgien qui logeait un étage au-dessus dans la maison, Jean Pelletan, était descendu en toute hâte. Il s'approcha de la baignoire teinte de sang. Marat avait la tête enveloppée dans un mouchoir blanc, un drap vert le couvrait jusqu'à mi-corps. Quoiqu'il fut naturellement laid, Marat avait gagné à la souffrance une certaine beauté sombre et amère : on l'eût pris dans sa baignoire pour un Christ au tombeau. L'Ami du peuple avait les yeux fixes et une large blessure ouverte, au milieu du sein découvert. Le bras droit traînait à terre. Le chirurgien chercha quelque reste de pouls, mais n'en trouva pas. Un tira Marat hors de la baignoire ; tout son corps était trempé d'eau mêlée de sang : des gouttes abondantes tombèrent par terre pendant le trajet, et marquèrent du cabinet. à la chambre à coucher une longue traînée. On posa le cadavre sur un lit.

Le commissaire du quartier Saint-André-des-Arts, ayant été instruit par la clameur publique d'un assassinat commis rue des Cordeliers, TL arriva sur-le-champ. Il trouva, au premier étage, dans l'antichambre, plusieurs hommes armés et une femme dont on tenait les mains. Il entra ensuite dans un cabinet ou était une baignoire dont l'eau rougie commençait a se calmer. Il vit une grande quantité de sang sur le carreau ; un homme venait d'être tué là.

On ne sait rien de ce qui s'était passé entre mademoiselle de Corday et Marat : ce sombre cabinet où était la baignoire 11e laissa sortir aucune parole ; mais au bout de quelques minutes, il rejeta au dehors un cadavre et une femme accusée de mort. A nos yeux, cette dernière crise eut surtout le caractère d'une lutte morale ; ce n'était pas une femme et un homme, c'était deux idées qui s'affrontaient. La Gironde avait envoyé un bras sur Marat. Charlotte Corday fut vis-à-vis de l'Ami du peuple un parti qui en dévore un autre : on trouva bien une blessure ouverte au flanc de cet homme, mais le couteau ne vint ici qu'à l'aide d'une puissance morale bien autrement terrible. La Gironde n'avait rien pu jusque-là, parce qu'elle n'avait rencontré que des hommes amollis ; singulière destinée de ce parti dont les deux chefs sont deux femmes, madame Roland et Charlotte Corday.

Cependant tous les citoyens zélés du quartier Saint-André-des-Arts commençaient à s'émouvoir ; la nouvelle de l'assassinat parvint bientôt aux Cordeliers. Une pièce de vers où Marat était égalé aux demi-dieux et à tous les grands bienfaiteurs de l'humanité, fut affichée ce soir-là à la porte et couverte la nuit de cent vingt signatures. Cependant Maure, Legendre, Louvet, Chabot et quelques autres députés de la Convention étaient accourus au bruit de la mort de Marat. Le moment était venu de faire subir à l'accusée la confrontation avec le cadavre. Elle passa accompagnée des hommes de justice dans la chambre à toucher. Chabot éclaira, un chandelier à la main, le lit où était étendu Marat. Cette chose nue et morte se détachait dans l'ombre, sous une lumière blafarde qui la rendait encore plus horrible. A cette vue, la femme se troubla. La plaie ouverte à la gorge du mort avait cessé de jeter du sang ; elle était là béante et morne, sous les yeux de Charlotte Corday, comme une bouche qui l'accusait. Eh bien ! oui, dit-elle, avec une voix émue et pressée d'en finir, c'est moi qui l'ai tué ! A ces mots, elle tourna le dos au cadavre et traversa le salon d'un pas résolu.

Des cris menaçants retentissaient au dehors et demandaient la mort de l'assassin. Le lendemain, on voyait ces mots placardés sur les murs : Peuple, Marat est mort, tu n'as plus d'ami. Ces paroles se répétaient sur un ton lugubre de la ville aux faubourgs : Marat est mort ! Le peuple avait une figure désolée. Les enfants versèrent des pleurs ; les femmes de la halle poussèrent des cris de désespoir ; les sans-culottes frémirent ; ce fut une tristesse amère et terrible, la tristesse du lion. Marat était aimé. Né dans l'étable, accablé d'affronts, pauvre, humilié, tordu, abreuvé de vinaigre et de fiel, il ne manquait plus qu'une chose à cet homme pour accomplir jusqu'au bout sa mission de sauveur du peuple, c'était d'être tué. Une telle fin ne pouvait lui manquer ; ces natures remuantes et inquiètes, qui rattachent à elles toutes les souffrances de l'humanité, gênent trop le repos et la possession des maîtres du inonde, pour qu'on les laisse accomplir leur existence. La superstition fit un dieu de Marat, une sorte de culte s'établit autour de sa mémoire. Un attachait son buste et son portrait devant les maisons : des images, représentant un cœur percé, coururent entre les mains avec cette inscription : Cœur de Jésus, cœur de Marat, ayez pitié de nous. Jésus et Marat, ces deux cris de douleur, ces deux rebelles pendus en croix les bras chargés de toutes les misères du monde, ces deux boucs émissaires couchés sur le flanc, avec la gorge ouverte par le couteau, semblaient alors les deux symboles de l'humanité souffrante et délivrée dans leurs personnes. Voilà à quel point de vue le peuple, qui a un instinct droit et juste, réunissait ces deux noms ; autrement, il y aurait de l'impiété dans ce rapprochement ; n'enlevons pas de la pâle et douce figure du Christ l'auréole divine !

Dans les clubs, la nouvelle de la mort de Marat fut accueillie par des sanglots, des cris et des marquas de douleur désordonnées. On couvrit son buste, aux Jacobins, d'un laurier et d'un crêpe. La Convention s'était réunie dès le matin. A l'ouverture de la séance, le président, d'une voix basse et émue :

Citoyens, un grand crime a été commis hier sur la personne d'un des représentants du peuple : Marat n'est plus ! Ces douloureuses paroles, prononcées lentement, tombèrent dans le silence de la salle. On entendit ensuite les discours des sections, qui, par la bouche des orateurs, vinrent témoigner à l'Assemblée leurs regrets de la perte qu'ils venaient de faire. Ils y mêlèrent des éloges vrais et sentis pour le mort. Où es-tu, David ? s'écria l'un d'eux ; tu as transporté sur la toile l'image de Lepelletier mourant, il te reste un tableau à faire ! David de sa place : Aussi, le ferai-je ! On entendit ensuite de la bouche de Chabot le récit des événements de la veille. Le mardi au soir, le corps embaumé de Marat fut exposé dans l'ancienne église des Cordeliers. Un grand concours d'hommes et de femmes se pressaient à ce spectacle. On voyait la baignoire où Marat avait reçu le coup mortel, et à côté de la baignoire, le drap et la chemise tout rouges de sang. Quelques femmes fondaient en pleurs. De rares flambeaux éclairaient l'église. Marat, étendu dans sa baignoire comme sur un lit de mort, avait gardé sur sa figure froide et inanimée ce cri de douleur dans lequel il avait laissé sa vie. La Convention vint en masse jeter des fleurs sur le cadavre. On entendit un grand nombre de discours :

Hommes faibles et égarés, s'écria Drouet, vous qui n'osiez élever vos regards jusqu'à lui, approchez et contemplez les restes sanglants d'un citoyen que vous n'avez cessé d'outrager pendant sa vie.

Cette cérémonie se prolongea très avant dans la nuit. Marat était mort comme il avait vécu, pauvre et persécuté. On trouva chez lui vingt-cinq sous en assignats. Je suis prêt, avait souvent répété Marat, à signer de ma mort ce que j'avance. On trouva en effet, tachées de sang, quelques pages écrites qu'il destinait à son journal. Le moment où l'on descendit le cadavre dans la cour de la maison pour le transporter dans l'ancien jardin de l'abbaye des Cordeliers fut déchirant ; la sœur de Marat, debout à une fenêtre ouverte, étendait, en pleurant, ses bras vers le ciel pour montrer le séjour des bienheureux où venait de s'envoler l'âme du martyr. Cependant, David avait pris l'engagement de peindre Marat tué dans son bain. Nuit et jour, il était à l'ouvrage. Quand il eut terminé cette toile, qui est un chef-d'œuvre, il écrivit au bas d'une main ferme : DAVID A SON AMI MARAT. Ce tableau fut exposé durant quelques jours sur un autel dans la cour du Louvre ; on lisait au-dessus cette inscription : Ne pouvant le corrompre, ils l'ont assassiné. Un crêpe et une couronne d'immortelles surmontaient la peinture. Voilà, dit David, quand on eut découvert aux yeux de la foule curieuse et empressée l'image de Marat : je l'ai peint du cœur[1].

La Constitution sortit en quinze jours des flancs orageux de la Montagne, comme autrefois le décalogue des éclairs et des tonnerres : la nouvelle loi portait, ainsi que l'ancienne, les traces du doigt de Dieu ; car, dans les temps modernes, Dieu se cache sous les progrès de la raison, de la justice et de la liberté. A peine cette constitution s'était-elle révélée à la France qu'on la renferma dans l'arche et qu'on jeta sur elle un voile prudent. Le moment n'était pas encore venu de l'appliquer. Les circonstances parlèrent alors devant la Convention par la voix de Saint-Just :

Si les conjurations n'avaient point troublé cet empire, si la patrie n'avait pas été mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de régir par des maximes de paix et de justice naturelle ; mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus de commun que le glaive. Il faut gouverner par le fer ceux qui ne veulent pas l'être par la justice : il faut opprimer les tyrans.

 

Tout semblait, en effet, se réunir contre la Révolution pour l'accabler : les Girondins laissaient la France dans un état déplorable. Ses armées étaient battues au Nord et aux Pyrénées ; l'Europe la cernait par terre et par mer ; elle avait douze cent mille hommes sous les armes à nourrir ; la guerre civile lui disputait les trois quarts de son territoire ; la disette faisait pâlir les campagnes et les villes : pressée par tant d'ennemis, de passions et de nécessités formidables, elle se couvrit de la terreur comme d'une armure de géant. — Seigneur ! Seigneur ! que votre colère s'apaise et que votre glaive s'éloigne ! — Je ne passe pas, dit le glaive, que je n'aie exterminé les ennemis de Dieu et des hommes. La terreur ne fut pas un système ; ce fut un fait ; personne ne l'inventa ; personne ne consentit ; elle tomba sur la France comme un fléau envoyé du ciel. Ce furent les résistances des ennemis intérieurs de la Révolution qui amenèrent peu à peu ce régime farouche. Des causes nombreuses et mêlées soulevèrent alors le bras de la nation sur elle-même. La crainte, cette crainte que les Ecritures nomment le commencement de la sagesse, parcourut toutes les extrémités du corps social comme un frisson contagieux. Toutes les têtes se plièrent sous le règne de fer de la liberté.

Durant cette épreuve douloureuse, cette initiation par le sang, l'âme de la France s'arrachait du passé. Le monde de la chute et celui de la rédemption, l'ancien et le nouvel homme, se livraient une lutte à mort. Au milieu de cette rude pénitence sociale, la République fut tentée ; tentée par le besoin, tentée par la séduction et les avances du despotisme, si cadens adoraveris me ; elle résista. Ce n'est pas ses anciens et ses plus mortels ennemis que la Révolution poursuivait maintenant de son implacable fureur ; ce sont les indécis, les hommes de demi-patriotisme et de juste milieu. J'aimerais mieux, dit-elle, avec l'Esprit-Saint, que vous fussiez chauds ou froids ; parce que vous êtes tièdes, je vous vomirai de ma bouche. Et elle les vomit sur un échafaud. Dans son délire, elle contient l'intérieur et fait garder nos frontières par la Mort. Il lui fallait une dictature pour forger, et lancer la foudre sur ses ennemis ; elle la trouva dans le Comité de Salut public.

Le Comité fut remanié à la fin de juillet 1793. Le nombre de ses membres fut porté à douze. Danton refusa d'y entrer : Etant peu propre à ce genre de travaux, disait-il, je ferai mieux en dehors du Comité ; j'en serai l'éperon, au lieu d'en être l'agent. On se partagea les rôles : Hérault de Séchelles et Barère surveillèrent les affaires étrangères. Billaud et Collot-d'Herbois s'attribuèrent la correspondance des départements et des représentants en mission dans l'intérieur. Lindet et Prieur de la Marne furent chargés des approvisionnements et des subsistances ; Jean-Bon-Saint-André prit pour lui la marine. Saint-Just s'occupa des institutions et des lois constitutionnelles. Couthon, étant infirme, venait peu au Comité ; il se réserva la police. Le Comité de Salut public, ainsi réorganisé, prit l'initiative de toutes les mesures qui devaient affermir le gouvernement républicain.

Le 28 mai 1832, M. David (d'Angers) allait rendre visite à Barère ; il le trouva chez lui affligé d'un asthme très violent qui le forçait à rester continuellement au lit : il appelait cela vivre de la vie horizontale. Barère logeait alors dans une petite chambre près des halles. La mémoire de l'ancien conventionnel repassait quelquefois sur les souvenirs de l'époque révolutionnaire. M. David écoutait religieusement, et recueillait les paroles de Barère sur des morceaux de papier, écrits au crayon, dans le fond de son chapeau ; voici une de ces notes :

Il y a de grandes choses qui ne se reproduiront jamais, au moins sous les mêmes formes. — Je voudrais voir un tableau représentant la petite salle où se réunissait le Comité de Salut public ; là neuf membres travaillaient jour et nuit sans président, autour d'une table recouverte d'un tapis vert ; la salle était tendue avec un papier de même couleur. Chacun avait sa spécialité. Souvent, après un sommeil de quelques instants, je trouvais à ma place un monceau énorme de papiers, composé des bulletins des opérations militaires de nos armées. Leur lecture me servait à faire le rapport que je lisais à la tribune de la Convention. — Quand un soldat avait fait un trait remarquable, on lui donnait un morceau de papier sur lequel était transcrit le décret de la Convention qui déclarait qu'il avait bien mérité de la patrie. — Nos soldats battaient les ennemis de la France avec des épaulettes de laine. — Autour de notre petite salle de réunion, nous avions formé nos bureaux dans la salle de Diane : c'étaient là nos bras. Nous voulions donner à la France des idées d'économie : sans cela elle n'aurait jamais pu faire toutes les grandes choses qui étonneront l'univers. C'est moi qui ai fait placer les figures des consuls romains sous les portiques de la galerie des Tuileries, qui donne sur le jardin, ainsi que les bustes qui sont dans les niches de la façade. — Je disais qu'il y a de grandes choses qui ne reparaîtront jamais, la France n'aura jamais toute l'Europe à combattre ; le régime de la terreur ne reviendra pas plus que le despotisme exclusif. — Visconti me disait : Ce que les hommes de votre époque ont fait, ne peut pas être comparé avec les grands événements de l'antiquité ; Démosthène à la tribune luttait contre ses compatriotes pour les engager à repousser les séductions de Philippe ; Caton contre Catilina ; vous, vous avez lutté contre l'intérieur et contre l'Europe ?

 

Nous aimons à retrouver dans de tels souvenirs, projetés comme des lueurs rouges sur le déclin d'une vie orageuse, le sentiment historique de la postérité.

— La Terreur ! on désignait ainsi l'ensemble des moyens violents à l'aide desquels les Montagnards voulaient contenir les factions, repousser la guerre et fonder la république, c'est-à-dire le règne de la justice et de l'humanité. Ce système tenait dans la tête de Robespierre et de Saint-Just à une idée fixe : le bien public, selon eux, devait être imposé de vive force aux hommes toujours égoïstes ; autrement, disaient-ils, le petit nombre de citoyens riches et accoutumés aux privilèges se ligueront contre le faible, et opposeront constitutionnellement au bonheur des masses une résistance éternelle. Ils regardaient les conquêtes de l'intelligence et du droit, dans les temps de révolution, comme des descentes à main armée sur la société stupéfaite et intimidée. Ce système avait des précédents et une excuse dans l'histoire : quand Moïse voulut tirer son peuple de la servitude, il s'arma d'extermination, et commanda plus d'une fois à la terre d'ouvrir son sein pour dévorer par milliers les enfants d'Israël, qui avaient vieilli sous le joug impur de l'Egypte ; quand Jésus-Christ même descendit et vint prêcher aux hommes la liberté, il dit :

Je ne suis pas venu apporter la paix dans le monde, mais le glaive ? Ce glaive, la Révolution qui était croyante malgré ses écarts, le reçut entre ses mains impitoyables, et en fit contre les méchants l'usage qui avait été prédit. Nous appelons méchants, ces maîtres incorrigibles et rapaces qui voulaient sans cesse remettre la main sur leurs esclaves ; ces hommes puissants qui faisaient prévaloir leurs intérêts contre les besoins du faible, ces ouvriers d'intrigues et de cabales qui plaçaient leur amour-propre au-dessus de l'honneur national et de la liberté.

Le tribunal révolutionnaire, jusque-là timide et indulgent, prit, en face des circonstances qui menaçaient le pays, une force de destruction nouvelle. Les victimes furent nombreuses et choisies. Custine mourut contre les généraux de nos armées qui voulaient rétablir la monarchie ; Marie-Antoinette mourut contre l'Europe. Les événements étaient si graves, la guerre tonnait si haut par tout le pays, qu'on entendit à peine le coup qui hachait, sur la place de la Révolution, cette tête royale. Le chef du jury au tribunal révolutionnaire qui apporta le verdict de condamnation contre la reine, se nommait Souberbielle. Je l'ai connu ; il existait encore il y a quelques années ; c'était le plus pur, le plus juste et le plus ardent ami de l'humanité. Rien n'égalait la candeur de son âme. Médecin, il donna jusqu'à la fin de sa vie des preuves de charité douce et sans ostentation. Il opérait dans nos hôpitaux des hommes atteints d'une maladie cruelle, et les pauvres bénissaient sa main. Je ne donnerais pas de l'argent, disait-il devant nous, pour avoir des malades dans mon service ; mais j'en donnerais volontiers pour les guérir. Dieu me garde donc de jeter une pierre de malédiction à la conscience de cet excellent vieillard ; et pourtant, je l'avoue, je condamne la mort de Marie-Antoinette : cette tête de femme était inutile à la Révolution ; or tout ce qui blesse inutilement l'humanité est préjudiciable à la cause de la raison et de la justice.

Ce tribunal révolutionnaire, si calomnié, acquittait chaque jour un grand nombre de prévenus : on voit figurer sur la liste des acquittements des noms d'ex-nobles, de prêtres et d'autres citoyens fort compromis. La plupart des jurés étaient des hommes estimables ; leur caractère dément en général les actes de vengeance et de sévérité atroce qu'on leur attribue. Voici un trait qui donnera une idée de la conscience que l'un d'entre eux apportait à ses fonctions. Le citoyen Duplay revenait du tribunal révolutionnaire où il avait siégé dans une affaire importante. Robespierre, son hôte et son ami, l'interrogea, pendant le dîner sur le vœu qu'il avait émis dans la délibération à huis-clos. — Maximilien, lui répondit gravement le menuisier, je ne vous demande jamais ce que vous avez fait à la Convention, respectez de même le silence que je garde sur l'exercice de mes devoirs. La conscience est chose sainte, et la bouche du juge doit être aussi fermée que celle du confesseur. Faisons le bien public en secret, et ne rendons compte de nos actes qu'à Dieu seul !C'est juste, dit Robespierre. Et il changea de conversation.

Les députés girondins se dispersèrent dans les départements, mais après avoir traîné de ville en ville des jours proscrits et misérables, ils tombèrent presque tous aux mains de la justice. Le tribunal révolutionnaire les condamna tous à mort. Ils écoutèrent la sentence avec fermeté ; quelques gémissements bientôt réprimés firent croire à un lâche parmi eux ; mais ces plaintes étaient les derniers râles d'un mourant. Valazé venait de se percer lui-même le cœur d'un coup de canif. Son cadavre tomba sur le parquet du tribunal. Le président le fit relever, et donna l'ordre de retirer les condamnés. Ils rentrèrent dans la prison en chantant :

Allons enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé ;

Contre nous de la tyrannie

Le couteau sanglant est levé !

Les Girondins versèrent leur sang avec orgueil ; ils moururent héroïquement comme tout le monde mourait alors. Le peuple, qui, tout le temps de l'exécution, avait gardé un profond silence, jeta, quand la dernière tête fut tombée, les cris de : Vive la République ! Tel était, en effet, l'élan sublime de la Révolution, qu'elle ne s'arrêtait ni devant le sang, ni devant la rigueur outrée des circonstances, ni devant la mort ; elle poussait les roues de son char sur les cadavres encore fumants de ses ennemis, et s'avançait fatalement au but que lui avait marqué le doigt de Dieu. Ceux des Girondins qui manquaient au supplice de leurs frères ont rencontré presque tous une fin tragique. Guadet, Salles et Barbaroux, découverts dans les grottes de Saint-Emilion, périrent également de la main du bourreau. Buzot et Pétion, après avoir erré quelque temps, se frappèrent eux-mêmes ; on les trouva morts dans un champ et à moitié dévorés par les loups, Roland ayant appris que sa femme venait d'être guillotinée à Paris, se donna la mort[2]. Il ne devait rien rester de la Gironde ; sans croyances et sans morale, elle avait appuyé sa fortune sur un bras de chair ; ce bras lui manquant, elle tomba. La hache ne se reposait pas : après les Girondins, ce fut le tour des royalistes constitutionnels, Bailly monta sur l'échafaud. Pauvre Bailly, me disait à ce propos un ancien membre de la Convention, nous aurions tous voulu le sauver ; mais il nous aurait fallu pour cela d'autres lois que celles qui étaient alors en vigueur ; or, il eût été impossible de les faire, ces lois nouvelles, sans affaiblir le nerf du gouvernement révolutionnaire, dont nous avions besoin pour vaincre les ennemis extérieurs. Détendre l'arc, c'eût été tout perdre. Nous gémissions en secret, nous faisions violence à notre cœur, et cette violence même n'était pas un des moindres sacrifices offerts par nous à la Révolution.

Les révolutions veulent être vues à distance. Ceux qui, livrés tout vifs aux tourments de ces scènes meurtrières, ruinés dans leur fortune, frappés dans leur famille, ont traversé les pieds, dans le sang, cette époque terrible, sont excusables sans doute de l'envisager à travers un voile d'horreur. Mais il faut, nous, jeunes gens, étouffer cet égoïsme de la sensibilité et nous placer dès maintenant dans l'avenir. En histoire, le mal est un bien dont nous ne saisissons pas les rapports. A mesure que les faits se succèdent, ces rapports s'établissent, et toute idée trop sévèrement défavorable s'efface alors peu à peu des événements et des hommes auxquels nous l'avions appliquée. Tout en donnant des regrets, bien légitimes sans doute, aux victimes de ces temps orageux, nous devons nous soumettre à la Providence, et reconnaître que ces regrets, ces plaintes, ces réprobations tardives tombent devant un mot tranchant et inflexible comme la hache : il le fallait. Cessons donc, une fois pour toutes, cette pitié inutile et ce panégyrique sans fin des victimes, de peux de ressembler aux anciens peuples de l'Egypte qui passaient toute leur vie à embaumer les morts.

Il est bien reconnu maintenant que la France avait besoin d'une révolution pour sortir de l'état d'avilissement et de malaise où elle languissait sous le règne de ses derniers maîtres ; mais cette grande secousse ne pouvait se terminer sans ébranler profondément toutes les existences. Les révolutions sont des remèdes violents aux sociétés malades. Les pillages, les incendies, les égorgements accompagnent presque toujours, sous forme de vengeance armée, ces progrès subits qui apparaissent la main levée sur le monde. Ceux qui acceptent avec amour les idées de 89, et qui reculent ensuite devant la conséquence de ces idées, nous semblent des esprits honnêtes, mais faibles.

Si vous admettez une fois la Révolution, il faut l'admettre pleine, entière, logique, entourée de toutes les conditions nécessaires qui doivent l'établir et la perpétuer, malgré les attaques de ses ennemis. Il n'y a rien de plus mortel aux nations que les demi-mouvements vers une rédemption sociale, qui agitent tout sans rien détruire ni rien fonder. Il ne suffisait pas de passer la réforme sur les abus aussi invétérés que ceux qui existaient en France avant 89 ; il était nécessaire d'en couper la racine au vif ; il fallait récolter tous les fruits de ces principes chrétiens qui avaient germé depuis des siècles, arrosés par les larmes et le sang du peuple. A nos yeux, la Révolution française n'est pas seulement un événement, c'est une moisson d'idées : or, à toute moisson il faut une faux. A la Révolution française il faut la terreur.

Ne confondons pas ensuite le système avec les excès. Le système sortit de la représentation nationale et de la force même des événements ; les excès furent particuliers à quelques hommes. Le gouvernement révolutionnaire avait-il le droit de se défendre ? Oui, puisqu'il était attaqué. Mû par un besoin de conservation, il remit dans les mains de ses agents des armes terribles, dont plusieurs abusèrent. Les commissaires de la Convention, étant investis d'une sorte de dictature locale, exagéraient quelquefois les mesures de sévérité : à la plaie vive, ils opposaient le for rouge. Carrier à Nantes, Tallien à Bordeaux, Fouché à Lyon, Joseph Lebon à Arras, dépassèrent toutes les bornes. La terreur, qui n'aurait dû être qu'un moyen pour faire rentrer la contre-révolution dans le néant, devint entre leurs mains égarées une épée à deux tranchants qui frappait les innocents et les coupables.

Il y aurait d'ailleurs de la mauvaise foi à soutenir que ces rigueurs fussent propres au gouvernement de la multitude. La démocratie s'est constituée en Amérique pacifiquement. Si en France elle n'établit pas de même son règne sur une base tranquille, c'est la faute de ses ennemis, qui, l'attaquant sans cesse par le flanc, la rendirent furieuse. A la force elle résista par la force, au glaive par le glaive, à l'insurrection par l'échafaud. Et puis la Convention n'était pas seulement un pouvoir, c'était une idée. Comme gouvernement, elle avait le droit de se défendre ; comme idée, elle se devait a elle-même de sauver la France. Les hommes de mauvaise foi, qui, à distance des événements, ont le lâche courage d'attaquer les actes de la Convention nationale, ne tiennent aucun compte du but vers lequel le cœur de la France s'avançait en palpitant.

C'est une erreur de croire que, dans la pensée des hommes de 93, la terreur pût être un moyen durable de gouvernement. Ils subissaient alors les conséquences d'une révolution commencée ; voilà tout. Dans l'ordre des choses humaines, ordre prémédité de Dieu, l'ouverture des Etats généraux devait amener au bout la terreur. Mirabeau était le glaive dont Robespierre fut la pointe. En dehors de toute volonté libre, cet état violent ne devait point survivre aux circonstances qui l'avaient créé. Les hommes de cette époque avaient été forcés de jeter sur la justice et la liberté un voile sanglant ; mais derrière ce voile se cachait une philosophie douce et amie de l'humanité.

Le glaive de la Révolution avait lui du nord au midi avec la rapidité de l'éclair, et tout était rentré dans le devoir. La France céda partout à l'énergie de son gouvernement. Les villes révoltées plièrent ; on entendit au milieu du carnage et du silence ces mots terribles : Lyon n'est plus ! Ronsin, cette machine infernale douée d'une force d'extermination prodigieuse, enfonça les redoutes et les maisons. On fit sauter par la mine des rues entières : la colère du peuple voulant imiter la colère de Dieu dans ses dévastations, avait inventé cette foudre. La vengeance de la République infligeait en même temps des punitions morales d'un effet extraordinaire. Marseille fut appelé ville sans nom. De tous les côtés les remparts de l'insurrection tombaient ; la Vendée, toute mutilée par le fer, se repliait en rugissant sur elle-même. A l'extérieur, notre drapeau était aussi victorieux ; nos soldats avaient repoussé l'Europe. Qui racontera jamais ces grands coups de sabre ? Qui dira l'énergie furieuse de nos sans-culotte extirpant l'invasion étrangère et l'insurrection du territoire français ? La Convention leur avait mis ce courage au cœur ; elle était là présente, debout au milieu des camps dans la personne de ses représentants elle leur montrait le visage de la loi. Les ennemis avaient des armées ; la France avait un principe : le principe a triomphé.

Au fond dos Pyrénées, il est un vieillard, chef d'une famille nombreuse, qui réunit tous les jours ses enfants et ses petits-enfants a sa table patriarcale. Ce vieillard est un ancien représentant du peuple près des armées du Midi. Il n'avait pas encore vu le feu, quand les soldats français, après avoir gravi une rude montagne, arrivés sur le plateau, essuient de la part des Espagnols une décharge meurtrière. Pris à l'improviste, les premiers bataillons de l'armée française, qui n'avaient point encore réuni toutes leurs forces, tombent à plat ventre pour éviter les balles. Le représentant, qui était à leur tête, fut sur le point de suivre ce mouvement général ; mais aussitôt : Non, se dit-il avec un noble orgueil, je n'inclinerai point les couleurs de la République devant l'ennemi ! Puis, ralliant d'un geste toute l'armée à son panache tricolore : En avant ! à la baïonnette ! La victoire fut emportée sur-le-champ et l'armée ennemie balayée.

Soyons justes envers le gouvernement révolutionnaire : tenons-lui compte enfin du peu de ressources qu'il avait sous la main pour comprimer les rebelles et pour assurer son existence. Ici la conservation était sainte ; car elle sauvait une propriété morale, la propriété du genre humain tout entier. Occupée à la frontière par les armées ennemies, à l'intérieur par la Vendée et par toutes les insurrections partielles, la République n'avait pas huit cent mille baïonnettes appuyées, comme dans les gouvernements réguliers, sur la poitrine frémissante de l'émeute ; pour se maintenir sans soldats à l'intérieur, sans police organisée, sans argent, au milieu de tant de haines déchaînées, de tant de résistances écumantes, de tant d'ennemis avoués ou latents, tous hommes de résolution et de courage, la République n'avait que l'échafaud.

Si l'on réfléchit à cette situation désarmée où elle se trouvait vis-à-vis des partis turbulents, on sera moins étonné, je crois, de l'usage violent et immodéré qu'elle fit de la peine de mort. Le nombre des victimes effrayait, consternait les hommes mêmes qui étaient à la tête du mouvement : mais, l'énergie et la pureté de leur croyance masquaient les remords dans ces cœurs stoïques. Ils immolaient tout à leur idéal de bien public, tout, même leur repos, même leur humanité. Robespierre souffrait ; Saint-Just souffrait ; Couthon souffrait. Nul ne peut en -effet torturer les autres, même avec une intention honnête, qu'il ne devienne aussitôt la première victime de ses actes d'intolérance. A leurs yeux le règne de la justice et de la liberté valait bien la peine qu'on s'imposât cette sorte de martyre. Si révoltant que soit, au premier coup d'œil, le système de Robespierre, au fond ce système ne diffère pas beaucoup de celui de Napoléon : établir la paix et le bien-être éternel du monde par le sacrifice momentané de quelques ennemis intraitables. Seulement, l'un se servit pour cela du couteau et l'autre du canon.

Les hommes, je le sais, préfèrent de beaucoup cette dernière manière d'être tués : mais, en définitive, l'Empire a immolé plus de têtes que la République. Ajoutons à cette inflexible logique des, chiffres que, derrière les grandes tueries impériales, l'œil du philosophe ne découvre aucune vérité nouvelle en perspective, rien qu'une monstrueuse féodalité militaire ; tandis que derrière l'échafaud de 93, j'entrevois l'avènement de la démocratie, ce règne de Dieu. Il ne faut pas ériger légèrement en vertu le désintéressement de la vie, surtout quand c'est la vie des autres qu'on immole avec la sienne : mais les peuples chrétiens ont, Dieu merci, mis au milieu de ces cruelles épreuves une consolation que n'avaient pas les anciens : leur foi en la Providence leur fait découvrir les germes d'un bien général dans ces maux passagers ; le dieu Temps n'est pas pour nous comme le vieux porte-faux des Grecs ; ses ailes n'indiquent pas la fuite, mais le progrès ; les ruines dont il couvre la terre cachent des développements d'avenir ; en même temps qu'il fauche, il sème. Cette foi explique seule la longue patience que montra la nation française sous le couteau.

La guerre civile et la guerre extérieure ranimaient à chaque instant le foyer de la mort. Aujourd'hui que la passion a quitté ces temps de tragique mémoire, on dirait, en les parcourant, un champ de bataille d'où les armes se sont retirées. Rappelez sur ces lieux jonchés de cadavres et de membres tronqués, l'ardeur, le mouvement, le bruit, la fièvre, l'enivrement ; dans ces drapeaux mornes et tachés de sang, faites circuler un souffle d'air violent ; faites revivre ces rivalités terribles, ces vengeances de plusieurs siècles, ces frénésies du bien public ; reportez-vous en esprit à ces jours lugubres où le tocsin s'agitait dans la ville, où le canon d'alarme tonnait tout-à-coup sur la place ; où le bruit courait par les rues épouvantées que les armées vendéennes marchaient sur Paris, où ce cri sinistre retentissait des Tuileries aux faubourgs : La patrie est en danger : aux armes ! Au milieu de ces emportements des partis, de cette mêlée furieuse, votre vue troublée n'apercevra que par intervalle et à travers un nuage l'instrument du supplice ; à peine si vous distinguerez le sang qui coule et les têtes qui tombent ; ce sera toujours la mort, mais la mort exempte de ce calme et de ce sang-froid qui la rendent hideuse.

Nul alors ne marchandait son existence, parce que l'héroïsme élevait toutes les causes à la dignité du martyre. L'enthousiasme donnait des ailes aux victimes. La passion a en elle-même des prestiges et des ressources si infinies, que n'importe l'objet auquel vous l'attacherez, si sombre et si horrible qu'il soit, cet objet prendra aussitôt un charme insensé qui attirera les cœurs comme par vertige. Si vous l'attachez à la mort, on aimera la mort. En France surtout, ce qu'il nous faut, c'est du péril et de l'agitation ; nous pardonnons à la République d'avoir abattu nos têtes sous sa faux ; nous pardonnons à l'Empire de nous avoir pris tout saignants entre ses serres et de nous avoir enlevés dans son vol aux extrémités du monde, pour nous laisser ensuite retomber blessés et meurtris ; nous pardonnons tout, quand à côté du sang il y a de la gloire ; car, forts et courageux que nous sommes, nous ne redoutons ni les hasards, ni les privations, ni le froid, ni la faim, ni les convulsions, ni les sacrifices, ni les blessures, ni la mort ; ce que nous craignons, ce qui nous tue, ce qui ne peut durer en France, c'est l'aplatissement et la honte. Si nos pères se sont jetés éperdument dans cette révolution tumultueuse, qui à force d'espérance et de dévouement avait réussi à embellir la mort même, c'est qu'ils y ont vu, par-dessus tout, une grande expansion morale. Croyants, ils se sont précipités la tête haute et le cœur plein d'enthousiasme dans le mouvement, sans savoir au juste où ce mouvement les conduirait ; mais ici le calcul, après tout, est inutile. Les révolutions n'ont besoin que de s'agiter : dans l'ombre et derrière elles, il y a la main de Dieu qui les mène.

La Révolution avait courbé toutes les résistances ; elle restait maîtresse du champ de bataille ; tout fuyait, tout pliait, tout tremblait devant elle : alors, le glaive se retourna ; la Terreur remonta jusqu'aux terroristes. La Montagne s'était servie d'agents pour comprimer ses ennemis : mais, en plusieurs endroits, ces agents avaient dépassé leur mission ; elle avait déchaîné la fureur des factions extrêmes pour intimider le royalisme, mais cette fureur menaçait de tout bouleverser et d'entraîner la Révolution même dans une mare de sang. Une secte de forcenés menaçait toutes les lois divines et humaines. Marat, en mourant, avait emporté avec lui toute la moralité de son parti : des misérables, qui se disaient ses successeurs, prirent ses colères et ses défiances, sans imiter son désintéressement ni sa droiture. A la tête de ces anarchistes, était un homme qui faisait parade de son matérialisme abject. Animé d'une haine infernale contre les croyances religieuses, Hébert avait juré d'anéantir tous les cultes et de réaliser l'athéisme. Il se servit de l'influence que lui donnait son journal, le Père Duchesne, et de sa position à la Commune pour exciter la peuple contre ses anciennes croyances religieuses. Cet homme était possédé d'une haine infernale, la haine de Dieu. Il voulait violer la foi dans l'âme de ses concitoyens. La face de l'Eternel fut livrée aux dérisions et aux outrages. Des bandes d'iconoclastes, envoyées par Hébert et par Chaumette, brisèrent les autels, ouvrirent les tabernacles et vidèrent les ciboires. La Commune de Paris encourageait ces profanations et ces actes de vandalisme[3].

Un jour — et ce jour n'est pas le seul —, au milieu d'une séance conventionnelle on vit entrer des groupes de soldats revêtus d'habits pontificaux ; ils étaient suivis d'une foule d'hommes du peuple, rangés sur deux lignes, couverts de chapes, de chasubles, de dalmatiques ; paraissaient ensuite, portés sur des brancards, l'or, l'argenterie, et tous les ornements des églises. La pompe défila en dansant au son des airs patriotiques ; et les acteurs de cette scène grotesque finirent par abjurer publiquement tout culte, hormis celui de la liberté. La Convention eut la faiblesse de décréter l'impression des parodies de cette journée et l'envoi' à tous les départements. L'impiété, non contente de fouler aux pieds les dépouilles du culte, voulait encore terrasser Dieu dans la conscience de ses ministres.

L'orateur du genre humain, Anacharsis Clootz, Prussien, qui datait depuis cinq ans ses lettres de Paris, chef-lieu du Globe, après souper, dans un accès de zèle pour la Maison du seigneur genre humain, court à onze heures du soir chez l'évêque Gobel, l'engage, au nom de la Commune, moitié par crainte, moitié par de fausses promesses, à déposer l'exercice public de son culte entre les mains de la nation ; on lui fit entendre que cette démarche impliquait l'abandon de sa charge et non une apostasie de ses croyances. Le faible vieillard tomba dans le piège. Son exemple entraîna toutes les consciences pusillanimes. C'était à qui viendrait se déprêtriser à la barre de la Convention. Coupé, de l'Oise et Julien, de Toulouse, l'un évêque catholique, l'autre ministre protestant, s'embrassèrent à la tribune en riant comme deux augures. Alors, tout culte tomba avec toute magistrature religieuse ; il n'y eut plus rien entre la terre et le ciel. Les croyants eux-mêmes se couvrirent de l'hypocrisie de l'athéisme.

Un seul osa résister : l'abbé Grégoire avait courageusement maintenu sa foi à côté d'Hébert et de Chaumette. Chrétien plus tolérant que les athées qui l'entouraient, il demandait pour ses croyances la liberté du passage. Fidèle aux devoirs et à l'exercice de son ministère, il avait constamment refusé de dépouiller sa robe ni son Dieu. Appelé aux honneurs du fauteuil, il avait présidé l'Assemblée en habits violets. Au camp de Brau, au-dessus de Sposello, il avait, sous le canon, parcouru à cheval et en soutane les rangs des divers bataillons, qu'il haranguait. A l'époque des abjurations, l'évêque de Blois fut circonvenu par les obsessions d'Hébert et de ses agents.-Une personne (Mme Dubois), qui lui donnait alors l'hospitalité, entendit toute la nuit des voix moitié insinueuses, moitié menaçantes, se heurter contre l'inflexible résolution du saint prêtre. Assis dans un grand fauteuil, il frappait du talon la terre. Voyant qu'ils ne pouvaient vaincre sa ténacité, les émissaires de la Commune l'engagèrent à réfléchir jusqu'au lendemain, et se retirèrent. Quand Grégoire arrive à la Convention, la séance était commencée.

Il faut que tu montes à la tribune, s'écrient au moment où il entrait dans la salle ces forcenés. — Et pourquoi ?Pour renoncer à ton charlatanisme religieux. — Misérables blasphémateurs ! je ne suis pas, je ne fus jamais un charlatan ; attaché à ma religion, j'en ai prêché les vérités, j'y serai fidèle. Enfin il monte à la tribune : J'entre ici, n'ayant que des notions très vagues de ce qui s'est passé avant mon arrivée ; on me parle de sacrifices à la patrie, j'y suis habitué ; s'agit-il d'attachement à la cause de la liberté ? j'ai fait mes preuves ; s'agit-il du revenu attaché à la qualité d'évêque ? je vous l'abandonne sans regret ; s'agit-il de la religion ? cet article est hors de votre domaine, et vous n'avez pas le droit de l'attaquer. J'entends parler de fanatisme, de superstition... je les ai toujours combattus ; mais qu'on définisse ces mots, et l'on verra que la superstition et le fanatisme sont diamétralement opposés à la religion. Quant à moi, catholique par conviction, prêtre par choix, j'ai été désigné par le peuple pour être évêque. J'ai tâché de faire du bien dans mon diocèse, agissant d'après les principes sacrés qui me sont chers, et que je vous défie de me ravir. Je reste évêque pour en faire encore ; j'invoque la liberté des cultes.

Robespierre et Danton approuvèrent la résistance de l'évêque de Blois, en flétrissant le scandale des abjurations. A la honte des prêtres, Maximilien osa défendre le Dieu qu'ils abandonnaient lâchement. Quand on a trompé si longtemps les hommes, écrivait de son côté Camille Desmoulins, on abjure : fort bien. Mais, on cache sa honte ; on ne vient pas s'en parer, et on demande pardon à Dieu et a la nation. Au moment où ses confrères d'Eglise se couvraient ainsi de mépris et de scandale, seul, l'abbé Grégoire continua de siéger dans la Convention, parmi les Montagnards, en costume ecclésiastique.

Les yeux de Robespierre étaient depuis quelque temps fixés sur le parti des hébertistes : une mare de sang détrempé dans de la boue. Cette stoïque impiété lui faisait horreur ; cette guerre contre Dieu lui paraissait ébranler les bases mêmes de toute société. Hébert était personnellement un misérable, qui flattait les penchants bas et sanguinaires de la populace, dans une langue grossière, immonde. Le peuple n'aime pas ces saturnales de l'esprit, le peuple, qui a pris la Bastille, aime qu'on lui parle dignement et poliment ; toute injure au goût lui semble une injure à la raison et à la majesté nationale. Aussi les feuilles du Père Duchesne n'étaient-elles lues que par les âmes ordurières. Dans ce groupe d'hommes sinistres, qui poussaient la multitude à toutes les violences, on distinguait un prêtre renégat, sans pudeur comme sans en trailles, Jacques Roux. Cette bande de brigands avait l'espèce d'audace que donne la peur : ils chassaient devant eux à la guillotine le pâle troupeau des citoyens, pour se ménager du moins la consolation de tomber les derniers. Leur doctrine politique était le bouleversement des lois divines et humaines, leur foi la négation de tout, leur espérance le néant. Ils se croyaient dignes de retourner à la boue, et en cela du moins ils se rendaient justice. Hypocrites, ils couvraient d'un faux amour du peuple leurs projets de ruine et de domination.

Robespierre jura de leur arracher du visage ce masque sanglant. Il fut aidé dans sa résistance contre les hébertistes par tous les membres honnêtes de la Montagne. Ces êtres vomis de l'égout inspiraient autant de mépris que d'épouvante. On les crut un instant à la solde de l'étranger. Il y a en effet des actes et des excès si monstrueux, que dans l'impuissance où l'on est de les expliquer par la perversité naturelle du cœur humain, on les attribue dans tous les temps à la vénalité.

Cependant la Commune poursuivait le cours de ses ignobles succès. La fraction déicide qui régnait à l'Hôtel de Ville voulut remplacer tous les cultes par celui de la Raison. La fête de cette divinité nouvelle fut célébrée dans l'église Notre-Dame. L'abomination de la désolation était dans le lieu saint. On y avait élevé un temple d'une architecture classique, sur 'la façade duquel on lisait ces mots : A la Philosophie. Ce temple était élevé sur la cime d'une montagne. Vers le milieu, sur un rocher, on voyait briller le flambeau de la vérité. Une musique profane, placée au pied de la montagne, exécutait un hymne en langue vulgaire. Pendant que jouait l'orchestre, on voyait deux rangées de jeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de chêne, descendre et traverser la montagne, un flambeau à la main, puis remonter dans la même direction sur le sommet. La Liberté, représentée par une belle femme, sortait alors du temple de la Philosophie, et venait sur un siège de verdure recevoir les hommages des républicains, qui chantaient une hymne en son honneur en lui tendant les bras. Cette froide jonglerie fit regretter au peuple la simple et antique majesté des mystères chrétiens. A l'exemple de la capitale, on éleva des autels à la Raison dans toute la France : ses temples furent déserts. Ces déviations misérables du principe révolutionnaire attristaient tous les cœurs droits.

L'inconséquence des hébertistes était ici flagrante : de l'aveu de ces hommes, la Révolution contenait une idée religieuse, puisque dans leur délire, ils inventaient- un nouveau culte pour détruire l'ancien. Il est vrai que le nouveau culte était une profanation. Telle était du reste la lâcheté de ces incrédules, qu'il suffit de la contenance rigide de Robespierre pour les anéantir. Le spiritualisme du disciple de Jean-Jacques Rousseau se révolta contre les outrages qu'une horde de bandits vomissait sur la Divinité. Il réclama sévèrement la liberté des cultes. Celui qui veut empêcher de dire la messe, dit-il, est plus fanatique que celui qui la dit. Hébert, touché par la foudre, balbutia quelques excuses, et descendit à une rétractation tardive. Je le dirai toujours, écrivait-il dans ses numéros, que l'on imite le sans-culotte Jésus ; que l'on suive a la lettre son Evangile et tous les hommes vivront en paix. Dans une telle bouche l'éloge avait toujours l'air du blasphème ; une si ridicule palinodie montra d'ailleurs toute la faiblesse de ces colosses d'iniquité.

Non contents de déchirer les traditions de la France, les hébertistes voulaient passer la hache sur toutes les-têtes. Ces furieux sentaient que leurs doctrines absurdes avaient besoin, pour croître, d'une rosée de sang. Leurs yeux ne voyaient partout que des suspects à enfermer : leur âme était en proie à de continuelles frayeurs, terrebant pavebantque. Cette défiance des hébertistes était celle des consciences criminelles qui tressaillent de nuit au moindre bruit des feuilles, au moindre mouvement de leur ombre. Ronsin, Carrier, Fouché de Nantes, étaient leurs bras, et avec ces bras ils frappaient de mort les populations. La guillotine était souillée du sang qu'ils faisaient verser par l'influence de la Commune. Ces hommes détestaient tous les mem bres de la Montagne. Ils auraient voulu ensevelir la Convention et le Comité de Salut public dans un massacre. N'osant attaquer Robespierre, dont ils redoutaient la puissance, ils se jetèrent sur Danton. Le rôle de cet homme avait été actif et glorieux.

Danton, après avoir remué la France comme on agite un vase d'eau, après avoir accompli la destruction de la monarchie, la levée en masse et la défense du territoire, se tenait à l'écart des événements, depuis que le sol de la Révolution s'était un peu calmé. Son bonheur domestique avait été renversé par la mort de sa première femme. Au moment où la France entière pâlissait sur la croix, Dieu avait mis la main dans le cœur de ce révolutionnaire terrible, la main dans son sang. Il pleura avec désespoir. Chez de telles natures les douleurs sont tempétueuses, mais rapides. Danton avait depuis quelques mois renoué sa vie à des liens encore plus tendres. Retiré dans une jolie maison de campagne, près d'une jeune femme qui était la sienne, Danton se reposait doucement sur la nature et sur l'amour. N'ayant plus la main dans le gouvernement, il blâmait presque tous les actes du Comité de Salut public. Il croyait se rendre nécessaire par son absence, et attendait, comme Achille sous sa tente, que les dangers de la République ramenassent sur lui l'attention de ses concitoyens. Ainsi que toutes les natures fortes, Danton alors s'aigrissait dans sa puissance oisive. Homme d'activité tumultueuse, il se fatiguait dans le repos et y prenait de l'amertume avec du chagrin. La faction des hébertistes l'inquiétait peu, et il méprisait leurs attaques :

Voilà ce que je ferai de ces misérables, disait-il, en frappant du pied la terre comme pour y écraser un insecte. Ce qu'il craignait, c'était l'amollissement de sa fibre révolutionnaire. Inquiet, il s'interrogeait lui-même sur le déclin de sa puissance ; on le voyait alors secouer la tête haute, en lui donnant un air de sauvage énergie : Ne suis-je plus Danton ? s'écriait-il. Ai-je donc perdu ces traits qui caractérisaient la figure d'un homme libre ? On verra qui de Robespierre ou de moi doit sauver la France.

Camille Desmoulins avait alors l'idée d'attaquer par le fer rouge du journaliste la faction toute puissante qui couvrait la France d'un voile de deuil et d'infamie. Les premiers coups de son arme portèrent en effet sur les hébertistes. Comme son ami Danton, depuis les journées du 31 mai et du 2 juin, Camille se tenait à l'écart des comités. La paix de son intérieur, la beauté de sa femme, un bonheur domestique sans nuages, le disposaient à l'attendrissement. Les sanglots de la ville, la morne exhibition des supplices, troublaient ses nuits. Le goût de la retraite et de la nature s'accrut en lui de toute l'horreur des tableaux qu'il avait sous les yeux :

Oh ! écrivait-il à son père, que ne puis-je être aussi obscur que je suis connu ! O ubi campi, Guisiaque ! Où est l'asile, le souterrain qui me cacherait à tous les regards avec mon enfant et mes livres ?... La vie est si mêlée de maux et de biens, et depuis quelques années le mal se déborde tellement autour de moi sans m'atteindre, qu'il me semble toujours que mon tour va arriver d'en être submergé... Je ne saurais m'empêcher de songer sans cesse que ces hommes qu'on tue par milliers ont des enfants, ont aussi leur père. Au moins je n'ai aucun de ces meurtres à me reprocher, ni aucune de ces guerres contre lesquelles j'ai toujours opiné, ni cette multitude de maux, fruits de l'ignorance et de l'ambition aveugle assises ensemble au gouvernail... Il y a des moments où je suis tenté de m'écrier comme lord Falkland[4], et d'aller me faire tuer en Vendée ou aux frontières, pour me délivrer du spectacle de tant de maux. Ces rêves de fuite, ces mirages d'arbres et de fontaines revenaient sans cesse à l'imagination de Camille.

En janvier dernier, écrivait-il dans son journal, j'ai encore vu M. Nicolas dîner avec une pomme cuite, et ceci n'est pas un reproche. Plût à Dieu que dans une cabane, et ignoré au fond de quelque département, je fisse avec ma femme de semblables repas ! Lucile était toujours l'ange de ce foyer sur lequel planait le vent de la mort. Je ne dirai qu'un mot de ma femme, ajoutait Desmoulins. J'avais toujours cru à l'immortalité de l'âme. Après tant de sacrifices, d'intérêts personnels que j'avais faits à la liberté et au bonheur du peuple, je me disais au fond de ma persécution : Il faut que les récompenses attendent la vertu ailleurs. Mais mon mariage est si heureux, mon bonheur domestique si grand, que j'ai craint d'avoir reçu ma récompense sur la terre, et j'avais perdu ma démonstration de l'immortalité. — Se tournant par la pensée du côté d'Hébert qui l'avait bassement injurié — : Maintenant tes persécutions, ton déchaînement ; contre moi et tes lâches calomnies me rendent toute mon espérance.

Hébert avait dénoncé Camille aux Jacobins pour avoir épousé une femme riche. Quant à la fortune de ma femme, elle m'a apporté quatre mille livres de rentes, ce qui est tout ce que je possède. Est-ce toi qui oses me parler de ma fortune, toi que tout Paris a vu, il y a deux ans, receveur de contremarques à la porte des Variétés, dont tu as été rayé pour une cause dont tu ne peux pas avoir perdu le souvenir ? Est-ce toi qui oses me parler de mes quatre mille livres de rentes, toi qui, sans culotte et sous une méchante perruque de crin, dans ta feuille hypocrite, dans ta maison logé aussi luxurieusement qu'un homme suspect, reçois cent vingt mille livres de traitement du ministre Bouchotte pour soutenir les motions des Clootz, des Proly, de ton journal officiellement contre-révolutionnaire, comme je le prouverai. Les animosités éclatèrent ; les hébertistes attaquèrent solennellement Danton et Camille Desmoulins. Robespierre les défendit contre la défiance systématique de leurs adversaires ; il couvrit l'un, excusa l'autre. L'arme tomba des mains des hébertistes et se releva contre eux pour les punir.

Camille Desmoulins n'attaquait pas seulement la faction des athées et des anarchistes ; ses attaques remontaient de temps en temps jusqu'au Comité de Salut public. Or ce comité, dont Robespierre était membre depuis le 27 juillet, avait sauvé la Révolution. Il avait déployé une grande énergie : mais cette énergie, alimentée par Danton lui-même, était nécessaire pour triompher des obstacles qu'élevaient sans cesse les ennemis de la Montagne. Entraîné par son cœur, peut-être aussi par l'enivrement du succès, Camille osa parler de clémence. Adoucir graduellement l'exercice du pouvoir exécutif ; lever, dès que les circonstances le permettraient, le voile de terreur et de sang qu'on avait jeté sur la Constitution, déterrer la statue de la Liberté ensevelie sur les ruines fumantes de la guerre civile, n'étaient pas des idées qui appartinssent aux dantonistes. Saint-Just avait tenu tout récemment le même langage que le Vieux Cordelier :

Il est temps, s'écria-t-il, que le peuple espère enfin d'heureux jours, et que la liberté soit autre chose que la fureur du parti : vous n'êtes point venu pour troubler la terre, mais pour la consoler des longs malheurs de l'esclavage.

Ce même Saint-Just avait sauvé à Strasbourg des milliers de victimes, en jetant sous le fer de la guillotine le président du tribunal révolutionnaire, qui avait blasé le crime par l'usage immodéré de la terreur. Robespierre jeune, l'ombre de son frère, envoyé en mission à Vesoul et à Besançon, avait montré partout aux habitants consternés le visage de la clémence. Maximilien, dans le Comité de Salut public, cherchait lui-même à modérer les rigueurs du gouvernement révolutionnaire : mais le glaive avait, si j'ose ainsi dire, pris vie dans l'ardeur du combat ; il emportait la main. Ralentir tout à coup l'exercice de la force exécutive, c'était d'ailleurs ranimer les feux mal éteints de la rébellion. Il fallait donc agir avec prudence et avec une espèce de dissimulation saine. Au lieu de découvrir son cœur, pour faire voir les battements de la pitié, le législateur devait alors masquer ses projets d'adoucissement et ses tentatives d'humanité sous un visage toujours sévère ; il fallait comprimer la terreur par la terreur : c'était le système voilé de Robespierre. Quand Camille toucha légèrement dans sa feuille à la clémence, Maximilien éprouva le mécontentement d'un auteur qui voit son idée prise par un autre et gâtée. Desmoulins comprenait effectivement la cause si honorable de la modération en la poussant tout d'abord aux extrêmes :

Voulez-vous, s'écria-t-il, que je reconnaisse votre sublime Constitution, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à deux cent mille citoyens que vous appelez suspects.

Une telle indulgence aurait eu pour résultat de désarmer le gouvernement de la République, dans un moment où il avait encore besoin de toutes ses ressources, afin de déconcerter ses ennemis, Robespierre connaissait en outre le matérialisme de Danton et la faiblesse de Camille Desmoulins ; il redoutait de leur part une compassion toute sensuelle pour les victimes, bien différente de la clémence austère du sang. La rigueur l'effrayait moins que l'impunité. Il craignait que l'amollissement des mœurs ne succédât dans la République à une violence interrompue. Il fallait, selon lui, que la justice humaine exagérât encore quelque temps la limite du bien et du mal, pour fonder la République sur des principes solides. Enfin, si la terreur lui pesait, son regard soucieux découvrait derrière les théories des indulgents et des immoraux, un monstre plus vil et plus dangereux encore pour un Etat, la Corruption.

Robespierre aimait Camille Desmoulins, son ancien camarade de classes ; mais il condamnait dans son ami l'immoralité de l'espièglerie. Un jour Camille entre familièrement dans la maison de Duplay ; Robespierre était absent. La conversation s'engage avec la plus jeune des filles du menuisier ; au moment de se retirer, Camille lui remet un livre qu'il avait sous le bras. Elisabeth, lui dit-il, rendez-moi le service de serrer cet ouvrage ; je vous le redemanderai. A peine Desmoulins était-il parti que la jeune fille entr'ouvre curieusement le livre confié à sa garde : quelle est sa confusion, en voyant passer sous ses doigts des tableaux d'une obscénité révoltante. Elle rougit : le livre tombe. Tout le reste du jour, Elisabeth fut silencieuse et troublée ; Maximilien s'en aperçut : l'attirant à l'écart.

Qu'as-tu donc, lui demanda-t-il, que tu me sembles toute soucieuse ? — La jeune fille baissa la tête, et pour toute réponse alla chercher le livre à gravures odieuses qui avaient offensé sa vue. Maximilien ouvrit le volume et pâlit. Qui t'a remis cela ? La jeune fille raconta franchement ce qui s'était passé. C'est bien, reprit Robespierre : ne parle de ce que tu viens de me dire à personne : j'en fais mon affaire. Ne sois plus triste. J'avertirai Camille. Ce n'est point ce qui entre involontairement par les yeux qui souille la chasteté : ce sont les mauvaises pensées qu'on a dans le cœur. Il admonesta sévèrement son ami, et depuis ce jour, les visites de Camille Desmoulins devinrent très rares.

L'austérité de Robespierre était fort incommode à Danton. Ces deux hommes se repoussaient par les angles de leur caractère. L'un était la probité farouche, l'autre le vice énorme. La voix publique accusait Danton d'avoir dépouillé la Belgique et d'avoir commis dans son passage au gouvernement des actes scandaleux. Par une complication fatale, Chabot, Julien de Toulouse et Delaunay d'Angers, tous amis de Danton, avaient falsifié tout récemment un décret pour soustraire des sommes importantes. Les partis ne sont pas absolument solidaires, il est vrai, des fautes individuelles : mais, en général, de pareilles sortes de délits n'entachent que les partis corrompus. De tels griefs, je le sais, ne justifieraient point à eux seuls la fin tragique des dantonistes. Aussi Robespierre, envisage-t-il moins le problème en moraliste qu'en législateur. C'est le point de vue politique qui détermina sa conduite dans cette affaire et qui guida sa main. Robespierre engagea ce dialogue avec lui-même :

Danton peut-il servir mes projets de république comme je la conçois ?Non. — Peut-il les contrarier ?Oui. — Il faut donc que j'abandonne Danton. Ceci dit, il s'abstint de défendre son rival ; or, la neutralité de Robespierre, dans cette circonstance, c'était la mort. Danton comptait effectivement des ennemis dans les comités. La verve imprudente et sarcastique du Vieux Cordelier avait blessé au vif des hommes implacables, Collot d'Herbois, Barère ; Saint-Just méprisait Camille Desmoulins comme un aventurier de gloire. Ce vif et spirituel jeune homme, se disait-il, s'est jeté étourdiment dans la Révolution ; mais le voilà déjà pris d'abattement et d'effroi.- Sa tête, pleine d'idées trop fortes pour lui, regrette amèrement l'oreiller des anciennes croyances. Il nous faut des hommes de plus d'haleine, pour nous suivre dans les voies âpres où nous voulons conduire la nation et planter le drapeau de la démocratie !

Danton, de son côté, Danton, ce rude marcheur, ce tribun aux larges poumons, avait été pris lui-même de lassitude et d'engourdissement, il s'arrêta ; or, dans des temps comme ceux-là, s'arrêter, c'est mourir. Il comptait follement sur la popularité de son nom, sur sa parole, sur l'attachement de ses amis, pour confondre les instigateurs de sa ruine. Un jour, Thibaudeau l'aborde : Ton insouciance m'étonne, je ne conçois rien à ton apathie. Tu ne vois donc pas que Robespierre conspire ta perte ? ne feras-tu rien pour le prévenir ?Si je croyais, répliqua-t-il avec ce mouvement des lèvres qui chez lui exprimait à la fois le dédain et la colère, si je croyais qu'il en eût seulement la pensée, je lui mangerais les entrailles.

Cela dit, il retomba dans son indolence superbe. Il n'était plus aussi assidu aux séances et y parlait beaucoup moins qu'autrefois. La Convention, dont il espérait se couvrir contre ses ennemis, n'était plus elle-même qu'une représentation nationale, qu'un instrument passif de la terreur. Elle était sous la foudre, elle ne la dirigeait pas. La main invisible qui tenait la dictature et la mort tonnait dans les comités.

Camille Desmoulins, quoique, aveuglé par le succès de sa feuille, avait de tristes pressentiments. Un jour son ancien maître des conférences le rencontre rue Saint-Honoré, et lui demande ce qu'il porte. Des numéros de mon Vieux Cordelier. En voulez-vous ?Non ! non ! ça brûle !Peureux ! répond Camille : avez-vous oublié ce passage de l'Ecriture : Buvons et mangeons, car nous mourrons demain. Ainsi l'insouciance et le matérialisme des amis de Danton ne se démentaient pas même en face de l'échafaud. La pauvre Lucile partageait les inquiétudes de son mari, elle les doublait même de toute son imagination craintive et de son amour. A qui recourir ? sur quelle main s'appuyer ? Fréron, leur ami, était absent ; elle lui écrivit :

Revenez, Fréron, revenez bien vite ! vous n'avez point de temps à perdre. Ramenez avec vous tous les vieux cordeliers que vous pourrez rencontrer ; nous en avons le plus grand besoin. Plut au ciel qu'ils ne se fussent jamais séparés ? Tous ne pouvez avoir une idée de ce qui se passe ici ; vous ignorez tout ; vous n'apercevez qu'une faible lueur dans le lointain, qui ne vous donne qu'une idée bien légère de notre situation. Aussi je ne m'étonne pas que vous reprochiez à Camille son comité de clémence. Ce n'est pas de Toulon qu'il faut le juger. Vous êtes bien heureux là où vous êtes ; tout a été au gré de vos désirs : mais nous, calomniés, persécutés par des ignorants, des intrigants, et même des patriotes ! Robespierre, votre boussole, a dénoncé Camille ; il a fait lire ses numéros 3 et 4, a demandé qu'ils fussent brûlés, lui qui les avait lus manuscrits !

Y concevez-vous quelque chose ? Pendant deux séances consécutives, il a tonné contre Camille. Marius (Danton) n'est plus écouté, il perd courage, il devient faible ; d'Eglantine est arrêté, mis au Luxembourg ; on l'accuse de faits graves. Ces monstres-là ont osé reprocher à Camille d'avoir épousé une femme riche. Ah ! qu'ils ne parlent jamais de moi, qu'ils ignorent que j'existe, qu'ils me laissent aller vivre au fond d'un désert ! Je ne leur demande rien, je leur abandonne tout ce que je possède, pourvu que je ne respire pas le même air qu'eux. Puissé-je les oublier, eux et tous les maux qu'ils nous causent ! La vie me devient un pesant fardeau : je ne sais plus penser... bonheur si doux et si pur ! hélas ! j'en suis privée. Mes yeux se remplissent de larmes ; je renferme au fond de mon cœur cette douleur affreuse ; je montre à Camille un front serein ; j'affecte du courage pour qu'il continue d'en avoir.

 

Fréron, le Montagnard sensuel et distrait, répondit à ce signal de détresse sur un ton de folâtrerie qui étonne : Lucile, vous pensez donc à ce pauvre lapin, qui, exilé loin de vos bruyères, de vos choux et du paternel logis, est consumé du chagrin de voir perdus les plus constants efforts pour la gloire et l'affranchissement de la République. Je me rappelle ces phrases intelligibles ; je me rappelle ce piano, ces airs de fête, ce ton mélancolique interrompu par de grands éclats de rire. Etre indéfinissable, adieu ! Lucile avait cherché un appui, et elle ne trouvait qu'un roseau pointu qui lui perçait la main.

Robespierre avait défendu Camille : mais le flot des dénonciations l'emportait. Il ne fallait plus seulement le protéger, il fallait l'avertir, le sauver de lui-même ; car les étourderies, quelquefois sublimes de cet écrivain, compromettaient la marche de la Révolution. Sa parole était d'autant plus dangereuse qu'elle allait chercher l'émotion aux sources les plus nobles du cœur humain et les plus faciles à couler. Plaindre les victimes est un sentiment généreux : mais, n'y avait-il pas ici de l'égoïsme dans la pitié ? Sous le manteau de la clémence, les indulgents ne voulaient-ils pas couvrir la frayeur que leur causait l'œil de la justice ? — Robespierre annonce que s'il a précédemment pris la défense de Camille, l'amitié l'égarait.

Camille, ajoute-t-il, avait promis d'abjurer les hérésies politiques, qui couvrent toutes les pages du Vieux Cordelier. Enflé par le succès prodigieux de ses numéros, par les éloges perfides que les aristocrates lui prodiguaient, Camille n'a pas abandonné le sentier que l'erreur lui a tracé, ses écrits sont dangereux ; ils alimentent l'espoir de nos ennemis et favorisent la malignité publique : je demande que ses numéros soient brûlés au sein de la société. — Brûler n'est pas répondre ! s'écrie Camille. Robespierre, embarrassé, reste muet quelques secondes ; puis, s'animant tout à coup :

Eh bien ! qu'on ne brûle pas, mais qu'on réponde ; qu'on lise sur-le-champ les numéros de Camille. Puisqu'il le veut, qu'il soit couvert d'ignominie ; que la société ne retienne pas son indignation, puisqu'il s'obstine à soutenir ses principes dangereux et ses diatribes. L'homme qui tient aussi fortement à des écrits perfides est peut-être plus qu'égaré ; s'il eût été de bonne foi, s'il eût écrit dans la simplicité de son cœur, il n'aurait pas osé soutenir plus longtemps des ouvrages proscrits par les patriotes et recherchés par les contre-révolutionnaires. Son courage n'est qu'emprunté ; il décèle les hommes cachés sous la dictée desquels il écrit son journal ; il décèle que Desmoulins est l'organe d'une faction scélérate, qui a emprunté sa plume pour distiller le poison avec plus d'audace et de sûreté. — Tu me condamnes ici, reprit Camille ; mais n'ai-je pas été chez toi ? ne t'ai-je pas lu mes numéros en te conjurant, au nom de l'amitié, de vouloir bien m'aider de tes conseils ?Tu ne m'as pas montré tous tes numéros ; je n'en ai vu qu'un ou deux, s'écria Robespierre. Comme je n'épouse aucune querelle, je n'ai pas voulu attendre les autres ; on aurait dit que je les avais dictés. Au surplus, que les Jacobins chassent ou non Camille, peu m'importe ; ce n'est qu'un individu. Mais ce qui m'importe, c'est que la liberté triomphe et que la vérité soit connue ! Robespierre avait son genre de pitié, mais c'était la pitié de l'avenir. Le législateur avait tué l'homme.

Cependant le Comité de Salut public sembla faire une concession aux dantonistes en leur sacrifiant la bande d'Hébert, qu'ils avaient si furieusement attaquée par la voix de Camille Desmoulins. Il est vrai que cette concession était dérisoire, et que dans la traînée de sang qui conduisit ces misérables à l'échafaud, les modérés purent voir la trace de leur propre mort. Les hébertistes finirent comme ils avaient vécu. Ces hommes qui agitaient sans cesse la terreur s'enferrèrent à leur propre glaive. Profitant de la disette et des souffrances du peuple, ils essayèrent de le soulever contre la Convention, qu'ils accusaient d'indulgence et de lenteur. Leur projet était d'improviser un second 31 mai ; ils échouèrent. La scélératesse de ce parti étonne. Sans principes, sans dévouement, sans même une idée politique, ces insensés voulaient rouler la France muette dans l'ignorance et l'athéisme comme un cercueil dans un drap noir. Leur supplice fut d'un bon exemple ; ils moururent pour Dieu qu'ils niaient, pour la morale qu'ils voulaient détruire. La faction des hébertistes était la bête de l'Apocalypse avec ses sept têtes ennemies de l'Eglise et de la société : Chaumette, Hébert, Momoro, Ronsin, Clootz, Vincent, Cook. Le bourreau les coupa toutes les sept. Ils moururent lâchement. Sans idéal et sans croyance, l'homme n'est pas même capable de courage. Pour expirer en brave, il faut voir Dieu à travers la mort.

La hache venait d'épurer le parti des Montagnards. Robespierre se lève ; l'épouvante siège sur son front. Il montre cette hache encore fumante et déclare que la Convention est déterminée à sauver le peuple en écrasant à la fois toutes les factions qui menaçaient le bien public. Les hommes patriotiquement contre-révolutionnaires, qui veulent faire de la liberté une bacchante, étant abattus, il se retourne contre les modérés, qui veulent en faire une prostituée. Robespierre caractérisait ainsi l'indulgence molle et corrompue. En effet, l'horreur du sang est moins, dans certaines natures égoïstes, une vertu de cœur qu'une révolte de la sensibilité physique. La menace de Robespierre retentit aux oreilles des dantonistes comme le glas de la mort. L'heure fatale a sonné. Les comités de salut public, de sûreté générale et de législation se réunissent. La perte des indulgents est décidée. Impassible comme une idée, Robespierre ne retient ni ne pousse les accusés sur le bord de l'abîme. Il n'arrache pas ces têtes, il les laisse tomber.

Dans la nuit du 30 au 31 mai, Camille, au moment où il allait se mettre au lit, entend dans la cour le bruit de la crosse d'un fusil qui tombe sur le pavé. On vient m'arrêter ! s'écrie-t-il, et il se jette dans les bras de sa femme, qui le presse de toutes ses forces contre son sein. Il court, donne un baiser à son petit Horace, qui dormait dans son berceau, et va lui-même ouvrir aux soldats, qui l'arrêtent et le conduisent à la prison du Luxembourg. Danton, ce lion terrible, qui, cinq jours auparavant, voulait manger les entrailles à Robespierre, se laissa arrêter comme un enfant et égorger comme un mouton. Avec eux, Hérault de Séchelles, Lacroix, Philippeaux, Westermann se trouvèrent réunis sous les mêmes verrous. Hérault était un philosophe matérialiste ; c'est lui qui a fait dire à Buffon : J'ai toujours nommé le Créateur, mais il n'y a qu'à ôter ce mot et mettre à la place la puissance de la nature.

Sa conduite dans la journée du 2 juin n'avait pas été exempte de faiblesse. Président de la Convention, il avait reculé devant les canons d'Henriot. A sa place, écrivait l'abbé Grégoire, qui pourtant n'était pas Girondin, emporté par le sentiment d'un juste courroux, j'aurais peut-être fait saisir Henriot, ou j'aurais été massacré plutôt que de le laisser ainsi outrager la Représentation nationale.

Né dans la classe maintenant proscrite, Hérault avait pourtant fait de grands sacrifices à la Révolution. Sa belle figure, sa jeunesse, ses manières nobles et gracieuses attiraient sur lui l'attention des autres détenus. Camille n'avait qu'une idée, sa Lucile. Il lui écrivit une première lettre déchirante.

Je suis au secret, mais jamais je n'ai été par la pensée, par l'imagination, plus près de toi, de ta mère, de mon petit Horace. Ô ma bonne Lolotte, parlons d'autre chose. Je me jette à genoux, j'étends les bras pour t'embrasser, je ne trouve plus mon pauvre Loulou. — Ici, on remarque la trace d'une larme. — Envoie-moi le verre où il y a un C et un D, nos deux noms, et le livre sur l'immortalité de l'âme. J'ai besoin de me persuader qu'il y a un Dieu plus juste que les hommes et que je ne puis manquer de te revoir. Ne t'affecte pas trop de mes idées, ma chère amie, je ne désespère pas encore des hommes et de mon élargissement. Oui, ma bien-aimée, nous pourrons nous revoir encore dans le jardin du Luxembourg. Adieu, Lucile, adieu, Daronne (sa belle-mère). Adieu, Horace ! Je ne puis pas vous embrasser, mais aux larmes que je verse, il me semble que je vous tiens encore sur mon sein. — Une seconde larme mouille le papier. — Lucile lut cette lettre en sanglotant, et dit à l'ami de Camille qui la lui apportait, et qui tâchait de la consoler : C'est inutile, je pleure comme une femme, parce que Camille souffre... parce qu'ils le laissent manquer de tout, mais j'aurai le courage d'un homme, je le sauverai. Pourquoi m ont-ils laissée libre, moi ? Croient-ils que parce que je ne suis qu'une femme, je n'oserai élever la voix ? Ont-ils compté sur mon silence ? J'irai aux Jacobins, j'irai chez Robespierre.

On assure qu'elle rôdait à toute heure autour de la prison de son mari ; mais les murs d'une prison d'Etat sont comme le cœur d'un geôlier : ils ne laissent rien pénétrer, ni le regard, ni l'émotion. Pauvre Lucile ! le silence seul entendait ses soupirs, la nuit voyait ses larmes.

Camille avait apporté dans sa prison des livres sombres et mélancoliques, tels que les Nuits d'Young, et les Méditations d'Harvey. Est-ce que tu veux mourir d'avance ? lui dit le sceptique Réal. Tiens, voilà mon livre, à moi, c'est la Pucelle d'Orléans. Quand Lacroix parut, Hérault de Séchelles, qui jouait à abattre un bouchon de liège avec des gros sous, quitta sa partie de galoche pour l'embrasser. Camille et Philippeaux n'ouvrirent point la bouche. Danton seul engagea une conversation théâtrale avec tout ce qui l'entourait. Il semblait charger les murs et les échos de la prison de redire chacune de ses paroles à la postérité. En voici quelques-unes : Dans les révolutions, l'autorité reste aux plus scélérats. — Ce sont tous des frères Caïn : Brissot m'aurait fait guillotiner comme Robespierre !Il vaut mieux être un pauvre pêcheur que de gouverner les hommes. Il parlait sans cesse des arbres, de la campagne, de la nature.

Les débats du procès s'ouvrirent. Quand ils partirent pour le tribunal, Danton et Lacroix affectèrent une gaîté extraordinaire ; Philippeaux descendit avec un visage calme et serein ; Camille Desmoulins avec un air rêveur et affligé. La foule était immense : entassée dans la salle du tribunal et dans le Palais de Justice, elle débordait par les rues et les ponts, jusque de l'autre côté de la Seine. On assure que la femme de Camille Desmoulins, resplendissante de jeunesse et de beauté, cherchait à remuer le peuple. Les accusés parurent. Ils se défendirent avec rage, non comme des prévenus sous la loi, mais comme des victimes sous le couteau. Danton surtout, Danton, ce Titan foudroyé, secouait, avec des mouvements terribles, les tonnerres que l'accusation lançait sur sa tête. Sa voix s'enflait sur le bord de l'éternité, comme un fleuve au moment de se précipiter dans la mer. Les fenêtres du tribunal étaient ouvertes.

Danton qui savait quel concours de citoyens assistait à son procès, parlait de manière à être entendu de tout un peuple. Cette retentissante voix remuait les pierres du Palais de Justice, couvrait la sonnette du président et poussait, par instants, de tels éclats, qu'elle parvenait au delà même de la Seine, jusqu'aux curieux qui encombraient le quai de la Ferraille. Danton comptait sur son éloquence et sur une conspiration tramée, dit-on, dans la prison du Luxembourg, pour soulever la multitude. Sa défense respirait le désordre et l'indignation : Les lâches qui me calomnient oseraient-ils m'attaquer en face ? qu'ils se montrent, et bientôt je les couvrirai eux-mêmes de l'ignominie, de l'opprobre, qui les caractérisent. Je l'ai dit et je le répète : mon domicile est bientôt dans le néant, et mon nom au Panthéon !... La vie m'est à charge il me tarde d'en être délivré.

— Le président à l'accusé : Danton, l'audace est le propre du crime, et le calme est celui de l'innocence. — Est-ce d'un révolutionnaire comme moi, aussi fortement prononcé, qu'il faut attendre une défense froide ? Les hommes de ma trempe sont impayables ; c'est sur leur front qu'est imprimé, en caractères ineffaçables, le sceau de la liberté, le génie républicain : et c'est moi que l'on accuse d'avoir rampé aux pieds de vils despotes, d'avoir toujours été contraire au parti de la liberté, d'avoir conspiré avec Mirabeau et Dumouriez ! et c'est moi que l'on somme de répondre à la justice inévitable, inflexible ! Et toi, Saint-Just, tu répondras à la postérité de la diffamation lancée contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ancien défenseur !... En parcourant cette liste d'horreur je sens toute mon existence frémir !... Danton, promenait à chaque instant sur la multitude des regards où palpitait l'insurrection : A moi, semblait-il dire ! sauvez le génie de la liberté ! Sa parole agitait tour à tour le tocsin de la révolte ou le glas de la mort sur toutes les têtes. Rien ne remuait. Alors les forces l'abandonnèrent ; sa voix qu'animait la fureur s'altéra ; il se tut.

De retour à sa prison, Camille perd tout espoir. Il écrit à sa femme une dernière lettre :

A mon réveil, en ouvrant mes fenêtres, la pensée de ma solitude, mes affreux barreaux, les verrous qui me séparent de toi, ont vaincu toute ma fermeté d'âme. J'ai fondu en larmes, ou plutôt j'ai sangloté, en criant dans mon tombeau : Lucile ! Lucile, ma chère Lucile ! où es-tu ? Hier au soir, j'ai eu un pareil moment, et mon cœur s'est également fendu, quand j'ai aperçu ta mère dans le jardin. Un mouvement machinal m'a jeté à genoux contre les barreaux ; j'ai joint les mains comme implorant sa pitié à elle qui gémit, j'en suis bien sûr, dans ton sein. J'ai vu hier sa douleur à son mouchoir et à son voile qu'elle a baissé ne pouvant tenir à ce spectacle. Quand vous viendrez, qu'elle s'asseye un peu plus près de toi, afin que je vous voie mieux. Je t'en conjure, Lolotte, par nos éternelles amours, envoie-moi ton portrait. En attendant, envoie-moi de tes cheveux que je les mette contre mon cœur !

Ma chère Lucile, me voilà revenu au temps de mes premières amours où quelqu'un m'intéressait par cela seul qu'il sortait de chez toi. Hier, quand le citoyen qui t'a porté ma lettre fut revenu : Hé bien ! vous l'avez vue ? lui dis-je ; comme je le disais autrefois à cet abbé Landreville ; et je me surprenais à le regarder, comme s'il fût resté sur ses habits, sur toute sa personne quelque chose de toi. Ô ma chère Lucile, j'étais né pour faire des vers, pour défendre les malheureux, pour te rendre heureuse, pour composer, avec ta mère et mon père et quelques personnes selon notre cœur, un Otaïti. Tu diras à Horace, ce qu'il ne peut pas entendre, que je l'aurais bien aimé ! Malgré mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Je te reverrai un jour, ô Lucile ! Mes mains liées t'embrassent, et ma tête séparée repose encore sur toi ses yeux mourants !

 

La violence déployée par Danton, loin de sauver ses amis, leur avait nui dans l'esprit des masses. La dignité du président, qui ne cessait de rappeler les accusés à la modération, acheva de les accabler. S'indigner n'est pas répondre, disaient les groupes ; si Danton est innocent qu'il le prouve ! Comme le scandale de la défense croissait par l'audace de Danton et de Lacroix, à la troisième séance, les accusés furent mis hors des débats et le jury se déclara suffisamment éclairé. Camille furieux déchire son acte d'accusation et en jette les lambeaux à la tête de Fouquier-Tinville. On prononça la peine des accusés : la mort.

C'était le 5 avril 1794 ; le jour se leva, le dernier pour Danton et ses amis. Lorsqu'on vint les garrotter pour les conduire au supplice, Camille Desmoulins criait, en écumant de rage : Quoi ! assassiné par Robespierre ! Danton conserva son sang-froid et son dédain stoïque[5]. Dans le trajet, Camille, réveillé comme en sursaut d'un affreux cauchemar, par les rudes cahots de la charrette, demandait avec stupeur à ceux qui l'entouraient : Est-ce bien moi que l'on conduit à l'échafaud ? moi qui ai donné le signal de courir aux armes le 14 juillet ! Une foule silencieuse encombrait le chemin de la prison à la guillotine.

Desmoulins promenait sur toutes ces têtes un regard suppliant et courroucé : Peuple, pauvre peuple, s'écriait-il sans cesse, on te trompe, on immole tes soutiens, tes meilleurs défenseurs ! La violence de son action avait mis ses habits en pièces, il arriva presque nu a l'échafaud. Danton semblait rougir pour son ami de ces transports : Reste donc tranquille, lui disait-il, et laisse-là cette canaille. Il roulait en même temps sur la multitude un œil tranquille et superbe. Alors Camille, rencontrant sur une maison le buste de l'Ami du peuple : Oh ! si Marat existait encore, nous ne serions pas ici ![6] Il garda quelque temps le silence.

La belle et mélancolique tête d'Hérault de Séchelles semblait défier les outrages ou l'indifférence de la foule. Le lugubre cortège passa rue Saint-Honoré, devant la maison de Robespierre. La porte cochère, les fenêtres, les volets, tout était fermé : cette maison ressemblait à un tombeau. Quelques assistants, — était-ce l'idée ? — crurent entendre sortir dans ce moment-là des plaintes et un gémissement. Camille, à la vue de ces murs si connus de lui, fit retentir l'air d'imprécations terribles : Tu nous suivras ! Ta maison sera rasée ; on y sèmera du sel. Les monstres qui m'assassineront ne me survivront pas longtemps ! On était arrivé au pied de la fatale machine. La place était éclairée, la foule morne. La charrette s'arrêta. Ils descendirent un à un. Arrivé au pied de l'échafaud, Camille ou Hérault de Séchelles voulut approcher son visage de celui de Danton pour l'embrasser ; le bourreau les sépara : Tu es donc plus cruel que la mort, s'écrie alors Danton ; car la mort n'empêchera pas nos têtes de se baiser tout à l'heure dans le fond du panier. Hérault passa le premier sous la fatale collerette de chêne. Sa tête tomba. Les victimes se succédèrent En face du moment suprême, Camille avait retrouvé son calme. Il jeta les yeux sur le couteau tout fumant du sang qui venait de couler : Voilà donc, dit-il, la récompense destinée au premier apôtre de la liberté ! Son tour était venu : il s'avance au-devant de la mort avec beaucoup de courage et la reçoit, en tenant une boucle de cheveux de Lucile dans sa main. Danton restait seul : Ô ma bien-aimée, s'écria-t-il, ô ma femme ! je ne te reverrai donc plus !... Puis s'interrompant : Danton, pas de faiblesse. Il tomba le dernier, après avoir recommandé à l'exécuteur de montrer sa tête au peuple ; ce qui fut fait. Ces hommes morts, un frisson de stupeur courut par toute la République. La Révolution pleura comme Rachel, et ne voulut point être consolée parce que ses enfants chéris n'étaient plus. Danton, Camille Desmoulins et leurs amis emportaient avec eux les sympathies du caractère national. S'ils ont commis des fautes, ces fautes leur seront pardonnées dans l'histoire ; car ils ont beaucoup aimé la France et la liberté.

Les hommes politiques qui périssent sur un échafaud pour une cause politique laissent derrière eux des amis, des enfants, des femmes, autres victimes, qui maudissent le système régnant, et dont la tête est bientôt jugée nécessaire au maintien de la tranquillité publique. Ainsi la mort naît de la mort et le supplice s'accroît du supplice. Un complot avait été ourdi, durant le procès des dantonistes, pour soulever les prisons : Lucile Desmoulins s'y était associée de toute sa douleur et de toute sa tendresse de femme. Elle fut conduite au tribunal et condamnée à mort. Elle fit ses adieux à sa mère :

Bonsoir, ma chère maman, lui écrivit-elle du fond de sa prison : une larme s'échappe de mes yeux, elle est pour toi. Je vais m'endormir dans le calme de l'innocence. Elle alla au supplice avec plus de sang-froid et de fermeté que son mari. Un mouchoir de gaze blanche, noué sous le menton, encadrait ses cheveux noirs et son visage souriant. Elle monta toute seule sur l'échafaud, et reçut, sans avoir l'air d'y faire attention, le coup fatal. Cette tranquillité ne venait pourtant point du sentiment religieux. — Etre des êtres, disait à Dieu cette charmante Lucile, toi que la terre adore, toi mon seul espoir, si tu es, reçois l'offrande d'un cœur qui t'aime ! Triste aveu du scepticisme aveugle d'un parti, où Les femmes elles-mêmes avaient le malheur de douter !

L'histoire peut bien grouper les événements de la Révolution, mais elle doit renoncer à suivre le mouvement de ces idées, de ces principes éternels qui se dégagent à chaque pas de 1 effervescence politique et qui font dire au philosophe, comme autrefois à Moïse au milieu du buisson ardent : Dieu est ici. Deus est hic ! La Révolution voulut porter sa main sur tous nos usages. Pour mieux séparer les mœurs républicaines des mœurs de la monarchie, elle changea le calendrier et introduisit un nouveau système de poids et mesures. Non contente de renouveler la face de la terre, elle avait bouleversé les cieux et révolutionné la marche de l'année. La République prétendait que tout datait d'elle, comme du commencement d'un monde nouveau. On ne transforme les idées d'un peuple qu'en transformant ses habitudes. Il fallait que la liberté s emparât des époques de la vie et des lois mêmes de la pesanteur pour mieux envahir l'homme de toutes parts. En supprimant l'ancienne mesure du temps, la Révolution crut effacer de la mémoire de la nation française un passé qui combattait contre elle.

Les théâtres, les arts n'échappèrent point à ce développement révolutionnaire. Les spectacles jouaient Epicharis et Néron, tragédie politique du citoyen Legouvé ; Manlius Torquatus, de Lavallée, le Modéré, comédie en un acte, par le citoyen Dugazon, et d'autres pièces de circonstance. Le peintre David exerçait à la Convention la dictature des arts. Il avait de temps en temps des idées sublimes : Citoyens, je propose de placer un monument composé des débris amoncelés des statues royales sur la place du Pont-Neuf, et d'asseoir au-dessus l'image du peuple béant, du peuple français ; que cette image, imposante par son attitude de force et de simplicité, porte écrit en gros caractères sur son front, lumière ; sur sa poitrine, nature, vérité ; sur ses bras, force. ; sur ses mains, travail. Que sur l'une de ses mains, les figures de la Liberté et de l'Egalité, serrées l'une contre l'autre et prêtes à parcourir le monde, montrent à tous qu'elles ne reposent que sur le génie et la vertu du peuple. Que cette image du peuple debout tienne dans son autre main cette massue terrible et réelle, dont celle de l'Hercule ancien ne fut que le symbole. L'exécution de cette statue colossale fut décrétée.

La guerre civile, en plongeant le fer dans le cœur des citoyens armés les uns contre les autres, dévoilait chaque jour des actes d'héroïsme antique. L'enthousiasme révolutionnaire élevait les femmes, les enfants au-dessus de la faiblesse de l'âge ou du sexe. A treize ans, le jeune républicain Bara[7] nourrissait sa mère, à laquelle il abandonnait sa paie de tambour, partageant ainsi ses soins entre l'amour filial et l'amour de la patrie. Enveloppé par une troupe de Vendéens, accablé sous le nombre, il tombe vivant entre leurs mains. Ces furieux lui présentent d'un côté la mort, et le somment de l'autre de crier vive le Roi ! Saisi d'indignation, il frémit et ne leur répond que par le cri de vive la République ! A l'instant, percé de coups, il tombe... il tombe en pressant sur son cœur la cocarde tricolore. Cet héroïque enfant, mort pour avoir refusé sa bouche au blasphème et pour avoir confessé sa foi devant l'ennemi, méritait de revivre dans l'histoire. Robespierre demande pour lui les honneurs du Panthéon. La Convention nationale décide en outre, sur la proposition de Barère, qu'une gravure, représentant l'action généreuse de Joseph Bara, sera faite aux frais de la République, d'après un tableau de David.

 Un exemplaire de cette gravure, envoyé par la Convention nationale, devait être placé dans chaque école primaire. David avait accepté cette noble tâche ; mais bientôt les événements se succèdent, la République s'efface, et avec elle la mémoire reconnaissante de la nation pour le courage malheureux. — Un jour, M. David d'Angers lit le décret de la Convention qui décerne ces honneurs posthumes au jeune Bara ; il est frappé. Et moi aussi, s'écrie-t-il, j'admire cet enfant sublime qui est mort pour une idée. Ce que David le peintre n'a pas fait, David le statuaire le fera. Console-toi, Bara, tu auras ton monument ! Et il fit la statue que vous savez : un chef d'œuvre !

La mort redoublait ses coups. Le Comité de Salut public avait voulu frapper dans la bande d'Hébert les excès de la démocratie ; dans le parti de Danton, la faiblesse et le matérialisme républicain. Robespierre essaya, mais en vain, de sauver madame Elisabeth, sœur de Louis XVI. La haine contre cette famille était inexorable. Homère désignait les rois de son temps sous le titre de mangeurs de peuples. Par un retour soudain, le peuple se faisait mangeur de rois et de reines. L'époque de la Terreur fut un passage violent et douloureux. Mes cheveux se dressent quand je regarde dans cet abîme de sang. Paris n'avait pourtant point alors la figure désolée que lui donnent les historiens. Voici ce qu'écrivait un témoin oculaire :

On bâtit dans toutes les rues. L'officier municipal suffit à peine à la quantité des mariages. Les femmes n'ont jamais mis plus de goût, ni plus de fraîcheur dans leur parure. Toutes les salles de théâtre sont pleines.

 

Il n'est pas vrai que le commerce fut éteint. Jamais on ne vit plus de trafic et de négoce. Tous les rez-de-chaussée de Paris étaient convertis en magasins et en boutiques. Enfin cette Terreur, qu'on croit sans entrailles, se laissait guider ou arrêter dans le choix de ses victimes par des considérations d'utilité générale.

L'école des sourds-muets, dit Thibaudeau, était dirigée par l'abbé Sicard, originaire de Bordeaux. Au fond, ennemi de la Révolution, mais courtisan adroit, il savait se plier aux circonstances. On lui reprochait aussi d'être intéressé, un peu charlatan, et de briller d'un éclat emprunté au génie modeste de l'abbé de l'Epée, son prédécesseur et son maître. L'abbé Sicard eut beaucoup de peine à se sauver de la Terreur Il ne dut son salut qu'à plusieurs membres du Comité, qui ne le trouvaient pas bien dangereux comme personnage politique, et surtout à l'impossibilité où l'on croyait être alors de le remplacer. Il est assez singulier que cette considération pût l'emporter sur la raison d'Etat de ce temps-là, à laquelle on avait sacrifié des hommes aussi précieux et des établissements non moins utiles. Mais celui des sourds-muets était populaire et en faveur sans doute, parce qu'il avait pour objet de faire participer, par l'art, aux dons communs et les plus nécessaires des arts de la nature, des êtres malheureux à qui elle les avait refusés.

Cette fameuse Montagne, qu'on se représente comme toujours terrible, jetait des flots de lumière et de charité sur des flots de sang. Elle ne cessait de déposer dans ses décrets immortels le germe de toutes les institutions utiles, elle tarissait les sources de la misère publique ; réprimait les excès de la propriété individuelle sans la détruire ; tempérait la concurrence sans tuer l'émulation, cette racine de l'activité humaine, propageait les moyens d'instruction et les disséminait dans toute la République, comme les réverbères dans une cité ; fondait l'école de Mars, créait des secours publics pour le malheur, pour la faiblesse ou pour le repentir : abolissait l'esclavage des nègres ; s'occupait de faire refleurir l'agriculture, d'extirper les patois locaux, pour établir l'unité de langage national ; jetait en silence les bases du Conservatoire des arts et métiers ; forçait en un mot le respect même de ses ennemis et la reconnaissance de l'avenir. Grâce a elle, la Révolution ne fut pas tout à fait stérile pour le pauvre, ni pour le peuple des campagnes. En même temps qu'elle montrait aux riches, aux puissants de la terre et aux superbes la face de Dieu tonnant, elle versait la paix et la consolation sous les toits de chaume.

La nation française était depuis cinq ans a la recherche d'une vérité religieuse. Ce que l'homme, en effet, poursuit derrière toutes les agitations de la force ou de la pensée, c'est Dieu, toujours Dieu. La Convention avait créé une armée, une Constitution, un gouvernement, une administration, un peuple. Que lui manquait-il donc y une croyance. Il y a des gens qui vivent sans cela, nous le savons ; mais il y en a d'autres, — ce sont, si vous le voulez, des rêveurs. — auxquels le froid scepticisme ne convient pas ; ils ont besoin de voir flotter l'ombre de l'idéal et de l'infini sur les choses du temps ; il leur faut une espérance dans le dévouement et une éternité dans la mort. Robespierre était de ceux-là. Au milieu de ses péripéties les plus ardentes, la Révolution, souvent même à son insu, n'avait cessé de tourner les yeux vers le ciel ; jusque dans ses égarements elle était croyante.

Un instant, elle avait demandé un culte à la Raison, un sommeil éternel à la matière ; mais bientôt ses yeux se détournèrent de ces mascarades philosophiques, et son cœur se souleva de dégoût. Robespierre seul se chargea de la conduire vers un dénouement raisonnable. Suivons sa marche. Des armées étrangères bordaient nos frontières consternées. Il fallait vaincre : on a vaincu. Des villes s'opposaient dans l'intérieur au gouvernement de la République ; on y entre le fer au poing. De nouvelles conspirations s'agitent, on les abat. L'athéisme, déchaîné par les mouvements et les désordres inséparables d'une grande secousse, levait partout sa tête hideuse, on l'écrase. Une tourbe infecte menaçait de corrompre par ses doctrines la partie saine du peuple, on en purge la France. La faiblesse donnait la main à la corruption pour désorganiser le pouvoir moral, on coupe cette main. Alors Robespierre amène cette farouche Révolution, qui avait détrôné tous les dieux de la terre, en robe de fête, parée de fleurs et de rubans, et la fait plier le genou devant son geste inspire : Il est un Dieu ! lui dit-il en lui montrant la nature.

La fête du 20 prairial est le point culminant de la Révolution française. Le soleil se leva dans toute sa pompe, le ciel était bleu ; les cœurs étaient pénétrés d'un sentiment auguste. Des bataillons d'adolescents, des groupes de jeunes filles, des mères et leurs enfants, des vieillards, tous ornes de rubans aux trois couleurs, tous portant des branches de chêne avec des bouquets, la force armée, les autorités, une musique imposante, un vaste amphithéâtre construit au-devant du balcon du château des Tuileries ; le colosse de toile et d'osier, auquel le président mit le feu avec le flambeau de la vérité ; la statue de la Sagesse, apparaissant du milieu de ce monument incendie ; de pompeux discours prononcés avant et après ce changement de décoration ; un long cortège où la Convention marchait entourée d'un ruban tricolore, porté par des enfants ornés de violettes, des adolescents ornés de myrtes, des hommes ornes de chêne, des vieillards ornés de pampre ; les députés tenant chacun à la main un bouquet composé d'épis de blé, de fleurs et de fruits ; un trophée d'instruments d'arts et de métiers, monté sur un char traîné par huit taureaux, couvert de festons et de guirlandes ; tout cela distribué avec art dans le champ-de-Mars (nommé Champ-de-la-Réunion) ; la Convention sur une montagne ; les groupes de vieillards, de mères, d'enfants et d'aveugles chantant des hymnes patriotiques, tantôt séparément, tantôt en dialogue, tantôt en chœur, et les refrains répétés par trois cent mille spectateurs, au bruit éclatant des trompettes ; le roulement de cent tambours, le tonnerre de terribles salves d'artillerie, on n'avait jamais vu cérémonie si extraordinaire ni si touchante.

Des le matin, les filles du menuisier chez lequel logeait Robespierre s'habillèrent de blanc et réunirent des Heurs dans leurs mains, pour assister à la fête. Éléonore composa elle-même le bouquet du président de la Convention. Le soleil s'était levé sans nuage, tout riait dans la nature, et les quatre jeunes sœurs étaient attendries d'avance par le caractère solennel de la cérémonie qui se préparait : le printemps de l'année se mariait pour elles au printemps de l'âge et de l'innocence. Elles avaient plus d'une fois entendu Maximilien parler de l'existence de Dieu. Il leur avait lu dans les soirées d'hiver, de belles pages de Jean-Jacques Rousseau, son maître, sur l'Auteur de la nature et sur l'immortalité de l'âme. L'heure étant venue de se rendre au jardin des Tuileries, le chef de la maison, Duplay, ravi de voir ses filles si pieuses et si charmantes, marqua un baiser sur le front de chacune d elles pour leur porter bonheur. On sortit avec la joie dans l'âme.

La famille de l'artisan ne rentra dans la maison paternelle qu'à la chute du jour. Comme les visages étaient changés ! ce n'était plus cette allégresse du matin, cet enthousiasme de jeunes filles qui, fraîches et naïves, s'avançaient, comme les vierges de la Judée, au-devant de l'Eternel : on avait entendu dans la foule des murmures, des avertissements sinistres. Un nuage était sur tous les fronts. Robespierre semblait triste et résigné : Je sais bien, dit-il en regardant ses hôtes, le sort qui m'est réservé ; vous ne me verrez plus longtemps ; je n'aurai point la consolation d'assister au règne de mes idées ; je vous laisse ma mémoire à défendre ; la mort que je vais bientôt subir n'est point un mal : la mort est le commencement de l'immortalité. Il se tut. Un morne pressentiment glaçait les cœurs. On se sépara pour la nuit.

Revenons sur les événements du 8 juin : deux journées semblables ne se lèvent point dans la vie d'un homme. Robespierre était revêtu du costume des représentants du peuple, habit bleu, panache au chapeau et la ceinture tricolore au côté. Il avait dépouillé, dès le matin, cette morosité qui lui était habituelle. Maximilien quitta de bonne heure la maison de ses hôtes pour se rendre aux Tuileries.

En passant dans la salle de la Liberté, raconte Villate, je rencontrai Robespierre, tenant à la main un bouquet mélangé d'épis et de fleurs ; la joie brillait pour la première fois sur sa figure. Il n'avait pas déjeuné. Le cœur plein du sentiment qu'inspirait cette superbe journée, je l'engage de monter à mon logement ; il accepte sans hésiter. Il fut étonné du concours immense qui couvrait le jardin des Tuileries : l'espérance et la gaîté rayonnaient sur tous les visages. Les femmes ajoutaient à l'embellissement par les parures les plus élégantes. On sentait qu'on célébrait la fête de l'Auteur de la nature. Robespierre mangeait peu. Ses regards se portaient souvent sur ce magnifique spectacle On le voyait plongé dans l'ivresse de l'enthousiasme : Voilà la plus intéressante portion de l'humanité. L'univers est ici rassemblé. Ô Nature, que ta puissance est sublimée et délicieuse ! Comme les tyrans doivent pâlir à l'idée de cette fête ! Ce fut là toute sa conversation. Maximilien resta jusqu'à midi et demi. Un quart d'heure après sa sortie paraît le tribunal révolutionnaire, conduit chez moi par le désir de voir la fête. Un instant ensuite vient une jeune mère folle de gaieté, brillante d'attraits, tenant par la main un petit enfant. Elle n'eut pas peur de se trouver au milieu de cette redoutable société. La compagnie commençant à défiler, elle s'empara du bouquet de Robespierre qu'il avait oublié sur un fauteuil.

 

Robespierre monta lentement les marches d'une tribune qui lui avait été réservée : cette tribune était une chaire, l'orateur était un prophète. Il parla de Dieu en termes simples et dignes. Sa pâle figure, ses traits heurtés, se détachaient fermement sur le ciel bleu. Un vieux cordonnier, spectateur muet et perdu dans la foule, me racontait ainsi ses impressions : Je ne suis ni plus sensible, ni plus religieux qu'un autre ; mais, quand je vis cet homme lever la main, d'un air inspiré, vers le ciel, je sentis quelque chose remuer là — il me montrait son cœur —, et des pleurs d'attendrissement coulèrent sur mes joues. Allons, voilà que j'en suis encore tout ému. Et il essuya quelques larmes que lui arrachait le souvenir de cette journée mémorable.

Le peuple entier partageait ces sentiments. Quelques débris vivants de la faction d'Hébert couvraient seuls d'un morne silence la nuit de leur âme. Il fallait plus que du courage à Robespierre pour affronter les ténèbres, les colères et les poignards de l'athéisme. Tous les témoignages des contemporains me démontrent que Robespierre expira victime de sa foi. Son crime, aux yeux de ses ennemis, fut un acte de religion nationale ; sa mort fut un martyre. Bourdon de l'Oise, Vadier, Fouché, Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes ne lui pardonnèrent point d'avoir osé croire en Dieu. Les méchants haïssent la vérité jusque dans l'homme qui la proclame. Les membres de la Convention affectèrent d'établir une distance entre eux et leur président, comme pour se séparer d'avance de Robespierre, et pour faire croire à ses projets de dictature.

Sa noble fierté, dans ce jour solennel, fut signalée comme de l'orgueil, sa joie comme de l'enivrement, son enthousiasme comme de l'ambition. Les femmes, c'est-à-dire le sentiment, étaient pour lui ; les enfants, c'est-à-dire l'innocence et la vérité, lui tendaient leurs petits bras en criant : Vive Robespierre ! Ses collègues seuls murmuraient : Ne veut-il pas faire le Dieu ? disait l'un. Nous l'avons paré de fleurs, répondait l'autre : mais c'est pour l'immoler. On tournait tout en dérision ou en crime, le panache flottant qui l'ombrageait, la manière dont il portait sa tête, les regards de satisfaction qu'il promenait sur la multitude. Entendant bourdonner autour de lui toutes ces haines, il dit à demi-voix : On croirait voir les Pygmées renouveler la conspiration des Titans. Ce mot le perdit. Une circonstance fit encore naître des pressentiments fâcheux. Au moment où Robespierre brûla le voile sous lequel on devait voir paraître la statue de la Sagesse, la flamme noircit entièrement cette statue. La chose fut regardée comme un présage. On crut voir la sagesse même de Robespierre s'obscurcir.

Le décret qui proclamait l'existence de l'Etre Suprême fut reçu dans les chaumières avec des larmes d'attendrissement et de joie. Après cinq mois d'athéisme et d'abolition des cultes, la France venait de retrouver Dieu. Ce fut un tressaillement dans toutes les consciences. On se demande depuis un demi-siècle ce qui manquait à Robespierre pour avoir raison de ses ennemis et pour fonder dans le monde le règne de la démocratie : il lui manqua un symbole religieux moins incomplet que le déisme. Son idée de vouloir tout ramener à la nature comme à l'état de perfection, était chimérique et rétrograde.

Quelques amis de Robespierre prétendent que cette fête de l'Etre Suprême n'était qu'un premier pas dans une voie de réaction religieuse, et qu'après avoir renoué avec Dieu, Maximilien aurait ramené la France au christianisme épuré aux lumières de la conscience et de la raison. La mort interrompit ses desseins. Les politiques de fait attachent peu d'importance à de telles considérations ; mais pour nous, qui ne séparons jamais la société d'un principe, ni d'un sentiment religieux, nous croyons que toute la destinée de Robespierre, comme celle de la France, était suspendue à l'établissement des rapports de l'homme avec la Divinité. C'est faute d'avoir résolu le problème, alors insoluble, d'une croyance sociale, qu'il se montra dans la suite inférieur aux événements. La tentative n'en reste pas moins gigantesque : elle place dans l'avenir le nom de Robespierre entre Moïse et Calvin.

Et les têtes tombaient. Robespierre, dont le cœur saignait à la vue de ces exécutions sans terme, conçut le projet d'ensevelir la terreur et la mort dans un dernier supplice. Jusqu'ici la justice n'avait guère atteint que les faibles ou les vaincus ; il voulut que la foudre remontât pour frapper les chefs de la République, ces hommes souillés de rapine et de sang, qui avaient déshonoré leur mission. Ce fut dans ce but que Couthon, le confident et l'ami de Robespierre, présenta, deux jours après la fête de l'Etre Suprême, la loi sur le tribunal révolutionnaire, dite du 22 prairial. Le rempart derrière lequel quelques membres impurs de la Convention abritaient leur infamie sous l'inviolabilité, se trouvait renversé par cette loi. Les misérables virent la pointe du glaive qui le menaçait.

Tallien, qui avait bu l'or et le sang de Bordeaux ; Bourdon (de l'Oise), qui s'était couvert de crimes dans la Vendée, Dubois-Crancé, dont les manières hautaines et dures, les exigences outrées avaient soulevé la ville de Lyon ; Léonard Bourdon, intrigant dont le cynisme égalait la lâcheté ; Merlin, qui n'était pas sorti les mains pures de la capitulation de Mayence ; Collot-d'Herbois, Fouché, Carrier, qui avaient des taches partout, se réunirent dans l'ombre pour préparer le 9 thermidor. La loi passa ; mais les scélérats que Robespierre avait en vue échappèrent au bras qui voulait les frapper. L'arme qui devait tuer la terreur en tuant les terroristes, retomba plus lourde et plus tranchante sur le cou des victimes. Robespierre alors sortit du Comité de Salut public, et cessa de participer aux actes du gouvernement. Cette neutralité couvrait des projets de clémence et d'amnistie ; mais le moment n'était pas encore venu de les découvrir. Robespierre, soit faiblesse, soit connaissance approfondie de la situation, suivait le système dilatoire qui lui avait si bien réussi dans l'affaire des hébertistes : il avait laissé l'athéisme s'user par ses propres excès ; il lui semblait de même que l'échafaud devait se noyer d'un jour à l'autre dans le sang des victimes et dans celui des pourvoyeurs. Il attendait.

Cependant les comités ne cessaient de surveiller la retraite de Robespierre. Voici une précieuse confidence de Barère à son lit de mort :

Robespierre était un homme désintéressé, républicain dans l'âme ; son malheur vient d'avoir cherché à se faire nommer dictateur ; il croyait que c'était le seul moyen de comprimer le débordement des passions, qui, en dépassant les mesures énergiques, ne furent utiles qu'à une époque de la Révolution. Il nous en parlait souvent, à nous, qui étions occupés à diriger les armées dans notre Comité de Salut public. Nous ne dissimulions pas que Saint-Just, taillé sur un plus grand patron pour faire un dictateur, aurait fini par le renverser et se mettre à sa place ; nous savions aussi que nous, qui étions contraires à ses idées dictatoriales, il nous aurait fait guillotiner. Nous le renversâmes. Voilà ce qui arriva alors. Depuis, j'ai réfléchi sur cet homme, et j'ai vu que son idée dominante était la réussite du gouvernement républicain ; qu'il s'apercevait que les hommes, par leur opposition à ce gouvernement, entravaient les rouages de la machine ; il les désignait : il avait raison. Nous étions alors sur des champs de bataille ; nous n'avons pas compris cet homme.

 

Saint-Just, qui avait effectivement l'étoffe d'un dictateur, était doux comme un enfant, timide et rougissant comme une jeune fille, terrible comme un lion : sa parole était un glaive. Il n'épargnait ni son sang, ni le sang des autres ; il s'exposait lui-même au feu de l'ennemi ; il se montrait froid dans le danger, et stoïquement intrépide. Après l'action il évitait de faire parler de lui. Son éloquence avait le nerf et quelquefois l'obscurité de Tacite. Il y avait de l'enthousiasme austère et comme un désordre lyrique dans le mouvement de ses idées. Couthon, qui fermait le triumvirat, était un esprit droit et judicieux. Durant les séances de la Convention, il tenait sur ses jambes paralysées un petit chien aux poils longs et soyeux, qu'il caressait doucement avec la main.

Robespierre voulait arrêter la Terreur ; mais, semblable aux créations fantastiques de l'alchimie, elle défiait la main qui lui avait donné l'existence. Ce n'était qu'une procession sans fin sur la route de l'échafaud. Attendre les pieds dans ce sang, attendre le retour incertain de la modération et de l'humanité était un supplice horrible, Robespierre souffrait mille morts, son âme était ulcérée des maux qu'il voyait s'accumuler sur ses rêves de félicité prochaine. Il passa quelques jours, à l'Ermitage, dans la vallée de Montmorency. Maximilien aimait à respirer l'âme de son maître dans ces lieux encore tout pleins de la présence de Jean-Jacques Rousseau. Dieu vit ce qui se passait alors dans les méditations du législateur ; mais nul autre n'a pénétré les desseins profonds qu'enfantèrent, dit-on, ces jours de silence et de recueillement. L'avenir leur a manqué. Assurer l'existence de la République, faire cesser cet état d'incertitude qui livrait la fortune publique aux intrigants et les têtes au couteau, renouer une alliance sérieuse entre l'homme et Dieu, une sorte de concordat, dont l'Evangile devait être le lien, telle était sans doute la pensée intime de Robespierre. Cette pensée, la mort la scella sur ses lèvres.

Depuis quelques mois, la porte cochère de la maison qu'habitait la famille Duplay était constamment fermée : la chose, dont on voulait dérober la vue aux quatre filles du menuisier, passait régulièrement tous les jours. Du reste, ce rideau une fois tiré sur la ville, rien ne troublait plus la paix intérieure. Maximilien avait ramené d'un voyage dans l'Artois, un grand chien nommé Brount, qu'il aimait. Ce chien faisait la joie des jeunes sœurs. C'était un allié de plus dans la maison. L'animal, grave et penseur avec son maître, était folâtre avec Victoire ou Eléonore. Quand Maximilien travaillait dans sa chambre, Brount, sage et sérieux, le regardait en silence ; de temps en temps le chien avançait sa tête caressante sur les genoux de son maître ; c'était entre eux une sympathie sans bornes. Peut-être ce chien représentait-il au tribun soucieux et défiant l'image de la fidélité, si rare toujours, mais surtout dans les temps de révolution.

Pendant la belle saison, Maximilien allait se promener tous les soirs aux Champs-Elysées, du côté des jardins Marbeuf, avec ses hôtes. De petits Savoyards qui le connaissaient pour le rencontrer tous les soirs dans les avenues, accouraient, au-devant de lui en jouant de la vielle et en chantant quelque air des montagnes. Il leur donnait des petits sous et leur parlait avec bonté de leur pays, de leur cabane, de leur vieille mère. Les enfants l'appelaient entre eux le bon Monsieur. L'un d'eux l'aborda un jour en pleurant. Maximilien lui demanda le motif d'une si grosse tristesse ; alors l'enfant, pour toute réponse, entrouvrit sa boîte qui était vide : Je vois, répondit le bon Monsieur, tu as perdu ta marmotte ; voici pour en acheter une autre. Et il lui glissa dans la main une pièce de monnaie.

A la fin d'un siècle qui avait profané l'amour, Robespierre se distinguait par la pureté de ses mœurs et par la délicatesse de ses procédés envers un sexe, que la littérature du temps regardait comme ne presque uniquement pour le plaisir. Il respectait surtout le lit conjugal. Attiré par l'habitude, il entrait tous les jours chez une marchande de tabac, madame Carvin, qui était fort jolie. Il aimait à causer avec elle, mais sans jamais s'écarter des formes les plus respectueuses. Sa figure exprimait la tristesse, quand il parlait des affaires du jour. Nous n'en sortirons jamais ; je suis bourrelé ; j'en ai la tête perdue.

On était aux premiers jours de thermidor ; Maximilien continuait avec sa famille adoptive les excursions du soir aux Champs-Elysées. Le soleil tombé à l'extrémité du ciel ensevelissait son globe derrière les massifs d'arbres ou nageait mollement çà et là dans un fluide d'or sombre. Les bruits de la ville venaient mourir parmi les branches agitées ; tout était repos, silence et méditation : plus de tribune, plus de peuple, rien que l'enseignement paisible et solennel de la nature. Maximilien marchait avec la fille aînée du menuisier appuyée à son bras ; Brount les suivait. Que disaient-ils ? La brise seule a tout entendu et tout oublié. Eléonore avait le front mélancolique et les yeux baissés ; sa main flattait négligemment la tête de Brount, qui semblait tout fier de si belles caresses ; Maximilien montrait à sa fiancée comme le coucher du soleil était rouge.

— C'est du beau temps pour demain, dit-elle. Maximilien baissa la tête comme frappé d'une image et d'un pressentiment terrible. Cette promenade fut la dernière. Le lendemain Maximilien avait disparu dans un orage ; le lendemain était le 9 thermidor.

On n'a que trop écrit sur cette journée fameuse, qu'il faudrait, au contraire, couvrir de deuil et de silence. Les comités se soulevèrent contre l'homme qui menaçait leur scélératesse et entraînèrent la Convention dans un piège. Robespierre fut étouffé. En vain Saint-Just, calme et intrépide, agite la vérité sur la tête des méchants comme un flambeau ou comme un glaive ; Tallien l'interrompt. Le sombre et atrabilaire Billaud-Varennes s'écrie :

La première fois que je dénonçai Danton au Comité, Robespierre se leva comme furieux en disant qu'il voyait mes intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes. Tout cela m'a fait voir l'abîme creusé sous nos pas. Ainsi la justification de Robespierre éclatait dans la bouche même de ses accusateurs. Il s'élance à la tribune ; des cris formidables s'élèvent : A bas, à bas le tyran ! Tallien fait briller la lame d'un poignard, dont il s'est armé, dit-il, pour percer le sein du nouveau Cromwell, si la Convention nationale n'avait pas le courage de le décréter d'accusation. Les incertitudes tombent devant cette menace.

L'Assemblée se soulève tout entière comme frappée d'une commotion électrique. Robespierre, le chapeau à la main, pâle, mais non défait, n'avait point quitté la tribune : il insiste de nouveau pour obtenir la parole. Un cri unanime : A bas le tyran ! se fait entendre et couvre sa voix. Barère fait signe qu'il réclame le silence ; alors toute la salle : La parole à Barère ! Ce député avait, dit-on, deux discours dans sa poche, l'un pour, l'autre contre Robespierre ; jugeant la victime abattue, il tira le glaive.

Tandis que je parlais, raconte-t-il lui-même dans ses Mémoires, mon frère, qui était dans la tribune au-dessus du fauteuil du président, observait tous les mouvements de Robespierre. Celui-ci, toujours à la tribune, s'agitait continuellement. Mon frère m'a dit que lui et ses voisins craignaient qu'il n'en vînt. à l'extrémité d'attenter à ma vie, tant on le voyait en proie à une violente crise de colère et de convulsion. Une appréhension semblable était bien d'un frère, mais elle ne devait pas s'élever contre Robespierre cet homme était barbare avec le glaive des lois ou le fer des révolutions, mais non d'individu à individu.

Robespierre ne quittait toujours pas la tribune. Le vieux sceptique Vadier provoque le rire homérique de la Convention en faisant de son ennemi le chef d'une bande de dévots et d'illuminés. Tallien : Je demande la parole pour ramener la discussion à son vrai point. — Robespierre : Je saurai bien l'y ramener. Sa voix est refoulée par les mouvements et les cris de l'Assemblée qui ne veut pas l'entendre. Tallien calomnie impudemment l'homme sur la bouche duquel tout le monde appuie le bâillon. Certes, s'écrie-t-il, si je voulais retracer les actes d'oppression particulière qui ont eu lieu, je remarquerais que c'est pendant le temps où Robespierre a été chargé de la police générale qu'ils ont été commis. Robespierre, indigné : C'est faux ! je... Murmures, cris, trépignements de rage. Des mains meurtrières se lèvent et s'agitent de tous les coins de la salle. Robespierre porte de tous côtés ses yeux : il ne rencontre que la défection et la haine. A chaque fois qu'il ouvre la bouche une agitation tumultueuse le suffoque. Se tournant alors du côté de Thuriot, auquel Collot-d'Herbois vient de céder le fauteuil :

Pour la dernière fois, président d'assassins, je te demande la parole. Thuriot avait la taille et la voix d'un athlète ; c'était l'homme qu'il fallait aux Thermidoriens pour en finir avec leur ennemi. Alors Robespierre jeune : Je suis aussi coupable que mon frère ; je partage ses vertus, je veux partager son sort. Je demande aussi le décret d'accusation contre moi. L'Assemblée a le lâche courage d'accepter cette victime volontaire. On vote l'arrestation du tyran. Des cris éclatent de Vive la Liberté, vive la République ! Robespierre, avec une tristesse amère : La République ? Elle est perdue, puisque les intrigants triomphent. Alors Lebas : Je ne veux pas partager l'opprobre de ce décret ! je demande aussi l'arrestation. Tout le monde respectait le caractère sage et réservé de Lebas : les pans de son habit étaient entièrement arrachés par des mains officieuses qui, durant cette orageuse séance avaient cherché à retenir son ardeur et son dévouement. Les députés qui venaient d'être décrétés d'arrestation descendirent à la barre. Des témoins rapportent que le visage de Robespierre exprimait un mépris mêlé d'indignation ; calme et impassible, Saint-Just était resté maître de sa figure ; Robespierre jeune, Lebas et Couthon semblaient plus touchés de l'injustice de la Convention envers Maximilien que de leur propre sort.

Barère disait : J'ai sauvé la tête de David au 9 thermidor ; je lui dis : Ne viens pas a cette séance ; tu n'es pas un homme politique ; tu te compromettras ; en effet, je suis sûr qu'il aurait voulu monter à la tribune pour défendre Robespierre. Souvent à Bruxelles, quand je me trouvais chez lui, il disait aux personnes présentes : Je dois la vie à Barère.

Les prisons refusaient de recevoir Robespierre et ses amis. Vaincu dans la Convention, il ne l'était point dans l'opinion publique. S'il se fût alors emparé du lieu des séances, s'il eût fait tomber dans la nuit une douzaine de têtes, s'il eût encouragé le peuple qui venait en foule pour le délivrer et le soutenir, il se fût relevé plus terrible et plus puissant que jamais. Il ne le voulut point. A ceux qui le pressaient d'agir contre la Convention nationale, Robespierre n'opposa qu'un mot : Et au nom de qui ? il mourut, comme on voit, martyr du dogme de la démocratie. Pendant que le fantôme du devoir s'élevait dans la conscience de Robespierre pour arrêter sa main, ses ennemis remuaient de tous côtés.

La Convention soulevait le peuple. Un décret, qui mettait sa tête et celle de ses amis hors la loi, était proclamé aux flambeaux, vers minuit, depuis les Tuileries jusqu'au quai de l'Ecole. Robespierre était à l'Hôtel de Ville avec les quatre députés, mis hors la loi : deux colonnes s'avancent, sous les ordres de Barras, droit à la Commune, aux cris de : Vive la République ! vive la représentation nationale ! Les citoyens qui tenaient pour Robespierre hésitent ; les bataillons de garde nationale, qui se trouvaient sur la place, se débandent ; les canons se retournent ; les commissaires de la Convention pénètrent avec une force armée dans les salles. Robespierre reçoit dans la bouche un coup de feu, qui lui fait perdre beaucoup de sang et qui le livre sans défense aux gendarmes[8], entrés les premiers dans la maison commune pour le saisir. Lebas s'était tué. Robespierre jeune venait de se fracasser la jambe en se lançant d'une fenêtre. Saint-Just était demeuré calme et immobile sur son siège.

On les conduisit tous au supplice. La rue Saint-Honoré regorgeait de citoyens, prévenus ou égarés, qui se réjouissaient de voir punir dans ces hommes le système de la Terreur. Toutes les croisées étaient garnies de femmes parées comme dans les jours de fête. Robespierre, extraordinairement pâle, et couvert du même habit qu'il portait le jour où il avait proclamé l'existence de l'Être Suprême, semblait prendre les injures de la foule en pitié. Sa figure était enveloppée d'un linge. Des applaudissements partirent de plus d'une fenêtre richement tendue. Tout Le long de la route s'élevait une clameur immense. — C'est lui ! Il s'est blessé d'un coup de pistolet à la mâchoire !Non, c'est le sang de Danton qui lui sort par la bouche. — C'est celui de Camille Desmoulins. — C'est celui de la France. Les injures pleuvaient ; les femmes lui montraient le poing ; les gendarmes eux-mêmes agitaient leur sabre en signe de réjouissance ou pour le montrer à la multitude ; un assistant s'avança vers la charrette, regarda en face Robespierre, et lui cria sous le nez : Oui, misérable, il est un Dieu ! Robespierre ne donna aucun signe. Un membre de la Convention se distinguait entre tous par la fureur avec laquelle il poussait le cri de : Mort au tyran ! Ce conventionnel, c'était... Carrier.

On était arrivé devant la maison où logeait Maximilien ; les énergumènes qui suivaient le cortège obligèrent les exécuteurs d'arrêter. Un groupe de furies exécuta une danse autour de la charrette où était Robespierre. En ce moment une larme se forma autour de son œil sec. Le souvenir de la vie douce et presque pastorale qu'il avait menée dans cette maison, l'idée de ses hôtes qu'il entraînait dans sa perte venait de lui-ouvrir le cœur. On allait se remettre en marche : alors une femme, vêtue avec une certaine recherche, fend la foule, saisit avec vivacité d'une main les barreaux de la charrette et de l'autre, menaçant Robespierre, lui crie : Monstre, ton supplice m'enivre de joie ; je n'ai qu'un regret, c'est que tu n'aies pas mille vies, pour jouir du plaisir de te les voir toutes arracher l'une après l'autre. Va, scélérat, descends au tombeau avec les malédictions de toutes les épouses et de toutes les mères de famille. Robespierre tourna languissamment les yeux sur elle et leva les épaules.

La classe moyenne affichait publiquement son triomphe par les insultes et les transports de joie qu'elle faisait éclater tout le long de la route. Le peuple, qui était personnifié dans Robespierre, était au contraire peu nombreux et morne. Il se disait que cet homme mourant, la République allait mourir. Aussi gardait-il, sur le passage du fatal cortège, un silence consterné.

Les proscrits, au nombre de vingt-deux, étaient tous mutilés. En cherchant eux-mêmes la mort, ils n'avaient rencontré que la souffrance et des contusions horribles qui les défiguraient. Seul, l'intrépide Saint-Just était debout, promenant sur la foule un œil tranquille. Au moment où les charrettes débouchèrent sur la place de la Révolution, la multitude sembla retenir son haleine pour voir le dénouement de cette procession tragique. Les charrettes s arrêtèrent au pied de l'échafaud. Henriot, cet ivrogne barbouillé de lie et de sang, dont la conduite insensée avait perdu la cause du peuple, était le seul qui ne méritât point, dans cette journée, les honneurs du sacrifice. Un de ses yeux était sorti de son orbite, et ne tenait plus que par des filaments. Avant qu'il montât sur la guillotine, un des valets du bourreau lui arracha brutalement cet œil ; ce qui le fit frémir de douleur. Ils tombèrent tous, l'un après l'autre, sans faiblesse et en silence. Robespierre jeune, toujours impassible et serein, même envers la mort, présenta fièrement sa tête au couteau et sa pensée à l'avenir. Couthon, qui n'avait plus que la tête et le cœur de vivant, mourut tout entier sans pâlir.

Maximilien voyait d'un côté les feuillages des Champs-Elysées, où murmurait pour lui un souffle d'amour, et de l'autre le jardin des Tuileries, où il avait harangué le peuple, le jour de la fête de l'Etre-Suprême. Il avait montré, tout le long de la route, et conserva devant l'instrument du supplice un courage inflexible. Le bourreau, avant de l'étendre sur la planche où il allait recevoir la mort, lui arracha brusquement l'appareil qui couvrait sa blessure. Alors Robespierre jeta un cri. On entendit un coup sourd : sa tête venait de tomber. La joie féroce des spectateurs éclata. Saint-Just alors parut, les pieds dans le sang, la tête dans le ciel, grave sur l'échafaud comme à la tribune ou sur les champs de bataille. On n'avait jamais vu tant de beauté ni de génie luire sous le reflet de la hache. Il avait vingt-six ans. Il croyait à la vertu, à la probité, au dévouement ; il mourut égorgé par l'intrigue et par un vil égoïsme. Tous ces hommes n'avaient commis qu'un crime, celui de tirer le glaive contre les ennemis du peuple ; ils périrent aussi par le glaive.

Peut-être devaient-ils cette dernière satisfaction à la justice divine pour que, les trouvant acquittés de la dette qu'ils avaient contractée envers la mort, le monde pût se prosterner un jour devant la mémoire de ces martyrs qui ont défendu la cause du genre humain souffrant, sauvé le territoire de l'invasion étrangère, et préparé à leurs descendants des destinées meilleures. La postérité qui déjà danse sur les cadavres des vaincus et des victimes, dira : il y eut un peuple qui, en moins de deux années, jugea son roi, refit son gouvernement, changea ses mœurs, écrasa dans son sein toutes les factions, soutint le poids d'un continent tout entier devenu son ennemi, dispersa ses anciens maîtres, détruisit les nouveaux ambitieux ou les anarchistes, pour remonter par ses propres forces à la justice, à la morale, et ressaisir sa souveraineté. Ce peuple avait à sa tête des hommes intègres, désintéressés, inflexibles, qui s'écroulèrent avec leur rêve. Paix à ces ombres terribles !

La Terreur allait finir : les cœurs s'ouvraient à la pitié ; les pavés teints en rouge se soulevaient dans nos faubourgs contre le mouvement de la charrette qui servait aux exécutions, quand le 9 thermidor vint ramasser dans le sang de Robespierre et de Saint-Just le glaive émoussé qu'ils voulaient détruire. La hache se retourna furieuse. Les débris de la Gironde se vengèrent cruellement. La justice du peuple avait été inflexible, celle de ses ennemis fut atroce. Il y eut une seconde Terreur, mille fois plus sanguinaire et plus implacable que l'autre. Des calculs exacts portent à huit ou dix mille le nombre des ennemis de l'égalité qui tombèrent sur l'échafaud avant le 9 thermidor ; selon des rapports — faits par les contre-révolutionnaires eux-mêmes, trente-cinq mille Robespierristes furent égorgés, après le 9 thermidor, dans quatre départements. On voit déjà de quel côté fut la violence. Il ne faut pas s'en étonner : les premiers terroristes frappaient avec le fer d'une conviction et au nom d'un principe social, tandis que les seconds assassinèrent avec l'arme de l'égoïsme et de la peur.

Les Montagnards eurent, presque tous, une vertu civile qui rachète bien des fautes, le désintéressement. Ceux-là n'étaient du moins ni des 'sangsues du peuple, ni des voleurs. Robespierre ne laissa pas un sou après sa mort. Saint-Just, noble et riche, avait abandonné tout son bien à la commune de Blérancourt., Envoyé en mission, l'abbé Grégoire réduisait ses dépenses, pour ménager les deniers de l'Etat : Devinez, écrivait-il à madame Dubois, combien mon souper chaque jour coûte à la nation : juste deux sous ; car je soupe avec deux oranges. Il rapporta au trésor public le fruit de ses économies, une petite somme épargnée sur ses frais de voyage et nouée dans un coin de son mouchoir. Cahors, père, d'une famille nombreuse et membre de la Convention, à l'époque la plus florissante de cette assemblée, mourut, sans rien dire, de misère, oui, de misère.

Les députés de la Montagne, qui survécurent à la terreur thermidorienne, parvinrent presque tous à l'extrême vieillesse. Aucun d'eux ne se reprocha le sang de Louis XVI ; mais ils auraient voulu laver leurs mains et leur conscience du sang de Robespierre. M. David d'Angers aborde un jour Barère sur son lit de douleur et lui témoigne l'intention de couler en bronze le portrait des hommes les plus célèbres de la Révolution française ; il lui nomme d'abord Danton. Barère se lève brusquement sur son séant, et le visage inspiré par la fièvre, il lui dit en faisant un geste d'autorité : Vous n'oublierez pas Robespierre, n'est-ce pas, car, c'est un homme pur, intègre, un vrai et sincère républicain ; ce qui l'a perdu, c'était son irascible susceptibilité et son injuste défiance envers ses collègues. Ce fut un grand malheur ! Après avoir dit, sa tête retomba sur sa poitrine et il resta longtemps enseveli dans ses réflexions.

Billaud-Varennes déporté à Cayenne, pauvre, vieux, et devenu doux comme une jeune fille, se reprochait le 9 thermidor, qu'il appelait sa déplorable faute. Je le répète, disait-il : la révolution puritaine a été perdue ce jour-là ; depuis, combien de fois j'ai déploré d'y avoir agi de colère ! Pourquoi ne laisse-t-on pas ces intempestives passions et toutes les vulgaires inquiétudes aux portes du pouvoir ?

Il disait encore : Nous avions besoin de la dictature du Comité de Salut public pour sauver la France. Aucun de nous n'a vu alors les faits, les accidents très affligeants sans doute, que l'on nous reproche ! nous avions les regards portés trop haut pour voir que nous marchions sur un sol couvert de sang. Parmi ceux que nos lois condamnèrent, vous ne comptez donc que des innocents ? attaquaient-ils, oui ou non, la Révolution, la République ? Oui ! Eh bien ! nous les avons écrasés comme des égoïstes, comme des infâmes. Nous avons été hommes d'Etat, en mettant au-dessus de toutes les considérations le sort de la cause qui nous était confiée. Nous, du moins, nous n'avons pas laissé la France humiliée et nous avons été grands au milieu d'une noble pauvreté. N'avez-vous pas retrouvé au trésor public toutes nos confiscations ? Un profond chagrin pesait néanmoins sur le cœur de Billaud. Après sa condamnation, sa jeune femme, qu'il avait adorée et qu'il aimait peut-être encore, profitant de la loi du divorce, s'était remariée en France. Elle avait alors vingt ans, un nom terrible à porter et la misère pour toute ressource. Un homme vieux et riche, touché de cette situation déplorable, s'offrit à l'épouser en secondes noces : elle consentit. Il mourut.

Héritière d'une grande fortune et touchée sans doute de remords, cette femme, qui était encore très belle, se souvint de Billaud qui vivait à Cayenne. Elle voulut consacrer sa richesse et ses soins à l'adoucissement d'un exil si amer. Un sentiment qui ne s'était jamais effacé de son cœur la ramenait, disait-elle, auprès de son premier mari. Elle lui écrivit lettre sur lettre, mais sans obtenir de réponse. S'étant rendue elle-même sur les lieux, elle demanda, par la bouche d'un intermédiaire, la grâce de soulager la noble infortune de M. Billaud-Varennes. Le vieux et fier républicain écouta l'envoyé de sa femme avec une attention soutenue, laissa même échapper quelques larmes, ce fut tout, il repoussa les services que venaient lui offrir ces mains tendres, mais profanées, Il est, dit-il, des fautes irréparables. J'ai déchiré toutes ses lettres sans les lire. Une négresse, nommée Virginie, prit soin de sa vieillesse et de son malheur, Billaud rendit le dernier soupir, en confessant, avec l'exaltation de la fièvre, que, loin de se repentir, il mourait lier de l'utilité et du désintéressement de sa vie. Ses lèvres bleues et livides se fermèrent en murmurant ces paroles terribles du dialogue d'Euchrate et de Sylla : Mes ossements du moins reposeront sur une pierre qui veut la liberté ; mais, j'entends la voix de la postérité qui me reproche d'avoir trop ménagé le sang des tyrans de l'Europe.

Acceptons tout de ces hommes, moins le sang ! La France rayonne encore dans le monde de l'éclat de leur dictature et de leurs batailles. La démocratie renaîtra tôt ou tard de leur cendre par la réforme des mœurs .et par la diffusion des lumières. Leur mémoire est la colonne de feu qui guide les générations errantes et indécises a la recherche d'une nouvelle terre promise. Le 9 thermidor ensevelit la République dans un orage. La Montagne se changea en volcan. Ce volcan a jeté les membres palpitants de la Convention dans toutes les parties de la terre et jusque dans les contrées les plus sauvages. J'interroge alors l'univers qui a été témoin des dernières années de leur vie, et l'univers me répondra :

Le monde n'en a jamais vu, ni n'en verra jamais de semblables ; ils sont tous morts convaincus et résignés. On aurait dit des êtres supérieurs à l'espèce humaine. — Soyez donc tranquilles et fiers dans vos tombeaux, ossements épars ; l'heure de la résurrection politique du globe avance : vous serez enfin jugés ! Mais aujourd'hui que l'arme de la terreur est tombée de leurs mains et que le regard peut les considérer sans effroi, ces hommes nous apparaissent comme des géants. L'ébauche de démocratie qu'ils nous ont laissée ressemble, toute noircie qu'elle est par la foudre, à une de ces pierres druidiques qu'on rencontre dans les champs de la vieille Bretagne. Jeunes gens, oublions les pertes et les blessures de nos familles, pour ne plus voir que le résultat acquis à la cause du peuple ; n'imitons pas leurs excès ; car les excès font reculer la liberté. Vous-mêmes, ombres des victimes de la Révolution, maintenant que, dégagées des liens du corps et des intérêts de la vie, vous jugez plus sainement les questions humaines, reconnaissez que votre mort a été utile au progrès des générations futures, et réjouissez-vous par delà le tombeau !

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Il existe sur les funérailles de Marat un document curieux qui n'a jamais vu le jour ; je l'extrais des Archives :

DÉPENSES PUBLIQUES

Mémoires relatifs aux frais qu'ont occasionné les funérailles de Marat, vendémiaire an II.

Lettre du maire de Paris au ministre de l'intérieur Paré, Paris, le 30 août 1793, l'an IIe de la République.

MARTIN, sculpteur. Pour la construction du tombeau

2.400,00

BLIN, plombier. Pour la fourniture du cercueil

315,00

MOGINOT, maçon. Pour la fouille de la fosse et la construction des murs du pourtour

108,12

LEGRAND, treillageur. Pour le treillage en quatre sens

226,00

HARET, maçon. Pour le transport de matériaux et autres objets

58,18

GOSSE, menuisier. Pour objets relatifs à l'illumination

109,00

DOISSY, tapissier. Pour tenture

108,00

D'HERBELOT, architecte. Pour menues dépenses faites par lui

65,15

PITRON. Pour fourniture de vinaigre

30,16

BERGER. Pour journées

12,00

DUBOCQ. Pour fourniture de vin

11,09

SHIESSETIN. Pour fourniture de son

12,00

MELLIER, épicier

6,10

ROBERT, marchand de vin

7,10

MAILLE. Pour fourniture de vinaigre

4,15

Pour journées et nuits

42,00

Pour idem

12,00

Pour houpe et pommade

2,00

Pour journées et boissons

13,10

Pour fourniture de satin turc

35,00

LOHIER, épicier. Pour fourniture de flambeaux, lampions et rats de cave, modéré, d'après les informations prises chez plusieurs épiciers, à la somme de

1.904,16

DANAUX. Pour différentes dépenses acquittées par lui, la somme de

46,12

Total dû aux entrepreneurs-fournisseurs

5.548,28

A laquelle somme il convient d'ajouter pour honoraires du citoyen Jonquet, qui a fait la vérification de tous les mémoires, pris les renseignements nécessaires des commissaires de la section, à la somme de 60 livres.

Total général à payer, en attendant le mémoire réglé de l'embaumement du corps de Marat, cinq mille six cent huit livres, deux sous, huit deniers.

GIRAUX,

Architecte du département de Paris.

Le citoyen DESCHAMPS demande 6.000 livres pour l'embaumement du corps de Marat.

Rapport du Directoire sur les funérailles de Marat.

Le mémoire de l'embaumement n'étant pas de ma compétence et étant néanmoins susceptible d'une réduction assez forte, autant que j'ai pu le conjecturer, j'ai cru devoir m'adresser à un homme de l'art (le citoyen Desault, chirurgien chef de l'Hôtel-Dieu, connu par ses talents distingués) pour éclairer la religion du Directoire à cet égard ; dès qu'il m'aura fait passer son avis, j'en ferai le renvoi.

[2] Il faut ajouter Condorcet, l'écrivain philosophe, à cette liste des disparus. Ayant attaqué les Montagnards dans les journaux où il écrivait et surtout dans la Chronique du Mois, Condorcet fut mis hors la loi et décrété d'accusation (Séance de la Convention du 8 octobre 1793.) Pendant huit mois il se tint caché, rue Servandoni, chez une dame Verney ; mais pour ne pas exposer plus longtemps cette dame à la rigueur du décret portant la peine Je mort contre les hôtes des députés mis hors la loi, Condorcet quitta l'asile hospitalier. Errant dans la campagne autour de Paris, réduit à se cacher dans des carrières, il se trahit dans un cabaret de Clamart, où la faim l'avait contraint d'entrer, en exhibant un portefeuille beaucoup trop élégant pour son extérieur de misère ; il fut arrête, conduit à Bourg-la-Reine, à moitié mourant de besoin, de fatigue et de la douleur d'une blessure au pied, puis enfin jeté dans un cachot. Le lendemain, 28 mars 1794, on le trouva mort. Condorcet avait fait usage d'un poison violent contenu dans le chaton d'une bague.

[3] Moniteur du 13 novembre 1793. Les sections des Quinze-Vingts, des Lombards, des Gravilliers des Droits de l'Homme, de l'Arsenal, de l'Indivisibilité et du Muséum, déclarent au Conseil de la Commune de Paris que, ne voulant plus exercer d'autre culte que celui de la Liberté, de la saine Philosophie et de la Raison, elles font fermer les églises de leurs arrondissements, et vont porter à la Convention et déposer sur l'autel de la Patrie tous les effets précieux qui alimentaient 1 orgueil des soi-disant interprètes de la Divinité.

Déjà la section de la Cité avait demandé que son nom, ainsi que celui du parvis et du pont Notre-Dame, fussent remplacés par celui de la Raison, le conseil général de la Commune de Paris, dans sa séance du 10 novembre 1793 approuva cette nouvelle dénomination.

[4] Secrétaire d'Etat sous Charles Ier, tué à la bataille de Newburg. Le jour où il périt, il s'écria : Je prévoie que beaucoup de maux menacent ma patrie ; mais j'espère en être quitte avant cette nuit.

[5] Sénart rapporte qu'au moment de partir pour l'exécution, il fit entendre les paroles suivantes, dignes d'un véritable épicurien : Qu'importe si je meurs ? j'ai bien joui dans la Révolution, j'ai bien dépensé, bien ribotté, bien caressé les filles ; allons dormir !

[6] Ces paroles, recueillies et communiquées par un témoin oculaire, coïncident avec ce que disait, en 1836, la sœur de Marat : Si mon frère eût vécu, les têtes de Danton et de Camille Desmoulins ne seraient pas tombées.

[7] Le jeune Joseph Bara n'a jamais été tambour. Né à Palaiseau, près de Versailles, le 31 juillet 1779, il suivit au camp de Meaux, Desmarres d'Estimauville, adjoint aux adjudants généraux. En 1793, Bara accompagna cet officier à l'armée des Côtes de La Rochelle, puis en Vendée, où Desmarres eut le commandement de Bressuire. C'est pendant cette campagne, le 29 novembre 1793, à l'affaire de Jalais, près de Cholet, que Joseph Bara succomba si glorieusement. Ce fut en ces termes que le commandant Desmarres donna avis à Barère de la mort de cet héroïque enfant :

Cholet, 18 frimaire an II.

J'implore ta justice, citoyen ministre, et celle de la Convention pour la famille de Joseph Bara. Trop jeune pour entrer dans les troupes de la République, mais brûlant de la servir, cet enfant m'a accompagné, depuis l'année dernière, monté et équipé en hussard. Toute l'armée a vu avec étonnement un enfant de treize ans affronter tous les dangers, charger toujours à la tête de la cavalerie. Elle a vu une fois ce faible bras terrasser et amener deux brigands qui avaient osé l'attaquer. Ce généreux enfant, entouré de brigands, a mieux aimé périr que de se rendre et leur livrer deux chevaux qu'il conduisait.

Aussi vertueux que courageux, se bornant à sa nourriture et à son habillement, il faisait passer à sa mère tout ce qu'il pouvait se procurer ; il l'a laissée avec plusieurs filles et son jeune frère infirme, sans aucune espèce de secours.

Je supplie la Convention de ne pas laisser cette malheureuse mère dans l'horreur de l'indigence ; elle demeure dans la commune de Palaiseau, district de Versailles.

Signé : DESMARRES.

 

Donc Bara n'a jamais été tambour comme l'ont représenté beaucoup d'artistes, sculpteurs, peintres, dessinateurs. L'éminent artiste, M. Weerts, est peut-être le seul qui dans son tableau aujourd'hui au Luxembourg, a su rendre toute la vérité historique.

Ajoutons que sur l'initiative de M. Bouclier, maire, une statue œuvre d'Albert Lefeuvre, a été élevée à Palaiseau, en 1881, pour perpétuer l'héroïsme de Bara. Là, encore, Bara est en hussard.

[8] Voici ce qu'a écrit le gendarme Merda qui faisait partie de l'escadron de gendarmerie, dit des Hommes du 14 juillet et qui, le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), tira un coup de pistolet sur Robespierre.

Je suis déjà à la porte de l'Assemblée de la Commune que les grenadiers sont encore loin. Les conjurés sont assemblés dans le secrétariat et les approches sont bien fermées.

J'entre dans la salle du Conseil me disant ordonnance secrète. Je prends le couloir à gauche, mes pistolets toujours bien cachés ; en passant dans le couloir, je suis assommé de coups sur la tête et sur le bras gauche, avec lequel je pare, par les partisans des conjurés qui remplissent les gradins et ne veulent pas me laisser passer pour aller au secrétariat, malgré que je leur assure que je suis ordonnance secrète.

Je parviens néanmoins avec beaucoup de peine à la porte du secrétariat. Je frappe plusieurs fois. J'attends quelques secondes pendant qu'on me frappe toujours. La porte s'ouvre enfin. Je vois une cinquantaine d'hommes dans la plus grande agitation ; le bruit du canon les avait surpris.

Je reconnais Robespierre aîné dans un fauteuil, ayant le coude gauche sur les genoux et la tête appuyée sur la main gauche. Alors je saute sur lui ; je lui présente mon sabre au cœur, en lui disant : Rends-toi, traître !... Il relève la tête et médit : C'est toi qui es un traître, je vais te faire fusiller. A ces mots, je prends de la main gauche un de mes pistolets armés et faisant un à droite, je le tire dessus. La balle le prend au menton et lui casse la mâchoire gauche inférieure. Il tombe de son fauteuil. Je crois l'avoir frappé à la poitrine.

L'explosion de mon pistolet surprend son frère qui tombe par la fenêtre. Dans ce moment il se fait un bruit terrible ; je crie : Vive la République ! Mes grenadiers S m'entendent et me répondent. La confusion augmente parmi les conjurés. Ils se dispersent et je reste maître du champ de bataille.

Robespierre gisant à mes pieds, on vient me dire que Henriot se sauve par un escalier dérobé. Il me restait encore un pistolet et des cartouches, je vais à lui. J'atteins un fuyard dans cet escalier : c'était Couthon qu'on sauvait. Le vent avait éteint ma chandelle, je tire dessus dans l'obscurité ; je le manque et blesse à la cuisse celui qui le portait. Je redescends, j'envoie chercher Couthon qu'on traîne par les pieds jusque dans la salle du Conseil général. Je fais chercher partout après le malheureux que j'avais blessé en tirant sur Couthon. Il est enlevé de suite ; je n'en ai jamais eu de nouvelles.

Les corps de Robespierre et de Couthon gisent au pied de la tribune du Conseil je venais de faire fouiller Robespierre et lui prendre son gros portefeuille et sa montre à répétition. Je remets le tout au représentant Léonard Bourdon, qui vient me féliciter sur ma victoire et donner des ordres de police.

Mes grenadiers se jettent sur les deux cadavres qu'on croyait morts. Ils sont traînés de la salle du secrétariat, par les pieds, jusqu'à l'entrée du parapet du quai Peltier, on vient les jeter à l'eau.

Je confie la garde de ces deux corps à une compagnie de la section des Gravilliers. Le jour arrive. On s'aperçoit qu'ils respirent encore ; je les fais conduire à l'infirmerie de la Conciergerie. Rien ne peut égaler les souffrances que ces deux hommes ont éprouvées dans leur agonie de dix-huit heures...

Au comité de salut public, on étendit Robespierre sur une table. Cette table, véritable curiosité historique, est aujourd'hui au musée des Archives Nationales ; le gardien du musée a soin de faire remarquer les taches laissées par le sang qui s'est écoulé des blessures de Robespierre.

Nous devons bien dire quelques mots sur le gendarme qui joua un si grand rôle dans cette journée du 9 thermidor.

Charles-André Merda dit Méda, était né le 6 janvier 1772 à Paris. Pour être plus précis, nous dirons même qu'il fut baptisé à la paroisse Sainte-Marguerite. Simple gendarme au moment où il est signalé pour la première fois il est présenté à la Convention le 9 thermidor par Léonard Bourdon et reçoit l'accolade du président Collot-d'Herbois, le lendemain il est nommé sous-lieutenant au 5e chasseurs à cheval. Le Directoire le fit capitaine au 12e régiment de la même arme. Le Premier Consul le nomma chef d'escadron au 7e de hussards, sous l'Empire il devint colonel du 1er régiment de chasseurs a cheval et fut créé baron par Napoléon après la prise de Dantzig. Il était officier de la Légion d'honneur.

Le 5 septembre 1812, étant à la tête de son régiment, près de Mojaïsk, en Russie, il fut atteint d'un boulet qui le blessa très grièvement, et il mourut des suites de ses blessures le 10 du même mois. Méda fut enterré à l'abbaye de Koloski, bien loin, comme on voit, du théâtre de ses premiers exploits.

Les corps de Robespierre et de Couthon gisent au pied de la tribune du Conseil je venais de faire fouiller Robespierre et lui prendre son gros portefeuille et sa montre à répétition. Je remets le tout au représentant Léonard Bourdon, qui vient me féliciter sur ma victoire et donner des ordres de police.

Mes grenadiers se jettent sur les deux cadavres qu'on croyait morts. Ils sont traînés de la salle du secrétariat, par les pieds, jusqu'à l'entrée du parapet du quai Peltier, on vient les jeter à l'eau.

Je confie la garde de ces deux corps à une compagnie de la section des Gravilliers. Le jour arrive. On s'aperçoit qu'ils respirent encore ; je les fais conduire à l'infirmerie de la Conciergerie. Rien ne peut égaler les souffrances que ces deux hommes ont éprouvées dans leur agonie de dix-huit heures...