HISTOIRE DES MONTAGNARDS

 

CHAPITRE TROISIÈME. — CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ. - FÉDÉRATION DU CHAMP-DE-MARS - FUITE DU ROI.

 

 

Le déficit avait décidé l'ouverture des états généraux : la famine venait de déterminer le mouvement qui ramena le roi à Paris : La Providence se sert ainsi des maux du peuple pour guérir les calamités des nations. Les suites de l'événement du 5 octobre furent presque aussi considérables que celles du 14 juillet : la terreur se mit dans les rangs du parti de la résistance. La reine reçut le contrecoup de la prise de la Bastille : les hommes de ses conseils s'arrêtèrent épouvantés devant le bras levé de la Révolution. L'aristocratie de Cour prit aussitôt le parti des lâches, la fuite. Les demandes de passeports affluaient. La portion de l'Assemblée nationale qui se rattachait aux intrigues du château témoigna les mêmes alarmes. Lally-Tollendal et Mounier s'exilèrent ; la ville était, au contraire, livrée à la joie : l'abondance parut renaître ; la Cour avait laissé tomber son faste, la curiosité des habitants se portait en masse au jardin des Tuileries, devant ce beau palais si longtemps inhabité, où maintenant errait l'ombre d'une monarchie expirante. Louis XVI témoignait une extrême répugnance à fixer son séjour dans la capitale ; il s'y résolut pourtant. L'Assemblée suivit bientôt le roi à Paris. Les députés se réunirent les premiers jours au palais archiépiscopal. On les eût pris, raconte Barère, pour un concile ou un synode plutôt que pour une assemblée politique, en jetant les yeux sur les banquettes et les ornements de la salle des séances. C'était, en effet, le concile de la raison humaine au XVIIIe siècle. Les dépouilles de l'Eglise convenaient assez bien pour revêtir les séances de la représentation nationale : les linceuls des anciens cultes sont les langes des religions nouvelles.

L'Assemblée siégea ensuite dans la salle de l'ancien manège des Tuileries[1]. Cette nouvelle résidence favorisait les communications avec le château : l'Assemblée et le roi formaient alors dans les idées constitutionnelles les deux moitiés du souverain.

La classe moyenne avait intérêt à croire la révolution terminée : elle venait de prendre dans l'Etat toute la place que la défaite de l'aristocratie avait laissée vide. Ici se dressa devant elle un nouveau réclamant qu'on n'attendait pas, le peuple. La bourgeoisie avait bien voulu du peuple pour prendre la Bastille et pour porter tout dernièrement un coup mortel à la domination de la Cour ; mais, à présent que le succès était obtenu, elle refusait de partager les fruits de la victoire. On se sert, en pareil cas, d'un mot qui couvre tous les envahissements : l'ordre. La bourgeoisie voulait modérer la révolution pour l'organiser à son profit. Elle commença par diviser la nation en deux classes de citoyens, les uns actifs, les autres qui ne l'étaient point. Les citoyens actifs faisaient partie de la garde nationale, étaient pourvus de droits et de fonctions politiques ; les autres non. Le pays actif, — nous dirions maintenant le pays légal, — ne songea plus dès lors qu'à se constituer. La réaction bourgeoise s'annonça par une loi contre les rassemblements, connue sous le nom de loi martiale. Comme toujours, on se servit d'un prétexte pour justifier les mesures contrerévolutionnaires : François, c'est le nom d'un boulanger, venait d'être injustement massacré par des furieux[2] ; une vengeance particulière, plus encore que la faim, l'impitoyable faim, nous semble avoir déterminé les circonstances atroces d'un tel meurtre. — La vérité est qu'une escorte très peu nombreuse trempa les mains dans ce sang. La presse démocratique n'eut qu'une voix pour flétrir un si lâche assassinat. Des Français ! des français !..., s'écriait Loustalot ; non, non, de tels monstres n'appartiennent à aucun pays ; le crime est leur élément, le gibet leur patrie. On ne saurait évidemment rattacher un acte semblable ni au peuple, ni à aucun des partis qui agitaient alors la révolution : c'est le fait d'une poignée de misérables.

Est-il vrai, d'ailleurs, que, depuis la chute du régime absolu, Paris fut livré au brigandage et à l'assassinat ? Au contraire : les propriétés se défendaient elles-mêmes par la sainteté du droit. Il existait une véritable conspiration générale contre les vices ; les mœurs se réformaient sur les principes. Quoiqu'il y eût très peu de police, les désordres avaient diminué. Ecoutons le plus lu des journaux de cette époque : Les cabriolets, dit-il, n'écrasent plus personne ; messieurs les aristocrates ne rossent plus leurs créanciers ; on entend très peu parler de vols, et les inspecteurs des filles publiques n'enlèvent plus de filles de treize ans des bras de leurs mères pour les conduire dans le lit d'un lieutenant de police. Cette réforme morale contrastait singulièrement avec les mystères d'iniquité que la réforme politique révélait de jour en jour. Au moment où le soleil de la monarchie vint à décliner, les abus des hautes fonctions qui l'entouraient projetèrent une ombre plus grande, altis de montibus umbrœ. Le livre rouge dévoila le scandale des pensions. L'incomparable Pierre Lenoir, raconte Camille Desmoulins, s'était créé des pensions sur les huiles et les suifs, sur les boues et sur les latrines : toutes les compagnies d'escrocs, tous les vices et toutes les ordures étaient tributaires de notre lieutenant de police, qui, par sa place, aurait dû être magister morum, le gardien des mœurs ; enfin, il avait su mettre la lune à contribution et assigner à une de ses femmes une pension connue sous le nom de pension de la lune. Je sais un ministre qui a signé à sa maîtresse une pension de 12.000 livres, dont elle jouit encore, sur l'entreprise du pain des galériens. — A ces énormités, la démocratie naissante opposait la régénération des mœurs, la diminution des délits. En vérité, le moment était mal choisi pour jeter la terreur sur une population si raisonnable.

Robespierre s'éleva énergiquement contre le projet de loi : Les députés de la Commune, dit-il, vous demandent du pain et des soldats, pourquoi ? Pour repousser le peuple, dans ce moment où les passions, les menées de tout genre, cherchent à faire avorter la révolution actuelle. Cet homme avait la sagesse de ramener toujours la discussion aux principes. Il échoua. La promulgation de la loi martiale se fit avec un grand appareil et au son des trompettes. Cette cérémonie avait quelque chose (l'imposant mais aussi de triste et de lugubre : elle dura depuis huit heures du matin jusqu'à deux heures après midi. Des hommes revêtus d'un costume antique et étrange, en manteau, à cheval, suivis et précédés de soldats, de tambours, s'arrêtèrent sur toutes les places, et firent la lecture du décret à haute voix. Loin de calmer les habitants, une telle lecture, le cortège théâtral, laissèrent dans les quartiers de la ville un profond sentiment de colère et d'impatience. Cette force armée, sans discipline, il est vrai, mais toujours victorieuse, qu'on avait lancée deux fois depuis l'ouverture des Etats généraux sur la prérogative royale, il n'était plus question maintenant que de l'anéantir. On venait solennellement et brusquement de licencier le peuple. L'irritation de la masse fit craindre un mouvement. On s'apprêtait déjà à se servir de la loi martiale avant que les vingt-quatre heures fussent écoulées. Il s'agissait de trois sommations, après lesquelles le canon d'alarme devait être tiré, le drapeau rouge arboré sur la maison commune, et cette phrase prononcée haut et solennellement : On va faire feu, Que les bons citoyens se retirent.

Le parti démocratique voyait ces dispositions avec horreur. A ses yeux il ne pouvait y avoir deux classes de citoyens ; le peuple est le peuple comme Dieu cet Dieu. La nation étant indivisible, elle devait être admise tout entière à l'exercice des droits politiques. Voici, s'écrie un des organes de la démocratie, tout le système qui convient à la France : la nation ne peut être assurée de sa liberté civile et politique, qu'autant que les forces militaires qui seront entre les mains des citoyens formeront la balance des forces militaires de l'armée. On voit à quoi tient l'existence de cette garde nationale si brillante dès son aurore, et à laquelle je ne connais qu'un défaut, c'est qu'elle ne comprend pas la totalité des habitants qui sont en état de porter les armes. La distinction de citoyens actifs et de citoyens passifs, révoltait les sincères partisans de la doctrine du Contrat social ; être, c'est agir ; voilà donc plusieurs millions d'hommes rejetés de par la loi dans le néant. Toute restriction au développement du dogme de la raison et de la volonté générale, limitait l'esprit même des institutions nouvelles. Quelques districts de Paris réclamèrent, ail nom de ces principes, contre la loi martiale : Danton plaida aux Cordeliers la cause de ces gens de rien que le Révolution avait promis de rendre à l'existence civile. La doctrine de la souveraineté nationale à laquelle se ralliaient les démocraties sincères, n'était autre chose que le sens commun, ou, en d'autres termes, le consentement universel, appliqué à la politique. L'Eglise primitive avait établi sa Constitution sur la même base.

L'Assemblée ne s'arrêta point dans la voie de la réaction : les jours suivants elle fixa les conditions d'éligibilité. La capacité politique fut évaluée à un marc d'argent, c'est-à-dire à huit écus de six livres trois dixièmes. Prieur de la Marne proposa un amendement : Substituez, dit-il, la confiance au marc d'argent. Mirabeau appuya : Je demande la priorité pour l'amendement de M. Prieur, parce que, selon moi, il est le seul conforme au principe. — Rejeté. Robespierre fit entendre quelques vérités utiles : Rien n'est plus contraire, dit-il, à votre déclaration des droits, devant laquelle tout privilège, toute distinction, toute exception doivent disparaître. La Constitution établit que la souveraineté réside dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc le droit de concourir à la loi par laquelle il est obligé, et à l'administration de la chose publique qui est la sienne. Sinon il n'est pas vrai que tous les hommes sont égaux en droits, que tout homme est citoyen. M. de Robespierre était nerveux et bilieux, — le tempérament qui fait les grandes choses ; — sa parole avait la roideur et la sécheresse d'une conviction extrême : elle était jusqu'ici peu remarquée. L'orage du sentiment public éclata surtout dans les journaux. Il n'y a qu'une voix dans la capitale, s'écriait l'incendiaire Camille Desmoulins, il n'y en aura, qu'une dans les provinces contre le décret du marc d'argent : il vient de constituer en France un gouvernement aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remportée à l'Assemblée nationale... Pour faire sentir toute l'absurdité de ce décret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably, n'auraient pas été éligibles. Pour vous, ô prêtres méprisables, ô bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous pas que votre Dieu n'aurait pas été éligible. Jésus-Christ dont vous faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le reléguer parmi la canaille ! et vous voulez que je vous respecte, vous prêtres d'un Dieu prolétaire et qui n'était pas même un citoyen actif ! Respectez donc la pauvreté qu'il a ennoblie. Mais, que voulez-vous dire avec ce mot de citoyen actif tant répété ? Les citoyens actifs ce sont ceux qui ont pris la Bastille ; ce sont ceux qui défrichent les champs, tandis que les fainéants du clergé et de la Cour, malgré l'immensité de leurs domaines, ne sont que des plantes végétatives, pareils à cet arbre de votre Evangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter au feu. Marat, Condorcet, Loustalot, attaquaient le marc d'argent avec moins de verve que Camille, mais avec la même âpreté de raisonnements ; ils y voyaient tous la source d'une féodalité nouvelle, la féodalité de l'élection.

Au milieu de l'agitation de la presse, l'Assemblée nationale poursuivait ses travaux. Le docteur Guillotin vint lire à une des séances un long discours sur la réforme du Code pénal. Cette question préoccupait déjà les esprits ; car l'ancien échafaudage de la justice venait de s'écrouler. — L'orateur proposa d'établir un seul genre de supplice pour tous les crimes qui entraînent la peine de mort et de substituer au bras du bourreau l'action d'une machine. Il vantait fort les avantages de ce nouveau système d'exécution. Avec ma machine, dit gravement M. Guillotin, je vous fais sauter la tête d'un clin d'œil et vous ne souffrez point. L'Assemblée se mit à rire. Combien, parmi ceux qui avaient ri, devaient bientôt faire l'épreuve de cette invention meurtrière. La philanthropie du docteur Guillotin eut du succès dans le monde : mais les hommes destinés à former un jour le parti de la Montagne, étaient d'un autre avis ; il ne s'agissait pas tant, selon eux, de perfectionner la peine de mort que de l'abolir. Marat, dans son plan de législation, avait déjà fait entendre sur ce sujet le langage de la raison et de l'humanité. C'est une erreur de croire, disait-il, qu'on arrête toujours le méchant par la rigueur des supplices dont l'image est sitôt effacée !... L'exemple des peines modérées n'est pas moins réprimant que celui des peines outrées, lorsqu'on n'en connaît pas de plus grandes. En rendant les crimes capitaux, on a prétendu augmenter la crainte du châtiment ; et on l'a réellement diminuée. Punir de mort c'est donner un exemple passager, et il en faudrait de permanents. On a aussi manqué le but d'une autre manière. L'admiration qu'inspire le mépris de la mort que montre un héros expirant, un malfaiteur souffrant avec courage, l'inspire aux scélérats déterminés... Pourquoi donc continuer contre les cris de la raison et les leçons de l'expérience à verser sans besoin le sang d'une foule de criminels. Ce n'est pas assez de satisfaire à la justice, il faut encore corriger les coupables. S'ils sont incorrigibles il faut tourner leur châtiment au profit de la société. Qu'on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux dégoûtants, malsains, dangereux. — S'il y a des êtres à figure humaine chez lesquels existe l'horrible volupté du sang, qu'on les étouffe ! Ce n'est du moins pas dans les rangs des Montagnards qu'il faut les chercher. Par quelle inconséquence ce même écrivain qui voulait adoucir la loi pénale, demandait-il plus tard, dans ses accès de fièvre patriotique, la tête des grands coupables envers la nation ? Marat regardait la Révolution comme un événement extraordinaire et passager qui sortait de toutes les lois prévues dans l'ordre naturel des choses. L'homme n'a pas droit sur l'homme : mais, les idées ont droit sur tout parce qu'elles viennent de Dieu.

La motion du docteur Guillotin eut, en définitive, un grand résultat : elle introduisit dans la loi l'égalité du supplice pour le même genre de crimes, quels que fussent le rang et l'état du coupable. Le criminel, ajoutait l'article 2, sera décapité. Il le sera par l'effet d'un simple mécanisme. C'est ainsi qu'on désignait alors la guillotine. Cette affreuse invention témoigne du moins d'un progrès dans les mœurs : la société n'ose plus tuer l'homme officiellement par le ministère de son semblable ; elle emploie pour cette horrible tâche quelque chose de sans cœur et sans connaissance, une machine insensible, aveugle, brutale comme la destinée. Désormais le bras qui frappe se cache pour donner la mort ; c'est censé le couteau qui a tout fait. Grâce à cet appareil fatal, le bourreau n'est plus une conscience, c'est une force. La Révolution avait réellement remué la nature humaine dans ses profondeurs sensibles. La compassion envers le malheur s'était accrue. Les anciens supplices, si cruels, si prolongés, semblaient presque aussi coupables que les crimes mêmes ; ils les faisaient naître quelquefois en mettant sous les yeux de la, multitude des tableaux hideux et des exemples de férocité légale. C'est, disait Loustalot, parce que M. le président, M. le prévôt et M. le lieutenant criminel assassinent dans les formes une douzaine de personnes tous les ans, que le peuple a assassiné s an a forme Foulon et Berthier. Les bons citoyens reconnaissaient l'importance d'humaniser le peuple par un Code pénal moins sévère. La vieille justice était jugée à son tour ; et si l'échafaud lui-même ne s'écroula pas sous la malédiction publique, ce fut plutôt alors la faute des royalistes que celle des révolutionnaires. La réforme politique était une réaction de la conscience : les sensibles, les doux, les miséricordieux s'élevaient tous au nom de la pitié contre un régime de sang, qui avait duré des siècles.

La réaction bourgeoise encourageait, sans le vouloir, les manœuvres de l'aristocratie. Il paraissait chaque jour des brochures sans nom d'auteur, où l'on ne revenait pas de l'audace du parti philosophique, qui avait osé mettre l'Assemblée nationale entre le roi et le pays. Ces écrivains anonymes menaçaient la France d'un retour aux anciennes institutions. Tu nous cites toujours la nation, la nation ! Ignores-tu que notre gouvernement est monarchique, que le roi a le droit de dissoudre les états, et que c'est ce qui peut nous arriver de plus heureux. L'opinion publique, de son côté, ne laissait échapper aucune circonstance pour flétrir les intrigues de la Cour et des courtisans. Je ne parlerais pas du Charles IX de M.-J. Chénier, si cette représentation théâtrale n'avait été en même temps un événement politique. La pièce avait rencontré mille obstacles pour arriver à la scène : le succès fut orageux. C'était tout un passé de notre histoire que le public, ce soir-là, écrasait, anéantissait en quelque sorte sous les trépignements de l'enthousiasme.

Des applications fréquentes et faciles, dit un critique du temps, toutes les grandes maximes dont notre esprit se nourrit depuis six mois mises en vers, voilà le secret du succès de cette pièce. Elle fait exécrer le despotisme ministériel, les intrigues féminines des Cours ; elle prouve la nécessité de mettre un frein aux volontés d'un roi parce qu'il peut être ou faible ou cruel ; elle apprend que le clergé et l'Eglise ne sont pas la même chose : elle est utile, très utile dans le moment. La Révolution venait de trouver son poète. M.-J. Chénier avait un mouvement de tête admirable, les sourcils tragiques, les yeux d'une douceur profonde, le nez magnanime, la bouche généreuse et noblement ouverte aux effusions du cœur. Il mêlait à la passion du beau l'amour de la patrie régénérée ; par instants, on lisait dans ses yeux la mélancolie de l'avenir.

L'Assemblée nationale sommeillait : cette imposante réunion de talents, tels que le monde n'en a jamais vu, se troublait dans la confusion même de ses lumières. Une chose manquait à ces hommes, la foi : ils marchaient au milieu de l'orage sur une mer soulevée ; mais de temps en temps ils se sentaient faiblir et enfonçaient jusqu'au genou. Un seul était fort comme le peuple : il croyait. Cet homme était Robespierre. Jamais celui qui tient les destinées du monde et les forces de la nature dans sa main ne fit de plus grandes choses avec moins d'étoffe. Robespierre était d'une taille médiocre : il avait une contraction dans la bouche, la voix sourde et rauque dans les cordes basses, criarde et fausse dans les tons élevés, les formes grêles et anguleuses, le front beau, mais sans poésie. Il était d'une bonne Maison d'Arras. La noblesse ancienne s'associait quelquefois avec la pauvreté : la famille des Robespierre était pauvre. Sa mère mourut presque en lui donnant le jour ; son père aussi mourut. Orphelin, il fut recueilli par l'Eglise : un M. de Conzié, évêque d'Arras, lui donna les secours et l'instruction qui conviennent- au premier âge. S'il faut en croire le témoignage de sa sœur, Maximilien enfant aurait alors servi, dan^ la cathédrale, en tunique blanche. La plupart des actifs révolutionnaires, ces esprits forts qui ont tant contribué à détruire les institutions temporelles de l'Eglise, avaient été élevés par des mains sacerdotales : la réforme politique et religieuse devait sortir de l'enseignement même du clergé. M. de Conzié obtint pour son jeune protégé une bourse au collège Louis-le-Grand. C'était en 1770. Maximilien vint à Paris : il eut pour camarades de classe Camille Desmoulins et Fréron, l'orateur du peuple. Doué d'une mémoire heureuse et d'une facilité qui s'appliquait à tout, il obtint de rapides succès de collège : rien de plus décevant que ces fleurs banales d'une intelligence précoce. Aussi Maximilien passait-il pour un enfant ordinaire, seulement un peu concentré. On ne lui connaissait ni grands vices ni qualités remarquables ; son caractère était enveloppé comme son esprit. Peut-être la solitude avait-elle refoulé son cœur. Sorti de ses classes, il s'attacha durant quelques années à l'étude des lois : son père, avocat d'Arras, lui avait montré le chemin du barreau. Comme tous les esprits systématiques, Robespierre fuyait par instinct les livres et les savants : son livre à lui c'était sa pensée. Les débuts de Maximilien sur ce nouveau théâtre ne furent point heureux ; son pâle talent oratoire se montra sans grâce et sans dignité ; les espérances qu'on avait conçues de ses moyens s'évanouirent. On attribue à Ferrières le jugement que voici : Ce jeune homme n'est pas ce que vous pensez. Ses succès de collège vous ont trompé. Il ne fera jamais plus que ce qu'il a fait ; il ne saura jamais plus que ce qu'il sait. Sa tête n'est point bonne ; il a peu de sens, nul jugement. Il est dépourvu de toute disposition non seulement pour le barreau, mais encore pour tout exercice d'esprit. Ne le laissez point à Paris. Robespierre retourna dans la ville d'Arras. Une occasion se présenta de sortir d'obscurité. Franklin avait mis à la mode les paratonnerres ; mais cette invention merveilleuse avait contre elle les préjugés de l'ignorance : ces flèches électriques faillirent exciter dans l'Artois une guerre civile. Robespierre rédigea un mémoire où il défendait les paratonnerres sous le double point de vue de la législation et de la physique. Cet esprit intrépide avait je ne sais quoi à démêler avec le feu du ciel ; il devait plus tard donner un conducteur à la révolution ; mais le fil qu'il avait tendu vint à se rompre, et l'homme tomba foudroyé. Jusqu'à ce jour (1790) la puissance extraordinaire de Maximilien ne s'est pas encore révélée. Nul rayonnement : l'éclair assez vif de son regard reste voilé sous une paupière triste et mystérieuse. Il ne s'est guère fait connaître à l'Assemblée que par une constance inflexible, une conviction austère qui résiste à tous les échecs de la tribune. Seul il plaide la cause de tous, la souveraineté de la raison générale, l'unité de la famille humaine. Inaccessible aux passions de son auditoire, insensible aux murmures de toute la salle, il n'écoute jamais que son idée. Sa parole, son geste se dégagent péniblement ; on sent en lui l'effort de l'intelligence qui soulève le couvercle d'une compassion énorme. Rien n'échappe à sa pénétration obstinée. Merlin de Thionville racontait que, pendant les séances, Robespierre, quoique avec une bonne vue, faisait usage d'un double système de lunettes : une paire lui servait à distinguer les objets de loin et l'autre de près. C'est à l'aide de ces deux points de vue, transportés au moral, dont l'un lui permettait de suivre les faits à courte distance, dont l'autre lui découvrait dans l'éloignement les hommes et les choses, qu'il a fini par s'imposer aux événements.

 

Quelques députés bretons avaient formé un club à Versailles, après la séance royale du 23 juin : on y admit Sieyès, les Lameth, le duc d'Aiguillon, Duport et quelques autres députés. Quand la représentation nationale se fut transportée à Paris, le Club Breton choisit, pour tenir ses séances, le couvent des Jacobins[3], dans la rue Saint-Honoré. On y préparait la discussion des matières qui devaient être soumises le lendemain à la délibération de l'Assemblée. La liste de ce club, dit l'abbé Grégoire, qui en était membre, était ornée de noms recommandables, et ses séances étaient un cours de saine politique. En avant de la nation et de la plupart des députés, il éclairait la marche des idées révolutionnaires. Quand une proposition était de nature à effaroucher l'Assemblée, on commençait par lui ouvrir l'entrée du club des Jacobins où elle faisait, pour ainsi dire, antichambre, en attendant que l'heure fût venue de se présenter au congrès de la nation. Ce club n'avait, comme on voit, en 1790, ni l'influence orageuse, ni le caractère exclusif qu'il acquit dans la suite. Une réunion bien autrement bruyante, originale et curieuse, était celle qui siégeait au district des Cordeliers[4]. Les noms ne sont pas indifférents à l'esprit des choses : la charpente chrétienne reste ici saillante et reconnaissable dans la constitution de ces clubs : les Ordres révolutionnaires succèdent aux Ordres religieux pour continuer la même œuvre, par des moyens différents, mieux appropriés aux besoins nouveaux de la société. La sonnette du district des Cordeliers, dit Camille Desmoulins, cet enfant perdu de la basoche, est, comme tout le monde sait, aussi fatiguée que celle de l'Assemblée nationale. Il y a quelquefois des séances que prolongent bien avant dans la nuit l'intérêt des matières et l'éloquence des orateurs. Ce district a, comme le congrès, ses Mirabeau, ses Barnave, ses Pétion, ses Robespierre ; solemque suum sua sidera morunt. Il ne lui manque que ses Malouet et J.-F. Maury. Depuis que j'étais venu habiter dans cette terre, de liberté, il me tardait de prendre possession de mon titre honorable de membre de l'illustre district. J'allai donc, ces jours derniers, faire mon serment civique, et saluer les pères de la patrie, mes voisins. Avec quel plaisir j'écrivis mon nom, non pas sur ces vieux registres de baptême, qui ne pouvaient nous défendre du despotisme prévôtal, ni du despotisme féodal, et d'où les ministres et Pierre Lenoir, les robins et les catins, vous effaçaient si aisément et sans laisser trace de votre existence, mais sur les tablettes de ma tribu, sur le registre de Pierre Duplain, sur ce véritable livre de vie, fidèle et incorruptible dépositaire de tous ces noms, et qui en rendrait compte au vigilant district. Je ne pus me défendre d'un sentiment religieux ; je croyais renaître une seconde fois ; comme chez les Romains mon nom était inscrit sur le tableau des vivants dans le temple de la Terre. Il me semblait voir le vieux Saturne dans Pierre Duplain, qui, en me couchant sur son registre, me débitait, avec la gravité d'un oracle, ces vers de Cyrano de Bergerac :

Ces noms pour le tyran sont écrits sur le cuivre ;

Il ne déchire point les pages de mon livre.

J'allais me retirer, continue l'amusant Camille en remerciant Dieu, sinon comme Pangloss d'être dans le meilleur des mondes, au moins d'être dans le meilleur des districts possibles, quand la sentinelle appelle l'huissier de service, et l'huissier de service annonce au président qu'une jeune dame veut absolument entrer au sénat. On croit que c'est une suppliante ; et on pense bien que chez des Français et des Cordeliers, personne ne propose la question préalable ; mais, c'était une opinante. C'était la jeune, la jolie, la célèbre mademoiselle Théroigne de Méricourt. Tout en elle respire l'énergie de la grâce et de la sensibilité. Elle s'avance avec un éclair dans les yeux ; comme les pythonisses de l'antiquité, qui avaient besoin, pour rendre leurs oracles, d'avoir les pieds sur un sol chargé d'influences volcaniques, elle s'inspire, montée sur une Révolution. A sa vue, l'enthousiasme saisit un membre du district ; il s'écrie : C'est la reine de Saba qui vient voir le Salomon des districts ! —  Oui, reprend Théroigne, avec un petit accent liégeois qui donnait encore plus de charme et d'originalité à son discours, c'est la renommée de votre sagesse qui m'amène au milieu de vous. Prouvez que vous êtes Salomon ; que c'est à vous qu'il était réservé de bâtir le temple, et hâtez-vous d'en construire un à l'Assemblée nationale : c'est l'objet de ma motion. Les bons patriotes peuvent-ils souffrir plus longtemps de voir le pouvoir exécutif logé dans le plus beau palais de l'univers, tandis que le pouvoir législatif habite sous des tentes, et tantôt aux Menus- Plaisirs, tantôt dans un jeu de Paume, tantôt au Manège, comme la colombe de Noé qui n'a point où reposer le pied.

La dernière pierre des derniers cachots de la Bastille a été apportée au pied du sénat, et M. Camus la contemple tous les jours avec ravissement, déposée dans ses archives. Le terrain de la Bastille est vacant ; cent mille ouvriers manquent d'occupation : que tardons-nous ? Hâtez-vous d'ouvrir une souscription pour élever le palais de l'Assemblée nationale sur l'emplacement de la Bastille. La France entière s'empressera de vous seconder ; elle n'attend que le signal, donnez-le-lui ; invitez tous les meilleurs ouvriers, tous les plus célèbres artistes ; ouvrez un concours pour les architectes ; coupez les cèdres du Liban, les sapins du mont Ida. Ah ! si jamais les pierres ont du se mouvoir d'elles-mêmes, ce n'est pas pour bâtir les murs de Thèbes, mais pour construire le temple de la Liberté. C'est pour enrichir, pour embellir cet édifice, qu'il faut nous défaire de notre or, de nos pierreries : j'en donnerai l'exemple la première. On vous l'a dit, le vulgaire se prend par les sens ; il lui faut des signes extérieurs, auxquels s'attache son culte. Détournez ses regards du pavillon de Flore, des colonnades du Louvre, pour les porter sur une basilique plus belle que Saint-Paul de Londres. Le véritable temple de l'Eternel, le seul digne de lui, c'est le temple où a été prononcée la déclaration des droits de l'homme. Les Français dans l'Assemblée nationale, revendiquant les droits de l'homme et du citoyen, voilà sans doute le spectacle sur lequel l'Etre Suprême abaisse ses regards avec complaisance.

 

Camille était ébloui. On conçoit, ajoute-t-il, l'effet que dut faire un discours si animé, et ce mélange d'images empruntées du récit de Pindare et de ceux de l'Esprit-Saint. Quand la fureur des applaudissements fut un peu calmée, plusieurs honorables membres discutèrent la motion, l'examinèrent sous toutes ses faces, et conclurent comme la préopinante, après lui avoir donné de justes éloges, qu'on nommât des commissaires pour rédiger l'arrêté et une adresse aux 59 districts et aux 88 départements. Sur la demande de mademoiselle Théroigne d'être admise au district avec voix consultative, l'Assemblée a suivi les conclusions du président, qu'il serait voté des remerciements à cette excellente citoyenne pour sa motion ; qu'un canon du concile de Mâcon ayant formellement reconnu que les femmes ont une âme et la raison comme les hommes on ne pouvait leur interdire d'en faire un si bon usage que la préopinante ; qu'il sera toujours libre à mademoiselle Théroigne, et à toutes celles de son sexe, de proposer ce qu'elles croiraient avantageux à la patrie ; mais que sur la question d'Etat, si mademoiselle Théroigne sera admise au district avec voix consultative seulement, l'Assemblée est incompétente pour prendre un parti, et qu'il n'y a pas lieu à délibérer.

Le district des Cordeliers avait pour président Danton, qui fut renommé quatre fois, malgré les efforts des royalistes. Cette présidence continuée donna l'éveil à la calomnie : le bruit se répandit qu'une telle élection était entachée de brigue. La susceptibilité des électeurs s'émut des accusations qu'on faisait courir. L'Assemblée tout entière répondit par une délibération qui fut communiquée aux 59 autres districts. On déclare que la continuité et l'unanimité des suffrages ne sont que le juste prix du courage, des talents et du civisme dont M. d'Anton — je conserve l'orthographe du registre des Cordeliers — a donné les preuves les plus fortes et les plus éclatantes, comme militaire et comme citoyen. La reconnaissance des membres de l'Assemblée pour ce chéri président (textuel), la haute estime qu'ils ont pour ses rares qualités, l'effusion de cœur qui accompagne le concert honorable des suffrages à chaque réélection, rejettent bien loin toute idée de séduction et de brigue. L'Assemblée se félicite de posséder dans son sein un aussi ferme défenseur de la liberté, et s'estime heureuse de pouvoir souvent lui renouveler sa confiance.

Il y a des natures qui attirent, et d'autres qui se laissent entraîner : Danton était de celles qui attirent continuellement. Le magnétisme de son regard, de sa parole, de son geste, était irrésistible. Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine l'aimaient, comme un Dieu, comme une maîtresse : un tempérament sanguin et bouillant, une voix tonnante, une âme accessible à toutes les passions fortes, une énergie quelquefois brutale, voilà l'homme. De la moralité, aucune : il allait droit devant lui comme le taureau furieux, abattant tout sous ses pieds. Sa large figure remontait aux races primitives. Dans cette grande campagne de l'esprit humain qu'on nomme la Révolution française, il représentait l'animation physique du peuple ; Hercule, avec son éloquence pour massue. La régence avait mis la corruption dans la noblesse, qui la transmit un instant aux classes inférieures et moyennes : les vices de Danton avaient le caractère des circonstances troublées au milieu desquelles il vécut : fougueux, emporté par ses instincts artistes, aimant la vie cynique, grossier, il fut plus qu'un grand homme : il fut son époque.

La réaction bourgeoise ne tarda point à s'engager dans une voie de poursuites contre les journaux : le district des Cordeliers devint alors la terre d'asile des écrivains, le rempart de la liberté de la presse. Marat avait lancé de terribles attaques contre le Châtelet, qu'il accusait d'être un tribunal de sang, qui écrasait le moucheron et ménageait la baleine. Le Châtelet venait en conséquence de décerner un mandat d'amener contre l'Ami du Peuple. Laissons-le raconter lui-même ses tribulations :

Un bon citoyen vint m'avertir qu'on allait m'enlever. Je passai chez un voisin, et, vingt minutes après, je vis d'une croisée toute l'expédition. — A onze heures et demie s'avancèrent au petit pas, dans la rue de l'Ancienne-Comédie, par celle Saint-André, plusieurs détachements de huit hommes très peu éloignés. Après le mot d'ordre donné à l'officiel qui commandait le corps de garde qui est à ma porte ses détachements s'y rassemblèrent, et, lorsque le dernier fut arrivé, ils en sortirent, se firent ouvrir la porte cochère, se répandirent dans la cour silencieusement et sur la pointe du pied, et se présentèrent à la porte de mon appartement qu'ils trouvèrent fermée, puis, ils descendirent à mon imprimerie, demandèrent à mes ouvriers où j'étais prirent des renseignements sur ma personne, sur les endroits où je pouvais me trouver, et enlevèrent plusieurs exemplaires de mon journal et d'une Dénonciation en règle contre le ministre des finances prête à paraître. Ils avaient certainement à leur tête quelque espion bien au fait des personnes qui sont à mon service et des chambres qu'elles habitent.

En montant l'escalier jusqu'au grenier, ils arrivèrent à la porte de ma retraite, et je les aperçus par le trou de la serrure. Ensuite ils entrèrent dans plusieurs pièces, firent d'exactes, mais d'inutiles recherches, et redescendirent dans la cour. Une demoiselle qui se trouvait chez le portier leur dit que j'étais sans doute dans mon ancien appartement, rue du Vieux-Colombier. Ils s'y rendirent tous à la fois, sans laisser un seul homme en arrière. Dès qu'ils furent éloignés je descendis dans la cour et j'appris qu'ils avaient présenté au corps de garde un décret du Châtelet portant ordre de m'enlever partout où je serais. Cet ordre était écrit sur un chiffon de papier non timbré. Je quittai la maison et j'allai chercher un asile chez un ami de cœur. Le lendemain matin, plusieurs témoins dignes de foi vinrent m'avertir de ce qui s'était passé rue du Vieux-Colombier. Ils avaient forcé la portière de leur ouvrir mon appartement. Fâchés de ne rien trouver, on les a entendus dire : Ce b..., nous l'aurons mort ou vif. Marat aurait sans doute succombé dans sa lutte avec le Châtelet, si le district des Cordeliers ne fût venu à son secours et n'eût suspendu les poursuites en interposant un arrêté : Considérant que dans ces temps d'orage que produisent nécessairement les efforts du patriotisme luttant contre les ennemis de la Constitution naissante, il est du devoir des bons citoyens, et, par conséquent, de tous les districts de Paris qui se sont déjà signalés si glorieusement dans la Révolution, de veiller à ce qu'aucun individu de la capitale ne soit privé de sa liberté, sans que le décret ou l'ordre, en vertu duquel on voudrait se saisir de sa personne, n'ait acquis un caractère extraordinaire de vérité capable d'écarter tout soupçon de vexation ou d'autorité arbitraire.

 

L'affaire alla au Châtelet, du Châtelet à la Commune, de la Commune à l'Assemblée générale des représentants. La résistance du district fut jugée illégale, le pouvoir qu'il s'arrogeait exorbitant. Les Cordeliers tinrent ferme, et dans la prévision d'une nouvelle tentative contre la sûreté d'un citoyen, ils posèrent deux sentinelles à la porte de Marat. Cependant une petite armée, infanterie et hommes à cheval, précédée d'un huissier s'avance sur le terrain du district des Cordeliers. Tout le quartier s'agite. L'huissier somme le comité civil du district de remettre entre ses mains le citoyen décrété de prise de corps ; refus. Le comité déclare haut et ferme qu'il prend M. Marat sous sa protection, et député quatre de ses membres à l'Assemblée nationale. L'Assemblée approuve la conduite du district, déclare ses prétentions téméraires. Pendant ce temps, la cavalerie, divisée en plusieurs corps, se range sur la place du Théâtre-Français — devenu le café Procope — et dans les rues aboutissantes ; l'infanterie occupe le carrefour de Bussy et toute la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés ; une réserve de cavalerie stationne sur le quai de la Monnaie. Voilà bien du monde sur pied pour enlever un citoyen : de nombreux rassemblements se forment pour le défendre. Le district refuse de se rendre à l'arrêté de l'Assemblée nationale et envoie une députât ion a Lafayette. Les têtes s'échauffent ; des figures menaçantes s'amassent autour de la force armée, immobile dans les rues. Les habitants du quartier, les femmes surtout, élèvent fortement la voix. Si mon mari, qui est grenadier, dit l'une d'elles, était assez lâche pour vouloir arrêter l'Ami du peuple, je lui brûlerais la cervelle moi-même. Le bataillon du district était tout entier sous les armes, prêt à repousser les attaques des troupes nationales. Le sang allait couler. Alors les huissiers, écoutant les conseils de la prudence, se retirèrent. Le lendemain, nouvelles poursuites ; cette fois le district laissa faire : Marat s'était échappé.

Le journal l'Ami du Peuple fut interrompu durant quatre mois. Profitons de cette lacune et de ce silence, pour étudier le caractère d'un des hommes les plus étranges, les plus calomniés, les plus influents de la Révolution. La conscience de Marat ! qui osera regarder dans cet abîme ? Rassurons-nous et voyons froidement. — Je le laisse raconter lui-même son enfance : Né avec une âme sensible, j'ai encore reçu de ma mère une éducation parfaite ; cette femme, tant aimée et tant regrettée, m'inspira, quand j'étais encore enfant, l'amour de la justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait passer des secours aux malheureux. Elle me forma elle-même aux bonnes mœurs, et écarta de moi toutes les habitudes vicieuses. J'étais vierge à vingt ans. La seule passion qui dévorât alors mon âme était celle de la gloire. A cinq ans j'aurais voulu être maître d'école, à quinze ans professeur, auteur à dix-huit ans, génie créateur avant ma vingtième année. Pendant ma première enfance, mon organisation était très débile ; aussi n'ai-je connu ni la pétulance, ni l'étourderie, ni l'amour du jeu. Mes maîtres obtenaient tout de moi par la douceur ; je me révoltais au contraire devant un châtiment injuste. Je ne fus puni qu'une fois, et le ressentiment que j'en conçus fut ineffaçable. Vous allez juger de la fermeté de mon caractère : j'avais alors onze ans ; on voulut me faire rentrer à l'école, je résistai. Un essaya de me dompter par la faim ; je jeûnai deux jours entiers sans me rendre à la volonté de mes parents. Ceux-ci, n'ayant pu me faire fléchir par la faim, essayèrent de la prison ; ils m'enfermèrent dans une chambre où il y avait une fenêtre. Je ne pus alors résister à  l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la croisée et me précipitai dans la rue, où je tombai le front sur un caillou. J'en porte encore la cicatrice. J'ai pris, tout jeune, le goût de l'étude ; à part le petit nombre d'années que j'ai consacrées à l'exercice de la médecine, j'ai passé ma vie dans la retraite, à m'écouter en silence, à chercher les destinées de l'homme au delà du tombeau, et a porter une inquiète curiosité sur l'histoire de la nature. Marat avait été médecin des écuries du comte d'Artois : son emploi n'était pas de soigner les chevaux, mais les gens de la Maison et du manège : cette charge s'achetait. Ses études physiologiques qui lui inspirèrent l'idée d'un ouvrage sur l'homme, qui eut l'honneur d'être critiqué par Voltaire[5]. J'ai lu ces trois volumes dans lesquels on reconnaît un style décoloré qui se réchauffe de temps en temps au soleil de J.-J. Rousseau.

Son mobile talent s'essayait à tout. Marat se livra pêle-mêle à des travaux de physique sur le feu et sur la lumière : ses ambitieuses expériences n'allaient à rien de moins qu'à détrôner les idées de Newton. Les Académies dédaignèrent ses travaux : il se récria ; un des savants de cette époque, M. Charles, le traita surtout avec une ironie méprisante ; un duel s'ensuivit que Marat soutint vaillamment. Engagé dans une fausse voie, il y marcha droit et ferme. Si l'angle de son esprit n'était pas assez ouvert pour embrasser tous les éléments de la question, du moins les connaissances ne manquaient pas. Sa vie n'était pas celle d'un aventurier ni d'un charlatan, mais d'un inventeur malheureux. Le démon des découvertes le tourmentait. Ses mœurs étaient réglées ; il vivait de peu, la nourriture des bonzes, du riz et quelques tasses de café à l'eau lui suffisaient. Sa manière de vivre était bizarre ; son tempérament volcanique. Il écrirait continuellement, et gardait durant son travail une serviette mouillée sur le front. Il y a un dernier livre de science que je signale à cause de la concordance du titre avec le caractère de l'homme : Recherches sur l'électricité médicale. — Marat fut dans la suite l'étincelle électrique de la Révolution.

Avant l'ouverture des états généraux, Marat n'était point demeuré étranger à la politique. Né en Suisse, il se vit entraîné tout jeune par les circonstances et par l'agitation de son esprit dans le mouvement qui se préparait. Il avait plusieurs fois voyagé : la physionomie des peuples qu'il observa, courbés sous les liens de la misère et sous des lois iniques, fortifia son horreur innée du despotisme. Il s'intéressa dès lors à l'affranchissement de toutes les nations du globe. En 1774, il avait couru en Angleterre : J'avais été, dit-il, pour influencer au moyen d'un écrit les élections du parlement ; j'y travaillai pendant trois mois, vingt-une heures par jour ; à peine si j'en prenais deux de sommeil ; et pour me tenir éveillé, je fis un usage si excessif de café à l'eau, que je faillis y laisser ma vie. Je tombai dans une sorte d'anéantissement ; toutes les facultés de mon âme étaient étonnées ; je restai treize jours en ce triste état dont je ne sortis que par le secours de la musique. Cet ouvrage était les Chaînes de l'Esclavage, mal écrit et d'une érudition commune, mais plein d'aperçus.

Le champ de la réforme sociale était ouvert : en 1778, Marat, toujours remuant, adressait à une société helvétique le plan d'une législation criminelle. A mesure, écrivait-il, que les lumières se répandent, elles font changer l'opinion publique, peu à peu les hommes viennent à connaître leurs droits ; enfin ils veulent en jouir ; alors, alors seulement ils cherchent à devenir libres. Marat se montre surtout frappé dans cet ouvrage de l'inconvénient des inégalités sociales qui s'opposent à l'exercice de la loi. La justice humaine est comme la conscience des pharisiens : elle filtre le moucheron et laisse passer le chameau ; c'est-à-dire que des délits du pauvre sont punis outre mesure, tandis que les crimes des riches et des intrigants échappent. Cet écrit est d'ailleurs un modèle de raison et d'humanité : s'agit-il de rendre le supplice exemplaire, l'auteur entend la voix de la nature gémissante, son cœur se serre, la plume lui tombe des mains. Marat était donc préparé à une rénovation politique : il l'attendait depuis des années. J'arrivai, dit-il, à la Révolution avec des connaissances très variées et un ardent amour des hommes.

De tout temps, je n'ai pu soutenir le spectacle d'une injustice sans me révolter ; la vue des mauvais traitements exercés par les nobles sur les nombreux pays que j'ai parcourus avait fait bondir mon cœur comme le sentiment d'un outrage personnel. A Genève, où je suis né ; à Londres, où j'ai demeuré longtemps ; à Bordeaux, où j'ai vécu dix années ; à Dublin, à Edimbourg, à La Haye, à Utrecht, à Amsterdam, où j'ai voyagé ; à Paris, où je mourrai sans doute, j'ai toujours appelé de mes vœux une révolution qui remettrait le peuple en puissance de ses droits. Elle vint cette Révolution tant désirée. Le jour de l'ouverture des états généraux, ajoute-t-il ailleurs, fut pour moi un jour de délivrance, j'entrevis que les hommes allaient redevenir frères et mon cœur s'ouvrit à toutes les joies de l'espérance. J'écrivis alors que la Révolution pouvait se faire sans verser une goutte de sang. L'organisation physique de Marat l'appelait bien plutôt à la douceur et à la compassion qu'à la cruauté bestiale. Il avait la fibre délicate, les joues tendues, les lèvres épaisses et molles — grand signe de bonté —, quelque chose d'un peu égaré dans les yeux, mais sans colère. Marat, dit Fabre d'Eglantine, qui l'a connu, était fortement sensible, et Marat était très faible. Comme toutes les natures chétives, il se montrait en même temps crédule, inquiet, soupçonneux ; disposé à l'amour du genre humain, il se sentait refoulé par les noirceurs, les bassesses, les trahisons dont les hommes sont capables. Il serait sans doute plus court de déclarer ici, avec la plupart des écrivains, Marat un tigre de sang : mais il faut que l'histoire se montre sans passion comme sans faiblesse : l'histoire c'est le jugement de Dieu.

Marat avait fondé, dans les premiers temps de la Révolution, une tribune pour y défendre les droits du peuple et la cause des citoyens opprimés. Il plaida d'abord cette cause avec une énergie modérée par l'espérance du succès : mais bientôt il crut voir le mouvement dévier des obstacles, qu'il n'avait point prévus, surgirent l'un après l'autre ; les nobles dépossédés cherchèrent à entraver la marche de la Révolution naissante : à cette vue, Marat, impatient et déconcerté, frémit. Il fit alors des motions violentes, incendiaires. La sensibilité convulsive de cet être frêle donnait, par instants, à son style une nuance de mélancolie terrible qui n'était point alors dans son cœur. Aucuns sacrifices ne lui coûtèrent pour assurer l'existence de sa feuille : on en jugera.

Vous accusez, écrivait-il au ministre Necker, le destin de la singularité des événements de votre vie. Que serait-ce si, comme l'Ami du peuple, vous étiez le jouet des hommes et la victime de votre patriotisme !

Si, en proie à une maladie mortelle, vous aviez, comme lui, renoncé à la conservation de vos jours pour éclairer le peuple sur ses droits et sur les moyens de les recouvrer ! Si dès l'instant de votre guérison, vous lui aviez consacré votre repos, vos veilles, votre liberté ! Si vous vous étiez réduit au pain et à l'eau pour consacrer à la chose publique tout ce que vous possédiez ! Si pour défendre le peuple, vous aviez fait la guerre à tous ses ennemis ! Si pour sauver la classe des infortunés, vous étiez brouillé avec tout l'univers sans même vous ménager un seul asile sous le soleil ! Si, accusé tour à tour d'être vendu aux ministres que vous démasquiez, au despote que vous combattiez, aux grands que vous accabliez, aux sangsues de l'Etat, auxquelles vous vouliez faire rendre gorge ; si, décrété tour à tour par les jugeurs iniques dont vous auriez dénoncé les prévarications, par le législateur dont vous démasqueriez les erreurs, les iniquités, les desseins désastreux, les complots, la trahison ; si, poursuivi par une foule d'assassins armés contre vos jours, si, courant d'asile en asile vous vous étiez déterminé à vivre dans un souterrain pour sauver un peuple insensible, aveugle, ingrat !

Sans cesse menacé d'être tôt ou tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des ambitieux que j'ai traversés, des fripons que j'ai démasqués ; ignorant le sort qui m'attend, et destiné peut-être à périr de misère dans un hôpital, m'est-il arrivé comme à vous de me plaindre ? Il faudrait être bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours ordinaire des choses de la vie ; et il faudrait avoir bien peu d'élévation dans l'âme, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher à ce prix, 25 millions d'hommes à la tyrannie, à l'oppression, aux vexations, à la misère, et de les faire enfin arriver au moment d'être heureux.

 

Cette feuille était nécessaire pour surveiller les principaux acteurs de la contre-révolution. Sans .cesse sur la brèche, Marat empêchait de relever les pierres de l'ancien régime ; ombrageux, il se piquait de connaître les hommes ; d'un coup d'œil il lisait au fond des cœurs. La vérité est qu'il ne se méprit guère sur les intentions douteuses de Mirabeau, ni sur les traités secrets de ce tribun avec le château. Marat avait toutes les défiances, toute l'activité, toute l'exagération des classes nouvellement émancipées ; Marat, c'était l'âme du peuple.

A côté du fanatisme révolutionnaire,, le fanatisme royaliste : le Châtelet venait de juger le marquis de Favras, qui avait formé le projet d'enlever le roi et la famille royale pour les conduire à Péronne. Voici le plan du complot : rassembler les mécontents des différentes provinces, donner entrée dans le royaume à des troupes étrangères, et se mettre ainsi à la tête d'une contre-révolution[6]. Favras avait vécu en aventurier, il mourut en héros. Une foule immense encombrait les rues par où le tombereau devait passer. Lorsqu'il sortit du Châtelet, après s'être confessé, la foule qui était présente battit des mains. Arrivé à la principale porte de Notre-Dame, il prit avec beaucoup de sang-froid la torche ardente d'une main et de l'autre son arrêt de mort qu'il lut lui-même d'un ton de voix assurée, nu-pieds, nu-tête, en chemise et ayant la corde au cou. La joie du peuple accouru sur son passade ne parut ni l'irriter ni l'affliger. En revenant de Notre-Dame, le condamné avait pâli, mais sa contenance était toujours ferme.

De la Grève, Favras est monté à l'Hôtel de Ville : il écrivit cinq Ú six lettres et dicta lui-même son testament avec la tranquillité d'un homme qui ne toucherait pas Ú ses derniers moments. La nuit était survenue. Cependant la foule qui occupait les dehors de l'Hôtel de Ville ne cessait de crier : Favras ! Favras ! On distribua des lampions sur la place ; on en mit jusque sur la potence. Enfin le condamné descendit de l'Hôtel de Ville, marchant d'un pas assuré. Au pied du gibet, il éleva la voix, en disant : Citoyens, je meurs innocent, priez Dieu pour moi. Arrivé à la moitié de l'échelle, il dit d'un ton aussi élevé : Citoyens, je vous demande le secours de vos prières, je meurs innocent. Au dernier échelon, Favras répéta une troisième fois : Citoyens, je suis innocent, priez Dieu pour moi ; alors, se tournant vers le bourreau : Et toi, fais ton .devoir. Il le fit.

Une question commençait à jeter le trouble dans le sein de l'Assemblée nationale, c'était celle des biens ecclésiastiques. Déjà plusieurs membres avaient demandé qu'une partie des richesses du clergé fût employée à l'amélioration des finances de l'Etat : rien de plus conforme que ce projet à l'esprit de désintéressement et de sacrifice qui est l'esprit même de l'Evangile. Tous les prêtres de bonne foi le reconnurent : L'Eglise, écrivait l'un d'eux, nous est représentée comme arrachant son sein pour ses enfants ; c'est là notre modèle. Allons faire notre prière et disons : Grand Dieu, vous aviez donné beaucoup de biens à nos frères, mais nous n'en sommes qu'usufruitiers ; en bons citoyens, nous les remettons a la nation de qui nous les tenons. La masse des ecclésiastiques se montrait fort éloignée de partager ces généreux sentiments ; la résistance venait surtout de la part des évêques, entre les mains desquels étaient les richesses de l'Eglise de France. Jusque-là le clergé n'avait point trop ouvertement opposé son influence aux décisions de la majorité du pays : la concordance des principes chrétiens et des idées révolutionnaires était assez manifeste pour qu'on n'osât pas se couvrir de Dieu contre les nouveaux progrès de l'esprit humain.

Mais, quand la Révolution eut tenu aux ministres du Christ le langage que Jésus lui-même tenait à un riche ; quand elle leur eut dit : Laissez ce que vous possédez à l'Etat, puis venez et suivez-moi, oh ! alors les visages se rembrunirent, et le clergé s'en alla triste. Ici, comme toujours, c'est la Révolution qui était croyante ; elle seule faisait l'œuvre de Dieu en dépit de ses ministres. La foi n'était plus parmi ces derniers qu'une affaire d'Etat, une incrédulité soumise. Il y avait dans l'Eglise une noblesse et un peuple, des riches et des pauvres ; tout cela contraire à l'esprit de l'institution. Des prélats, entourés d'un faste insultant ; des abbés, coureurs de boudeurs ; des moines oisifs et endormis dans la mollesse ; où voulez-vous que je retrouve ici les successeurs de ces mâles et désintéressés apôtres qui ont conquis le monde de leur temps à l'ignominie de la croix ?

L'ambition des dépositaires infidèles de l'Evangile ne savait pas même se renfermer dans le cadre des dignités ecclésiastiques : ils avaient brigué partout les premières places. La religion veut au contraire, déclarait Camille Desmoulins, qu'ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d'Etain, après avoir cité une foule de textes : Que leur règne n'est pas de ce monde ; que s'ils veulent être les premiers dans l'autre, il faut qu'ils soient les derniers dans celui-ci, etc., leur fait ce dilemme admirable : Si vous croyez à votre Evangile, mettez-vous à la dernière place qu'il vous assigne ; soyez du moins nos égaux ; ou, si vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, vous êtes donc des hypocrites et des fripons, et nous vous donnons, très révérendissime père en Dieu, monseigneur l'archevêque de Paris, six cent mille livres de rentes pour vous moquer de nous : Quidquid dixeris argumentabor.

Le haut clergé aima mieux se retirer de la Révolution que de rompre ces fatales attaches aux biens temporels, qui avaient amené dans l'Eglise le déclin des croyances et la corruption des mœurs. Des hommes de loi, profondément versés dans les décrétales et les conciles ; des abbés jansénistes, des ecclésiastiques utiles, démontrèrent que le clergé n'était pas propriétaire, mais simple administrateur de ces biens, qui avaient été donnés au culte et non aux prêtres ; l'Etat pouvait donc en exiger la restitution : mais quand même l'Eglise eût été réellement dépouillée, ne devait-elle pas se tenir pour heureuse d'être allégée du fardeau de ces richesses qui lui aliénaient le cœur des populations ? Se devait-elle pas tout au moins se soumettre ? N'est-il pas écrit dans l'Evangile : Si l'on veut enlever votre tunique, donnez aussi votre manteau ? Le haut clergé ne voulait rien céder : il réclama, protesta : au langage irrité des évêques, on eût dit que rendre les biens, pour eux c'était rendre l'âme.

Jésus-Christ se relevait à demi du tombeau tout chargé de liens, et criait à ces indignes ministres : Tous me déshonorez ! Je vous ai dit que mon royaume n'était pas de ce monde, et vous avez établi un Etat dans l'Etat. Je vous ai dit : N'amassez point de trésors, nolite thesaurisare, et vous avez mis tellement votre cœur dans les biens de ce monde, que vous refusez de rendre aux hommes ce qu'ils vous ont confié. Je vous renie devant mon père comme vous m'avez renié devant la nation. Ce langage, quelques bons prêtres le firent entendre à la tribune : Qui oserait me dire, s'écriait le curé de Cuiseaux, que le tiers des biens de l'Eglise a été donné aux pauvres ; que l'autre tiers a été consacré à l'entretien des églises ; que les prêtres du second ordre ont été équitablement salariés ? Ainsi, depuis plus de cent trente ans, le clergé a joui de 70 millions de biens dont il n'était pas propriétaire.

L'abbé Gouttes s'écriait au milieu des murmures : Tous n'y gagnerez rien ; je dirai la vérité. Je dirai qu'on aurait moins calomnié le clergé et qu'on aurait béni la religion, si les ecclésiastiques se fussent respectés davantage. Je dirai avec Fleury, que, pendant les persécutions, les prêtres n'ayant pas l'administration de leur église, étaient vraiment vertueux ; mais les persécutions cessèrent, alors ils devinrent des pasteurs mercenaires, s'engraissèrent de la substance de leur troupeau, et l'abandonnèrent aux loups. Quand les législateurs réprimeront les abus, quand ils supprimeront les bénéfices simples, quand ils réduiront les ecclésiastiques à un traitement particulier. les législateurs ne feront rien de mauvais ; ils agiront, non comme des hommes, mais comme des anges envoyés sur la terre pour rétablir dans l'Eglise les vertus que la mauvaise distribution des biens en avait exilées. Le côté droit de l'Assemblée interrompait, trépignait, murmurait toujours. Ô hommes de peu de foi ! prenez-vous donc Jésus-Christ pour un avare ou pour un voleur, que vous liez si fort sa cause à celle des intérêts matériels ? Je vous dis, moi, que votre cupidité le dégoûte ; vous faites rougir Dieu !

Les membres du haut clergé s'indignaient qu'on comparât leur richesse à l'indigence des apôtres : les temps, selon eux, étaient changés ; autres mœurs ; il fallait suivre le courant des sociétés humaines. — Et pourquoi donc alors nous opposez-vous toujours l'immuabilité des institutions de l'Eglise, quand on vous presse de marcher avec le siècle ! — A bout de raisons, le haut clergé insinuait qu'on en voulait à la racine même du Christianisme. Ici Charles Lameth rapproche très heureusement la Révolution et l'Evangile : il montre que l'une et l'autre se rencontrent, s'embrassent : Lorsque l'Assemblée s'occupe d'assurer le culte public, est-ce le moment de présenter une motion — la motion de dom Gerle[7]qui peut faire douter de :ses sentiments religieux ? Ne les a-t-elle pas manifestés, quand elle a pris pour base de tous ses décrets la morale et la religion ? Qu'a fait l'Assemblée nationale ? Elle a fondé la Constitution sur la fraternité et sur l'amour des hommes ; elle a, pour me servir des termes de l'Ecriture, humilié les superbes ; elle a mis sous sa protection les faibles et le peuple, dont les droits étaient méconnus : elle a enfin réalisé, pour le bonheur des hommes, ces paroles de Jésus-Christ lui-même, quand il a dit : Les premiers deviendront les derniers, les derniers deviendront les premiers. Elle les a réalisées ; car, certainement, les personnes qui occupaient le premier rang dans la société, qui possédaient les premiers emplois, ne les posséderont plus. — L'Evangile enseigne ; la Révolution applique.

L'abolition des Ordres monastiques fut prononcée ; la nation se chargea des frais de l'autel et de l'entretien des ministres. Il restait encore un pas à faire : il fallait reconstituer l'Eglise sur son antique base. Une refonte générale de la discipline ecclésiastique était devenue nécessaire. Les idées avaient pris, depuis deux siècles, une direction nouvelle ; les peuples avaient besoin d'une notion plus démocratique de la Divinité ; la formidable hiérarchie du clergé catholique avait fini par masquer le ciel comme l'échelle de Jacob. Quel beau moment pour l'Eglise, si, au lieu d'associer la foi à ses ambitions, à ses intérêts, et de mêler Dieu dans sa querelle, elle eût renouvelé de fond en comble l'édifice religieux ! Se renouveler pour les institutions, c'est vivre. Tous les bons esprits l'y invitaient : que sais-je ? la Providence élevait dans son propre sein une de ces voix mystérieuses qui accompagnent les grandes époques de régénération. Je parle de Suzette Labrousse, une pauvre fille du Périgord ; comme Jeanne d'Arc, elle ne venait pas sauver la France, mais l'Eglise.

Visionnaire, un peu folle, elle avait passé son enfance dans la retraite et dans l'exaltation des pratiques religieuses : son cœur se fondait au son des cloches, à un chant d'église, ou à la vue d'un crucifix. Elle entendit des voix[8] qui l'avertissaient de sa mission. La voilà qui abandonne tout, famille, pays ; elle renonce à l'amour ; elle foule aux pieds les coquetteries et les délicatesses de son sexe ; plus de moelleuses étoffes, de la bure, plus de mets sensuels, de la cendre. Elle éteint sa beauté, sa fraîcheur pour ne pas tenter les regards en les arrêtant sur une enveloppe trop aimable. Cependant que lui disait l'esprit : L'Eglise doit rentrer dans sa vérité primitive : toutes les Cours romaines et épiscopales, ouvrages de la cupidité des hommes, vont s'écrouler au premier jour. Dieu ne veut plus tolérer ce colosse qui a effrayé les nations. Les grands événements qui commençaient à étonner l'Europe remuaient depuis longtemps dans son intelligence. Elle arrive un jour à Paris, pieds nus : Le temps, dit-elle, où il faut que toute justice se fasse est arrivé. Il ne résultera d'autre destruction que celle des préjugés et de la cause des maux qui inondent toute la terre. Si on met du retard à seconder mes vues, une saignée cruelle s'ensuivra.

Le prodige fit du bruit : les évêques de l'Assemblée nationale, et plusieurs membres du clergé de France, consultèrent Suzette Labrousse : Pour savoir la marche à tenir, leur disait-elle, il ne faut point être savant : il ne faut qu'être bon. Le moment est venu de renoncer aux bénéfices, aux dîmes, aux richesses, qui sont à l'Eglise ce que l'ivraie est au bon grain. Réchauffons tous nos cœurs sans délai pour réédifier un nouveau corps à l'Etre Suprême resplendissant de lumière. Il est sans doute extraordinaire de voir une pauvre villageoise éclairer le clergé de ses conseils, et se montrer en avant des docteurs sur toutes les questions qui touchaient à la réforme religieuse : mais Dieu se sert quelquefois de la faiblesse, du délire même — maladie sacrée ! — pour les faire concourir à l'exécution de ses desseins. Ceux qui ne goûteraient pas cela n'entendraient rien à la Révolution française. La Révolution, c'est la simplicité du cœur, l'inspiration naïve qui confondent la science et la sagesse humaine.

La constitution civile du clergé fut l'œuvre du clergé lui-même. On avait formé un comité ecclésiastique, dont les membres les plus actifs étaient presque tous des abbés et des jansénistes. Les révolutions ne sont jamais si grandes que quand elles s'élèvent aux rapports de l'homme avec la Divinité. Ce jour-là l'Assemblée nationale devint le concile de la foi nouvelle, les vivants et les morts illustres assistaient-à ces solennels débats ; les apôtres, Fénelon, Pascal, ils y étaient tous. Les casuistes du haut clergé s'enveloppèrent dans une discussion obscure : les fantômes ne soulèvent que des ténèbres. Robespierre alors se leva : cet homme avait dans l'esprit une puissance d'exactitude qui n'excluait pas l'émotion.

Les prêtres, dit-il, sont dans l'ordre social de véritables magistrats destinés au maintien et au service du culte. De ces notions simples dérivent tous les principes ; j'en présenterai trois qui se rapportent aux trois chapitres du plan du comité. Premier principe : toutes les fonctions publiques sont d'institution sociale : elles ont pour but l'ordre et le bonheur de la société ; il s'ensuit qu'il ne peut exister dans la société aucune fonction qui ne soit utile. Devant cette maxime disparaissent les bénéfices et les établissements sans objet. Un ne doit conserver en France que des évêques et des curés.

Second principe : les officiers ecclésiastiques étant institués pour le bonheur des hommes et pour le bien du peuple, il s'ensuit que le peuple doit les nommer. Troisième principe : les officiers ecclésiastiques étant établis pour le bien de la société, il s'ensuit que la mesure de leur traitement doit être subordonnée à l'intérêt et à l'utilité générale, et non au désir de gratifier et d'enrichir ceux qui doivent exercer ces fonctions. Ces trois principes renferment la justification complète du projet du comité. J'ajouterai une observation d'une grande importance, et que j'aurais peut-être dû présenter d'abord : Quand il s'agit de fixer la constitution ecclésiastique, c'est-à-dire les rapports des ministres du culte public avec la société, il faut donner à ces magistrats, à ces officiers publics, des motifs qui unissent plus particulièrement leur intérêt à l'intérêt public. Il est donc nécessaire d'attacher les prêtres à la société par tous les liens, en...

Ici l'orateur est interrompu par des murmures et par des applaudissements mêlés, il allait parler du mariage des prêtres. Robespierre prit part deux autres fois à la discussion des matières ecclésiastiques :

Ni les assemblées administratives ni le clergé ne peuvent concourir à l'élection des évêques : la seule élection constitutionnelle, c'est celle qui vous a été proposée par le comité. Quand on dit que cet article contrevient à l'esprit de piété, qu'il est contraire aux principes du bon sens, que le peuple est trop corrompu pour faire de bonnes élections, ne s'aperçoit-on pas que cet inconvénient est relatif à toutes les élections possibles ; que le clergé n'est pas plus pur que le peuple lui-même. Je vote pour le peuple.

L'auteur pauvre et bienfaisant de la religion a recommandé au riche de partager ses richesses avec les indigents ; il a voulu que ses ministres fussent pauvres ; il savait qu'ils seraient corrompus par les richesses ; il savait que les plus riches ne sont pas les plus généreux, que ceux qui sont séparés des misères de l'humanité ne compatissent guère à ces misères, et que par leur luxe et par les besoins attachés à leur richesse, ils sont souvent pauvres au sein même de l'abondance.

Robespierre, à la fin, fut admirable :

J'invoque, s'écria-t-il, la justice de l'Assemblée en faveur des ecclésiastiques qui ont vieilli dans le ministère et qui, à la suite d'une longue carrière, n'ont recueilli de leurs travaux que des infirmités. Ils ont aussi pour eux le titre d'ecclésiastiques et quelque chose de plus, l'indigence. Je demande que l'Assemblée déclare qu'elle pourvoira à la subsistance des ecclésiastiques de soixante-dix ans qui n'ont ni pensions. ni bénéfices.

 

La Révolution venait mettre la justice et la miséricorde dans l'Eglise comme dans la société ; elle venait rendre partout visible dans le monde cette parole de l'Ecriture : il a déposé les puissants de leurs sièges et élevé les humbles. La discussion fut tempétueuse : les évêques n'attendaient que ce moment pour éclater. Ils crièrent à l'hérésie, au scandale ; mais l'abbé Gouttes, au nom des membres du comité ecclésiastique : Je fais profession d'aimer, d'honorer la religion, et de verser, s'il le faut, tout mon sang pour elle. Les curés de l'Assemblée font la même profession de foi. Au même instant, l'évêque de Clermont furieux, à la tête des autres évêques et de tous les membres dissidents, sort de la salle. Je vote, dit alors l'abbé Grégoire, sous l'œil de Dieu. Le décret passa.

Nulle considération, s'écrie aussitôt ce prêtre vertueux, ne peut suspendre l'émission de notre serment. Nous formons des vœux sincères pour que, dans toute l'étendue de l'empire, nos confrères, calmant leurs inquiétudes, s'empressent de remplir un devoir de patriotisme, si propre à porter la paix dans le royaume, et à cimenter l'union entre les pasteurs et les ouailles ! Resté à la tribune, il y prononce alors le premier, aux applaudissements de l'Assemblée, le fameux serment constitutionnel : Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi.

L'Assemblée nationale venait de rappeler l'Eglise à la simplicité originelle, à l'élection du peuple, aux vertus qu'engendrent la modération et le travail : quel crime ! Le tocsin n'en fut pas moins sonné dans tous les diocèses. Ces hommes de paix ne songèrent plus qu'à mettre le schisme dans l'Eglise pour déchirer l'unité de l'Etat. L'ancien régime ecclésiastique voulait ensevelir la religion sous ses débris : un grand nombre de curés, attachés à l'obéissance, se retirèrent de leurs fonctions, laissant partout leur église sans prêtre, l'Etat sans culte, et le peuple sans Dieu. L'opposition religieuse alla joindre ses hostilités à celles de la noblesse mécontente et dépossédée. De là datent les animosités, les défiances du peuple envers le clergé.

La Révolution dut voir en lui un ennemi décidé, et se résoudre à le traiter comme tel ; c'est ce qui arriva. Pourquoi faut-il que l'égoïsme de caste ait aveuglé ces ministres de la parole divine au point de leur faire méconnaître l'œuvre de la Providence ! La Révolution était l'Envoyée, elle venait les rappeler à l'Evangile, leur dire, par la bouche de l'abbé Fauchet que Jésus-Christ mourut pour la démocratie de l'univers ; elle les exhortait à dépouiller la majesté divine de ces insignes de la puissance royale, désormais flétris, relégués, abolis : elle leur conseillait, si j'ose ainsi dire, de faire Dieu citoyen. Leur orgueil résista ; ils rougirent de la crèche, de l'étable, de la croix, de cette sainte pauvreté qui était comme le vêtement de la primitive Eglise ; c'en fut assez ; l'Eternel retira d'eux sa face.

La Révolution était entourée d'ennemis : les membres de l'aristocratie détruite et dispersée cherchaient à se reformer au delà du Rhin en un corps d'armée. Trop faibles pour agir seuls, les émigrés prétendaient soulever les puissances voisines en leur faveur et rentrer avec elles en France les armes à la main. Leur plan était de délivrer Louis XVI, qu'ils affectaient de croire prisonnier de la Révolution ; le pays insurgé devait alors être sévèrement puni et le gouvernement rendu à sa forme primitive. Les mauvaises dispositions des princes et des souverains étrangers envers les révolutionnaires favorisaient beaucoup les entreprises de la noblesse française. L'horizon diplomatique était chargé de nuages. Un cordon sanitaire se formait de tous côtés sur les frontières pour empêcher le développement du mal français ; on appelait ainsi cet enthousiasme de la liberté qui, pour des spectateurs froids, avait les caractères d'une véritable fièvre. La France, cependant ne pouvait reculer. Un homme peut encore, quand la paix générale du monde l'exige, retenir la vérité en lui-même ; un peuple non. L'existence de la Révolution importait à l'univers, il fallait que la France se sacrifiât au besoin pour propager ses idées. Les peuples, en l'attaquant, s'attaqueraient eux-mêmes : mais il était à craindre qu'une longue pratique de la servitude n'étouffât dans leur cœur la voix des intérêts les plus sacrés.

Ces réflexions roulaient dans la tête des révolutionnaires, quand l'Assemblée nationale ouvrit sa discussion sur le droit de paix et de guerre. La guerre offensive était contraire aux principes des vrais démocrates : nulle ambition de s'étendre, nul égoïsme de race, ces hommes voulaient donner pour limites à la France la paix et la fraternité du monde. A la tête de cette opinion généreuse était Robespierre :

Pouvez-vous ne pas croire, s'écria-t-il, que la guerre est un moyen de défendre le pouvoir arbitraire contre les nations ? Il peut se présenter différents partis à prendre. Je suppose qu'au lieu de vous engager dans une guerre dont vous ne connaissez pas les motifs, vous vouliez maintenir la paix ; qu'au lieu d'accorder des subsides, d'autoriser des armements, vous croyiez devoir faire une grande démarche et montrer une grande loyauté.

Par exemple, si vous manifestiez aux nations que, suivant les principes bien différents de ceux qui ont fait le malheur des peuples, la nation française, contente d'être libre, ne veut s'engager dans aucune guerre et veut vivre avec toutes les nations dans cette fraternité qu'avait commandée la nature. Il est de l'intérêt des nations de protéger la nation française, parce que c'est de la France que doivent partir la liberté et le bonheur du monde.

 

Cette supposition relative à la paix, que Robespierre exprime ici d'une manière voilée et avec l'apparence du doute, était, comme on le verra plus tard, l'idée fixe de toute sa vie. La Révolution naissante voulait étendre la charité chrétienne aux relations internationales. Les peuples doivent se traiter en frères ; aucun d'eux ne doit faire à ses voisins ce qu'il ne voudrait pas qui lui fût fait : c'était l'Evangile élargi et appliqué aux sociétés. En ce jour, les pensées de plusieurs se révélèrent. La discussion du droit de paix et de guerre eut pour résultat de démasquer Mirabeau. Cet indigne grand homme passa timidement du côté de la Cour et de la contre-révolution. Les feuilles publiques le dénoncèrent ; tout Paris fermenta. Camille Desmoulins, qui l'avait le plus aimé, se déchaîna contre lui : Tu as beau me dire que tu n'as pas été corrompu, que tu n'as pas reçu d'or, j'ai entendu ta motion, si tu en as reçu, je te méprise ; si tu n'en as pas reçu, c'est bien pis, je t'ai en horreur. Pendant ce temps-là, Mirabeau louait un hôtel, achetait de l'argenterie et tenait table ouverte.

L'Assemblée nationale avait eu la délicatesse d'inviter Louis XVI à fixer lui-même sa liste civile : il lui demanda 25 millions ; le pauvre homme ! Quatre députés seulement osèrent, dans le vote par assis et levé, refuser une somme si exorbitante ; un de ces quatre était l'abbé Grégoire.

La nuit du 4 août avait mis la cognée à l'arbre du régime féodal ; mais .la noblesse se soutenait encore par les noms illustres qui faisaient de l'ombre sur le peuple, stat magni nominis umbra. Cette ombre même devait disparaître devant la Constitution. L'aristocratie des noms légua un grand exemple à toutes les aristocraties futures : elle s'exécuta elle-même simplement, gravement, et avec je ne sais quoi d'exquis dans les formes que donne la pratique du monde. On vit un de écailles, un Montmorency, combattre les pâles arguments d'un petit abbé Maury, avec toute la supériorité que donne la noblesse du sacrifice et du désintéressement. —

Anéantissons, s'écriait M. de Noailles, ces vains titres, enfants de l'orgueil et de la vanité. Ne reconnaissons de distinction que celle des vertus. Dit-on le marquis de Franklin, le comte de Washington, le baron Fox ? On dit Benjamin Franklin, Fox, Washington. Ces noms n'ont pas besoin de qualification pour qu'on les retienne ; on ne les prononce jamais sans admiration. J'appuie donc de toutes mes forces les diverses propositions qui ont été faites. Je demande, en outre, que désormais l'encens soit réservé à la Divinité[9]. Je supplierai aussi l'Assemblée arrêter ses regards sur une classe de citoyens jusqu'à présent avilie, et je demanderai qu'à l'avenir on ne porte plus de livrée.

 

Parmi les plus ardents révolutionnaires, il y en avait d'engagés personnellement au maintien de ces titres. M. de Robespierre, par exemple : on montre dans l'église de Carvin, village près d'Arras, un tombeau décoré du blason seigneurial de sa famille : il ne daigna pas même parler contre ces distinctions anti-sociales qui étaient mortes depuis longtemps dans son cœur ; il laissa faire. Le décret passa au milieu des applaudissements. Il me semble entendre, parmi ces claquements de mains, une voix qui retentit d'un bout du monde à l'autre. Elle est tombée, elle est tombée, la grande Babylone des nations, cette féodalité qui buvait le vin et le sang du peuple, ce colosse aux pieds d'argile, qui s'affaisse lui-même sous le poids de son injustice !

Au même instant, une scène étrange et imposante : les portes de l'Assemblée s'ouvrent : une députation d'Anglais, de Prussiens, de Siciliens, de Hollandais, de Russes, de Polonais, d'Allemands, de Suédois, d'Italiens, d'Espagnols, de Brabançons, de Liégeois, d'Avignonnais, de Suis&es, de Genevois, d'Indiens, d'Arabes, de Chaldéens, est introduite dans la salle. Ces étrangers viennent, conduits par l'étoile de la Liberté, adorer, comme les anciens mages, la Révolution au berceau. La nation française se trouvait alors placée dans les circonstances morales où était autrefois le peuple juif : les contrées lointaines tournaient toutes les yeux vers ce coin de la terre ; le peuple hébreu était porteur du dogme de l'unité de Dieu ; la France devait donner au monde le principe de l'unité nationale, qui implique l'unité du genre humain. — Les étrangers, à la tête desquels marche l'orateur Clootz, demandent la faveur d'être admis à la fête qui se prépare dans le Champ-de-Mars, pour l'anniversaire du 14 juillet : La trompette, dit Clootz, qui sonne la résurrection d'un grand peuple, a retenti aux quatre coins du monde, et les chants de vingt millions d'hommes libres ont réveillé les peuples ensevelis dans un long esclavage.

Ainsi s'accomplissait le mot de Volney dans la discussion du droit de paix et de guerre : Jusqu'à ce moment vous avez délibéré dans la France et pour la France : aujourd'hui vous allez délibérer pour l'univers et dans l'univers.

L'Assemblée nationale avait renouvelé l'ancienne configuration géographique, divisé le territoire en quatre-vingt-trois départements, qui tirèrent leurs noms de fleuves ou de montagnes, couvert le pays de municipalités et d'assemblées électorales où devaient être admis tous ceux qui payaient en contribution la valeur de trois journées de travail, créé un papier monnaie pour faciliter la vente des biens ecclésiastiques, détruit les parlements, délégué le pouvoir judiciaire à des juges salariés par la nation : au milieu de ces travaux, elle fut plus d'une fois interrompue par Les troubles des provinces ; l'esprit royaliste agitait le Midi ; la lutte des croyances religieuses commençait à remuer l'Ouest ; de tous ces côtés, l'ancienne organisation des provinces, encore mal effacée, servait de cadre aux appels d'une guerre civile. A Montauban, dit Loustalot, l'aristocratie militaire, ecclésiastique et judiciaire, a fait périr dans un quart d'heure plus de citoyens que vingt-trois millions d'hommes n'en ont immolé dans une grande révolution où ils avaient à se venger de quatre siècles de malheur et d'outrages.

Incroyable aveuglement des préjugés : La France se soulevait contre son propre bonheur. Malgré les maux inséparables de tout enfantement politique, la situation du plus grand nombre des citoyens s'était améliorée : dans l'Ordre civil, le paysan n'était plus un être taillable et corvéable à merci : dans l'Eglise, si les bénéficiers et les prélats avaient été obligés de retrancher leur luxe, les curés de campagne obtenaient de jouir au moins du nécessaire : c'est la Révolution qui a donné du pain au clergé inférieur. De toutes parts les inégalités sociales, causes de la misère et de l'ignorance, disparaissaient : je crois voir se réaliser ici sous mes yeux ces mots de la Bible : Et toute île s'enfuit, et les montagnes ne furent plus trouvées. La France courait à une nouvelle distribution du territoire et de la fortune publique. Les bornes des Etats ne limitaient même plus cette secousse vers l'unité. Franklin mourut : l'Assemblée nationale porta le deuil pendant trois jours. En s'associant a la douleur de l'Amérique, les révolutionnaires français montrèrent qu'ils étaient citoyens du monde entier : tout grand homme n'appartient pas seulement à son pays : il est au genre humain qu'il éclaire de ses lumières.

La presse démocratique ne se montrait point encore rassurée. Marat avait reparu ; cet homme étrange, chez lequel l'emportement n'excluait pas le sens pratique, blâmait l'Assemblée nationale d'avoir porté inconsidérément la main sur le vieil édifice de la noblesse. Voici ses raisons :

C'était bien fait, sans doute, d'anéantir les Ordres privilégiés : rien de mieux que de les avoir dépouillés de leurs prérogatives oppressives ; mais il fallait leur laisser leurs hochets, leurs titres, et les charger seulement de fortes redevances. Qui doute que leur abolition n'ait été décrétée pour entretenir dans l'Etat un foyer de discordes ? C'est a la prochaine législature de l'éteindre en rétablissant ces hochets. La plupart des noms que portent aujourd'hui les jadis nobles sont des noms de terres titrées : ces noms sont à leurs yeux la plus chère portion de l'héritage de leurs pères ; ils font leur gloire et leur consolation dans l'adversité ; plutôt que de se soumettre à les quitter, ils braveront mille morts. Ce que je dis de leur nom, je le dis de leurs décorations et de leurs titres. Quelle démence de vouloir les contraindre à les abandonner ! Quoi ! l'Assemblée nationale, avant que les lumières de la philosophie aient pénétré tous les esprits de la vraie grandeur de l'homme, sape barbarement un édifice pompeux qu'a élevé la gloire et qu'a respecté le temps ! Elle veut que, sans frémir de honte et de fureur, un Montmorency reprenne le nom de B*** et cesse de se qualifier du titre de premier baron chrétien ; elle veut que, sans mourir de douleur, les descendants de ce Villars, qui sauva la France du joug autrichien, se contentent d'un nom tout net, qui les confond avec le vendeur de chandelles ou le crocheteur du coin ! Non, non ! quoi qu'ils aient pu faire, ils ne détruiront jamais ni les rapports de la nature, ni les rapports de la société. Un duc sera toujours un duc pour ses valets.

Sans doute, la doctrine de l'égalité parfaite devait être reçue avec enthousiasme de l'aveugle multitude toujours menée par des mots ; qu'on juge de l'ivresse d'un porteur d'eau qui se croit l'égal d'un duc ou d'un maréchal de France. Mais, ce que je ne puis concevoir, c'est qu'il ne se soit trouvé personne dans le sénat de la nation qui ait senti les inconvénients de cette doctrine, et qui en ait prévu les funestes effets sur la sûreté et la tranquillité publiques. Qu'y a gagné, d'ailleurs, le pauvre peuple ? Il n'a cessé de ramper devant l'héritier d'un grand nom que pour ramper devant un nouveau parvenu cent fois plus indigne. Ah ! puisqu'il est né pour l'humiliation, mieux valait l'abaisser devant un maréchal de France qui avait reçu de l'éducation, que devant un grippe-sous paré de son écharpe tricolore. Tout ce que la Constitution fait avec tyrannie, elle pouvait le faire avec douceur et prudence. Au lieu d'anéantir les Ordres du roi et la noblesse, elle pouvait les laisser s'éteindre. Rien de mieux qu'on ait dépouillé les nobles de toute autorité, de toute attribution redoutable, de tous moyens de vexation. Leur orgueil eut beau se révolter ; ces réformes indispensables, la conscience leur criait qu'elles étaient justes. Ils les ont approuvées au fond du cœur, et ils ont fini par y souscrire. Mais, après cela, qu'on ait voulu les dépouiller de la gloire que leur ont transmise leurs aïeux, et leur faire un crime de porter un nom illustre depuis des siècles... ils n'ont vu en cela qu'un caprice bizarre que la justice réprouve.

Hâtez-vous donc de leur rendre ces vains titres, ces vaines décorations, qui font le charme de leur vie, qui ne nuisent en rien à votre bonheur, et dont la, privation fait leur désespoir. Hâtez-vous de les occuper de ces hochets pour les empêcher d'être d'éternels conspirateurs. Voici ma profession de foi : la Révolution a rendu ennemis du peuple tous les Ordres privilégiés. Je dis qu'il faut les ramener par la justice, qu'il faut empêcher les jadis nobles de se regarder comme des étrangers dans l'Etat, en cessant de les dépouiller de leurs titres. Je sais qu'en proposant ce conseil, je m'expose à la défaveur du peuple ; mais je serais indigne du glorieux titre de son défenseur, si un lâche retour sur moi-même me fermait la bouche en présence de la justice et de la vérité.

 

Ce langage extraordinaire fit alors accuser Marat de royalisme ; ses ennemis répandirent même le bruit qu'il s'était vendu pour un château[10]. La vérité est que l'Ami du peuple, comme tous les écrivains démocrates, voyait avec peine se reformer, sur les ruines du régime féodal, une nouvelle aristocratie de bourgeois. Il réclamait une fusion réelle et profonde de tous les citoyens en un corps de nation, non un simple déplacement de races.

Le nouveau pouvoir en voulait aux écrivains. On emprisonne Fréron ; on traque Murât ; on inquiète Loustalot ; on tient une amende de dix mille livres, nouvelle épée de Damoclès, suspendue sur la tête de Camille. Ne pouvant les vaincre ; on essaya de les séduire. Les ouvriers de corruption en furent pour leur peine ; Camille, cette tête si facile à griser, résista aux liqueurs et aux promesses ; ivresse pour ivresse, il préféra celle de la Révolution. Jamais Desmoulins n'avait montre tant de verve, d'originalité, d'assurance, qu'en face de cette conspiration contre la presse.

Je vois bien, dit-il, que pour faire un journal libre et ne point craindre les assignations ni les juges corrompus, il faut renoncer à être citoyen actif, suivre le précepte de l'Evangile, donner ce qu'on a, ne tenir à rien, et se retirer dans un grenier on dans un tonneau insaisissable, et je suis bien déterminé à prendre ce parti plutôt que de trahir la vérité et ma conscience.

Oui, je viens de prendre ce parti ; je me suis débarrassé du peu que j'avais acquis par mes veilles, et d'un pécule que je puis bien appeler quasi castrense. A présent, viennent les huissiers ! Quand ils viendront, j'échapperai à l'inquisition, comme le moucheron à la toile d'araignée, en passant au travers. Je bénis la tempête qui m'a fait jeter dans la mer les instruments de ma servitude ; maintenant je me sens libre comme Bias. Je révélerai toute la corruption de l'Assemblée nationale. Je déclare, je jure qu'ils m'ont offert une place dans la municipalité, qu'ils m'ont dit avoir la parole de Bailly et de Lafayette. J'ai compris par leurs menaces qu'ils disposaient de Talon et de son Châtelet, et par leurs promesses qu'ils disposaient des places de la municipalité et des grâces de la Cour.

Oui, citoyens, je vous dénonce que déjà vous êtes à l'encan ; on marchande Le silence ou l'appui de vos défenseurs. A la suite d'un repas où l'on avait affaibli ma raison en prodiguant les vins, et amolli mon courage en m'offrant une image du bonheur qui n'est point sur la terre et dont ils ne voient pas que le dédommagement ne peut être que dans la probité, le témoignage de la conscience et l'estime de soi-même ; après m'avoir ainsi préparé à recevoir les impressions qu'on voulait me faire prendre, n'osant pas me proposer de professer d'autres principes, on m'a proposé une place de mille écus, de deux mille écus. Pardon, chers concitoyens, si je ne me suis point levé avec horreur, et si je n'ai point dénoncé ces offres. J'aurais trahi l'hospitalité, la sainteté de la table. Que le peuple soit averti qu'on marchande les journalistes, qu'on dispose à l'avance des places de la municipalité, qu'on engage la parole de Bailly et Lafayette.

 

Loustalot fit aussi son manifeste : Voyons qui de nous, s'écriait-il, sera le meilleur citoyen ? Camille releva le gant : Je veux lutter avec vous de civisme. Il ne reste plus de sacrifices à faire après ceux que j'ai faits ; mais je sacrifierais, s'il le faut, au bien public, jusqu'à ma réputation. Qu'on m'assigne, qu'on me décrète qu'on m'outrage, qu'on me calomnie indignement, j'immolerai jusqu'à l'estime des hommes, je ne craindrai ni les coups d'autorité, ni le coup des lois ; je serai au-dessus des honneurs et de la misère ; je ne cesserai d'abreuver l'esprit public de la vérité et des bons principes ; la lâche désertion de quelques journalistes, la pusillanimité du plus grand nombre ne m'ébranlera pas, et je vous suivrai jusqu'à la ciguë. Tel était alors le dévouement de quelques écrivains.

La Révolution était venue relever tous les abaissements ; elle avait tendu la main aux juifs, aux noirs, aux esclaves, aux domestiques ; elle avait écarté de la tête des comédiens un préjugé funeste. Talma, ayant alors rencontré a propos de son mariage et de la part de l'Eglise une résistance que n'avait pu vaincre le progrès des idées, saisit l'Assemblée nationale de sa plainte :

J'implore, lui écrivait-il dans une lettre, le secours de la loi constitutionnelle et je réclame les droits de citoyen qu'elle ne m'a point ravis, puisqu'elle ne prononce aucun titre d'exclusion contre ceux qui embrassent la carrière du théâtre. J'ai fait choix d'une compagne à laquelle je veux m'unir par les liens du mariage ; mon père m'a donné son consentement ; je me suis présenté devant le curé de Saint-Sulpice pour la publication de mes bans. Après un premier refus, je lui ait fait faire une sommation par acte extra-judiciaire. Il a répondu à l'huissier qu'il avait cru de sa prudence d'en référer à ses supérieurs, qui lui ont rappelé les règles canoniques auxquelles il doit obéir et qui défendent de donner à un comédien le sacrement de mariage, avant d'avoir obtenu de sa part une renonciation à son état. Je me prosterne devant Dieu ; je professe la religion catholique, apostolique et romaine. Comment cette religion peut-elle autoriser le dérèglement des mœurs ?. J'aurais pu, sans doute, faire une renonciation et reprendre le lendemain mon état ; mais je ne veux point me montrer indigne de la religion qu'on invoque contre moi, indigne du bienfait de la Constitution en accusant vos décrets d'erreur et vos lois d'impuissance.

 

L'intolérance religieuse, en résistant à l'esprit de la Constitution, se tournait encore une fois contre l'esprit de l'Evangile : Jésus-Christ voulait ramener le Samaritain et le Gentil à la vocation d'enfant de Dieu ; la Révolution entendait rappeler tous les Français, tous les habitants de la terre à la dignité d'homme et de citoyen.

Depuis quelque temps on avait conçu l'idée d'une confédération générale, qui devait réunir les drapeaux de toutes les gardes nationales du royaume. Ce mouvement était parti des provinces : l'égoïsme de localité cédait dans toute la France à l'entraînement de l'esprit public ; les citoyens régénérés avaient besoin de se voir, de se connaître ; ils se cherchaient ; plus de divisions ; une grande famille liée par les mêmes sentiments. On avait choisi le Champ-de-Mars pour le théâtre de la fête ; mais ce théâtre était lui-même à construire. Quinze mille ouvriers travaillaient depuis quelques jours à relever les terres de chaque côté du Champ, en vastes talus qui devaient supporter la masse des spectateurs. Cependant le bruit circule que l'ouvrage n'avance pas ; l'inquiétude se répand dans tous les quartiers de la ville. On se transporte aussitôt sur les lieux. Il n'y a qu'un cri : Mettons-nous-y tous.

A l'instant même une armée de cent cinquante mille travailleurs accourt ; le Champ est transformé en un immense atelier, l'atelier de Paris. Les bataillons de la garde nationale, les citoyens de tout rang, de tout âge, arrivent armés de pelles et de pioches. Les invalides auxquels il reste un bras, une jambe, remuent vaillamment la terre ; ceux d'entre eux qui sont aveugles aident à tirer les tombereaux. Les femmes, que l'oisiveté du dimanche avait amenées sur le théâtre de ces joyeux travaux, oublient tout à coup leur sexe, leurs atours ; elles disputent aux hommes les instruments pénibles ; de blanches et douces mains enfoncent la bêche, poussent la brouette. La nuit sépare cette laborieuse famille, mais l'aurore qui suit la rassemble. Les femmes reviennent ; déjà leur teint est glorieusement bruni au service de la patrie ; elles mettent de la grâce dans leur activité ; leur simple vue repose des fatigues, leur exemple encourage. Des prêtres, des moines se mêlent dans les bandes : les chartreux travaillent en silence et avec un pieux recueillement ; les enfants font, à travers tout cela, l'école buissonnière ; leurs bras tremblants ou débiles aident a charger les fardeaux ; leur gaieté charme la longueur des ouvrages ; de leur plus fraîche voix ils chantent, ils crient à s'enrhumer : Vive la nation !

Les citoyens augmentent d'heure en heure : les outils manquent ; tout à coup les chapeaux, les tabliers suppléent aux brouettes ; l'émulation du dévouement invente des instruments nouveaux. Au milieu de cette population ouvrière, on distingue les bras rompus depuis longtemps à la fatigue, les mains faites à l'industrie. Les imprimeurs avaient inscrit sur leur drapeau : Imprimerie, premier flambeau de la liberté ! ceux de Prudhomme s'étaient fait, pour se reconnaître, des bonnets de papier avec les couvertures des Révolutions de Paris ; ils sont accueillis à leur arrivée par des applaudissements. Les riches apportent le sacrifice de leur mollesse et de leur oisiveté, les femmes de leur beauté craintive et douillette ; le pauvre, chose plus grave, chose sainte ! apporte son temps.

Je n'oublierai pas les colporteurs, dit Camille Desmoulins. Voulant surpasser les autres corps, et voués plus particulièrement à la chose publique, ils avaient arrêté de consacrer toute une journée à l'amélioration des travaux. En conséquence de. leur arrêté, ils suspendirent un jour entier le travail du gosier, et le souffle de leurs poumons ne joua pas. Paris s'étonna de ne point entendre le matin le cri des colporteurs, et le silence de ce tocsin patriotique avertit la cité, les faubourgs et la banlieue que les douze cents réveille-matin piochaient dans la plaine de Grenelle.

 

Un ordre admirable, suprême, règne dans toute cette foule : trois cent mille bras, une seule âme ! Les outils remuent, bouleversent le Champ-de-Mars ; le gazon du milieu est soulevé, les tertres latéraux se dessinent. Tous les travailleurs se connaissent, se parlent. Nulle police ; à quoi bon ? Un jeune homme arrive, ôte son habit, jette dessus ses deux montres, prend une pioche et va travailler au loin. — Mais vos deux montres ? — Oh ! l'on ne se défie pas de ses frères ! — Et ce dépôt, laissé au sable et aux cailloux, est gardé par la moralité du sentiment public. Les jeux se mêlent de temps en temps au travail : le tombereau qui part plein de terre revient orné de. branchages, et chargé de groupes de jeunes gens et de jolies femmes qui auparavant aidaient à le traîner. On se jette sur l'herbe, on se délasse. Il pleut : l'eau du ciel, tout abondante qu'elle soit, ne refroidit pas l'enthousiasme. Le soir, on se rassemble avant de se retirer ; une branche d'arbre sert d'étendard ; un tambour, un fifre ouvrent la marche. Les fêtes de Saturne et de Rhée étaient revenues : à la veille de jurer le pacte fédéral, les citoyens français contractent une alliance utile et sacrée, l'alliance avec la terre.

La presse, toujours ouverte aux alarmes, ne partageait qu'à demi la joie et la confiance des travailleurs. Surtout, leur disait-elle, n'adorez pas ! Cette recommandation s'adressait au caractère, idolâtre des Français, qui, soit par enthousiasme, soit par facile entraînement, se montrent toujours prêts à se prosterner devant quelqu'un ou quelque chose. L'idole, ici, c'était la Cour, le roi, la reine. Il était à craindre que ces fédérés, venus du fond de leur province, ne se laissassent tout à coup séduire. La reine était belle ; elle avait des yeux et des sourires d'une grâce infinie. Un mot, et l'épée de la France, l'épée de la Révolution, allait peut-être tomber entre les mains de cette étrangère. La vérité est que déjà les têtes s'enflammaient pour elle : la garder dans son château, l'escorter à la promenade, veiller la nuit près de son sommeil, il y avait là plus qu'il n'en faut pour mettre aux champs des imaginations neuves et romanesques. D'un autre côté, des rancunes farouches paraissaient survivre chez quelques citoyens à l'abolition de la noblesse : ces sentiments, la presse démocratique eut la générosité de les calmer.

Une chose, s'écriait Loustalot en rendant compte des travaux du Champ-de-Mars, une seule, chose pouvait affliger un observateur patriote dans ces beaux jours. Les pelles de beaucoup de citoyens étaient ornées de devises menaçantes contre les aristocrates. Frères et amis ! le caractère d'un peuple libre est de dompter les superbes et de pardonner aux vaincus. Les aristocrates ne sont pas dignes de votre courroux. Que ce beau jour ne soit troublé par aucune haine, par aucun excès, par aucune vengeance publique ni privée : vous goûterez le bonheur et vos ennemis seront assez punis.

Le 14 juillet arriva ; le ciel ne répondait pas à l'état des cœurs ; il était sombre et chargé de nuages. Au soleil levé, tous les fédérés répandus dans la ville se réunirent ; ils avaient reçu la plus cordiale hospitalité dans les couvents, les casernes, les maisons bourgeoises : depuis quelques jours, les citoyens n'avaient plus qu'un toit et qu'une table. Le monde n'avait jamais rien vu de semblable. A dix heures, une salve d'artillerie annonça l'arrivée du cortège, qui traversait la Seine sur un pont de bateaux. Et quel cortège ! La France entière, la France avec ses anciennes provinces, qui tout à coup immolant leurs droits, leurs privilèges, leur amour-propre local, venaient se rallier au même symbole. La foule était imposante : quatre cent mille spectateurs, hommes et femmes, tous décorés de rubans aux couleurs de la nation, s'étageaient sur des gradins, qui, partant d'un triple arc-de-triomphe, décrivaient un cintre incliné dont le haut se mariait avec les branches des allées d'arbres, et dont le bas dominait sur une immense plate-forme au milieu de laquelle, s'élevait un autel à la manière antique.

Quatre cents prélats revêtus d'aubes flottantes, avec des ceintures tricolores, couvraient les marches de l'autel de la Patrie et attendaient la fin du cortège, la face tournée vers la rivière. De temps en temps, la pluie tombait par rafales. Une immense galerie couverte, ornée de draperies bleu et or, occupait le côté du Champ-de-Mars où est l'Ecole militaire ; au milieu de la galerie, le pavillon du roi. Les vainqueurs de la Bastille étaient à la fête : il y était, ce brave et généreux Hulin, qui, par esprit de renoncement à toutes les distinctions, avait détaché son ruban et la médaille accordée par la Commune[11]. A trois heures et demie, le cortège acheva d'entrer dans le Champ-de-Mars ; une seconde salve d'artillerie se fit entendre. on commença la messe. L'évêque d'Autun, Talleyrand, monta sur l'autel en habits pontificaux, au milieu de son clergé : la messe se célébra au bruit des instruments militaires ; l'officiant bénit ensuite les bannières des quatre-vingt-trois départements. Le roi assistait à cette cérémonie sans sceptre, sans couronne, sans manteau ; en homme qui se respecte, non en comédien. Le moment solennel était venu : M. Lafayette, nommé ce jour-là commandant général de toutes les gardes nationales du royaume, traverse les rangs au milieu des acclamations, appuie son épée nue sur l'autel, et dit d'une voix élevée, en son nom, au nom des troupes et des fédérés : Nous jurons d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi ; de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi, et de demeurer unis à tous les Français par les liens de la fraternité.

Au même instant les trompettes sonnent, les tambours battent, l'obus éclate ; le ciel, jusque-là voilé se découvre ; et le soleil, ce Verbe de la nature, paraît pour recevoir le serment de quatre cent mille hommes. L'Assemblée, le roi, le peuple, s'unissent dans le même élan national. Quel moment ! Au bruit de la bombe et du tambour, les habitants restés dans Paris, hommes, femmes, enfants, lèvent la main du côté du Champ-de-Mars, et s'écrient aussi : Oui, je le jure. La France répète ce serment avec transport. Comment décrire les embrassements de tout un peuple qui vient de naître à la liberté. Oh ! c'est un grand spectacle : ces divers drapeaux qui flottent dans les airs, comme pour se confondre désormais en un seul, le drapeau de la France ; les armes qui brillent comme une moisson de fer dans cette plaine nue, les cris qui courent avec des frissons d'enthousiasme sur toutes les têtes, la terre qui s'ébranle, le ciel qui semble lui répondre par une clarté subite, les formidables accents d'une joie orageuse, la voix tonnante du peuple, et Dieu sur tout cela.

Ô siècle ! ô mémoire ! s'écriait alors Carra, nous avons entendu ce serment, qui sera bientôt, nous l'espérons, le serment de tous les peuples de la terre ; 25 millions d'élus l'ont répété à la même heure dans toutes les parties de cet empire ; les échos des Alpes, des Pyrénées, des vastes cavernes du Rhin et de la Meuse en ont retenti au loin ; ils le transmettent sans doute aux bornes les plus reculées de l'Europe et de l'Asie. Divine Providence ! je me prosterne devant toi, en regardant avec dédain tous les rois qui se croient des dieux et demandent l'amour des mortels ; je leur dis : Qu'êtes-vous ? Qu'avez-vous fait pour le bonheur des hommes ? C'est aux nations assemblées à faire leurs propres lois et leur propre bonheur. Peuples de l'Europe, en écoutant ce récit tombez à genoux devant la divine Providence, et puis, vous relevant avec la fierté de l'homme et l'enthousiasme du républicain, renversez le trône de vos tyrans ; soyez libres et heureux comme nous.

 

Pour se faire une idée des sentiments qui dictaient à la nation entière de telles paroles, il faut se reporter en esprit à ces jours de foi et d'espérance, où tous les hommes n'eurent qu'un nom : frères. La liberté était une mer dont on ne connaissait pas encore les orages. Avec quelle joie on voyait le vaisseau de la France manœuvrer sur cet océan tranquille ! Pendant une semaine, ce ne furent que chants et illuminations jusque sur les ruines de la Bastille ; à la porte, on avait mis cette inscription heureuse par les contrastes qu'elle faisait naître : Ici l'on danse. Tout en transformant ce lieu d'horreur en une salle de plaisirs, on avait pris le soin de ne point enlever le caractère de la primitive forteresse. Dans les anciens fossés, où la danse était fort animée, des restes de cachots, éclairés d'une sombre lumière, projetaient sur la fête de mélancoliques souvenirs.

Les craintes des écrivains démocrates furent en partie confirmées : l'enthousiasme des fédérés les emporta bien loin des bornes de. la réserve et de la convenance ; Lafayette avait été enlevé dans les bras, étouffé ; on avait baisé ses mains, ses cuisses, ses bottes, son cheval blanc. Pendant huit jours, le peuple ne goûta plus que danses, divertissements ; il se livra avec une facilité imprudente à l'ivresse d'une joie sans mesure ; la tribune était oubliée ; il fallait que l'idolâtrie populaire fût bien prononcée pour que Mirabeau lui-même s'en indignât : Que voulez-vous faire d'une nation, dit-il, qui ne sait que crier vive le roi ? Dans une revue des gardes nationales, la reine avait donné sa main à baiser aux fédérés, sa belle main. Il paraît, au reste, que nos provinciaux laissèrent déchirer leur civisme et leur morale à des flèches moins délicates : on les vit rechercher publiquement les attraits des héroïnes du Palais-Royal. Le puritanisme démocratique ne cessait de gémir sur ces désordres, sur les prodigalités scandaleuses de la fête, — sur cette, fureur de spectacles et de nouveautés, si contraire à la dignité d'un peuple libre.

Les écrivains se plaignaient surtout des offenses. faites à l'égalité : le peuple figurait bien au Champ-de-Mars, mais comme spectateur ; les citoyens actifs avaient seuls l'uniforme, portaient les armes ; on aurait désiré voir les formidables piques des faubourgs mêlées aux baïonnettes. Cette fête n'en laissa pas moins dans la mémoire nationale une trace que le temps n'a point effacée. Le vieux sang de nos pères se réchauffe quand on leur parle à cette heure de la fédération et du 14 juillet : ils ne disent rien, ils pleurent. Si incomplète que parut alors aux révolutionnaires cette fête philosophique, elle n'en fut pas moins, en définitive, le signe de la reconstitution de l'unité nationale. La poésie est presque toujours impuissante à traduire ces grandes émotions, M.-J. Chénier et Fontanes essayèrent pourtant : Chénier seul trouva quelques accents heureux :

Dieu du peuple et des rois, des cités, des campagnes,

De Luther, de Calvin, des enfants d'Israël,

Dieu que le Guèbre honore au pied de ses montagnes,

En invoquant l'astre du ciel ;

Ici sont rassemblés sous ton regard immense

De l'empire français les fils et les soutiens,

Célébrant devant toi leur bonheur qui commence,

Egaux à leurs yeux comme aux tiens !

Ces deux strophes obtinrent un succès inouï, d'abord parce qu'elles sont réellement belles, ensuite parce qu'elles contiennent, en l'ornant, la philosophie de la Révolution.

Le spectacle fut très fréquenté durant ces jours de réjouissance : on joua une pièce en deux actes de Collot d'Herbois, la Famille patriote ou la Fédération. Cette comédie de circonstance n'eut qu'un succès d'allusion et de patriotisme. La Révolution avait commencé par la littérature ; Voltaire, Diderot, Beaumarchais étaient reconnus au théâtre pour les précurseurs de la régénération orale et politique, mais au moment où la secousse se déclara, les grands écrivains avaient disparu. Au milieu de cette disette de beaux esprits, la Révolution regarda en arrière : elle retrouva toute une chaîne de grands hommes qui l'avaient annoncée et préparée. Il y en a surtout un parmi eux qu 'elle reconnut pour sien, c'est Molière. Jusqu'en 89, Molière n'était guère connu que de l'aristocratie, elle le révéla au peuple. Lisez les journaux du temps : le comédien et valet de chambre de Louis XIV se trouve sur le champ porté aux nues ; sa comédie est jugée ce qu'elle est réellement, une vengeance. On frappe avec ses vers toutes les prospérités et tous les ridicules des grands seigneurs déchus.

Le peuple du XVIIe siècle aime à mesurer la distance qui le sépare de Sganarelle, fin, intelligent, plein de mépris envers la noblesse, mais gagé, pusillanime, cauteleux, servile, n'osant pas regarder son maître en face, ni lui dire tout haut ce qu'il pense tout bas. La catastrophe du cinquième acte de Don Juan est comprise de tous et appliquée aux événements. Cette statue du commandeur qui, à la fin du souper, saisit avec une majesté sombre et terrible le bras du seigneur libertin qu'il entraîne, c'est la Révolution après la Régence ; entendant les pas lourds de ce fantôme de marbre, le peuple dit : C'est moi qui viens !

Dans tous les gouvernements et à toutes les époques il y a des citoyens qui se font une règle de conduite de demeurer étrangers aux plus nobles enthousiasmes ; ils ne se décident jamais que pour leur amour-propre et leurs intérêts : à qui les comparerons-nous ? sinon à ces anges neutres, dont parle Dante, qui n'ont voulu prendre parti ni pour Dieu ni pour Satan, êtres sans infamie comme sans gloire, mais dont la vie est si basse, que la justice et la miséricorde les dédaignent également : ces hommes-là se nommèrent alors eux-mêmes les impartiaux. Toute leur impartialité n'était qu'un masque sous lequel se couvrit le royalisme. Nuls principes ! ces hommes ramenaient tous les devoirs à l'égoïsme ; c'est assez dire qu'ils n'en reconnaissaient aucun. L'égoïste vertueux, lit-on dans une de leurs brochures, n'est d'aucun parti, d'aucune faction d'aucun complot Ses supérieurs le considèrent, ses égaux l'aiment, ses inférieurs le respectent : il est heureux. Toute cette morale épicurienne contraste singulièrement avec l'esprit et le langage des révolutionnaires. Je lis, dans un discours prononcé à l'Assemblée fédérative de Valence, les paroles suivantes : Quelque assurée que paraisse la conquête de notre liberté, gardons-nous de penser qu'il ne nous reste que des jouissances à satisfaire ; c'est au contraire, par des privations qu'il nous faudra la consolider. Qu'on compare, et qu'on juge !

Toute passion, si noble qu'elle soit, a pourtant ses excès : l'amour de la liberté se montre jaloux, ombrageux, alarmé comme tous les autres amours. Marat était ainsi fait que le moindre bruit d'infidélité à la patrie le jetait dans des fureurs. Toujours traqué, il avait pris le parti de s'évanouir comme l'air. Il faut lire le journal de Camille Desmoulins pour se faire une idée de l'existence fabuleuse de cet être bizarre, qui semblait avoir dérobé l'anneau de Gygès. La nuit des cachots effrayait son imagination malade : la contrainte et l'inactivité auraient détruit en peu de temps cette organisation remuante, chétive, inquiète. Marat luttait contre le Châtelet, contre la municipalité, contre l'Assemblée nationale. Aux poursuites, il répondait par des défis. Tout dernièrement, nouvel esclandre ; grande perquisition chez l'invisible Marat ; à défaut du coupable, on saisit ses papiers, les numéros de son journal,, et une pauvre vieille femme qui pliait les feuilles.

A minuit, on emmène le tout chez Bailly. Qu'y a-t-il donc ? Marat avait, dit-on, commis un nouveau pamphlet anonyme : C'en est fait de nous. Rien de plus irrité que cet écrit ; l'auteur y dépasse toutes les bornes ; mais il faut dire que les journaux étaient presque tous montés, depuis quelque temps, sur un ton de violence extraordinaire. Marat, dont on tient à faire le mythe de la démence, se montrait souvent plus modéré que Fréron et ses confrères. Peut-être au reste, cette exagération était-elle nécessaire pour réveiller l'esprit public ; on ne sonne pas le tocsin d'alarme avec un grelot. Or, nous verrons plus loin que la Révolution courait alors des dangers très réels. Il est toujours mal, sans doute de provoquer au désordre ; la vie de l'homme est inviolable et sacrée dans tous temps : je ne crois pas seulement que ces écrivains eussent alors l'intention d'être obéis, Marat surtout ; l'aiguillon révolutionnaire piquait jusqu'au sang, mais ce sang ne coulait en définitive que sur le papier ! Je découvre moins, dans son adresse aux citoyens, des conseils réfléchis que de véhémentes hyperboles :

Citoyens de tout âge et de tout rang, les mesures prises par l'Assemblée nationale ne sauraient vous empêcher de périr ; c'en est fait de vous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si vous ne retrouvez cette valeur héroïque, qui, le 14 juillet et le 5 octobre, sauvèrent deux fois la France. Volez à Saint-Cloud, s'il en est encore temps ; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs ; tenez-les sous bonne garde, et qu'ils vous répondent des événements ; renfermez l'Autrichienne et son beau-frère, qu'ils ne puissent plus conspirer ; saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis ; mettez-les aux fers ; assurez-vous du chef de la municipalité et des lieutenants de mairie ; gardez à vue le général ; arrêtez l'état-major ; enlevez le parc d'artillerie de la rue Verte ; emparez-vous de tous les magasins et moulins à poudre ; que les canons soient répartis entre tous les districts, que tous les districts se rétablissent et restent à jamais permanents ; qu'ils fassent révoquer les funestes décrets.

Courez, courez, s'il en est encore temps, ou bientôt de nombreuses légions ennemies fondront sur vous : bientôt vous verrez les Ordres privilégiés se re lever, le despotisme, l'affreux despotisme reparaîtra plus formidable que jamais. Cinq à six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et bonheur ; une fausse humanité a retenu vos bras et suspendu vos coups : elle va coûter la -vie à des millions de vos frères ; que vos ennemis triomphent un instant, et le sang coulera à grands flots ; ils vous égorgeront sans pitié, ils éventreront vos femmes ; et pour éteindre à jamais parmi vous l'amour de la liberté, leurs mains sanguinaires chercheront le cœur dans les entrailles de vos enfants.

 

Ce style est atroce ; ces soupçons font horreur, à nous surtout qui lisons cela de sang-froid et dans le silence de l'histoire. Mais alors les esprits étaient enflammés par la lutte, le langage avait généralement pris des teintes sinistres ; la défiance colorait tout en noir, et l'esprit public était assiégé de fantômes. Si Marat est un mythe, comme on le dit, c'est celui de l'hypocondrie sociale, état particulier de l'âme qui existait alors dans le peuple. Marat, cet esprit qui se nourrissait d'alarmes, dont l'imagination effarée donnait aux événements la figure glaciale de la trahison et de la perfidie, représentait réellement l'inquiétude de tous les nouveaux affranchis, qui croyaient partout revoir le bout de la chaîne. La lecture de C'en est fait de nous souleva l'Assemblée nationale. Marat, dénoncé par Malouet, rendit guerre pour guerre. Voici le curieux manifeste qu'il lança au plus fort de l'orage :

J'ai un si souverain mépris pour ceux qui ont rendu le décret qui me déclare criminel de lèse-nation, et plus encore pour ceux qui ont été chargés de l'exécuter : j'ai tant de confiance dans le bon sens du peuple, qu'on s'est efforcé d'égarer, et tant de certitude de l'attachement qu'il a pour son ami, dont il connaît le zèle, que je suis sans la plus légère inquiétude sur les suites de ce décret honteux, et que je ne balancerais pas à aller me remettre entre les mains des jugeurs du Châtelet, si je pouvais le reconnaître pour tribunal d'Etat, si j'avais l'assurance de ne pas être emprisonné et d'être interrogé à la face des cieux, certain qu'ils seraient, plus embarrassés que moi. S'ils n'étaient pas mis en pièces avant que l'Ami du Peuple eût achevé de plaider sa cause, ils apprendraient de lui ce que c'est que d'avoir affaire à un homme de tête, qui ne s'en laisse point imposer, qui ne prête point le flanc à la marche de la chicane, qui fait relever des juges prévaricateurs, les ramener au fond de l'affaire, et les montrer dans toute leur turpitude ; ce que c'est que d'avoir affaire à un homme de cœur, fier de sa vertu, brûlant de patriotisme, exalté par le sentiment de la grandeur des intérêts qu'il défend, connaissant les grands mouvements des passions et l'art d'amener les scènes tragiques.

 

Camille Desmoulins avait lui-même été dénoncé par Malouet, comme le digne émule de Marat. Il réclama par voie de pétition : S'il y a quelque reproche à me faire, disait Camille, ce serait plutôt d'être idolâtre de la nation et non d'être criminel envers elle. Alors Malouet : Camille Desmoulins est-il innocent ! il se justifiera. Est-il coupable ? je serai son accusateur et de tous ceux qui prendront sa défense. Qu'il se justifie, s'il l'ose. A ces mots une voix s'élève des tribunes : Oui, je l'ose. Tumulte : une partie de l'Assemblée, surprise, se lève. Le président donne l'ordre d'arrêter l'interrupteur, qui n'était autre que Camille. Robespierre prend une grave initiative : Je crois que l'ordre provisoire donné par M. le président était indispensable : mais devez-vous confondre l'imprudence et l'inconsidération avec le crime ? Il s'est entendu accuser d'un crime de lèse-nation ; il est alors difficile à un homme sensible de se taire. On ne peut supposer qu'il ait eu l'intention de manquer de respect au corps législatif. L'humanité, d'accord avec la justice, réclame en sa faveur. Je demande son élargissement et qu'on passe à l'ordre du jour. Pendant ce temps, Camille avait passé d'une tribune à l'autre, et les inspecteurs de la salle annoncent qu'il s'est échappé.

On oublie l'incident pour continuer la délibération sur son adresse. Robespierre revint plusieurs fois à la charge. Pétion présente fort adroitement un projet de décret qui annule celui de la veille : Camille est excepté de la dénonciation qui se trouve maintenue seulement contre Marat. Il faut entendre Camille raconter lui-même dans son style charivarique l'issue de cette affaire :

Victor Malouet avait assez bien arrangé son plan de procédure, mais il n'a pas joui longtemps de sa victoire. Il avait saisi habilement l'avantage :

D'une nuit qui laissait peu de place au courage.

M. Dubois de Crancé a rallié les patriotes, et j'ai eu la gloire immortelle de voir Pétion, Lameth, Barnave, Cottin, Lucas, Delacroix, Biauzat, etc., confondre les périls d'un journaliste famélique avec la liberté, et livrer pendant quatre heures un combat des plus opiniâtres, pour m'arracher aux noirs qui m'emmenaient captif ; maints beaux faits surtout ont signalé mon cher Robespierre. Cependant la victoire restait indécise, lorsque Camus, qu'on était allé chercher au poste des Archives, accourant sans perruque et le poil hérissé, se fit jour au travers de la mêlée, et parvint enfin à me dégager des aristocrates, qui, malgré l'inégalité des forces et les embuscades inattendues de Dubois et de Biauzat se battaient en désespérés. Il était onze heures et demie. Mirabeau-Tonneau était tourmenté du besoin d'aller rafraîchir son gosier desséché, et je fus redevable du silence qu'obtint Camus moins à la sonnette président, qui appelait à l'ordre, qu'à la sonnette de l'office, qui appelait les ci-devant et les ministériels à souper, et qui, depuis plus d'une heure, sonnait la retraite. Ils abandonnèrent enfin le champ de bataille, je fus ramené en triomphe ; et à peine ai-je goûté quelque repos, que déjà un chorus de colporteurs patriotes vient m'éveiller du bruit de mon nom, et crie sous mes fenêtres : Grande confusion de Malouet ; grande victoire de Camille Desmoulins : comme si c'était la victoire de celui qui, les mains chargées de chaînes, ne pouvait combattre, et non pas la victoire de cette cohorte sacrée des amis de la Constitution, de cette foule de preux Jacobins, qui ont culbuté les Malouet, les Dupont, les Demeuniers, les Murinais, les Foucault, et cette multitude de noirs et de gris, d'aristocrates vétérans et de transfuges du parti populaire.

 

Camille, tiré d'un mauvais pas, n'en devint guère plus sage : cet écolier de génie écoutait plutôt son immense mémoire, son amour de la plaisanterie et du trait que sa sûreté personnelle, souvent même que la dignité de la Révolution.

Le 19 août 1790, événement : Robespierre reçut de Blérancourt, près de Noyon, une lettre ; l'écriture en était franche et hardie, il lut :

Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l'intrigue, vous que je ne connais que comme Dieu, par des merveilles, je m'adresse à vous, monsieur, pour vous prier de vous réunir à moi pour sauver mon triste pays. La ville de Couci s'est fait transférer (ce bruit court ici) les marchés francs du bourg de Blérancourt. Pourquoi les villes engloutiraient-elles les privilèges des campagnes ? Il ne restera donc plus à ces dernières que la taille et les impôts ! Appuyez, s'il vous plaît, de tout votre talent, une adresse que je fais par le même courrier, dans laquelle je demande la réunion de mon héritage aux domaines nationaux du canton, pour que l'on conserve à mon pays un privilège sans lequel il faut qu'il meure de faim. Je ne vous connais pas, mais vous êtes un grand homme. Vous n'êtes pas seulement le député d'une province, vous êtes celui de l'humanité, et de la république. Faites que ma demande ne soit pas méprisée.

Signé : SAINT-JUST,

Electeur au département de l'Aisne.

 

Robespierre demeura longtemps absorbé : il se fit en lui et dans le ciel autour de lui comme une harmonie voilée, un son religieux, le son de deux âmes qui se rencontrent.

Au moment où venait de se former entre Robespierre et cet autre inconnu un lien que le fer seul de leurs ennemis devait plus tard trancher, Marat rompait avec un des hommes qui devaient l'entraîner dans une lutte à mort. Monsieur Brissot, écrivait-il, m'avait toujours paru vrai ami de la liberté : l'air infect de l'Hôtel de Ville, et plus encore le souffle impur du général (Lafayette) influèrent bientôt sur ses principes ; son plan d'aristocratie municipale, qui a servi de canevas à celui de Desmeuniers, ne me laissa plus voir en lui qu'un petit ambitieux, un souple intrigant, et la voix du patriotisme étouffa dans mon cœur la voix de l'amitié. N'est-il pas remarquable de rencontrer pour la première fois, sous la plume de Marat, ce reproche d'intrigue que  la France révolutionnaire étendra plus tard à tout le parti de la Gironde ?

Il existait dans l'armée un principe de dissolution : Mirabeau proposa de la licencier pour la recréer sur de nouvelles lois. On n'osa prendre cette mesure. Dans l'ancien système, l'armée était une simple machine de guerre ; elle n'agissait pas, elle fonctionnait. Composée, comme le clergé, d'une noblesse et d'un peuple, elle consacrait sous l'uniforme la plus entière séparation des castes : d'un côté, les officiers ; de l'autre, les sous-officiers et les soldats. Quand les bases de l'ancienne société s'ébranlèrent, toutes les institutions avaient été obligées de s'ouvrir à l'élément démocratique : il n'en fut pas de même de l'armée. Abattue partout ailleurs, l'aristocratie élevait encore la tête sous les drapeaux.  Appuyée sur l'obéissance passive qu'imposent les lois militaires, elle bravait en quelque sorte le torrent des idées nouvelles. Les opinions étaient déterminées par la place que chacun occupait dans cette formidable hiérarchie : les officiers, tous d'origine noble, étaient généralement opposés à la Révolution ; les sous-officiers et les soldats se montraient, au contraire, très favorables au mouvement : de là deux partis dans l'armée comme dans la nation.

Les soldats, quoique gardés à vue par leurs chefs, lisaient et commentaient entre eux les écrits publics ; l'esprit de liberté pénétrait déjà le fer et l'acier. Les choses en étaient là, quand une étincelle fit éclater la mine. A Nancy, une simple question d'économie militaire amena un soulèvement général, qui faillit dégénérer en une guerre civile. Trois régiments s'insurgèrent ; Bouillé marcha sur eux, à la tête de la garnison et des gardes nationales de Metz ; il les soumit. Le sang avait coulé cette victoire fit horreur à ceux mêmes que le lien de la subordination mettait dans la nécessité de vaincre.

Quand cette nouvelle arriva sur Paris, elle causa une exaspération terrible. Quarante mille hommes entourent la salle du Manège, et poussent des cris d'imprécations contre Bouillé jusque dans les Tuileries ; ils veulent arrêter le ministre de la guerre. L'Assemblée nationale n'en décerne pas moins des remerciements à M. de Bouillé, à l'armée victorieuse, et des honneurs funèbres aux citoyens morts pour le maintien de la discipline. Qu'on juge de la douleur des révolutionnaires : les soldats qui sont le peuple de l'armée, venaient d'être impitoyablement sacrifiés à l'ordre, cette divinité farouche et muette. Un conseil de guerre des régiments suisses et de Castella avait condamné vingt-trois soldats de Château-Vieux à la peine de mort, quarante-un aux galères ; soixante-onze furent renvoyés à la justice de leur régiment. Robespierre fit un appel à la clémence de l'Assemblée. Remontant des effets aux causes, il accusa les mauvais traitements dont l'armée était victime de la part de ses chefs :

Il ne faut pas seulement, ajouta-t-il, fixer votre attention sur la garnison de Nancy : il faut d'un seul coup d'œil envisager la totalité de l'armée. On ne saurait se le dissimuler, les ennemis de l'Etat ont voulu la dissoudre : c'est là leur but. On a cherché à dégoûter les bons ; on a distribué des cartouches jaunes[12] ; on a voulu aigrir les troupes pour les forcer à l'insurrection, faire rendre un décret, et en abuser en leur persuadant qu'il est l'ouvrage de leurs ennemis. Il n'est pas nécessaire de plus longs développements pour vous prouver que les ministres et les chefs de l'armée ne méritent pas votre confiance. — Tous les partis se réunirent pour admirer le trait de dévouement du jeune Desilles[13] ; on oublia la femme Humberg, concierge de la porte de Stanislas à Nancy, qui, voulant éteindre le feu de la guerre civile, prit un sceau d'eau et le renversa sur la lumière d'un canon malgré l'opposition des canonniers.

Le tempétueux Marat avait une belle occasion d'éclater :

Juste ciel ! tous mes sens se révoltent, et l'indignation serre mon cœur. Lâches citoyens ! verrez-vous donc en silence accabler vos frères ? Resterez-vous donc immobiles, quand des légions d'assassins vont les égorger. Oui, les soldats de la garnison de Nancy sont innocents ; ils sont opprimés, ils résistent à la tyrannie ; ils en ont le droit, leurs chefs sont seuls coupables, c'est sur eux que doivent tomber vos coups : l'Assemblée nationale elle-même, par le vice de sa composition, par la dépravation de la plus grande partie de ses membres, par les décrets injustes, vexatoires et tyranniques qu'on lui arrache journellement, ne mérite plus votre confiance.

 

Ces accès de colère qui soulevaient tout son sang vers le cœur, à la vue de l'injustice, avaient attiré sur Marat une réputation de folie ; il ne s'en laissa pas ébranler. Toute la vengeance qu'il exerça fut de renvoyer la même accusation à ses ennemis :

Rien n'égale l'horreur que j'ai pour les noirs projets des ennemis de la Révolution si ce n'est le mépris que m'inspire leur démence ! Qu'un prince, ou des ministres accablés de regrets d'avoir par leurs concussions et leur tyrannie amené les choses au point où elles en sont, et furieux de ne pouvoir les rétablir, perdent la tête, et se conduisent en insensés, il n'y a rien là d'étrange. Mais qu'un sénat nombreux imite leurs folies, c'est ce qu'on refuserait de croire, si l'on ignorait que ses membres sont presque tous agités des mêmes passions. Comment, toutefois, ne s'est-il pas trouvé parmi eux un seul homme qui les ait rappelés à la raison, à la prudence ? Quel aveuglement impardonnable de vouloir suivre aujourd'hui, avec les troupes réglées, les maximes de l'ancien régime ! Sont-ce des hommes, dont les écrits patriotiques ont ouvert les yeux, dont le sentiment de la liberté a élevé l'âme, et qui craignent moins la mort que le déshonneur, que l'on peut encore traiter en serfs ?

Est-ce en cherchant à couvrir les anciennes vexations par de nouvelles, en employant la violence à l'appui de l'injustice, en ajoutant outrage à outrage, que l'on peut espérer de les rendre dociles à la voix de leurs oppresseurs ? Est-ce par des traitements iniques et honteux, qu'on peut se flatter de les plier au devoir ? Non, jamais !

 

Le fait est qu'après tout le soupçon de folie a plusieurs fois pesé dans le monde sur la tête d'hommes plus grands encore que Marat. Quand Christophe Colomb dit : Il y a un monde au delà des mers ; quand Galilée dit : Je rendrai le mouvement aux organes insensibles, morts ; on leur répondit : Vous avez perdu la tête. Quand la Vérité même, Jésus-Christ apparut dans le monde, on l'accueillit par ces mots : Il est fou, insanit !

— Qu'importe, après tout, que le monde se régénère par l'action des fous, pourvu que le but soit atteint. Sans doute, la presse avait alors dans son sein des voix discordantes, qui ne savaient ni mesurer le danger public, ni modérer leurs attaques ; Marat surtout montrait, dans tous ses écrits, l'effarement de la singularité. Qui dira maintenant si ces excès mêmes n'étaient pas nécessaires au retentissement de l'œuvre, comme la cloche d'alarmes et le sombre tam-tam le sont quelquefois à l'effet d'un concert ? Si l'on veut la Révolution, il faut vouloir les instruments et les moyens, quitte à voiler plus tard les images des hommes qui se sont faits anathèmes pour le salut du monde.

Necker, le 4 septembre 1790, quitta le ministère. Sa retraite eut tous les caractères d'une fuite ; la popularité l'avait séduit ; elle le trompa. On lisait sur la porte de son hôtel : Au ministre adoré ; l'inscription est enlevée ; une défaveur générale succède à l'ancienne idolâtrie. Ces retours de l'opinion ne doivent pas nous étonner ; dans les temps de révolution, les idées sont tout, les hommes rien. Necker n'avait jamais été que le masque de la volonté nationale à un moment donné ; il s'évanouit avec la circonstance. Seuls les Montagnards se fortifiaient et grandissaient à chaque pas ; c'est qu'ils avaient derrière eux le peuple.

La lutte des croyances continuait ; la Révolution ne cessait d appeler à elle les membres désintéressés du clergé : Souvenez-vous, leur disait-elle, que la croix a pris racine dans le monde par les persécutions et les souffrances ; elle s'est, au contraire, ébranlée sous les faveurs et les richesses ; liez-vous à l'ordre social, non plus par les intérêts, mais par les devoirs de votre ministère ; donnez des garanties à la nation ; soyez prêtres, mais soyez citoyens ; servir le peuple, c'est servir Dieu.

La résistance des ecclésiastiques était en raison inverse de leur âge et du rang qu'ils occupaient dans la hiérarchie ; les évêques se montrèrent plus opposés à la réforme que les curés, les curés que les simples prêtres. Il y eut des exemples remarquables : un ecclésiastique de Saint-Sulpice, M. Jacques Roux, fit entendre du haut de la chaire les paroles suivantes :

Interdit des fonctions sacrées du ministère par les vicaires généraux de Saintes pour m'être déclaré l'apôtre de la Révolution ; forcé de quitter mon diocèse et mes foyers pour échapper à la fureur des méchants qui avaient mis ma tête à prix, la joie que je ressens de prêter le serment décrété le 27 novembre dernier, sur la constitution civile du clergé, cette consolation inappréciable me fait oublier que, depuis seize ans, je n'ai vécu que de mes infortunes et de mes larmes. Je jure donc, messieurs, en présence du ciel et de la terre, que je serai fidèle à la nation, à la loi et au roi, qui sont indivisibles. J'ajouterai même que je suis prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour le soutien d'une Révolution qui a changé déjà sur la face du globe Le sort de l'espèce humaine, en rendant les hommes égaux entre eux, comme ils le sont de toute éternité devant Dieu.

 

Pour beaucoup d'humbles prêtres, le serment exigé par la loi était une nécessité de sentiment ; ils pleuraient d'attendrissement et de joie à la face de l'autel. Les citoyens les entouraient d'une ceinture d'affection. Cependant le lieu saint était déserté dans beaucoup d'endroits ; à Paris, les curés, pour intéresser le peuple à leur cause, avaient fait vendre leurs meubles à la porte de l'église : d'autres s'étaient coalisés pour faire manquer les offices. A la paroisse de Saint-Jean-en-Grève, il ne s'était pas trouvé un seul prêtre pour commencer les vêpres. On fait venir un religieux, et les gardes nationales, de service à la maison commune, accourent en grand nombre pour chanter les vêpres. Les paroissiens affluent : depuis longtemps, on n'avait prié d'aussi bon cœur.

Le voltairianisme avait fait beaucoup moins de ravages qu'on ne se l'imagine dans les croyances ; le peuple surtout se tenait encore assez près de l'autel ; la Révolution, loin d'éteindre le sentiment religieux, l'avait ravivé. Le haut clergé, en se retirant avec la pompe romaine, laissait mieux entrevoir le Saint des saints. Les vrais adorateurs en esprit et en vérité succédaient pleins de joie aux idolâtres de la lettre et du signe. Le même jour, à Saint-Gervais, à Saint-Roch, à Saint-Sulpice, des citoyens sans armes entouraient le lutrin, et chantaient à voix déployée les louanges du Créateur. Ce mouvement fut électrique, et montra bien que la religion n'était pas menacée. En vain, les prêtres réfractaires criaient derrière le tabernacle : Les dieux s'en vont ! — Les faux dieux, oui ; mais le Dieu des chrétiens et de l'Evangile, non.

On ne combine rien dans le monde sans métaphysique. En regard de cette direction toute chrétienne, il convient de placer un autre mouvement religieux : le naturalisme avait été inoculé dans les arts par la Renaissance, dans la philosophie par Bacon ; la Révolution voulut l'introduire dans la politique et la morale. La Franc-maçonnerie, dont l'édifice à demi ruiné contenait encore des débris d'initiation antique, fut le temple dans lequel les néophytes de la nature allèrent puiser leurs oracles. Une loge existait déjà à la tête de laquelle figuraient quelques philosophes ; de loge elle devint club sous le nom de Cercle social. Ce qu'on en vit sortir ressemblait à une fusionne toutes les doctrines religieuses ; un sentiment universel de charité, de bienveillance, inspirait les membres de ce cercle :

L'Eglise avait jeté la cendre et le cilice sur la nature ; la Révolution venait réparer l'œuvre de Dieu ; avec une ingénuité d'enfant, elle aima tout, les hommes, les animaux, les fleurs, elle enveloppa le monde entier dans sa charité immense. Le cœur avait alors besoin de se répandre ; il s'ouvrit par toutes les affections généreuses : les hommes frères, les hommes rattachés à toutes les créatures, qui forment elles-mêmes le lien de la vie et la révélation de la beauté divine, les hommes unis d'esprit et de sentiment au souverain ordonnateur des êtres, à l'architecte de l'univers. La conséquence de cette doctrine était le changement de toutes les existences, de toutes les relations sociales. Le devoir de l'homme, comme celui du citoyen, est de joindre sa volonté à celle de Dieu, pour créer, de concert avec lui, un monde nouveau, un monde conforme au dessein primitif, où règnent la justice et la vérité.

La démocratie venait de perdre un de ses écrivains, Loustalot. Il mourut vaillamment à son poste comme un soldat de la Révolution. La lutte le dévora tout plein d'espérances. Le plus lu des journalistes, il concourut à 'organiser l'esprit public, cette force tumultueuse que nous verrons se dresser désormais contre toutes les tentatives rétrogrades. Il ne faut ni exagérer, ni amoindrir l'action des hommes sur l'œuvre démocratique. Ceux qui parlent de mener les révolutions ne savent pas ce qu'ils disent : les révolutions ont leurs phases et leur époque de maturité. Cela est réglé. Toutes les impatiences humaines .ne peuvent rien changer aux lois de la nature et de la Providence. On ne fait pousser ni les arbres, ni les idées à coups de canon. Mais il y a des hommes chez lesquels se résume l'instinct des masses : Loustalot était un de ceux-là. Dans un temps où la presse avait succédé comme influence non seulement à la royauté, mais encore à l'Assemblée nationale, les écrivains devinrent les éclaireurs de l'armée révolutionnaire.

Les opinions se dégagent : les clubs se multiplient ; celui des Jacobins s'était démembré : Sieyès, Lafayette, Bailly, Le Chapelier, Larochefoucauld, en se retirant, avaient fondé à l'extrémité du Palais-Royal, près le passage Radziwill, une société connue sous le nom de Club de 89. Les députés s'y réunissaient pour lire les journaux et pour faire d'excellents dîners au sortir de l'Assemblée nationale. Dans la soirée, on préparait par une discussion régulière et paisible les travaux législatifs. L'ancien club des Jacobins avait gagné à la retraite des modérés de s'accroître en force et en influence ; il devint plus nombreux et plus tumultueux ; les Lameth et Barnave le dirigeaient : mais leur autorité tendait à décroître. Mirabeau, quoique haï, était également recherché des deux clubs, où sa parole remuait des passions bien différentes. Derrière ces notabilités commençait à poindre l'opiniâtre constance de Robespierre. Appuyé au dehors de la presse, il n'attendait qu'une occasion de surgir. Cette occasion se présenta :

L'Assemblée nationale venait de rendre un décret portant que les citoyens actifs seraient seuls inscrits sur le rôle des gardes nationales. L'indignation ouvrit la veine oratoire de Robespierre ; il fit au club un discours trouvé admirable par Camille. Les applaudissements éclatèrent. Mirabeau, président des Jacobins, rappela l'orateur à l'ordre. Cette interruption excita un soulèvement orageux. Mirabeau usait les forces de sa voix contre le tumulte ; le bruit même de la sonnette était étouffé. Mirabeau, raconte Desmoulins, voyant qu'il ne pouvait parler aux oreilles, et pour les frapper par un mouvement nouveau, au lieu de mettre son chapeau, comme le président de l'Assemblée nationale, il monta sur son fauteuil. Que tous mes confrères m'entourent ! s'écria-t-il, comme s'il eût été question de protéger le décret en personne. Aussitôt une trentaine des honorables membres s'avancent et entourent Mirabeau. Mais, de son côté, Robespierre, toujours si pur, si incorruptible, et à cette séance si éloquent, avait autour de lui tous les vrais Jacobins, toutes les âmes républicaines, toute l'élite du patriotisme.

Le silence que n'avaient pu obtenir la sonnette et le geste théâtral de Mirabeau, le bras en écharpe de Charles Lameth[14] parvint à le ramener. Il monte à la tribune où, tout en louant Robespierre de son amour pour le peuple, et en l'appelant son ami très cher, il le malmena un peu rudement et prétendit, comme M. le président, qu'on n'avait pas le droit de faire le procès à un décret sanctionné ou non. Mais M. de Noailles concilia les deux partis en soutenant que le décret ne comportait point le sens qu'on lui prêtait, qu'il s'était trouvé au comité de constitution lorsqu'on avait discuté cet article, et qu'il pouvait attester que ni lui ni le comité ne l'avaient entendu dans le sens de M. Charles Lameth et de Mirabeau. La difficulté étant levée, la parole fut rendue à Robespierre, qui acheva son discours au milieu des applaudissements, comme il l'avait commencé. Ainsi croissait, au milieu des interruptions et des murmures, cette puissance formidable que Robespierre devait un jour exercer aux Jacobins.

La régénération politique entraîna la régénération des mœurs. Avant la Révolution, l'amour était avili, le lien conjugal fort relâché. La réforme des idées fit remonter au mariage l'amour, ce sentiment qui s'épure en se réglant. Le mercredi, 29 décembre 1790 une cérémonie touchante était célébrée dans l'église Saint-Sulpice : Camille Desmoulins s'unissait à Lucile Duplessis. Il faut reprendre les choses de plus haut. Un jeune étudiant en droit, maître ès-arts, rencontre dans le jardin du Luxembourg, un soir, deux femmes, dont l'une, la mère, avait les traits .nobles et empreints d'une majesté tragique ; l'autre était une jeune fille de douze ans, fort gracieuse et fort bien élevée.. La mère le frappa. Ce jeune homme était fort modestement vêtu, point beau ; sa parole embarrassée d'un léger bégaiement, ses politesses un peu gauches : il plut comme cela. Camille se trouvait redevable de son éducation au Chapitre de Laon ; sa famille était sans fortune, et les chanoines l'avaient fait entrer comme boursier au collège Louis-le-Grand, d'où il venait de sortir. Tous les soirs, Camille, allait courtiser ses chers feuillages ; ce coin de nature, encadré dans le faubourg Saint-Germain, était le pays de son cœur ; les deux femmes y revinrent aussi — par hasard.

La conversation étant tombée sur quelques idées qui commençaient dès lors à fermenter, Camille bégaya des paroles éloquentes ; on lui trouva l'esprit orné ; l'accès de la maison lui fut ouvert. Le cœur a ses troubles comme la vue : Camille avait d'abord cru aimer la mère ; mais, de jour en jour, ses sentiments se détournaient d'elle pour se porter sur la fille, sur la petite Lucile, dont les perfections croissantes jetaient déjà parmi ses jeux un parfum de tendresse et de sensibilité délicate. C'était une âme charmante ; toute troublée, elle ignorait la cause et l'objet de ces soupirs séditieux, qui soulevaient, par instant, sa poitrine émue. Elle accusait alors la chaleur du ciel des subites rougeurs qui lui montaient au visage. Le secret de Lucile ne fut pas trop bien gardé ; rien de bavard comme des yeux de seize ans ; sa mère lut dans ces yeux-la. Il y avait des obstacles de fortune. Le jeune bachelier en droit avait été reçu avocat au Parlement de Paris : mais jusqu'ici il y avait peu d'espoir ; car Lucile était riche.

Cependant la dévolution avait fait son chemin dans le monde, et Camille s'était poussé avec elle ; il était alors une des voix les plus écoutées du pays. Aimé de la France pour le tour de son esprit incisif, original et pétulant, il le fut aussi de la femme qu'il recherchait.

Aujourd'hui, 29 décembre, écrivait-il à son père, je me vois enfin au comble de mes vœux. Le bonheur pour moi s'est fait longtemps attendre ; mais enfin il est arrivé, et je suis heureux autant que l'on peut l'être sur la terre. Cette charmante Lucile dont je vous ai tant parlé, et que j'aime depuis huit ans, enfin ses parents me la donnent, et elle ne me refuse pas. Tout à l'heure sa mère vient de m'annoncer cette nouvelle en pleurant de joie... Quant à Lucile, vous allez la connaître par ce seul trait. Quand sa mère me l'a donnée, il n'y a qu'un moment, elle m'a Conduit dans sa chambre ; je me jette aux genoux de Lucile ; surpris de l'entendre rire, je lève les yeux ; les siens n'étaient pas en meilleur état que les miens ; elle était tout en larmes, elle pleurait même abondamment, et cependant elle riait encore. Jamais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant, et je n'aurais pas imaginé que la nature et la sensibilité pussent réunir à ce point ces deux contrastes !

 

Ô pressentiment ! rire à travers les larmes, n'est-ce pas toute la vie ? — Ce fut celle de Lucile. Rien ne manquait à leur bonheur que la cérémonie du mariage, et ce je ne sais quoi d'immense et de solennel qu'ajoute la religion aux engagements des hommes. L'abbé Bérardier, grand-maître du collège Louis-le-Grand, ancien proviseur de Camille, fit la célébration à Saint-Sulpice. Les témoins furent Pétion, Robespierre, Sillery, Brissot et Mercier. Bérardier, qui était membre de l'Assemblée constituante, prononça un discours touchant ; il recommanda surtout à Camille de respecter la religion dans ses écrits :

Si l'on peut, lui dit-il, être assez présomptueux pour se flatter de pouvoir se passer d'elle dans toutes les infortunes inséparables de cette vie, ce serait un meurtre que d'enlever ce secours à tant de malheureux qui n'ont d'autre ressource dans leurs peines que la consolation qu'elle leur procure, et d'autre espoir que les récompenses qu'elle promet. Si ce n'est pas pour vous, ce sera au moins pour les autres que vous respecterez la religion dans vos écrits ; j'en serais volontiers le garant ; j'en contracte même ici pour vous l'engagement au pied des autels, et devant Dieu qui y réside. Monsieur, vous ne me rendrez pas parjure... Votre patriotisme n'en sera pas moins actif ; il n'en sera que plus épuré, plus ferme, plus vrai ; car si la loi peut forcer à paraître citoyen, la religion oblige à l'être. La voix du bon abbé s'était attendrie, en s'adressant à son ancien élève ; les larmes coulèrent.

Lucile cependant attirait tous les regards ; il n'y avait qu'une voix dans l'église : Qu'elle est belle !Je vous assure, écrivait Camille quelques jours plus tard, que cette beauté est son moindre mérite. Il y a peu de femmes qui, après avoir été idolâtrées, soutiennent l'épreuve du mariage ; mais plus je connais Lucile, et plus il faut me prosterner devant elle. Le charme et la mollesse enfantine des sentiments n'excluait pas chez elle l'énergie. Lucile était bien de la race des femmes de la Révolution, douce et terrible, la grâce du cygne avec des réveils de lionne.

Soulèverons-nous ici les voiles du sanctuaire domestique ? Oh ! le charmant nid risqué, au milieu de l'orage ! On jouait avec la politique comme les enfants des pêcheurs d'Etretat avec la mer. Camille avait d'ailleurs abrité sa vie des tempêtes du forum. Lucile, quand son mari avait terminé son numéro de journal voulait qu'on le lui lut ; aux endroits plaisants, c'étaient des éclats de rire et des folies qui animaient encore la verve satirique de Camille. Quelquefois elle le mettait en colère : les femmes n'aiment point sans cela. Au beau milieu du travail, qui prenait à Camille les plus longues heures du jour, Lucile, ennuyée du silence, lui jouait quelquefois un charivari en faisant aller sur le piano les pattes de sa chatte, laquelle se fâchait aussi, et finissait tout en jurant par l'égratigner en ut, ré, mi, fa.

Comme ces gracieux enfantillages se détachent en lumière sur le fond sérieux d'une Révolution ! Quelle douce insouciance de la terrible Montagne qui allait tout bouleverser en se soulevant ! Et moi qui transcris ces choses, j'éprouve le mélancolique plaisir du voyageur, qui jette des fleurs dans la bouche d'un volcan !

Camille ne tarda point à plaisanter sur le serment qu'on avait exigé de lui, de ne point toucher au spirituel :

C'était, dit-il, gêner un peu la liberté des opinions religieuses et porter atteinte à la déclaration des droits : mais qu'y faire ? J'e n'étais point venu là pour dire non. C'est ainsi que je me trouvai pris et obligé, par serment, à ne me mêler, dans mes numéros, que de la partie politique et démocratique, et à en retrancher l'article théologie. Sans avoir approfondi la question, je me doute bien que ce serment accessoire au principal n'est pas d'obligation étroite comme l'autre.

 

Voilà l'homme ; le premier mouvement de sa nature était pour le cœur, le second pour l'esprit ; le sarcasme ne tardait pas à détruire en lui l'objet de son attendrissement. Ce tour d'esprit railleur l'a fait accuser d'irréligion et de scepticisme : il est vrai que Camille lança plus d'une fois ses flèches contre les entêtements de l'Eglise et contre les abus du clergé : mais on n'attaque dans ses écrits que ce qu'on aime encore. Les vrais sceptiques sont ceux qui acceptent tout sans s'attacher à rien, couvrant ainsi du manteau des formes et du respect le néant de leurs croyances.

Mirabeau se meurt ; Mirabeau est mort, ce fut le cri de Paris le 2 avril 1791. — Depuis quelque temps ce révolutionnaire était engagé, comme nous l'avons vu, dans une voie de retraite et de défection. Tous les partis, y compris le parti royaliste, qui ne comprenait rien à sa conduite, se réunirent dès lors pour l'accabler ; l'extrait suivant donnera une idée de la décence de ces attaques :

Logé en chambre garnie, rue et hôtel Coq-Héron, en proie à la plus affreuse misère, il est réduit à la triste ressource de voler son garçon perruquier ; pendant que celui-ci lui arrangeait son toupet, il prend le cordon et le tire en avant ; il lui emprunte cette montre sous le prétexte d'en acheter une pareille le même jour ; et, quand le coiffeur a voulu la réclamer, Riquetti nie l'avoir vue, s'emporte, et roue de coups le pauvre garçon. — Voici comment il se défaisait de ses domestiques, après qu'il leur avait mangé le fruit de leurs épargnes et de vingt années de servitude. La veille de son départ pour Bruxelles, il affecte une transe cruelle sur un oubli de papiers qu'il a laissés à Bignon. Il caresse son domestique, à qui il devait déjà quatorze cents livres, le conjure, le presse tendrement de vouloir bien monter sur un cheval qu'il fait louer par lui-même, et, dès que le domestique est parti, Riquetti dévalise la malle de ce crédule serviteur, et décampe. — Une autre fois, il s'appropria une bague de cent louis avec la même dextérité qu'il avait escamoté la montre. — Sa valeur est parfaitement connue dans le régiment de Royal-Comtois, et c'est cette valeur qui lui inspira le dessein de déguerpir, tandis que l'armée était aux prises avec les Corses.

 

Ce manifeste de la haine se termine par un curieux mouvement oratoire :

Ombres immortelles des Ravaillac, des Cartouche, des Mandrin, des Desrues, reprenez vos dépouilles humaines, et accourez siéger aux Etats généraux ; accourez, vous tous dont le front est couvert d'un triple airain, vous que souillèrent tous les forfaits, venez vous asseoir au milieu de cette Assemblée d'élite où doit présider le comte de Mirabeau. Ah ! sans doute, vous avez tous autant de droits que lui ; vous n'avez pas plus démérité que lui d'être à votre poste de citoyens ; vous ne fûtes que des scélérats, Riquetti fut quelque chose de pis.

 

Ces exagérations font pitié : mais les taches de sa vie étaient malheureusement trop réelles : le linceul couvrit tout. La mort refit Mirabeau. Le Directoire du département proposa de lui donner pour tombe la nouvelle église de Sainte-Geneviève ; l'Assemblée nationale délibéra sur-le-champ ; Robespierre alors, qui avait plusieurs fois essuyé les démentis et les colères oratoires de Mirabeau, Robespierre se leva : Ce n'est pas, dit-il, au moment où l'on entend de toutes parts les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre qui, dans les époques les plus critiques, a déployé tant de courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer à ce qu'il lui fût décerné des marques d'honneur. J'appuie cette proposition de tout mon pouvoir ou plutôt de toute ma sensibilité. De ces deux hommes, Mirabeau et Robespierre, l'un était le premier, l'autre le dernier mot de la Révolution.

L'édifice de Sainte-Geneviève, transformé en Panthéon, devait réunir les dépouilles de tous les grands hommes. Pensée sublime, qui fut suspendue plus tard, comme toutes les autres, avec l'élan de la France — convoquer les ombres, faire un concile de morts, et leur demander, en mettant sous leurs yeux une Constitution née de leurs écrits philosophiques : Etes-vous contents de notre œuvre ? Descartes, Voltaire, J.-J. Rousseau, reçurent pour ainsi dire leurs lettres d'invitation : Mirabeau ouvrit la marche et leur montra le chemin. Le peuple, qui aime les grands hommes malgré leurs faiblesses, suivit les funérailles de l'orateur en pleurant. On se figure difficilement que ces hommes-là doivent périr ; tant l'idée de l'âme et du génie s'allie intimement à celle de l'immortalité ! Aussi le bruit public fit-il intervenir dans l'événement final qui enlevait Mirabeau des causes occultes. On parla vaguement de poison ; il n'y en avait d'autre que celui de la débauche à laquelle se livrait cette orageuse nature. Le travail et la tribune firent le reste. Mirabeau commençait à avoir peur de la Révolution ; sa tonnante voix criait aux flots de reculer ; les flots se brisent, mais ne reculent pas. Emporté dans cette lutte avec un élément sourd et inexorable, il se roidit contre les débris du trône ; il se fit de la royauté une ancre à laquelle, d'une main désespérée, il cherchait à rattacher sa fortune et celle de la France. Vains efforts ! Comme ses besoins étaient énormes et que la Cour était riche, il vendit sa parole.

L'éloquence de Mirabeau, une grande prostituée ! Longtemps son audace le couvrit ; sa défection, entourée d'abord des obscurités de l'incertitude, ne se dévoila que par secousses ; la mort enfin le sauva. Le voilà donc couché dans les ténèbres du sépulcre, ce grand homme, digne des gémonies par sa conduite, digne du Panthéon par ses vastes talents ! La poésie, qui s'amuse aux contrastes, a voulu rehausser chez lui l'éclat des lumières par l'opposition des ombres : pas de ces jeux-là, s'il vous plaît, ayons le courage de dire que la probité est le seul piédestal du vrai génie.

Le jour de sa mort tous les spectacles furent fermés. L'accablement, la consternation, la stupeur étaient sur presque tous les visages. La voix des journaux exprima des sentiments mêlés : mais, en général, les regrets et l'admiration pour les talents de l'orateur firent l'immortalité de l'homme. Marat seul tint ferme dans ses diatribes : Peuple, s'écria-t-il, rends grâces au ciel ; ton plus redoutable ennemi, Riquetti, n'est plus. La nouvelle destination donnée à l'église Sainte-Geneviève fut encore pour Marat l'objet de vives critiques ; il ne vit, dans cet édifice consacré à honorer les lumières sans les vertus, qu'un monument de pure ostentation nationale. Ce qu'il y a de plus remarquable, et j'oserais dire de prophétique, c'est la déclaration suivante :

Si jamais la liberté s'établissait en France, et si jamais quelque législature, se souvenant de ce que j'ai fait pour la patrie, était tentée de me décerner une place dans Sainte-Geneviève, je proteste ici hautement contre ce sanglant affront. — Marat entendait dire par là qu'il y serait en trop mauvaise compagnie. — Oui, j'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir, que d'avoir à redouter un si cruel outrage. Ce dernier trait est assez beau : J'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir ! — Marat, quoi qu'il en ait dit, alla plus tard au Panthéon ; il est vrai que ce fut pour en chasser Mirabeau.

En ce temps-là, les rois s'assemblèrent et tinrent conseil contre la France pour la faire mourir. Ces mouvements de coalition extérieure s'appuyaient dans le pays sur des tentatives de guerre civile. La France avait été sans tribunaux, elle se trouvait maintenant sans culte. La noblesse et le clergé réfractaire s'unirent pour exciter des mouvements dans le peuple ; un tas de femmes sans mœurs, de grands de la Cour athées, d'abbés qui avant la Révolution foulaient aux pieds tous les devoirs, se mirent à déclamer contre le nouveau schisme et à fréquenter immodérément les églises. La religion devint ainsi le prétexte des mécontents. Le clergé insermenté en appela au Saint-Siège ; le pape Pie VI lança une bulle où il déclarait nulles et illicites les nouvelles élections de curés et d'évêques.

Ces luttes de croyances reportèrent l'esprit français aux farces du Moyen Age et aux mœurs de la Réforme, Luther, condamné par Rome, avait brûlé la bulle du pape sur un bûcher : Tu as troublé la sainteté de Dieu, lui dit-il, que le feu éternel te trouble ! Ailleurs, il la jeta dans l'eau, en lui criant : Bulle, tu n'es qu'une bulle de savon, nage ! La Révolution accueillit à peu près le bref du pape dans les mêmes termes ; elle y mit seulement moins de colère et plus d'ironie : les rôles avaient changé ; le pape n'était plus qu'un faible vieillard, tandis que la réforme pénétrait à la fois dans l'Eglise et dans la société. On fit un mannequin qui représentait Pie VI, et qui fut transporté au Palais Royal ; là un membre de quelque société patriotique lit à haute voix un réquisitoire dans lequel, après avoir notifié les intentions criminelles de Joseph-Ange Bra&chi, Pie VI, il conclut à ce que son effigie soit brûlée et à ce que les cendres soient jetées au vent, toutefois après lui avoir ôté sa croix et son anneau, — sans doute pour montrer que tout en punissant l'homme et le pontife, le peuple entendait respecter les insignes de la religion. A peine il avait dit, que l'effigie du pape, son bref dans une main, un poignard dans l'autre, un écriteau sur la poitrine avec ce mot : fanatisme, est livrée aux flammes.

Cette scène se passait au milieu des acclamations de nombreux spectateurs. La bulle du pape donna encore lieu à une caricature qui obtint du succès : le Saint-Père, en grand costume, était représenté assis sur sa chaire pontificale, à l'un des balcons de son palais. Devant lui posait un large bénitier rempli d'eau de savon que l'abbé Royou — un des chefs de la résistance ecclésiastique — faisait mousser avec un goupillon. Le pape, un chalumeau à la bouche, soufflait vers la France des bulles auxquelles il donnait sa bénédiction. Près de là étaient Mesdames, tantes du roi[15], et plusieurs cardinaux. Ceux-ci, avec leurs chapeaux rouges, et Mesdames, avec leur éventail, agitaient l'air et dirigeaient les saintes bulles. Dans le lointain se montrait la France, assise sur un nuage, entourée de son nouveau clergé. Appuyée sur le livre de sa Constitution, elle recevait les bulles, et d'une chiquenaude elle les faisait disparaître. — Callot était secondé dans cette lutte par la verve humoristique des successeurs de Rabelais, de Luther et d'Erasme. Le sarcasme sera toujours l'arme la meilleure dans de semblables discussions : le rire voltairien, leste et adroit de sa nature, triomphe sans peine de la scholastique, tout armée de lourds syllogismes, comme autrefois David, avec sa simple fronde, terrassa le géant Goliath.

La Cour de Rome faisait à la Révolution française une opposition d'instinct et de doctrine. Depuis longtemps la papauté avait signé un acte avec toutes les divinités de la terre, Léon X, en se mettant à la tête du mouvement de la renaissance, avait refoulé la croix dans le monde païen. Dès lors, le naturalisme, chargé de foudres par les premiers siècles de foi, les secoua l'une après l'autre, et releva dans la ville sainte une tète superbe. On le vit s'introduire, en quelques années, dans les lettres et dans les arts où il réalisa des merveilles. Le mysticisme était vaincu ; le Moyen Age s'effaçait sous l'antiquité ; la couche mythologique dévorait le sol chrétien, et cela dans Rome même, la patrie de l'Eglise. Rome était alors très éloignée de prévoir les conséquences d'un tel mouvement, et les papes, en le favorisant, servirent, sans le vouloir, les intérêts de l'humanité ; car la renaissance provoqua la réforme, qui, à son tour, amena la Révolution française.

Au moment où cette Révolution éclata, la Cour de Rome s'était de plus en plus engagée dans les liens de l'idolâtrie : elle avait embaumé la chair du Christ ; mais son esprit, l'esprit de Dieu, était passé du chef de l'Eglise aux nations modernes, et plus particulièrement à la France, qui se trouvait être, par sa position morale et politique, le Saint-Siège de la raison humaine au XVIIIe siècle. Cet antagonisme dans les idées devait amener un conflit dans les institutions : la partie du clergé de France qui était plus attachée au vêtement de la foi qu'à la foi même, tourna les yeux vers le souverain pontife, et lui demanda d'envoyer le feu du ciel sur les villes schismatiques, sur les églises qui venaient d'être livrées au nouveau clergé. Les passions les plus étrangères aux croyances religieuses se mêlèrent, comme nous l'avons vu, dans cette querelle : la divinité devint le masque des intrigues de partis et des intérêts les moins nobles.

Le matérialisme politique s'unit au matérialisme de l'Eglise, pour se créer une force auxiliaire et concerter des moyens de défense. Le peuple vit tout cela ; il vit, de plus, les prêtres insermentés développer, contre leurs confrères qui s'étaient soumis à la loi, un système de proscription que la charité seule aurait dû leur interdire. Cette haine entre les deux nuances du clergé français devait être alors bien envenimée, puisqu'elle survécut aux événements, et qu'un demi-siècle plus tard elle ferma les portes du temple aux dépouilles du vénérable abbé Grégoire. Entre ces deux camps qui divisaient l'Eglise, le peuple prit nécessairement parti pour l'un ou pour l'autre : à Paris et dans toutes les villes radicales, la faveur publique se déclara pour les prêtres qui avaient prêté serment à la nation ; les insermentés, autour desquels se rangeaient, par esprit d'opposition et de contraste, les ennemis de la chose publique, furent, au contraire, l'objet de sarcasmes, d'insultes, et bientôt de voies de fait. Le peuple voyait avec tristesse la solitude des églises réputées schismatiques, tandis que la foule dorée s'empressait autour des autels que la loi ne reconnaissait plus comme légitimes.

A Paris, il y eut des désordres regrettables : on força l'entrée de cloîtres et de communautés religieuses ; la virginité de quelques saintes filles fut livrée aux verges et à d'autres outrages plus abominables encore. Très peu d'hommes et de femmes prirent part à ces excès, qui d'ailleurs ont déshonoré dans tous les temps les luttes de croyances. Ce que je tiens à établir, c'est que Marat et les autres révolutionnaires extrêmes, qui servaient alors presque tous dans la presse militante, demeurèrent étrangers à aucune provocation d'actes semblables. Le sage Robespierre alla plus loin : à propos de troubles très graves qui venaient d'éclater à Douai, et dans lesquels des prêtres insermentés avaient, disait-on, joué un rôle, il fit entendre ces dignes paroles :

Il est absurde de vouloir porter contre les ecclésiastiques une loi qu'on n'a pas encore osé porter contre tous les citoyens ; des considérations particulières ne doivent jamais prévaloir sur les principes de la justice et de la liberté. Un ecclésiastique est un citoyen, et aucun citoyen ne peut être soumis à des peines pour ses discours ; il est absurde de faire une loi uniquement dirigée contre les discours des ministres de l'Eglise. J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus zélés partisans de la liberté ; ils appuieraient eux-mêmes mes observations, s'il n'était pas question des affaires religieuses.

 

Ces sentiments, je n'hésite pas à le dire, étaient ceux de la majorité des vrais révolutionnaires ; s'il leur arriva jamais de frapper sur la religion, c'est que derrière cette figure auguste se cachaient alors l'hypocrisie et l'athéisme aristocratique.

Il importe aussi de savoir qu'à cette époque la plupart des démocrates étaient encore royalistes. Marat, malgré ses boutades contre Louis XVI, engageait fort à le conserver sur le trône :

J'ignore, disait-il, si les contre-révolutionnaires nous forceront à changer la forme du gouvernement ; mais je sais bien que la monarchie très limitée est celle qui nous convient le mieux aujourd'hui, vu la dépravation et la bassesse des suppôts de l'ancien régime, tous si portés à abuser des pouvoirs qui leur sont confiés. Avec de tels hommes une république fédérée dégénérerait bientôt en oligarchie. On m'a souvent représenté comme un mortel ennemi de la royauté, et je prétends que le roi n'a pas de meilleur ami que moi. Ses mortels ennemis sont ses parents, ses ministres, les prêtres factieux et autres suppôts du despotisme ; car ils l'exposent continuellement à perdre la confiance du peuple, et ils le poussent par leurs conseils à jouer la Couronne, que j'affermis sur sa tête en dévoilant leurs complots, et en le pressant de les livrer au glaive des lois.

Quant à la personne de Louis XVI, je crois bien qu'il n'a que les défauts de son éducation, et que la nature en a fait une excellente pâte d'homme, qu'on aurait cité comme un digne citoyen, s'il n'avait pas eu le malheur de naître sur le trône. Tel qu'il est, c'est, à tout prendre, le roi qu'il nous faut. Nous devons bénir le ciel de nous l'avoir donné ; nous devons prier de nous le conserver : avec quelle sollicitude ne devons-nous pas le retenir parmi nous ! Je vais lui donner une marque d'intérêt qui vaudra mieux que le serment de fidélité prescrit par l'Assemblée traîtresse, et dont on ne suspectera pas la sincérité, car je ne suis pas flagorneur. On sait que les courtisans contre-révolutionnaires maudissent tout haut la bonhomie de Louis XVI, qu'ils regardent comme un obstacle à la réussite de leurs projets désastreux : eh bien ! cette bonhomie, devenue la qualité la plus précieuse du monarque, est à mes yeux d'un si grand prix, qu'une fois que la justice aura son cours, je ferai des vœux pour que Louis XVI soit immortel.

 

Les conseils un peu durs que l'Ami du peuple se permettait de donner à Louis XVI n'étaient dans son idée que des marques d'estime et d'intérêt. Il est plus difficile de pénétrer à cet endroit les sentiments de Robespierre. Voici néanmoins une leçon de convenance donnée par lui à l'Assemblée nationale, et dans laquelle, tout en l'engageant à modérer ses témoignages de déférence extérieure, il paraît admettre le principe de la royauté :

Il faut, dit-il, rendre au roi un hommage noble et digne de la circonstance. Il reconnaît la souveraineté de la nation et la dignité de ses représentants, et sans doute il verrait avec peine que l'Assemblée nationale, oubliant cette dignité, se déplaçât tout entière. Je ne m'éloigne pas de la proposition de M. Lameth, je me borne à une légère modification. Il vous a proposé de remercier le roi ; mais ce n'est pas de ce moment que l'Assemblée doit croire à son patriotisme, elle doit penser que depuis le commencement de la Révolution il y est resté constamment attaché. Il ne faut donc pas le remercier, mais le féliciter du parfait accord de ses sentiments avec les nôtres.

 

Il était même arrivé à quelques écrivains du parti démocratique d'en appeler à Louis XVI contre l'Assemblée nationale. Loustalot engageait le roi à faire usage du veto suspensif que lui accordait la Constitution pour paralyser l'effet des lois dictées par l'aristocratie bourgeoise : ç'aurait été le moyen de rendre quelque popularité à un pouvoir affaibli. La vérité est que ces écrivains attachaient alors peu d'importance à la forme du gouvernement. Le roi était en outre, à leurs yeux, l'otage de la Révolution. De là les efforts du peuple pour le retenir à Paris et l'espèce d'émeute qui éclata, quand Louis XVI voulut, pour des motifs qu'il est difficile d'éclaircir, se rendre à Saint-Cloud. Point de départ ! — Ainsi, les révolutionnaires tenaient à garder le roi ; tandis que des hommes d'un radicalisme beaucoup plus douteux, Brissot, Pétion, Buzot, étaient alors pour la République.

J'ai parlé ailleurs des doctrines religieuses de la Révolution ; je dois dire un mot de ses doctrines économiques. Il y avait deux écoles : la première résumait ainsi ses tendances : Honorables indigents ! malgré les injustices et les dédains de la classe opulente, contentez-vous de lui avoir inspiré un moment la terreur. Persévérez dans vos travaux ; ne vous lassez point de porter le poids de la Révolution ; elle est votre ouvrage ; son succès dépend de vous ; votre réhabilitation dépend d'elle. N'en doutez pas, vous rentrerez un jour, et peut-être bientôt, dans le domaine de la nature, dont vous êtes les enfants bien-aimés. Vous y avez tous votre part. Oui, vous devez tous devenir propriétaires un jour, mais pour l'être, il vous faut acquérir des lumières que vous n'avez pas. C'est au flambeau de l'instruction à vous guider dans ce droit sentier, qui tient le juste milieu entre vos droits et vos devoirs.

Honorables indigents ! qui ne reconnaîtrait à ce langage une magnifique réparation des inégalités sociales ? Messeigneurs les pauvres ! Cette école voulait l'augmentation du bien-être individuel par le travail, par des lois justes, par la transformation régulière du travailleur économe en propriétaire éclairé.

L'autre tradition à la tête de laquelle se plaça l'ancienne loge maçonnique des Amis de la Vérité, contenait en germe la doctrine du communisme socialiste, moins les mots qui n'étaient pas encore trouvés : elle réclamait, comme une conséquence de la Révolution, la propriété pour tous. Cette proposition, quoique confuse, déplut aux jacobins, qui accusèrent les Amis de la Vérité de vouloir la loi agraire : on n'avait pas alors d'autre tenue pour désigner une répartition égale de la richesse publique. Le sort de la classe ouvrière était, aux deux peints de vue, l'objet d'une active sollicitude. Dans la presse, un homme s'occupait ardemment du rapport des questions politiques à la question du travail et des salaires ; c'était Marat. L'Ami du Peuple devait sans doute à ces articles, où il osait se parer fièrement des guenilles de la misère, une influence que d'autres feuilles beaucoup mieux rédigées n'acquéraient pas alors. Il revêtit le sac et le cilice de la classe déshéritée pour laquelle il réclamait des droits, des soulagements et une justice. Le dédain avec lequel les écrivains royalistes parlaient de la classe inférieure l'entraînait quelquefois à se faire leur avocat officieux. Voici l'un de ces plaidoyers !

Toute la canaille anti-révolutionnaire s'est accordée à traiter de brigands les citoyens de la capitale armés de piques, de lances, de haches, de bâtons ; c'est une infamie : ils faisaient partie de l'armée parisienne. Aux yeux des hommes libres, ils n'étaient pas moins soldats de la patrie que les citoyens en uniforme ; et aux yeux du philosophe, ils étaient la fleur de l'armée. Je le répète, la classe des infortunés, que la richesse insolente défigure sous le nom de canaille, est la partie la plus saine de la société ; la seule qui, dans ce siècle de boue, aime encore la vérité, la justice, la liberté ; la seule consultant toujours le simple bon sens, et s'abandonnant aux élans du cœur, ne se laisse ni aveugler par les sophismes, ni séduire par les cajoleries, ni corrompre par la vanité ; la seule qui soit inviolablement attachée à la patrie, et dont maître Motier (Lafayette) n'eût jamais fait de cohortes prétoriennes. Lecteurs irréfléchis, qui voudriez savoir pourquoi la classe des infortunés serait la moins corrompue de la société, apprenez que, forcée de travailler continuellement pour vivre, et n'ayant ni les moyens ni le temps de se dépraver, elle est restée plus près que vous de la nature.

 

Les ennemis de la Montagne ont attribué à un tel langage des intentions blâmables ; pour moi, j'aime mieux y voir le respect de l'honnête homme envers le malheur. L'impartialité de l'histoire consiste à présumer plutôt le bien que le mal ; l'écrivain qui tient alors dans ses mains la balance des paroles et des actions éprouve, en jetant l'indulgence et le pardon sur les hommes trop tôt décriés, une des plus vives jouissances de Dieu.

Mirabeau mort, plusieurs membres de l'Assemblée nationale se disputèrent son influence. Robespierre, qu'on avait surnommé la chandelle d'Arras, par allusion au flambeau qui venait de s'éteindre, n'avait dans son éloquence ni l'éclat ni la chaleur de Mirabeau : mais la Providence se sert quelquefois d'une petite lumière pour éclairer les nations. Cette parole qu'on affectait de rabaisser était d'ailleurs nette, solide, carrément taillée dans la substance même de l'idée. Malgré ces qualités rares, l'éloquence de Robespierre fût demeurée stérile, si la contradiction et la lutte ne l'eussent fécondée à temps. La première fois qu'elle se fit jour comme par secousses, ce fut a propos du droit de pétition. L'orateur s'écriait : Plus un homme est faible et malheureux, plus il a besoin du droit de pétition ; et c'est parce qu'il est faible et malheureux que vous le lui ôteriez ! Dieu accueille les demandes non seulement des plus malheureux des hommes, mais des plus coupables. Robespierre fut soutenu par l'abbé Grégoire :

Le mot pétition signifie demande. Or, dans un état populaire, que peut demander un citoyen quelconque qui rende le droit de pétition dangereux ? Ne serait-il pas étrange qu'on défendît à un citoyen non actif de provoquer des lois utiles, qu'on voulût se priver de ses lumières ? Qu'on ne dise pas qu'il n'y a de citoyens non actifs que les vagabonds. Je connais à Paris des citoyens qui ne sont pas actifs, qui logent à un sixième, et qui sont cependant en état de donner des lumières, des avis utiles. L'assemblée murmure ; les tribunes applaudissent. Le parti des royalistes constitutionnels voulait refuser au malheureux la faculté de faire entendre ses plaintes ; il niait à la brebis qu'on égorge le droit de geindre sous le couteau. Robespierre reparut trois fois à la tribune au milieu de la rage des modérés : Je demande, s'écria-t-il, je demande à monsieur le président que l'on ne m'insulte pas continuellement autour de moi, lorsque je défends les droits les plus sacrés des citoyens. La voix de la sonnette s'enrouait à rétablir l'ordre. Au milieu de ces violences, qui partaient du milieu de la salle, Robespierre était appuyé par les tribunes ; sa parole allait plus loin que l'enceinte législative ; ce qui faisait surtout la force de ce député c'est qu'il s'adressait toujours à la nation.

L'Assemblée était fatiguée ; la longueur et l'immensité de ses travaux, ses dissensions intérieures, son peu de foi dans la Constitution qu'elle venait d'ébaucher, tout la préparait à un dernier sacrifice. Elle avait assez vécu. A plusieurs reprises, quelques-uns de ses orateurs lui avaient proposé de se dissoudre, Robespierre fit une motion plus courageuse encore : il proposa à l'Assemblée de décréter que ses membres ne pourraient être élus à la prochaine législature. On a voulu donner à cette démarche des intentions de politique occulte ; je n'y crois pas. L'Assemblée constituante, malgré ses défauts et ses passions, avait du moins une qualité héroïque, dont elle fit preuve dans toutes les occasions : c'était le désintéressement. Robespierre s'adresse uniquement à cette générosité bien connue : Ceux qui fixent les destinées des nations, s'écrie-t-il, doivent s'isoler de leur propre ouvrage. Sans rabaisser la mission de l'Assemblée, ni ses lumières, il ose lui rappeler que la source de toute grandeur et de toute inspiration est dans le sentiment général : Je pense, dit-il, que les principes de la Constitution sont gravés dans le cœur de tous les hommes et dans l'esprit de la majorité des Français ; que ce n'est point de la tète de tel ou tel orateur qu'elle est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous a précédés et qui nous a soutenus ; c'est à la volonté de la nation qu'il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l'influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment. Ce jour, la conscience d'un seul fut la conscience de tous.

L'Assemblée décrète, à la presque unanimité, la proposition de Robespierre Quelques historiens ont avancé que si la Constituante ne s'était pas détruite elle-même, il n'y aurait pas eu de république : pour moi, qui, sous la transparence des faits, aperçois constamment l'intervention d'un dessein immuable et supérieur, je ne puis croire à ces arrangements de la politique humaine. Il fallait que la Révolution se fît et qu'elle épuisât toutes ses conséquences : le trône était un obstacle à sa marche, elle le franchit ; l'Assemblée nationale aurait eu beau renaître sous un autre nom, qu'elle n'eût point empêché la monarchie de courir à sa perte.

Il n'y avait plus guère de discussion à laquelle Robespierre ne mêlât sa parole obstinée. Il s'était formé à Paris une société d'Amis des Noirs qui travaillaient à l'abolition de l'esclavage et de la traite. Quand la question des colonies s'agita devant l'Assemblée nationale, Grégoire, qui était membre de cette société philanthropique, éleva la voix en faveur des hommes de couleur. Malouet déclara que si l'Assemblée persistait à vouloir élever un trophée à la philosophie, elle devait s'attendre à le composer des débris de vaisseaux et du pain d'un million d'ouvriers. Le tour de Robespierre était venu : jamais il ne se montra plus dépouillé de l'égoïsme des intérêts. S'il fallait, s'écria-t-il, s'il fallait sacrifier l'intérêt ou la justice, il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe. Dès le moment où, dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre déshonneur. — Nombreux murmures ; l'orateur continue impassible.

L'intérêt suprême de la nation et des colonies est que vous ne renversiez pas, de vos propres mains, les bases de la liberté ! Périssent les colonies ! — Nouvel orage dans la salle — s'il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre indépendance. Je le répète, périssent les colonies ! si les colonies veulent, par des menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts. Je déclare que nous ne leur sacrifierons ni la nation, ni les colonies, ni l'humanité entière. Périssent les colonies ! ce cri est le sublime de la conscience. Mirabeau écoutant parler Robespierre à l'Assemblée nationale murmurait à demi-voix : Cet homme ira loin ; car il croit tout ce qu'il dit. La foi, une foi inébranlable aux idées de la Révolution, voilà en effet tout le secret de sa force. Devant cet esprit rigide, les hommes, les intérêts, les événements n'étaient rien, il n'y avait que les doctrines qui vécussent.

La nation était sans clergé, elle allait se trouver sans armée : les temples vides, les frontières ouvertes. Ces inconvénients étaient liés au travail de destruction et de recomposition qui s'opérait alors dans les entrailles de la société. La discipline militaire était à reconstruire sur de nouvelles bases. Les partisans de l'immobilité voulaient, au contraire, qu'on conservât les abus de l'ancien système. Ce fut encore Robespierre qui domina toute la discussion : Législateurs, dit-il, gardez-vous de vouloir avec obstination des choses contradictoires, de vouloir établir l'ordre sans justice. Ne vous croyez pas plus sages que la raison, ni plus puissants que la nature. On avait parlé de lier les soldats à l'ancien régime militaire par un serment sur l'honneur. Quel est, s'écria-t-il, cet honneur au-dessus de la vertu et de l'amour de son pays ? Je me fais gloire de ne pas connaître un pareil honneur. L'orateur proposait le licenciement de l'armée. Un membre du côté droit, Cazalès, lui succède à la tribune et injurie brutalement le discours de Robespierre qu'il traite de diatribe calomnieuse : Ici des cris à l'ordre ! à l'Abbaye ! un vacarme horrible du côté gauche. — Le souffle des hommes forts se reconnaît à cela, qu'il soulève des orages.

Cependant les intrigues de la noblesse déchue ne cessaient de circonvenir Louis XVI. Retournons en arrière, car nous avons omis à dessein quelques détails relatifs à la Cour. La garde nationale s'était trouvée plusieurs fois aux prises, dans le château des Tuileries, avec une garde courtisane dont les membres furent surnommés les Chevaliers du Poignard. Ces Don Quichotte de la monarchie avaient excité dans le peuple un mouvement de diversion, durant lequel ils espéraient sans doute faire quelque coup de tête. Le 28 février, le faubourg Saint-Antoine se porte au château de Vincennes et veut en détruire le donjon, ce frère de la Bastille. Lafayette accourt, dissipe le rassemblement et fait une soixantaine de prisonniers qu'il ramène à l'Hôtel de Ville. Au retour de son expédition, œ général apprend que les appartements du roi sont remplis de gens armés de cannes à épée, de pistolets et de poignards. C'étaient des hobereaux et des châtelains qu'on avait appelés de la Bretagne et des provinces méridionales.

Déjà M. Gouvion, major de la garde nationale, avait prévenu le roi. Louis XVI ayant demandé pourquoi plus de quatre cents personnes se trouvaient ainsi rassemblées dans son château avec des armes secrètes, on lui répondit que la noblesse, effrayée de l'événement de Vincennes, s'était ralliée autour de sa majesté pour la défendre. Il désapprouva, mais faiblement, le zèle indiscret de ces messieurs. La garde les fouillait, les désarmait, les huait, les chassait, quand Lafayette arriva, qui termina cette jonglerie de dévouement provincial par une complète déroute. Le général tança fort rudement les ducs de Villequier et de Duras, que son ordre du lendemain qualifia de chefs de la domesticité du château. Cette scène, plus ridicule que terrible, n'indiquait sans doute pas un plan de contre-révolution très redoutable ; mais elle se liait à des mouvements royalistes sur la frontière.

La ligue des puissances étrangères appuyait ouvertement l'émigration. La France répondit à ces hostilités sourdes par la dignité de son maintien : elle avait sacrifié à la Révolution jusqu'à cette ardeur conquérante, qui était un des apanages de la race celtique. Les bras ouverts sur le monde, elle espérait attirer à ses idées toutes les nations émues. Bien qu'elle crût préluder par son propre bonheur au bonheur des autres peuples de la terre, elle s'était même interdit une propagande active. Il est vrai que les vieilles monarchies de l'Europe se tenaient sur leurs gardes. Les femmes ne mesurent pas l'étendue des obstacles, et c'est par là qu'elles sont puissantes à oser : Théroigne voyait avec frémissement le pays où elle était née, sa bonne ville de Liège, sous le joug des préjugés ; elle résolut, un peu follement, de courir les chances d'une tentative en faveur des principes révolutionnaires. Ce rôle lui souriait ; hirondelle du printemps de la liberté, elle allait annoncer aux peuples du Nord que le moment de soulever les glaces du despotisme était venu.

Peut-être s'exagérait-elle — Théroigne était toujours femme — ses moyens d'influence ; elle comptait secrètement sur ses yeux. noirs, sur sa taille de fée, sur sa main petite et d'une perfection incroyable, pour gagner le cœur du peuple. Elle avait une éloquence naturelle et toute débordante ; son babil amusait, charmait, tournait les têtes ; c'est ainsi qu'elle avait désarmé le régiment de Flandre. Théroigne était partie avec Bonne-Carrère, secrétaire au club des Jacobins ; ils arrivèrent à Bruxelles et dans le pays de Liège. Jusqu'ici tout allait bien : mais nos zélés émissaires étaient suivis à la piste par deux Français, dont les projets masqués éventèrent le complot. Carrère fut assez heureux pour s'évader ; Théroigne tomba. entre les mains de l'Autriche. La malheureuse fut conduite à Vienne, dans la forteresse de Kulstein, sous la double accusation de propagande et de régicide ; on entendait ainsi flétrir la conduite qu'avait tenue Théroigne à Versailles, dans les journées d'octobre. Cette héroïque fille, si horriblement décriée pour ses mœurs, s'était renouvelée dans l'amour de la Révolution.

Avant son départ de Paris, elle n'avait plus que de chastes rapports avec les principaux meneurs ; Théroigne faisait sa société intime du rigide abbé Sieyès et du républicain Gilbert Romme, une espèce de quaker, affectant la plus austère modestie, la malpropreté même, et d'une figure à faire peur. Ce Romme était un métaphysicien obscur, un alchimiste politique, dont les dissertations bizarres s'échappaient comme les fumées d'un cerveau malade. Rien n'était plus amusant que de voir la petite Théroigne l'écouter d'un air grave et renchérir encore sur la mysticité de son maître, dans son aimable jargon moitié flamand, moitié français : ils travaillaient ainsi l'un et l'autre à la découverte de la nouvelle pierre philosophale. Cette robe de puritanisme convenait mieux à Théroigne que ses parures de courtisane, elle les vendit avec ses meubles et ses bijoux, et jeta tout dans le tronc de la patrie. A Kulstein, au milieu du silence et de l'obscurité, les idées, les destins, les mouvements de la France, pesaient sur son âme opprimée. Elle subit plusieurs mois d'une captivité très dure.

Cependant Louis XVI ne pouvait se consoler des pertes que faisait chaque jour son autorité souveraine. La reine lui soufflait secrètement la haine et le mépris de la Constitution ; elle ne cessait de mettre sous ses yeux l'inutilité des sacrifices offerts à l'opinion dominante, ses continuelles alarmes pour son fils, les désordres renaissants, les conseils de Mirabeau épouvanté de la destruction de l'autorité royale, ou payé pour tenter de la rétablir ; toutes ces chicanes faisaient impression sur l'esprit du faible monarque. Il n'avait cessé d'entretenir depuis quelques mois une correspondance secrète avec les Cours étrangères. Louis XVI intriguait, intriguait, intriguait. Depuis longtemps il cherchait un endroit du royaume, d'où lui et sa famille puissent communiquer en sûreté avec lies puissances du Nord et dicter des lois à l'Assemblée nationale. Il lui fallait en outre un homme dévoué qui entrât dans le complot et une armée qui servît de point d'appui pour réagir sur la Révolution.

M. de Bouillé, l'impitoyable héros de Nancy, avait été chargé de réunir sous son commandement des troupes autour de la forteresse de Montmédy. C'est là que, toutes réflexions faites, le roi et la famille royale avaient décidé de se rendre. On touchait par ce point aux mouvements militaires de l'Autriche. De cette manière tout était sauvé : la Cour n'était plus séparée de son rêve flatteur que par la distance qui éloigne Paris de la frontière. Des préparatifs de départ furent concertés dans le plus grand mystère ; ce n'était pas une légère entreprise que d'enlever sans bruit le trousseau de la reine, ses parures, ses bijoux favoris et tout ce monde de coquetterie féminine, dont le poids et le volume compliquaient la difficulté des issues. Il y eut bien du temps consumé dans ces apprêts de fuite ; la famille royale crut enfin n'avoir rien oublié, rien négligé pour s'ouvrir clandestinement le chemin du triomphe ou de l'exil, elle n'avait oublié que le dessein caché dans les événements qui les empêche de se retourner contre eux-mêmes ; la prudence des rois est mise en défaut dans ce cas-là comme celle des autres hommes, et leurs projets échouent contre l'inflexible volonté de Dieu.

Quelques bruits d'évasion se répandirent bien dans la ville ; il y avait, disait-on, depuis quelques jours aux Tuileries des mouvements inusités ; Lafayette et Bailly furent avertis par lettres de se tenir sur leurs gardes ; mais la parole du roi, dans laquelle on avait encore confiance, dissipait tous les soupçons, et couvrait comme d'un voile les préparatifs du château. Un homme qui s'était donné le rôle de la prophétesse Cassandre, Marat seul veillait dans la presse :

C'est un fait constant, écrivait-il, que, le 17 de ce mois une personne anciennement attachée au service du roi l'a surpris fondant en larmes dans son cabinet, et s'efforçant de cacher ses pleurs à tous les regards. D'où venait cette affliction ? De ce que, la veille, on avait tenté de le faire fuir ; car on veut, à toute force, l'entraîner dans les Pays-Bas, sous prétexte que sa cause est celle de tous les rois de l'Europe, et dans l'espoir qu'une contre-révolution soudaine sera aussi facile en France que dans les provinces belges. Avant quinze jours, dit hier Bergasse, l'Assemblée nationale sera dissoute. Ce qui afflige Louis I, ce sont les assauts multipliés que lui livre sa famille, et surtout l'Autrichienne, pour le déterminer à une démarche dont il prévoit les suites funestes.

Obsédé sans relâche, il ne peut se résoudre à étouffer la voix du sang et de la nature, il frémit à l'aspect de tous les malheurs prêts à fondre sur sa Maison s'il était assez faible pour se déshonorer par une fuite criminelle, au mépris de tant de serments. Il s efforce de résister aux instances d'une femme perfide, qui sera toute sa vie l'ennemie mortelle des Français. Pour triompher de sa résistance, on change l'attaque ; on s'efforce de l'intimider sur la perte de sa couronne et même de sa vie ! On affecte de lui rappeler les derniers moments de Charles Ier. Que doit-il résulter de cette pénible lutte entre le monarque et d'infâmes courtisans ? La guerre civile ; et un instant suffit pour la décider : vous êtes assez imbéciles pour ne pas prévenir la fuite de la famille royale. Je suis las de vous le répéter, insensés Parisiens ; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs ; gardez-les avec soin ; renfermez l'Autrichienne, son beau-frère et le reste de sa famille. La perte d'un seul jour peut être fatale à la nation, et creuser le tombeau à trois millions de Français.

 

De son côté, M. de Bouillé échelonnait des détachements sur la route, aux environs de Montmédy. Comme il fallait un motif à ces dispositions, il prit celui de protéger la caisse destinée au paiement de ses troupes. Nous attendons un trésor, répondaient les cavaliers au bourgeois que la présence des uniformes intriguait. — Ce trésor, comme on sait, c'était le roi et la famille royale.

Louis XVI ne négligeait aucun masque pour dissimuler ses desseins : il avait promis d'assister, avec la reine, et une députation de l'Assemblée nationale, le jeudi suivant, à la procession de la fête Dieu ; pressé de donner une déclaration de ses sentiments sur la Révolution aux puissances étrangères, il chargea Montmorin de leur écrire que le roi des Français était heureux et libre ; à Lafayette, il réitéra des assurances positives, solennelles, qu'il ne partirait pas. Dans la nuit du 20 au 21 juin, Paris dormait tranquille ; la confiance de Bailly et du général chargé de veiller sur les Tuileries était parfaite. La Cour aurait-elle renoncé à ses ténébreux projets ? Le remords, la honte, la crainte, auraient-ils arrêté ce roi fugitif sur le bord de l'abîme ? Espérons.

Le lendemain 21, un bruit courut avec le jour de quartier en quartier : Il est parti ! Consternation et stupeur. La royauté, si peu crainte sur le trône, se montrait redoutable par son absence. Le mystère, l'inconnu qui avait présidé à ce départ, redoublaient les alarmes. On assurait que les portes avaient été fidèlement gardées toute la nuit : le roi n'était pourtant de grosseur à passer invisible. Tout était obscur dans cette fuite, les intentions, les moyens. Qu'y avait-il à craindre ? Où était le danger ? Existait-il une mine sous ce départ inquiétant ? et par quel côté éclaterait-elle ? Cependant les citoyens s'abordent, se rassemblent : Eh bien ! vous savez la nouvelle ? — Voilà donc comme il nous trompait ! — L'honnête homme ! — C'est infâme ! — Mais ses serments ? — Trahison et mensonge ! — Fiez-vous donc aux rois ! — C'est ainsi qu'ils sont tous. — Il a sans doute, en partant, organisé la guerre civile. ? — Je le crains. D'autres visages plus sombres se montraient avec l'apparence du calme et du sang-froid : Qu'avez-vous donc à vous troubler ainsi ? Un roi de moins, peu de chose ! Cela ne vaut pas la peine de faire tant de bruit. Des rois, nous le sommes tous. Depuis notre Révolution, la monarchie n'était plus qu'un fantôme ; le fantôme s'est évanoui. Ce n'est pas le moment d'avoir peur ; signifions, au contraire, nos volontés par la force des piques.

Tous les partis se disputaient la situation ; les modérés tenaient un autre langage : Qu'allons-nous devenir ? Pourquoi, au lieu de faire le bonheur de la France par des réformes sages et graduelles, s'est-on jeté aussi inconsidérément dans tous ces systèmes nouveaux, qui ont mis la division entre la nation et le roi, entre tous les Ordres de la société ?Tant mieux, nous aurons la république, répondaient les sombres figures. Au milieu de ces conversations agitées, la ville conservait un calme imposant et fier. Tout le monde s'accordait à regarder la fuite du roi comme une abdication furtive et honteuse : Le roi parti, disaient les groupes, c'est le peuple qui succède. Vive le roi ! Montrons de la dignité, de la grandeur ; écrasons nos ennemis sous la sagesse de notre conduite.

Toutefois les soupçons erraient vaguement sur les nobles de Cour, sur les prêtres, sur les ministres, sur Lafayette et sur Bailly : Cette fuite n'est pas naturelle, disait-on ; il faut que le général ait mis ses mains dans le complot. — Imprudent ou traître, cet homme est coupable. — Je réponds sur ma tête de la personne du roi ! disait, à qui voulait l'entendre, M. de Lafayette, le jour du départ pour Saint-Cloud. — Général, vous avez prononcé votre arrêt. Tous les citoyens ne s'arrêtaient point à délibérer sur les places, devant les portes des maisons, au coin des rues les gardes nationaux s'arment et courent au lieu de rassemblement de leur bataillon ; les autres gagnent leurs clubs ou leurs districts ; la masse des habitants se porte devant la maison commune et devant les Tuileries. Ici une idée subite calme toutes les inquiétudes : cette foule tourmentée tourne d'un seul mouvement ses yeux vers la salle de l'Assemblée nationale : Notre souveraine est là dedans, se dit-elle : Louis XVI peut aller où il voudra.

A dix heures la nouvelle de l'événement du jour fut confirmée par trois coups de canon : ces trois coups retentirent dans les cœurs comme l'annonce de la déchéance de la royauté. On aurait cru que la monarchie devait avoir jeté de profondes racines dans la nation : il n'en était rien. La foule se montra curieuse de visiter les appartements évacués : op y trouve des sentinelles ; on les questionne : Mais par où et comment a-t-il pu fuir ? comment ce gros individu royal, qui se plaint de la mesquinerie de son logement, est-il venu à bout de se rendre invisible aux factionnaires, lui dont la corpulence devait obstruer tous les passages ?Nous ne savons que répondre, disent les soldats de garde. Les visiteurs insistent : Vos chefs étaient du complot... Et tandis que vous étiez à vos postes, Louis XVI quitte le sien à votre insu et tout près de vous. — Nous ne savons.

Au même instant Lafayette s'avançait à cheval, sans escorte, au milieu d'une foule prodigieuse, vers l'Hôtel de Ville. La tranquillité semblait peinte sur son visage. A la place de Grève l'accueil fut terrible : Lafayette pâlit. Une seule chose le sauva dans ces conjonctures difficiles : il était honnête. Complice, non ; dupe, oui. On n'a qu'à regarder sur les bustes le front bas et découronné de ce héros des deux mondes pour se convaincre phrénologie à part) de la faiblesse de ses moyens de défense morale : un tel homme était incapable de réagir sur les complots de la Cour : chevaleresque, il n'en appelait qu'à ses serments et à son épée. Entouré de tout ce monde, il débuta par une plaisanterie : Chaque citoyen, dit-il, gagne vingt sous de rente par la suppression de la liste civile. Les soupçons, ni les colères ne se déridaient point. Des hommes, des femmes se lamentaient sur le malheur qui venait d'arriver : Si vous appelez cela un malheur, reprit Lafayette, je voudrais bien savoir quel nom vous donneriez à une contre-révolution qui vous priverait de votre liberté. Son sang-froid et sa présence d'esprit le mirent hors de danger ; la famille royale, en prenant la fuite, avait prévu, charitablement, que M. de Lafayette serait massacré par le peuple ; elle fut encore une fois démentie.

Retournons aux Tuileries : la foule s'était emparée du château ; tout ce luxe royal, toute cette pompe, qui avaient si longtemps soumis les respects, ne faisaient plus qu'irriter les dédains. Le peuple, dit Prudhomme, se montrait soûl du trône... Le portrait du roi fut décroché de sa place d'honneur et suspendu à la porte ; une fruitière prit possession du lit d'Antoinette pour y vendre des cerises, en disant : C'est aujourd'hui le tour de la nation de se mettre à son aise. Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiffât d'un bonnet delà reine ; elle le foula aux pieds avec indignation et mépris. On respecta davantage le cabinet d'éludé du dauphin... Le peuple aime les enfants, lui qui a leur candeur, avec la force de plus.

La ville offrait un autre spectacle. La force nationale armée se déployait en tout lieu d'une manière imposante, comme au 14 juillet. Le peuple, masqué depuis quelque temps par les uniformes, trouait partout la résistance bourgeoise ; les bonnets de laine, origine du bonnet rouge, reparurent, éclipsèrent les bonnets d'ours. Un brasseur, le gros Santerre, enrôlait pour sa part deux mille piques de son faubourg. Les femmes disputaient aux hommes la garde des portes de la ville, en leur disant : C'est nous qui avons amené le roi à Paris ; c'est vous qui l'avez laissé évader. — Mesdames, ne vous vantez pas tant, vous ne nous aviez pas fait là un grand cadeau. Ainsi l'ironie populaire ne cessait de ronger les bases du trône vacant.

La royauté déchue montrait encore par toute la ville sa figure et ses armes ; on les effaça. A la Grève on fit tomber en morceaux le buste de Louis XVI, qu'éclairait la célèbre lanterne à laquelle on avait pendu les ennemis de la dévolution. Quand donc, s'écrie Prudhomme, quand donc, le peuple se fera-t-il justice de tous ces rois de bronze, monuments de notre idolâtrie ! Rue Saint-Honoré on exécuta dans la boutique d'un marchand une tête de plâtre à la ressemblance de Louis XVI, dans un autre magasin, on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de papier, signe terrible de l'aveuglement dont la Providence entoure les yeux des rois qu'elle condamne à mort ! Les mots de roi, reine, royale, Bourbon, Louis, Cour, Monsieur, frère du roi furent arrachés partout sur les tableaux et les enseigner. Le Palais-Royal devint le Palais d'Orléans. Les couronnes peintes furent proscrites. La gaieté française jetait à pleines mains son gros sel : comme on effaçait partout ces emblèmes, le peuple remarqua rue de la Harpe une enseigne au Bœuf couronné, l'allusion fut tout de suite saisie ; on détruisit l'image. Les promeneurs lisaient dans les Tuileries cette affiche triviale :

On prévient les citoyens qu'un gros cochon s'est enfui des Tuileries, on prie ceux qui le rencontreront de le ramener à son gîte ; ils auront une récompense modique. La motion suivante fut faite en plein vent au Palais-Royal : Messieurs, il serait très malheureux, dans l'état actuel des choses, que cet homme perfide nous fût ramené : qu'en ferions-nous ? Il viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont parle Homère. Si on le ramène, je fais la motion qu'on l'expose pendant trois jours à la risée publique, le mouchoir rouge sur la tête ; qu'on le conduise ensuite par étape jusqu'aux frontières, et qu'arrivé là on lui donne du pied au cul. Qui n'entend éclater ici ls rire de Camille Desmoulins, cet ancien rire gaulois ? La royauté, par sa mauvaise foi, s'était tellement déconsidérée et était descendue si bas, que le peuple marchait sur elle avec des huées. Un piquet de cinquante lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries, portant pour bannière un écriteau, sur lequel on lisait :

Vivre libre ou mourir.

Louis XVI, s'expatriant,

N'existe plus pour nous.

Apercevez-vous roulant, dans la direction de la Champagne, un tourbillon de poussière ; le nuage s'entr'ouvre par instant ; il en sort une grosse berline. et un cabriolet de suite. Cela s'avance assez vite, quoique pesamment ; les chevaux soufflent et suent ; la route est belle et jusqu'ici déserte. Des courriers en livrée chamois filent devant et derrière la voiture. Qui voyage dans des circonstances si critiques avec ce train inusité ? De par le roi, laissez passer madame la baronne de Korf, qui se rend à Francfort avec ses deux enfants, une femme, un valet de chambre et trois domestiques. — Un gros homme, en habit gris de fer, coiffé d'un chapeau rond qui lui cache presque tout le visage, emplit un des coins de la voiture, et étouffe. La chaleur est extrême. La baronne de Korf, quoique selon toute probabilité, femme d'un riche banquier de Francfort ne donne aux relais que des pourboires ordinaires. Nul, du reste, ne prête trop d'attention à cette épaisse machine roulante qui rappelle un peu par la forme l'idée de l'arche de Noé : seulement l'arche devait préserver au déluge universel une famille choisie, tandis que ce grand coche entraîne toute une dynastie royale au fond de l'abîme.

Dès l'instant où le départ du roi fut connu, l'Assemblée nationale sentit que le poids de la Couronne retomba i t tout entier sur elle, et elle se montra digne de la porter dans ces circonstances difficiles. Louis XVI avait fui dans la Révolution une ennemie et une rivale. Depuis quelque temps, l'oint du Seigneur avait été rejeté pour son aveuglement, et une nouvelle force avait été installée à sa place ; Dieu sacre les événements comme il sacre les hommes. L'Assemblée imagina une fiction pour couvrir l'inviolabilité du pouvoir souverain : Le roi, dit-elle, a été enlevé. C'était peut-être conserver la royauté, mais c'était en faire un mannequin, derrière lequel s'exercerait à l'avenir la puissance réelle du pays. Après avoir pris toutes les dispositions pour faire. face aux circonstances inattendues où elle se trouvait engagée, avoir donné ses instructions aux hommes dont elle avait besoin pour agir, avoir refusé par délicatesse d'ouvrir une. lettre adressée à la reine et trouvée dans ses appartements, l'Assemblée passa majestueusement à l'ordre du jour. L'effet de cet ordre du jour fut prodigieux : la royauté venait de tomber silencieusement dans l'oubli. Au moment où la Cour s'était éloignée du château, elle avait cru laisser derrière elle la guerre civile ; il lai semblait qu'un trône ne s'ébranlait pas, — par la fuite même, — sans tout remuer dans le pays. L'orage aurait été du moins une consolation pour les fugitifs : la reine surtout espérait courroucer son peuple ; elle n'eut pas même cet honneur. On passa.

Lecture fut donnée du manifeste que Louis XVI décochait contre la nation, par-dessus l'épaule, et en fuyant comme le Parthe qui lance sa flèche. Un passage de cette curieuse diatribe souleva surtout les murmures et les risées. Le roi, disait-il, cédant au vœu manifesté par l'armée des Parisiens, vint s'établir avec sa famille au château des Tuileries. Rien n'était prêt pour le recevoir ; et le roi, bien loin de trouver les commodités auxquelles il était accoutumé dans ses autres demeures, n'y a pas même rencontré les agréments que se procurent les personnes aisées. Cet égoïsme royal, qui consultait si fort ses aises, parut révoltant, dans un moment surtout où la nation s'imposait tous les genres de sacrifices. On fut également choqué des aveux du prince : Louis XVI, depuis l'ouverture des états généraux, avait tenu cachée derrière ses protestations et ses serments publics, une pensée secrète, qui n'était rien moins que favorable à la Révolution. L'Assemblée nationale se déclara en permanence pour se donner la force d'une volonté et d'une action continue. Les clubs s'agitaient : celui des Cordeliers réclamait hautement la République. Marat vomissait des flammes :

Citoyens, s'écriait-il, amis de la patrie, vous touchez au moment de votre ruine. Un seul moyen vous reste pour vous retirer du précipice où vos dignes chefs vous ont entraînés, c'est de nommer à l'instant un chef militaire, un dictateur suprême ; pour faire main basse sur les principaux traîtres connus. Vous êtes perdus sans ressource, si vous prêtez l'oreille à vos chefs actuels qui ne cesseront de vous cajoler et de vous endormir jusqu'à l'arrivée des ennemis devant vos murs. Que dans la journée le tribun soit nommé, faites tomber votre choix sur le citoyen qui vous a montré jusqu'à ce jour le plus de lumière, de zèle et de fidélité.

 

Les autres Cordeliers, Desmoulins, Danton, Fabre d'Eglantine, parlaient du ci-devant roi comme d'un transfuge qui avait signé lui-même son ostracisme : Je voulais, disait Camille, écrire le nom de l'huître royale sur sa coquille : mais elle m'a devancé en prenant la fuite. Il n'en était pas de même aux Jacobins : ces derniers avaient pris le nom d'Amis de la Constitution ; il y avait parmi eux des membres dévoués au maintien de la monarchie. Ce fut pourtant vers ce club que se dirigea l'effort des patriotes. Au tomber de la nuit, Robespierre occupait la tribune. La salle était mélancoliquement éclairée, les visages étaient sombres ; un silence passionné régnait. L'orateur enveloppa sa pensée de certains nuages ; une des forces de Maximilien c'était de porter dans son âme un inconnu, une sorte de statue voilée, qu'il ne découvrait pas entièrement lui-même. Pour la première fois il sépara ouvertement ses opinions et sa conduite de l'Assemblée nationale :

Je sais, ajouta-t-il, qu'en accusant ainsi la presque universalité de mes confrères, les membres de l'Assemblée, d'être contre-révolutionnaires, les uns par ignorance, les autres par terreur, d'autres par ressentiment, par un orgueil blessé, d'autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu'ils sont corrompus, je soulève contre moi tous les amours-propres, j'aiguise mille poignards, et je me voue à toutes les haines ; je sais le sort qu'on me garde ; mais, si dans les commencements de la Révolution, et lorsque j'étais à peine aperçu dans l'Assemblée nationale, si lorsque je n'étais vu que de ma conscience, j'ai fait le sacrifice de ma vie à la vérité, à la liberté, à la patrie ; aujourd'hui que les suffrages de mes concitoyens, qu'une bienveillance universelle, que trop d'indulgence, de reconnaissance, d'attachement, m'ont bien payé de ce sacrifice, je recevrai comme un bienfait une mort qui m'empêchera de voir des maux que je crois inévitables.

 

Ainsi la Providence dérange par instant le bandeau qui dérobe aux réformateurs du genre humain cet avenir sinistre : la ligue, la croix ou l'échafaud.

L'orateur est applaudi par les larmes de son auditoire ; huit. cents personnes religieusement émues se lèvent : Robespierre, nous mourrons tous avec toi !

Cependant les membres du Club de 89, qui s 'étaient séparés, comme nous l'avons vu, des Jacobins, annoncent qu'ils viennent se réunir aux Amis de la Constitution pour conjurer les maux dont la patrie est menacée. Alors Danton : Si les traîtres se présentent dans cette Assemblée, je prends l'engagement formel de porter ma tête sur l'échafaud ou de prouver que la leur doit tomber aux pieds de la nation qu'ils ont trahie. Lafayette entre avec d'autres députés ; Danton s'élance à la tribune, et tonne contre le général des paroles accusatrices. Point de réponse ou, qui pis est, une réponse molle ? évasive, écourtée. Lafayette pâlit, balbutie quelques mots et redescend de la tribune. Depuis cet échec, il n'osa jamais reparaître à la Société des Jacobins.

Comme Paris était beau dans ces jours d'interrègne où il se gouvernait lui-même ! la ville ne cessait de présenter la figure de la tranquillité ; le peuple sentait sa force et se faisait un honneur de la régler ; les spectacles s'étaient rouverts ; les processions de la Fête-Dieu avaient eu lieu comme à l'ordinaire dans les églises ; le commerce et le travail commençaient à reprendre leur cours ; depuis quarante-huit heures que la capitale avait perdu de vue son roi, elle l'avait presque oublié. Ce ne fut pas un des moindres résultats du départ de la souveraineté que d'avoir instruit le pays à se passer d'elle la défection de Louis XVI était jugée par les révolutionnaires un acte d'hypocrisie et de lâcheté. Ainsi quand cet homme jurait au Champ-de-Mars d'être fidèle à la Constitution, il mentait quand il assurait l'Assemblée de la pureté de ses sentiments et de sa confiance envers elle, il mentait ; quand il donnait à la garde nationale sa parole d'honneur de ne point déserter la Révolution, il mentait. Cette fuite misérable acheva de détruire les restes d'idolâtrie que le sentiment public attachait en France à la royauté. On avait autrefois élevé le trône entre le ciel et la terre, comme le lien de Dieu avec les peuples : mais le moyen d'adorer maintenant un trône vide ! Jamais démarche ne fut si imprudente ni si coupable.

Après l'événement du 21 juin, la royauté n'était plus à conserver en France ; elle, était à reconstruire. Les républicains avaient le droit de profiter de la circonstance. : à quoi bon relever ce qui s'était écroulé de soi-même ? Remettant sous les yeux de la nation les maux, les abus, les actes de. mauvaise foi dont le pouvoir monarchique s'était souillé depuis quatorze siècles, ils lui demandaient d'en finir. Citoyens, voulez-vous donc reprendre dans vos murs la trahison et le despotisme ? voulez-vous, suivant la parole énergique de la Bible, remanger ce. que vous avez vomi ?

Mais quel est cet homme que. j'aperçois à cheval sur la route de Varennes, piquant et courant à toute bride ? Une illumination soudaine l'a saisi, une voix, la voix du patriotisme, lui a dit : Cours, tu prendras le roi !Moi, Drouet, le simple fils d'un maître de poste, je prendrai le roi de France !Va, te dis-je ! Et il va, et la terre fuit sous l'élan de sa monture. Cet homme, ce galop, ce vertige, ce tourbillon de poussière, tel est le point mobile dans lequel s'agitent les destinées de la famille royale et du pays. Si la Providence abaisse en ce moment les yeux sur la terre, elle regards cela.

 

 

 



[1] Cette salle était située sur l'emplacement qu'occupent aujourd'hui les maisons n° 36 et 38 de la rue de Rivoli.

[2] Ici les détails de férocité inouïe. On force un boulanger qui passe dans la rue à donner son bonnet ; on eu couvre la tête coupée du malheureux François, qui est ensuite portée de rue en rue, de boutique en boutique, pesée dans les balances. Sa jeune femme, enceinte de trois mois accourt : des monstres lui présentent cette tête à baiser. La malheureuse tombe évanouie, le visage baigné de sang. Son enfant meurt dans son sein. — François avait une boutique près de l'Archevêché ou l'Assemblée nationale tenait encore ses séances. Un assez grand nombre de sacs saisis chez lui firent croire à un système d'accaparement.

[3] Le couvent des Jacobins était situé tout près des Tuileries. La communauté ayant été supprimée en 1790, devint propriété nationale. Elle occupait une superficie de 19.383 mètres. Sur l'emplacement de l'ancienne communauté on a percé la rue qui communique de la rue Saint-Honoré à la rue Neuve-des-Petits-Champs. De plus, la Convention décréta l'établissement en ce lieu d'un marché public qui devait s'appeler du Neuf-Thermidor. Ce marché ne fut commencé qu'en 1809 et terminé en 1810. Jusqu'en 1815 il fut appelé Marché des Jacobins ; mais après cette époque il est dénommé Marché-Saint-Honoré.

[4] La Société siégea d'abord dans le faubourg Saint-Antoine et elle prit la dénomination de Club des Cordeliers lorsqu'elle vint tenir ses réunions dans l'ancien couvent de la rue des Cordeliers dont la communauté fut supprimée en 1790. L'emplacement du couvent est occupé aujourd'hui par le musée Dupuytren et la rue des Cordeliers est devenue la rue de l'Ecole-de-Médecine.

Dans ce club il y avait des individualités fortes et originales : Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fréron, Robert, Hébert, du fameux Père Duchesne, Chaumette, Fabre d'Eglantine, le boucher Legendre, l'utopiste allemand Clootz, dit Anacharsis.

Les orateurs du Club des Cordeliers, plus hardis, plus indépendants que ceux des Jacobins, professaient le radicalisme le plus absolu, ils n'acceptaient pas même la constitution de 1791 comme une transition nécessaire à un gouvernement essentiellement démocratique. Ces théories, dit M. Duffey (de l'Yonne), dans son histoire des Clubs de la Révolution, étaient soutenues par de tumultueuses et menaçantes manifestations et par des journaux dont chaque numéro était une accusation contre les autorités constituées. Ces feuilles n'étaient que les échos de la tribune des Cordeliers, ouverte à une foule d'étrangers dont les noms devinrent depuis si fameux dans les sanglantes collisions dont ils furent les provocateurs et les complices. Ce club, établi au milieu d'une population d'ouvriers, de prolétaires, d'hommes d'action et de dévouement, mais crédules et sans expérience politique, offrait aux agitateurs étrangers un puissant moyen d'impulsion pour jeter la perturbation dans l'intérieur, et aux chefs de factions une force compacte et redoutable pour le succès de leurs projets.

[5] Voici le jugement de l'auteur de Candide : Quand on n'a rien de nouveau à dire, sinon que l'âme est dans les méninges, on ne doit pas prodiguer le mépris pour les autres et l'estime pour soi-même, à un point qui révolte tous les lecteurs. Rattacher les manifestations de l'âme à tel ou tel siège organique n'est pas, quoi qu'en dise Voltaire, une tentative puérile ou ridicule ; c'est, après tout, le grand travail de la physiologie moderne du cerveau.

[6] Monsieur, depuis Louis XVIII, s'était mêlé sourdement et timidement à cette conspiration contre l'Etat. Favras fit preuve de courage et de fidélité en ne dénonçant pas son auguste complice. Les papiers relatifs à cette affaire furent remis plus tard à Louis XVIII par Mme du Cayla, et brûlés dans le tête-à-tête.

[7] Dom Gerle, chartreux, membre du club des Jacobins, bon cœur, mais tête faible, avait demandé que, pour fermer la bouche à ceux qui calomniaient les sentiments religieux de l'Assemblée, on déclarât la religion catholique, apostolique et romaine, religion de la nation.

[8] Voir le chapitre Hallucination dans Paris, ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle, tome II.

[9] L'usage de donner de l'encensoir au seigneur du lieu était établi dans les paroisses.

[10] La sœur de Marat, que je visitai plusieurs fois dans une petite chambre de la rue de la Barillerie, me disait, en faisant allusion à ces propos, et en me montrant avec orgueil son misérable réduit : Regardez, je suis sa sœur et son unique héritière ; voici le château qu'il m'a laissé.

[11] Je rencontrai Hulin en 1831, ce même 14 juillet ; il se promenait au Champ-de-Mars par un beau soleil ; mais ce soleil qui bride les bastilles, Hulin ne le voyait plus ; il était aveugle.

[12] C'était une punition et une marque d'infamie.

[13] Le chevalier Desilles était né à Saint-Malo le 7 mai 1767. Il servait comme sous-lieutenant dans le régiment du Roi (infanterie), qui depuis plusieurs années tenait garnison à Nancy. Au mois d'août 1790 les troupes, soutenues par le peuple s'étaient insurgées. L'Assemblée nationale avait déclaré les révoltes coupables du crime de lèse-nation, et le marquis de Bouillé marchait contre eux à la tête de 3.000 hommes. Desilles montra dans cette occasion le plus héroïque dévouement : Le 30 août, avant le combat, et lorsque le canon était braqué contre l'armée de Bouillé, le généreux Desilles essaya de prévenir l'effusion du sang, fit entendre aux révoltés le langage de la raison, de l'honneur et de l'humanité, et brava tous les ressentiments, tous les dangers, présentant son corps devant les bouches des canons, dit le procès-verbal de la municipalité de Nancy, qui ajoute : Ce brave militaire, non content de vouloir être la première victime de la fureur aveugle de la garnison soutenue par des gardes-citoyens rebelles, n'a cessé de leur représenter que c'était contre des frères, contre des amis qu'ils voulaient porter les armes, et qu'ils allaient se rendre coupables du crime de lèse-nation par une action infâme. Ces sages représentations n'ayant pas produit l'effet que Desilles en attendait, il fut entraîné par des rebelles à la municipalité, où, comme plusieurs autres citoyens, il fut victime de violences de tout genre. Ayant recouvré sa liberté et conservant encore l'espoir de prévenir le carnage, il courut de nouveau à la porte Stainville, théâtre de ce sanglant conflit, et, se jetant devant le canon des rebelles, il tenta encore une fois de les désarmer ; mais leur fureur était à son comble et le jeune héros tomba frappé de quatre coups de feu. Ce dévouement fut, comme il devait l'être, dignement apprécié : l'Assemblée nationale lui donna les applaudissements qu'il méritait ; son président écrivit dans les termes les plus honorables au père de Desilles ; La Fare, évêque de Nancy, prononça, le 19 octobre, son éloge funèbre ; les théâtres, la peinture, la sculpture, la poésie, célébrèrent à l'envi le nom de Desilles.

[14] Lameth s'était battu en duel avec un membre du côté droit, M. de Castries. Barnave s'était auparavant rencontré avec Cazalès. Le peuple, irrité des provocations qu'on adressait depuis quelque temps à ses députés, s'était mis en mouvement pour exercer une vengeance. Ayant couru en force à l'hôtel de Castries, il brisa les meubles, mit le linge en pièces et jeta tout par les fenêtres. Ces luttes personnelles alarmèrent la conscience des révolutionnaires ; ils engagèrent fortement les bons citoyens à réserver toutes leurs forces pour la grande lutte nationale. Camille Desmoulins donna lui-même l'exemple en refusant un duel : les écrivains de son parti le félicitèrent d'avoir le cœur de paraître lâche. Ainsi le sentiment puritain de la démocratie condamnait ce préjugé barbare de l'assassinat par les armes et devant témoins.

[15] Les tantes du roi s'étaient enfuies à Rome, malgré les justes alarmes du peuple de Paris qui avait cherché à les retenir.