HISTOIRE DES MONTAGNARDS

 

INTRODUCTION.

 

 

I

Les Girondins n'ont joué dans le grand drame révolutionnaire qu'un rôle rapide et subordonné. Non seulement la Montagne leur a survécu, mais c'est encore dans son sein, au milieu des éclairs et des tonnerres, que se sont révélés les oracles de l'esprit humain transfiguré. De là sont parties la force et la lumière. A peine si les Girondins ont résisté : ils ont pâli devant les événements ; ils se sont effacés dans un torrent d'éloquence. Les Montagnards ont, au contraire, renouvelé entre eux, avec le pays et avec le monde entier, la lutte des géants. Foudroyés, ils ont enseveli la Révolution dans leur désastre immense, et après eux, la République n'a plus été qu'un fantôme.

Quels hommes et quel temps ! L'histoire de ces jours de luttes et de haines violentes demande, — ce n'est pas ici un paradoxe, — à être écrite avec amour. Oui, il y avait de l'amour passionné dans cette fureur du bien public qui immolait tout à une idée. Il faut embrasser d'un point de vue élevé cette époque terrible et glorieuse qui réunit tous les contrastes. Le moment est venu d'amnistier les morts pour leur dévouement à la cause de l'humanité. Ayons enfin le courage d'admirer ce qui est grand. Parmi les hommes que la Montagne éleva, dans un jour de tempête, au gouvernement du pays, il y en a qui ont sauvé le territoire de l'invasion étrangère, renouvelé le sentiment religieux, détruit les factions abjectes dont le triomphe aurait amené la perte de la France, assuré le respect de la souveraineté nationale, ouvert à la pensée humaine, en mal de vérité, des routes infinies.

Nous ne promettons pas une réhabilitation absolue et systématique de tous les Terroristes. Il y a certains actes qui font tomber sur les hommes une responsabilité foudroyante. Ce que nous aimons, ce que nous défendrons, la tête haute et le cœur découvert, ce sont les principes. La Révolution a pris, entre les mains des Montagnards, un caractère que rien n'efface : elle a secouru le pauvre, le faible, l'opprimé, l'enfant ; elle a voulu sauver l'humanité. Elle a été le bras de Dieu, l'Evangile armé.

Les hommes de la Montagne, diversement jugés, ont subi tour à tour les emportements de l'éloge ou du blâme sans mesure. Agités dans leur mémoire, comme dans leur vie, ils n'ont pu se détacher de la tourmente qui, après les avoir étouffés, emporte et insulte depuis leurs ombres maudites. La violence des souvenirs les poursuit, l'injustice des victimes les accable. Pour moi, je me réjouis d'écrire ces pages dans un moment calme, où l'opinion se recueille et fù se prépare le jugement définitif de l'histoire. Les portraits d'hommes comme Robespierre, Saint-Just, Danton, Marat, Camille Desmoulins, demandent à être tracés d'une main imperturbable. Libre envers le pouvoir, libre envers les partis, sans ménagement comme sans colère, sans autre passion que celle de la grandeur nationale, je puis d'avance promettre à tous une chose difficile et grave, par ce temps d'agitation politique : la vérité.

 

II

L'histoire des hommes de la Montagne se lie étroitement à l'histoire de la Révolution française.

Le point de vue religieux, presque absent au dernier siècle des spéculations de l'esprit, a pris dans ces derniers temps une grande influence sur la direction des études historiques et sociales. Nous sommes certes très éloigné de nous plaindre ; mais il faut, dans l'intérêt même de cette tendance estimable, se tenir en garde contre une force d'utopie qui n'est pas toujours saine. De nombreuses erreurs règnent, à notre avis, sur l'origine et sur l'histoire de la démocratie en France ; comme ces erreurs tendent à obscurcir une des questions dominantes de la philosophie politique, nous croyons utile de les passer en revue et de les combattre au besoin par les armes du raisonnement. Quelques écrivains modernes regardent la démocratie comme le développement nécessaire des idées chrétiennes : pour eux la Révolution française est sortie de l'Evangile ; que dis-je ? c'est l'Evangile lui-même incarné dans un fait. Cette manière de voir est généreuse ; elle flatte les entraînements de l'imagination et du cœur : mais nous la jugeons à la fois excessive et incomplète. Le christianisme est une grande chose, la démocratie en est une autre ; il faut bien éviter de mêler leur influence, si l'on ne veut pas introduire la confusion dans le monde des idées. La Révolution est un fait complexe ; ce fait a ses racines dans tout le passé de la France, si l'on veut même, dans toute l'histoire du monde.

Pour l'historien philosophe, l'origine de notre nation est une affaire de races ; pour l'école des théodémocrates, c'est un dogme, une vérité de foi. Les sociétés antiques rapportaient presque toutes leur fondation à un dieu ou au fils d'un dieu. L'imagination arrive à trouver aux nations modernes et à la nôtre en particulier une origine quelque peu semblable. En tenant moins compte de l'ordre et de la valeur des faits que de la filiation des idées, on fait remonter aisément la naissance des peuples et des civilisations modernes à la prédication de l'Evangile. Jésus-Christ devient en quelque sorte, du haut de ce nouveau point de vue, le premier citoyen français.

Ce n'est pas, il faut le dire, sans un motif grave que la démocratie française a été rapprochée du christianisme. Ce sont bien les deux plus grands faits historiques et religieux qui aient paru depuis la naissance du monde. Toute la question est de savoir si le christianisme seul, abandonné à ses propres forces, eût pu faire la Révolution française. Nous ne le croyons pas : il fallait de plus la protestation de la nature humaine, violée depuis des siècles dans ses lois fondamentales. C'est de cette protestation incessante, unie au sentiment de la justice, qui se développait dans les régions élevées de la conscience, que sortit à la fin un mouvement inouï dans l'histoire. Le christianisme n'ayant à son service que des armes spirituelles, n'aurait jamais pu réaliser isolément un événement composé, qui tenait à l'ordre religieux par le principe, à l'ordre moral par le droit et à l'ordre matériel par le fait.

Il y a, selon nous, autant d'injustice, ou pour mieux dire, autant d'exagération à ne pas tenir compte des travaux de l'esprit humain et de la puissance même des choses dans l'effervescence intellectuelle qui prépara la Révolution française, qu'à nier la part d'influence du christianisme sur cette œuvre séculaire. La religion et la philosophie, en antagonisme sur beaucoup de points radicalement séparés par la base, s'entendirent, comme malgré elles, à réclamer pour les hommes réunis en société des droits civils, l'une au nom de Dieu, l'autre au nom de la nature. L'esprit du christianisme était bien en effet celui de la démocratie ; tous les efforts que fit de siècle en siècle l'Eglise catholique pour masquer ce fond primitif et pour grossir le principe d'autorité ne purent jamais prévaloir contre la lettre même de l'Evangile. La chose était écrite, et quand une idée est semée, il faut qu'elle lève ; aucune puissance dans le monde ne saurait l'étouffer.

Il existe une relation entre les principes du christianisme et ceux sur lesquels s'appuie la Révolution française : ce n'est ni une idée neuve, ni une conquête historique de notre siècle. On connaît le mot de Camille Desmoulins : J'ai l'âge du sans-culotte Jésus, trente-deux ans. Un des hommes qu'on s'attend le moins sans doute à rencontrer sur cette ligne impartiale, Marat, qui n'était point dévot, Marat lui-même, rend justice sur ce point aux croyances chrétiennes : Si la religion, remarque-t-il, influait sur le prince comme sur les sujets, cet esprit de charité que prêche le christianisme adoucirait sans doute l'exercice de la puissance. Elle embrasse également tous les hommes dans cette charité ; elle lève la barrière qui sépare les nations, et réunit tous les chrétiens en un peuple de frères. Tel est le véritable esprit de l'Evangile. Il n'y avait en vérité qu'à ouvrir les yeux pour se donner la connaissance d'un fait si clair.

Dix-sept cents ans avant Voltaire, un homme du peuple, le fils d'un charpentier, dans un temps où plus de la moitié de la terre était esclave, avait passé sur toutes les inégalités de ce monde un niveau sévère et inflexible avec ces paroles mémorables : Vous êtes tous frères, et vous n'avez qu'un père, qui est dans le ciel. Il avait relevé le pauvre dans l'opinion, le faible, le petit, le souffreteux, l'enfant, l'esclave, le samaritain. Ur, le but de la Révolution, suivant les paroles mêmes de ses chefs, fut d'exalter ce qui était rabaissé par la naissance. Elle accomplit et rendit visible dans le monde ce mot de l'Evangile : Dieu a déposé les puissants de leur trône et élevé les humbles.

Pour mieux dégager ses disciples des liens de l'ancienne société, le maître leur avait dit de nommer des arbitres qui terminassent leurs différends, au lieu d'avoir recours aux magistrats juifs ou romains. Pendant les premiers temps qui suivirent la prédication de l'Evangile, le christianisme marcha dans les voies de son fondateur. Il faisait mettre les biens en commun, conviait tous les hommes à la même table, ne souffrait aucun pauvre parmi ses enfants, bannissait de l'exercice de la puissance la notion de maître et de sujet. L'Eglise forma ses premières institutions sur cet esprit d'égalité ; rien n'effaçait la distinction des rangs comme quand la main du prêtre déposait la même cendre sur tous les fronts et le même pain sur toutes les bouches. Cette histoire des premiers temps du christianisme finit avec le monde qui l'avait vu naître ; la nouvelle doctrine avait été entée sur une société vieille et païenne qui ne tarda guère à mourir. A la chute de l'empire romain, l'Eglise se trouva la seule société formée dans le monde ; elle remplaça donc naturellement celle qui venait de disparaître.

La guerre rayonna autour de la société nouvelle sans cesse menacée par ses voisins et mal assise dans ses limites. L'Etat n'était guère qu'un camp de soldats ; lu gouvernement fut militaire. L'action religieuse adoucit alors la puissance du glaive sani la dominer. Une aristocratie de race remplaça dans la société chrétienne l'égalité primitive. Le christianisme fut pourtant, il faut le dire, dans ces temps de barbarie, le seul bouclier de la liberté morale. Les cloîtres, au milieu des mouvements politiques et des grands chocs où le droit le meilleur était toujours celui de la force, devinrent les seuls asiles où la science, cette indépendance suprême, put reposer sa tête ; les abbayes servirent même de barrières aux entreprises des grands sur leurs vassaux. Les moines écrivaient dans leurs cellules des satires sanglantes contre les seigneurs et souvent même contre les rois ; il en existe une sous forme de vision contre Charlemagne. C'est encore à l'ombre de ces idées claustrales que Dante Alighieri, ce grand factieux, éleva le plus hardi monument de la pensée humaine au XIIIe siècle : la Divina Comedia.

Quoique Rome n'ait pas toujours compris alors la sublimité de son rôle, elle intervint souvent entre les rois et les peuples, comme le gardien entre la bête féroce et sa proie. Au milieu de toutes ces forces aveugles et barbares, celle des pontifes romains était la seule qui invoquât, avant d'agir, un droit, une raison d'être, une justice ; or, un tel pouvoir touche toujours de près ou de loin à la liberté. En secouant dans certaines occasions la cendre de l'anathème sur la tête des souverains, elle rendait leur autorité moins sainte devant les yeux du peuple qui s'en détachait peu à peu, au nom même de Jésus-Christ, seul maître et légitime seigneur. Placés néanmoins dans une situation fausse, les papes n'exercèrent jamais qu'une puissance très indirecte. L'ambition, comme l'influence des chefs de l'Eglise, n'allait pas à transformer l'autorité des rois dans la leur, mais à la maintenir et à la réprimer. Ceux qui voulurent s'aventurer au delà trouvèrent dans l'insuffisance même du catholicisme, comme doctrine sociale, une limite qui les arrêta constamment.

A l'action religieuse, se rapporte, du moins en partie, le mouvement des croisades qui entretint une certaine liberté dans les campagnes ; l'expédition des croisades amena la guerre des Albigeois et l'affranchissement des communes. Nous devons dire un mot sur ces deux événements. Le schisme des Vaudois et des Albigeois était avant tout une insurrection. Le mal, dit un auteur, venait de l'exemple que les républicains d'Italie avaient donné aux meilleures villes et du goût que l'on y avait pour le gouvernement républicain. Les nouveaux hérétiques réclamaient l'abolition de la peine de mort, le retrait des privilèges et la diminution du cens. On leur répondit par l'épée, et ce fut une des premières guerres que la liberté de conscience eut à soutenir sur la terre des Gaules. L'affranchissement des communes n'est peut-être pas un fait particulier au règne de Louis-le-Gros. De tout temps, le mouvement de la civilisation fut d'apporter les races asservies à la lumière et à la liberté. Quoi qu'il en soit, ces institutions et ces franchises, rares dans les premiers siècles de la monarchie, prirent, avec le temps, un grand développement. Lorsque Louis-le-Gros vint au trône, il y avait dans plusieurs villes des confédérations de bourgeois qui se formaient d'elles-mêmes ; ce roi les constitua définitivement en posant la forme communale sur ces associations libres et régulières. Ces communes jouissaient d'une juridiction à elles, et tenaient de la sanction royale le droit d'avoir un échevin ou un maire, un tribunal, un sceau, une cloche, un beffroi, une garde mobile. En temps de guerre, elles ne devaient prêter qu'au roi de France leurs soldats qui, le curé et la bannière en tête, se rendaient alors à l'armée. On aperçoit ici l'origine de la bourgeoisie ; avec le temps, le commerce finissait par enrichir le pauvre ; l'industrie, le courage, le talent élevaient peu à peu les familles que la naissance avait d'abord placées au bas de l'échelle ; et dès lors entre la noblesse et le peuple se forma une ligne intermédiaire qui prit plus tard le nom de tiers état ou de classe moyenne.

La tradition chrétienne, fort obscurcie au milieu de ces luttes, s'éloignait de plus en plus de la démocratie évangélique. Il se rencontra de siècle en siècle des hommes qui protestèrent contre la direction du clergé ; mais comme ils étaient en petit nombre, on les déclara hérétiques. L'an 1320, dit Belleforest, on a vu des novateurs qui sous le nom de Frérots estoient venus en telles resveries qu'ils disoient et prêchoient publiquement que les gens d'église ne devoient rien tenir qui leur fust propre ; que l'Eglise estoit fondée en pauvreté telle que Jésus-Christ avoit et approuvé et institué, veu qu'il n'avoit jamais possédé. Par là ils inféroient que c'estoit abusivement procéder au pape, cardinaux, évesques et autres prélats, d'être riches et puissants. Cette secte avait pour chef Jehan de La Rochetaillade lequel, ajoute Froissard, proposoit des choses si profondes., que par aventure il eust fait le monde errer... A tant que moult, souvent les cardinaux en estoient esbahis et volontiers l'eussent à mort condamné. A la lumière de cette tradition démocratique s'alluma le flambeau de Wicleff, de Jean Huss et de Jérôme de Prague, qui voulaient ramener l'Eglise à sa constitution primitive. La tentative était généreuse, mais elle était téméraire. L'Eglise et l'Etat avaient désormais si bien confondu leurs intérêts, qu'il devenait impossible de toucher à l'une sans ébranler l'autre : le pape était roi, le roi de France était clerc et homme d'église. Aussi les nouveaux prédicateurs furent-ils traités comme séditieux et punis de mort. On les frappa au nom de l'Eglise avec un glaive aiguisé sur l'Evangile de Jésus-Christ, de celui qui avait dit au contraire : Remettez le glaive dans le fourreau !

Cette grande traînée révolutionnaire, qui sillonne tout le Moyen Age, se produit sous plus d'une forme, et passe ordinairement de l'idée au fait. Les écrits courageux de quelques hommes, et surtout l'esprit de l'Evangile, amenèrent, au commencement du XIVe siècle, l'affranchissement des serfs. Ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est que le clergé n'intervint en aucune sorte dans cet acte tout religieux. Le fait qui découlait le plus naturellement de la venue du Christ dans le monde, et que l'on s'étonne de trouver reculé à plusieurs siècles de .l'origine du christianisme, ce fait, dis-je, éclate sans le concours de ses ministres. Que conclure, sinon que le véritable esprit chrétien commençait à quitter l'Eglise pour passer à l'Humanité ? Si pourtant, l'Eglise gallicane rendit, comme nous le croyons, des services à la cause de la liberté, ce fut en maintenant chez nous un esprit d'unité qui ne se démentit jamais. C'est à cet esprit qu'il faut rapporter l'érection des parlements en cours permanentes et sédentaires de justice. Cette institution aida l'avènement du peuple en dérobant une fonction à la royauté, et surtout, dit Loyseau en nous sauvant d'être cantonnés et démembrés comme en Italie et en Allemagne.

A côté des écrivains hétérodoxes qui militaient au sein même de l'Eglise contre les superfétations mondaines que le temps et les hommes avaient amassées sur l'œuvre démocratique du Christ, se forma une école de philosophes dont la raison plus calme, plus stoïque, plus enjouée, éveillée sur les abus et dégagée des luttes religieuses de leur temps, relevant plutôt de la tradition païenne que de l'Evangile, continuant plus volontiers Aristote que Jésus, prépara le terrain aux auteurs du XVIIIe siècle : ce furent Michel Montaigne, Etienne de la Boétie, Charron, Rabelais, qui, par une suite non interrompue d'esprits forts, indépendants, scrutateurs, satiriques et lettrés, aboutirent à Descartes, à Bayle, à Montesquieu, à J.-J. Rousseau, à Diderot, à Voltaire. — Les luttes religieuses, les disputes théologiques soulevaient au reste, dans ces âges de foi, bien plus d'intérêt que les questions de philosophie et de liberté humaine. L'esprit de réforme et d'examen, foudroyé jusque-là dans la personne de Jean Huss, par la puissance de l'orthodoxie, trouva, au commencement du XVIe siècle, un auxiliaire vigoureux qui déchira l'unité de l'Eglise. Martin Luther était né. Les esprits religieux savent quelle haute affinité relie, pour ainsi dire, l'hérésie à la révolte. C'est le même principe qui traverse deux ordres de faits. Ici, surtout, les deux mouvements se tiennent. L'hérésie en voulait cette fois à la tête de l'Eglise comme la révolution au chef de l'Etat. Les peuples qui avaient vu toucher impunément à la sainteté de leur pape ne reculèrent plus devant la majesté de leur roi ; la lutte contre Léon X amena la révolte contre Charles Ier ; Luther appela Cromwell.

Les guerres de religion, au XVe et au XVIe siècles, n'étaient que des préludes et souvent même des essais de guerre civile. Le peuple s'agitait sous le voile des croyances. Depuis longtemps la royauté favorisait elle-même, sans le vouloir, les entreprises de ses ennemis ; car, comme toutes choses dans le monde s'usent par l'excès et l'abus, elle ne tarda pas à s'affaiblir dans l'exercice trop fréquent du pouvoir arbitraire ; quelques maîtres avaient même servi hautement les intérêts de leurs sujets en détruisant des rivaux puissants qui leur faisaient ombrage. Nous regardons, en effet, comme des progrès de la liberté les envahissements des souverains au Moyen Âge. Le régime féodal, en décomposant l'autorité à l'infini, aurait nécessairement conduit à l'anarchie cette tyrannie du grand nombre, et, à coup sûr, la plus dure de toutes. Le peuple n'aurait d'ailleurs jamais pu extirper à lui seul l'ubiquité du pouvoir. Or, voilà que la royauté y met la main. Elle sera environ quatre siècles avant d'accomplir cette œuvre, et quand elle l'aura menée à terme, quand toute l'autorité reposera sur une seule tête souveraine et couronnée, viendra la Révolution qui abattra cette tête. Catherine de Médicis, populaire en haine des nobles qui lui reprochaient le hasard de sa naissance, révolutionnaire par instinct de femme, superstitieuse, faute de croyances, poursuivit, sans le savoir, l'œuvre de Louis XI. La nuit de la Saint-Barthélemy, si reprochée à cette reine comme un acte de fanatisme, a vraiment une autre signification dans l'histoire. Il n'y allait plus de religion, dit un auteur du temps ; le masque était découvert, et on ne cherchait plus qu'à faire mourir toute la noblesse de France, les uns d'une façon, les autres d'une autre. Ce n'était donc qu'un prélude aux massacres des nobles par les mains du peuple. Les cloches de la Saint-Barthélémy sonnèrent les matines du 2 septembre. Catherine de Médicis a été accusée, ajoute le sieur Montluc, d'estre cause des premiers remuements. Or, en touchant aux troubles des huguenots, la reine-mère remuait d'avance et sans le savoir la Révolution. Ici, en effet, commence cette série de mouvements armés qui iront sans cesse grossissant des Huguenots à la Ligue et de la Ligue à la Fronde. Toutes les fois qu'il s'agit de liberté, de progrès, il faut toujours en venir à une lutte. La civilisation est une page qui s'écrit d'un côté avec la plume et de l'autre avec le glaive.

L'unité est la loi de toutes les grandes choses. Si même nous avons signalé ça et là, comme progrès, les tentatives qui allaient aider à rompre les liens de l'Eglise ou ceux de l'Etat, c'est uniquement en vue de l'avenir. Loin de nous le facile plaisir de jeter aux rois et aux papes quelques vieilles invectives stériles et haineuses ; nous estimons, au contraire, que l'Eglise et la monarchie absolue devaient se maintenir jusqu'à ce que leur unité fût remplacée par une autre unité non moins légitime, non moins grande, non moins divine, celle de la démocratie. Richelieu reprit l'œuvre de la destruction des grands seigneurs au point où Louis XI et Catherine de Médicis l'avaient laissée. La féodalité s'était implantée avec l'épée ; il la détruisit avec la hache. Seulement, il ne &e borna point à supprimer les vassaux de la Couronne, il chercha à effacer le souverain lui-même. Le cardinal-duc se posa comme une goutte de sang sur la lignée bleue des rois de France. Louis XIII avait disparu derrière son ministre. De Henri IV à Louis XIV il y eut moralement interrègne. Or ce peuple actif, remuant, ambitieux, gagnait toujours du terrain entre ces lacunes de la Couronne. — Louis XIII était l'ombre d'un roi ; il ne mourut pas, il s'effaça. — Louis XIV voulut ressaisir les rênes échappées depuis plus de quinze ans aux mains de la royauté ; mais il trouva devant lui une faction de l'aristocratie puissante et mutinée qui les lui disputa. Il y eut conflit. La monarchie sortit victorieuse et sanglante de la journée des Barricades. Ceci fait, au lieu de se mesurer avec les suites de l'œuvre de Richelieu qui la menaçaient en face, elle déclina la lutte et se jeta dans les hasards de la guerre. Louis XIV crut qu'on étoufferait le mouvement des idées sous un peu de bruit, d'éclat et de victoire ; il fixa à la Cour les grands seigneurs et leur ôta ainsi les moyens de nuire, en les éloignant des provinces qui étaient le théâtre de leurs violences et le foyer de leur autorité. Versailles devint un lieu de grandeur et de puissance qui rayonna sur toute la France. Le pouvoir, jusque-là diffus, étant remonté peu à peu et tout entier à la royauté, on entoura la Couronne d'honneurs serviles et d'idolâtrie. C'est autour de Louis XIV que s'organisa ce système de fétichisme royal qui avait une Cour pour temple, les courtisans pour sacrificateurs et le peuple pour victime.

En renversant autour de lui toutes les barrières, en abaissant les grands qui étaient jadis les complices et les soutiens de son autorité, le pouvoir absolu s'isolait, au reste, dans des hauteurs découvertes où la haine de ses ennemis ne devait pas tarder Ú l'atteindre. Louis XIV mort, la France, un instant courbée sous son fouet et ses bottes à éperons, redressa superbement la tête. Les parlements, moins soumis et fortifiés des armes de l'opinion, essayèrent ça et là quelque résistance. Vint la Régence, qui engourdit dans la débauche œ qui restait de vigueur à l'aristocratie. Sous Louis XV, le peuple s'accoutuma à ne plus avoir de maîtres ; il était gouverné par des maîtresses qu'il méprisait. Quand Louis XVI monta au trône, les esprits, éclairés désormais sur les abus, étaient dans une grande agitation, et il ne fit rien pour les calmer. Alors la Révolution vint se présenter, la pique d'une main et la Constitution de l'autre, sur les marches du Louvre. — Ces visiteurs-là n'attendent pas longtemps à la porte des rois.

Le moment est venu de jeter un regard rétrospectif sur les deux derniers siècles de notre histoire, pour déterminer la part d'influence qu'exerça la religion sur les événements démocratiques. Le christianisme apporta sans contredit à la Révolution française un principe, l'égalité des hommes devant Dieu ; un sentiment, la fraternité. C'était beaucoup sans doute, mais ce fut tout. Il ne faut pas, du reste, exagérer les rapprochements entre la tradition chrétienne et les doctrines qui ont produit chez nous-la Révolution de 89. Les orateurs chrétiens du grand siècle parlent bien de la liberté ; mais ils ne la représentent pas sous les traits mâles et nationaux qu'elle a revêtus depuis cinquante ans : c'est une liberté toute personnelle qui consiste pour l'homme à dominer ses instincts et ses convoitises. Passive, elle tend elle-même ses mains aux chaînes pourvu qu'elle réserve sa conscience. Si la dignité humaine trouve bien certainement son compte à la doctrine (lu fil, de Dieu immolé pour nos fautes, d'un autre côté, le langage des prédicateurs qui foudroie continuellement notre orgueil par l'humilité de la croix, qui nous met sans cesse en présence de notre néant ; ce langage, dis-je, était peu propre à fortifier dans le cœur des chrétiens le sentiment de l'indépendance. Aussi voyons-nous les doctrines de l'Eglise aboutir partout Ú l'obéissance passive. Lisez, dans Bossuet, le chapitre intitulé : Les sujets n'ont à opposer à la violence dis princes que des remontrances, sans mutinerie et sans murmure, et des prières pour leur con version. Voilà quel était en politique le sentiment du clergé orthodoxe ; les armes de la prière étaient les seules que la liberté pût aiguiser dans son arsenal. Nous doutons qu'avec ces armes-la on eût jamais pris la Bastille, et nous trouvons que le peuple de 80 fit sagement d'y ajouter un fer de lance.

Si le sentiment de protestation et de résistance aux abus des souverains n'était pas dans le christianisme, c'est que le christianisme s'était déclaré en dehors du monde et de la nature. La philosophie apporta, sous ce rapport, ce qui manquait à la religion. Elle apprit à considérer la force régnante comme un fait, non comme un droit. L'esprit de raisonnement combattit sur toute la ligne l'esprit de tradition. La Révolution française ne fut pas toutefois l'œuvre d'une école, mais d'un peuple. Sans doute les philosophes du dernier siècle exercèrent une énorme influence sur le mouvement des esprits ; sans eux le triomphe des libertés publiques était ajourné indéfiniment : mais si la révolution n'eût été néanmoins dans les veines de la Révolution française, ces hommes éminents ne l'en eussent pas tirée. Les grands écrivains poussent, modèrent ou dirigent les instincts d'une époque ; ils ne les créent pas. L'intervention de la philosophie n'en fut pas moins nécessaire aux événements : sans elle, le christianisme n'ayant à son service que des armes spirituelles, et la nature humaine, abandonnée à elle-même, n'ayant que la notion de la résistance aveugle, n'aurait jamais pu réaliser un progrès qui demandait le concours de toutes les forces réunies. Ainsi envisagée, la Révolution française acquiert, si nous ne nous abusons pas, l'importance d'un fait ordonné, prévu, conduit et préparé à travers des siècles, sous la main de celui qui prend ses aises dans le temps et ne précipite rien au hasard, parce que, si les hommes ont le présent, il a l'éternité.

Toutes les opinions, tous les systèmes, toutes les utopies de ces derniers temps, se sont donné rendez-vous sur le terrain de la Révolution française. Cela devait se passer ainsi ; car la Révolution de 89 n'est pas seulement la fin du monde, c'est le commencement d'un monde nouveau. On a eu raison de rattacher l'idée politique au sentiment religieux qui est partout, et qui pénètre tout. Le christianisme a exercé et exercera encore sans aucun doute une influence sur les destinées de la démocratie : ce sont deux forces qui peuvent se prêter un concours réciproque, mais qui ne peuvent ni ne doivent jamais entreprendre l'une sur l'autre, sans s'annihiler mutuellement. Ceux qui rêvent d'absorber l'Etat dans l'Eglise nous paraissent nourrir une chimère aussi dangereuse que ceux qui veulent absorber l'Eglise dans l'Etat. Le christianisme, tel que l'a fait la tradition de dix-huit siècles, n'est et ne sera jamais une doctrine sociale ; il lui manque pour cela une base, qui est la nature. Le terrain des croyances est un terrain sacré sur lequel la conscience doit trouver un asile, mais sur lequel le raisonnement ne peut se soutenir. On ne bâtit pas une société dans les nuages ni sur un ordre d'idées surnaturelles, qui demandent le sacrifice de toutes les forces morales et physiques de l'homme, La liberté religieuse, dont on retrouve ténébreusement des traces dans les Pères de l'Eglise, n'est, dans tous les cas, que le fantôme de la liberté véritable fondée par la Révolution française. Ceux qui ont cru voir dans l'Eglise universelle la meilleure des républiques se trompent donc de bonne foi, et préparent, selon nous, à la société de nouvelles déceptions. Heureusement qu'ici le danger de l'application n'est pas sérieux. Le christianisme restera ce qu'il est, une religion dont dix-huit siècles n'ont pas épuisé les bienfaits ni les lumières. L'Evangile demeurera un livre éternel, dans lequel les chartes et les codes publics iront chercher le germe de quelques lois utiles à l'humanité ; voilà tout. A la philosophie, à la science politique appartient désormais le droit d'organiser la démocratie, et de continuer l'œuvre de nos pères.

Pour empêcher le développement des idées démocratiques, l'Eglise s'était couverte contre les Ecritures des Ecritures mêmes ; elle avait masqué les conséquences de la fraternité chrétienne par ces deux paroles adroitement interprétées : Mon royaume n'est pas de ce monde et Remettez le glaive dans le fourreau. Cette seule restriction suffisait à réduire les hommes sous l'obéissance passive. — La Révolution, c'est l'Evangile armé par la raison humaine et par le sentiment du droit.

 

III

L'influence du sentiment religieux sur la Révolution française vient d'être non pas écartée, mais restreinte à de certaines limites. Il existe une autre cause d'action jusqu'ici méconnue, qui a préparé 89, — c'est la science.

Les traditions anciennes nous dévoilent une grande lutte, la lutte de l'homme contre Dieu. On dirait qu'en donnant un contremaître à la création, l'éternel auteur des êtres ait voulu se donner un rival. Le Tout-Puissant cherche quelqu'un qui lui résiste. Jacob se présente ; il lutte et est déclaré fort contre Dieu même. Ailleurs l'esprit humain succombe ; mais son éclatante défaite n'a rien d'irréparable. Etendu comme un reptile.sur son rocher, Prométhée jette encore vers le ciel un long cri de menace et d'espoir : il se relèvera.

Le monde ancien disparaît. Un mouvement de races inouï jusque-là dans l'histoire renouvelle le sang des nations ; des armées barbares accourent comme des troupes de bêtes fauves pour dévorer les civilisations caduques. Alaric prend Rome entre ses griffes et la lâche ; Attila s'approche ensuite, la flaire et s'en va ; Genséric la prend au flanc et la laisse morte sur place ; Odoacre la déterre avec ses ongles d'hyène et la ronge jusqu'aux ossements. Ici finit la ville éternelle.

Une société nouvelle s'organise au milieu des ruines. Avec elle reparaît le dualisme ancien : l'esprit de l'homme et de l'esprit de Dieu. L'Eglise n'a pas en elle-même le principe de la science. L'homme est tombé, selon elle, pour avoir voulu savoir ; il ne se relève que par l'ignorance volontaire, autrement dit, par la soumission de la foi. Une telle doctrine devait logiquement proscrire tout exercice de la pensée libre, frapper d'une réprobation terrible la recherche innocente des lois de la nature. C'est ce qui arriva. Ne pouvant satisfaire le besoin de savoir, cette soif des esprits curieux, l'Eglise déclare un tel besoin coupable. La science réprouvée se cache : elle s'enveloppe de formes obscures, bizarres, impénétrables. Elle a ses initiés, ses mystères. Elle fait secte. C'est, comme l'indique son nom, une cabale.

Les sciences occultes : — l'astrologie, l'alchimie, la magie, — couvrirent l'opposition de l'esprit humain durant les siècles de ténèbres : opposition religieuse d'abord, ensuite opposition monarchique. Derrière chacune de ces sciences se cachait en effet une philosophie. L'astrologie, aboutissait au fatalisme, l'alchimie au matérialisme, la magie au panthéisme.

Je ne développe pas, j'indique. Pour peu qu'on fouille les ouvrages des cabalistes on y découvre les opinions les plus énormes, comme l'éternité du monde, l'engendrement des êtres par une succession indéfinie de métamorphoses naturelles, l'existence de causes enchaînées entre elles, qui donnent le mouvement à l'univers, — tout cela brouillé dans des rêveries et dans une idéographie extraordinaire, dont le sens n'était accessible qu'aux initiés. Pourquoi ces voiles ? C'est qu'alors la pensée libre n'était point en sûreté sous les formes vulgaires du langage. Le livre, écrit à style découvert, courait grand risque d'être condamné aux flammes, s'il contenait des opinions équivoques[1]. C'est pour éviter cette menace perpétuelle de destruction que les ca balistes couvrirent opiniâtrement leurs idées d'une obscurité prudente. Ces précautions ne désarmèrent pas la surveillance de l'Eglise. L'esprit de Dieu ne tarda point à découvrir la retraite dans laquelle l'esprit humain s'était réfugié. L'antagonisme de la science et de la foi éclata. L'Eglise était l'incarnation de la foi. Les sciences occultes, sans fronder ouvertement l'autorité du dogme ni du mystère, ouvraient aux esprits curieux une voie d'investigations hasardeuses. De là conflit. Quoique beaucoup d'ecclésiastiques mordissent, durant le Moyen Age, à la pomme de la science, comme plus tard aux doctrines philosophiques, l'opposition entre ces deux ordres d'idées inconciliables n'en fut pas moins véhémente. En tout ceci je cherche la génération d'un événement qui doit, quelques siècles plus tard, changer la face du monde.

Entendons-nous bien : je ne veux pas dire que ces savants, livrés, selon un auteur du temps, à la pratique des arts séditieux, artibus quibusdam seditiosis, eussent sur la réforme religieuse et politique les idées que nous avons maintenant. Non : mais ces hommes étaient des dissidents. Leur opposition, relative au temps où elle advint, inquiéta les rois de la société. L'Eglise condamna la cabale comme la racine amère de toutes les hérésies et de toutes les nouveautés. La vérité est qu'elle sentait par cette voie ténébreuse les meilleures intelligences du temps lui échapper. Quoique l'esprit des sciences occultes fût très indéterminé, l'Eglise jugea nettement que cet esprit n'était pas le sien. Qu'était-il donc ? une tendance à se rapprocher de la nature, cette grande excommuniée que l'Eglise déclarait être la femme de Satan. La cabale présentait un amas confus des doctrines païennes avec des proportions de sabéisme. Pleine d'erreurs et de rêveries, elle n'en mit pas moins dans les intelligences un levain d'idées hétérodoxes qui soulevèrent peu à peu toutes les nations contre l'autorité de l'Eglise. Ce point de vue nouveau ouvre un nouveau champ d'études très étendu. Bornons-nous à quelques résultats philosophiques. Au commencement du XVIIe siècle, les esprits attachés aux combinaisons astrologiques se montraient déjà préoccupés de renouvellement et de palingénésie sociale. Nous devons nous attendre, dit l'un deux, à de grands événements : il y aura plusieurs guerres ; le sang coulera à flots ; on verra des mutations de royaumes et des révolutions ; une nouvelle monarchie s'élèvera ; la loi du Christ sera augmentée et les autres sectes seront détruites ; un grand homme fera de grands prodiges ; enfin la paix et le repos, tels qu'ils ont existé à l'origine du monde, retourneront sur le globe[2]. Prophétie à part, je vois ici un esprit souffrant qui transporte dans l'avenir, sous forme de réalités, ses espérances et ses désirs inquiets. Les problèmes qui le travaillent sont, sous d'autres images, les mêmes qui agitent tous les penseurs : le perfectionnement du christianisme, la transformation des sociétés, l'accroissement du bienêtre sur le globe. Si, quittant l'écriture pour l'hiéroglyphe, on regarde dans les signes et les emblèmes de la cabale, on y retrouve encore plus les traces d'une opposition voilée. Le serpent et le dragon jouent un grand rôle dans les figures du grimoire, où ils finissent toujours par être vaincus ; or, ces animaux, dit Gaffarel, sont les vrais hiéroglyphes de tyrannie et de toutes sortes d'oppressions. Non contente d'écrire ses idées sur le parchemin fragile, la cabale, suivant l'usage du Moyen Age, les avait bâties, dans la pierre. Il y avait a Paris un monument qui passait surtout pour hermétique, c'était le cimetière des Innocents. On voyait sur un des murs un lion étendu par terre et enroulé d'une banderole avec ces mots : Requiescens accubuit ut leo ; quis suscitabit eum ? Mon fils est un lion ; il est couché ; qui le fera lever ? — Père, réjouissez-vous : votre fils a rugi, le lion qui était couché s'est levé ; il a aiguisé ses ongles contre la pierre, et si vous voulez savoir ce qu'il a fait de son maître, il l'a dévoré. Demandez plutôt au 21 janvier 1793 !

Les savants formaient au Moyen Âge la société secrète des intelligences. Mal vus, mais redoutés à cause de la puissance infernale dont la superstition les croyait investis, ils faisaient l'opinion publique. La foule ignorante crut s'égaler à eux en se donnant au diable. Il y eut des confréries de sorciers. Dans ces âges d'ignorance et de passion une idée tourne tout de suite en épidémie morale. Le nombre de tels insensés devint considérable ; Henri Boguet, grand juge en la terre de Saint-Claude, demande qu'on coupe la tête à trois cent mille, et demande que chacun prête la main à un si bon office. Les moins coupables étaient conduits à la fosse pour y être enterrés et y faire pénitence au pain et à l'eau[3]. La société d'alors, pour exercer ses violences contre les sorciers, s'autorisa du pacte qu'ils avaient, disait-on, juré entre eux de détruire les chefs de l'Eglise et de la monarchie.

La Révolution est à l'origine un fait enveloppé ; dégageons-le.

S'il advient, dit Juvénal des Ursins, que... icieux innovateurs de diables idolâtres soient mis en prison, ils doivent être punys comme trahistes du roy et crimineux de lèze-majesté. Le XVe et le XVIe siècle virent abattre un si grand nombre de ces malheureux, qu'on ne pouvait plus, dit un auteur du temps, les juger, ni les exécuter, quoiqu'on y allât très vite. De la mauvaise physionomie d'un homme, on pouvait tirer contre lui un indice suffisant pour l'appliquer à la question. Le fils était appelé à porter témoignage en ce crime contre le père, le père contre le fils. Le châtiment des sorciers était la peine du feu. Le seul doute qui tourmentait en France plus d'un légiste était de savoir s'ils devaient être brûlés tout vifs ou s'il convenait premièrement de les étrangler. Ces deux opinions réunissaient des partisans. — Je recommande ces faits aux historiens sensibles qui ont tant de larmes pour les victimes du tribunal révolutionnaire : les excès provoquent toujours dans l'avenir d'autres excès. Le crime était si énorme, que les hommes convaincus de magie ne jouissaient alors d'aucunes immunités. Les aveugles étaient jusqu'en 1450 à couvert de la peine de mort : la loi passait muette et désarmée devant cette grande infortune. Le bourreau n'avait rien à faire là où la justice divine s'était arrêtée si rigoureuse et si implacable. Le parlement de Paris n'en condamna pas moins au feu pour crime de magie un aveugle des Quinze-Vingts. Ce parlement célèbre fit exécuter en moins de trois mois — c'est lui qui s'en vante — un nombre presque innombrable, numerum pene innumerum, de sorciers. Celui de Toulouse, voulant prouver son orthodoxie et son attachement au roi, en jeta d'un seul coup plus de quatre cents dans les flammes du bûcher. Ces faits ne sont pas seulement atroces, ils sont profonds. Si la magie n'eût pas été dans la pensée des juges une insurrection contre l'ordre religieux et politique, elle n'eût pas encouru de si sombres rigueurs. Les délits relatifs aux institutions établies sont en effet les seuls que l'Etat, menacé dans sa forme, dans sa durée, dans son repos, frappe en aveugle et à travers toutes les lois humaines. Quoique les sorciers fussent pour la plupart des hallucinés qui allaient au sabbat en imagination, il est probable que certains d'entre eux s'étaient réunis dans des conventicules secrets. La folie a passé par là, j'en conviens ; mais, elle n'a pas effacé la trace d'une association séditieuse. Je me demande même si par ce nom de sorciers, on ne marquait pas alors les ennemis de l'Eglise et de l'Etat, comme plus tard, au XVIIe siècle, on les désigna sous le terme de Libertins.

Les pratiques de la magie, si puériles et si ridicules qu'elles soient pour notre siècle, n'en trahissent pas moins une intention de haine contre les puissances établies. Quelques sorciers portaient sur eux des images en cire du roi ou des prélats ; ils croyaient qu'en piquant ces images au cœur et en renouvelant sur elles des conjurations, ils feraient mourir la personne a laquelle ils en voulaient. La plupart des hérétiques et des régicides sortent des profondeurs de la cabale. Luther vivait dans l'intimité du diable. Ravaillac avait eu recours aux manœuvres secrètes de la magie, avant de consommer son crime. Le cœur se soulève quand on lit dans les procès-verbaux du temps le jugement, les tortures et le supplice de ce pauvre fou. Nous abrégeons. Conduit pour la troisième fois à la place de Grève, il fut tenaillé aux mamelles, cuisses et gras de jambes. Sa main droite, tenant le couteau avec lequel il avait commis le parricide, fut ars de feu de soufre. Sur les endroits où il avait été tenaillé on jeta du plomb fondu, de l'huile bouillante, de la poix résine, de la cire et du soufre fondu. Ce malheureux était d'une force prodigieuse ; il manqua une troisième fois la mort. Au sortir de là, dit froidement Nicolas Pasquier, il a été déligemment pansé et médeciné, afin que ses membres fussent renouvelez pour endurer de nouveaux supplices. Enfin, au bout de quelques jours, quand il fut suffisamment réparé, on le tira vers les trois heures de la Conciergerie et on le mena en Grève, pour y être roué vif. Le peuple l'accueillit à coup de pierres et de bâtons. La haie des archers étant enfoncée, Ravaillac se trouva aux mains de la foule qui lui arracha les cheveux et la barbe. Sans un gros de hallebardiers qui repoussa les furieux, son supplice eût fini là. Alors eut lieu une scène extraordinaire : cet homme auquel les tenailles du bourreau, les menaces et les exhortations du prêtre n'avaient pu arracher aucun signe de repentir, tomba sur les genoux, leva les yeux au ciel, fondit en pleurs et dit : — Puisque le peuple désavoue mon action, j'en demande pardon à Dieu et aux hommes. Arrivé sur la place, il fut tiré et démembré à quatre chevaux. On lui fit distiller sa vie goutte à goutte. Un des chevaux qui tirait depuis trois heures se lassa. Alors un inconnu monté sur un cheval blanc, fend la foule, attache l'animal richement harnaché au corps de Ravaillac pique des deux et emporte la pièce. Près de rendre l'âme, Ravaillac appelle son confesseur. Un éclair de satisfaction brille dans les yeux des justiciers : le patient va sans doute nommer ses complices. On fait signe de suspendre. Le prêtre penche l'oreille à la bouche du mourant. Récitez pour moi, dit le criminel, un salve regina. Alors la foule, excitée par la présence de ses chefs, s'écrie : Non ! non ! il est damné. — Ravaillac était mort. Son corps tout mutilé fut livré aux assistants qui le coupèrent en morceaux. Il n'y eut fils de bonne mère, ajoute le féroce Pasquier, qui n'en voulut avoir sa pièce. Ces lambeaux de chair humaine traînèrent pendant trois jours dans les ruisseaux de Paris. — Les douces mœurs que faisaient les institutions monarchiques !

La Révolution française fut par-dessus tout une explosion d'idées ; suivons pas Ú pas la filiation de ces idées au travers des âges.

Nous avons vu que, contrainte d'éviter la lumière pour échapper à la persécution, la pensée libre se réfugia dans les sciences occultes. Liée à l'architecture comme à la vraie forme typographique du Moyen Age, la cabale s'en détache quand cet art décline et quand l'invention de l'imprimerie lui succède. On sait que les édifices religieux furent bâtis par des confréries de maçons qui jouissaient de quelques franchises. Un esprit très décidé d'opposition se manifeste à travers ces pages monumentales : ce sont à chaque instant sur les moines et les hommes d'église des caricatures où le rire de quelque obscur Callot prélude au rire de Voltaire. Du XVIe au XVIIe siècle, l'architecture se renouvela ; le monument ne fut plus un livre : mais les confréries restèrent. Ces francs-maçons conservèrent tous les attributs de leur ancien métier, l'équerre, la truelle, le marteau. La franc-maçonnerie sortit alors du silence de l'architecture.

On peut, nous le savons, donner aux francs-maçons une autre origine, les faire descendre des Templiers, des prêtres de l'Inde ou des initiés de l'ancienne Egypte. Toujours est-il que cette institution fut une des filières souterraines par lesquelles passa l'esprit révolutionnaire. Cette marche était lente : mais elle était sûre. Réduite, durant des siècles, à de sourdes manœuvres, la pensée humaine veillait sous le boisseau, assurée qu'elle était de le renverser et d'y poser un jour la lumière. Un des chefs de la maçonnerie, Thomas Crammer, se faisait appeler le fouet des princes, flagellum principum. Les deux bases de cette institution étaient l'égalité et la charité. La reconstruction du temple de Salomon doit être prise évidemment pour une figure : ce temple est celui d'une société nouvelle que les maçons s'occupaient entre eux à édifier. Rien ne peut exister sans des formes : les signes, les secrets, la division des loges, n'étaient que les formes qui donnaient un corps à cette association. La franc-maçonnerie encourut les disgrâces de l'Eglise et de plusieurs gouvernements. Laissons parler un inquisiteur romain : Parmi ces assemblées, formées sous l'apparence de s'occuper des devoirs de la société ou d'études sublimes, les unes professant une irréligion effrontée ou une licence abominable, les autres cherchent à secouer le joug de la subordination et à détruire les monarchies. Peut-être en dernière analyse, est-ce là l'objet de toutes : mais ce grand secret ne se communique pas en même temps ni à toutes les loges[4]. Cette accusation ne manque pas d'un fond de vérité ; la Révolution serpenta durant des siècles, par des chemins obscurs, jusqu'au jour où transmise de la cabale aux loges maçonniques et des loges maçonniques aux clubs, elle apparut, la face découverte.

L'élément mystique, inséparable du travail de l'esprit humain, secondait l'élan des doctrines révolutionnaires. Les rose-croix, les martinistes, les illuminés, préparaient le monde à recevoir le dogme de la fraternité humaine. Leurs signes et leurs mystères étaient des langes d'idées nouvelles. Je ne défends pas ici de telles doctrines chimériques, je signale une tendance. Toutes ces oppositions bizarres travaillaient à se réunir dans une opposition nationale. Les rose-croix comme les alchimistes rêvaient l'exécution du grand œuvre ; ils demandaient pour cela du feu, du métal et du sang. Prophètes de la science, vous serez satisfaits ! Le grand œuvre va s'accomplir ; j'aperçois un inconnu, qui, le visage masqué, les bras nus, la poitrine haletante et penchée sur la fournaise, remue les éléments d'une transmutation prochaine ; cet alchimiste est la Providence.

En comprimant les germes occultes de la cabale et de la maçonnerie, la société d'alors hâta l'avènement du fait révolutionnaire. Notre fière République avait par instants quelque vague réminiscence de son origine chaldéenne. Tout esprit fort qu'elle était, on lui tira un jour son horoscope. Heureuse France ! s'écriait l'enthousiaste Loustalot, le soleil au signe de la Balance entrait dans le point équinoxial d'automne, quand tu jurais l'égalité et fondais la République ; une concordance parfaite régnait, en ce moment, entre le ciel et la terre ; c'est sous ces beaux auspices que tu disais anathème à la royauté, et donnait à la liberté cette égalité sainte, que le soleil, à pareille époque, établit entre les jours et les mois. République des Francs, tes hautes destinées sont écrites sur le livre même de la nature. Nation puissante et fortunée par-dessus toutes les autres, tous les ans, à pareil jour, tu trouveras le soleil au signe de la Balance, symbole de l'égalité. Ce mélange d'idées astrologiques et républicaines remonte aux origines de l'esprit d'opposition en France. La Révolution, vue à cette distance, devient un être de raison qui a eu, durant des siècles, sa période occulte de développements. Après une longue et douloureuse gestation, elle est sortie du sein des confréries secrètes. — Si la maçonnerie et les autres sectes cachées ont aujourd'hui perdu toute importance morale, c'est que leur œuvre est faite. Ces institutions se flétrissent comme les enveloppes naturelles lorsque l'enfant est né.

 

IV

On peut caractériser d'un mot l'état des institutions monarchiques, dès le milieu du XVIIIe siècle : une grande impuissance d'être.

Tous les rouages du gouvernement personnel s'usent ; la royauté est salie ; le peuple se désaffectionne ; la noblesse elle-même tourne aux philosophes, le numéraire manque. Il n'y a que les prisons qui tiennent encore : mais leur secret est découvert. Le voile s'est déchiré sur l'abîme des iniquités de la justice humaine. Ces geôliers ont beau faire, leurs victimes sont connues et pleurées. La bouche comprimée se tait, les pierres crient.

Chaque règne a son prisonnier célèbre : — Sous Louis XIV, le masque de fer et le gazetier de Hollande[5] ; — sous Louis XV ou plutôt sous madame de Pompadour, Latude ; — sous Louis XVI, Le Prévôt de Beaumont.

Son crime était d'avoir découvert par hasard l'existence du pacte en vertu duquel on affamait la France. M. de Sartines l'incarcéra. Transporté de la Bastille au donjon de Vincennes, de Vincennes à Charenton, de Charenton à Bicêtre, il éventa successivement, dans une captivité de vingt-deux ans et deux mois, l'horreur de quatre prisons d'Etat. Couché nu, les chaînes aux pieds et aux mains, sur un grabat en forme d'échafaud, couvert d'un peu de paille réduite en fumier puant, la, barbe longue de plus d'un demi-pied, condamné à la faim pour avoir dénoncé les auteurs de la famine, qui ravageait la France, ne recevant que trois onces de pain par jour et un verre d'eau pour tout aliment, il vécut. La Providence veillait sur cet homme ; car il devait un jour révéler au monde un mystère d'iniquité. De Sartines, son successeur Lenoir, le directeur du donjon de Vincennes Rouge-Montagne, quel nom de geôlier ! s'épuisent à étouffer cette bouche incorruptible. Possesseur d'un secret qui opprime sa conscience, Le Prévôt de Beaumont écrit dans la nuit du cachot, écrit toujours. On saisit les papiers ; on les détruit ; il recommence. Les persécutions des geôliers redoublent : cet homme est une tête de fer incorrigible, on n'aura plus de bontés pour lui. On le change de cachot ; plus d'air, plus de jour. De Sartines, raconte-t-il lui-même, avait essayé de me faire périr, en ne me délivrant tous les huit jours que trois demi-livres de pain et un petit pot d'eau pour ce temps. Je ne savais où placer cette petite provision. Les rats la sentaient, et je ne voulais point m'en plaindre, parce que d'ailleurs, plus officieux que mon geôlier, ils m'avaient par leur travail, dessous les portes de mon cachot, procuré un filon d'air, qui m'empêchait d'étouffer dans un lieu hermétiquement fermé ; car le défaut d'air fait aussi promptement périr que la faim. Dieu et les rats aidant, ce prisonnier réussit encore à vivre. Louis XV, sous lequel il avait été arrêté, meurt ; Louis XVI monte au trône ; les ministres se succèdent. De temps en temps l'un d'eux venait faire, par manière de cérémonial, une visite au donjon de Vincennes. Malesherbes y vint. Le prisonnier fit retentir la prison de ses cris et de ses révélations foudroyantes. — Ce pacte existe, criait-il, je l'ai vu, Malesherbes jugea un tel homme dangereux et s'éloigna. Sa famille réclamait au dehors, on lui répondait avec la brutalité du laconisme administratif : — Rien à faire.

Il espérait, il attendait, il écrivait toujours du fond de sa fosse ; il accusait sans relâche les affameurs de la France et les siens. Une toile d'araignée en fer obscurcissait la fenêtre étroite de son cachot ; l'encre lui manquait ; n'importe, il trouvait encore le moyen de tracer des caractères avec du jus de réglisse ou du sang sur du linge. La soif ni la faim n'ayant pu amortir cet indiscret témoin des horreurs d'un tel règne, on compta sur le scorbut : le voilà transporté à Bicêtre. Cet homme était indomptable et immortel comme la conscience ; rien n'y fit : il avait vu ; il devait révéler. La vérité, celle surtout qui est destinée à faire révolutionner dans le monde, a besoin de s'épurer au creuset d'une adversité persévérante. Cependant les idées marchaient : un souffle de liberté avait pénétré jusqu'aux pierres de la Bastille et du donjon de Vincennes. Les geôliers, Lenoir en tête, sentaient le sol chanceler sous eux. Comme les mauvais traitements n'épuisaient ni la vie ni le courage de Le Prévôt, on capitula. Le nouveau lieutenant de police, de Crosne, adoucit le sort du prisonnier, et le fit transférer à Bercy, dans une mai son de force. On espérait que Le Prévôt, dont le sort allait être amélioré par cette nouvelle détention, finirait par s'y oublier lui-même. C'était le moyen de dérober son secret à la connaissance du monde entier. Heureusement que les prévisions et les intrigues des hommes viennent échouer contre les conseils de la Providence. Le temps usait les prisons, mais non le prisonnier. Il me semble que, depuis vingt-deux ans, couché sur la paille avec cet homme, sous des murailles végétantes, affamé, j'attends ma délivrance. Oli que les jours sont longs dans la captivité ! Enfin, je respire. — Le 14 juillet 1789, Le Prévôt aperçut de Bercy, à l'aide d'une lunette, une fumée noire sur le faubourg Saint-Antoine ; il vit le peuple foudroyer une masse hideuse et morne : c'était la Bastille qu'on prenait.

Pendant trois jours, le prisonnier regarda tomber cette forteresse, où il avait passé treize mois sans air et presque sans nourriture. 0 quelle joie ! la Bastille était une ennemie personnelle dont on le délivrait ; chaque pierre qui se détachait, c'était une souffrance de moins sur son cœur. L'orage qui foudroya, le 14 juillet, cette prison d'Etat était fait des larmes, des colères et des vengeances amassées au-dessus de sa tête depuis des siècles. On en voulait à la Bastille comme à une mangeuse d'hommes : on ne la démolit pas, on la tua. Le Prévôt la regarda mourir.

La liberté de cet homme suivit de près la ruine de son ennemie ; les verrous ne tenaient plus. Le Prévôt était un revenant qui accusait l'ancien régime en face de la Révolution. Le terrible secret qu'on avait voulu engloutir avec lui dans les cachots remontait à la lumière. Qu'était donc ce secret qui, découvert par mégarde, avait coûté à un malheureux vingt-deux ans de martyre ? Le voici : il existait un projet arrêté, signé entre quelques hommes, ministres et directeurs généraux : 1° de vendre Louis XV dans le temps présent avec son autorité, et Louis XYI pour l'avenir ; 2° de donner la France à bail de douze années à quatre millionnaires désignés par noms, qualités et domiciles, lesquels masquaient toute la ligne ; 3° d'établir méthodiquement les disettes, la cherté en tout temps, et, dans les années de médiocre récolte, les famines générales dans toutes les provinces du royaume, par l'exercice des accaparements et du plus grand monopole des blés et des farines. Ce pacte avait été conclu ; les auteurs en avaient reçu le prix, le prix du sang.

Idée infernale ! organiser la disette, faire la faim ! La terre, de son côté, semble épuisée comme la monarchie ; elle ne donne qu'à regret. Une mauvaise année succède à une année mauvaise ; il paraît qu'on touche à la fin du monde ; l'abomination de la désolation est dans les affaires de l'Etat. Les abus débordent ; l'argent passe aux lieutenants de police, aux favorites et aux geôliers. Un Lenoir se fait par ses machinations 900.000 livres de revenu. A Vincennes, comme à la Bastille, une compagnie de cent quatre hommes coûte, depuis soixante-dix ans, trois millions et demi, pour ne garder de ces deux prisons que les murailles et les fossés. Le commerce des lettres de cachet produit des bénéfices énormes ; les arrestations, les translations d'une prison dans une autre, les espionnages, les délations, mangent la fortune publique et le bien des familles : d'incroyables attentats se commettent chaque jour contre la liberté des individus. On assure que Lenoir a vendu, plusieurs fois des Français, arrêtés par lettres de cachet, à des marchands hollandais, qui les emmenaient être esclaves à Batavia. Ces hommes de police se livraient à des monstruosités sous le voile de la sûreté de l'Etat ; et quand plus tard le peuple indigné voulut mettre la main sur ces accapareurs et ces traîtres, rien : ils s'étaient enfuis à l'étranger, avec le fruit de leurs rapines.

La Providence ne cessait d'avertir les chefs de l'Etat par des signes et des présages. Elle avait étendu la main sur Louis XV, et cet homme n'avait plus été que la figure de la lèpre avec l'odeur du sépulcre. Les premiers nés des Maisons royales mouraient. La moisson était dévorée en vert par la sécheresse du ciel et par les accapareurs' qui se jetaient sur elle comme une nuée de sauterelles. Une main invisible renouvelait sur la France les plaies d'Egypte, mais le cœur des grands s'était endurci. Il ne restait plus qu'à changer en sang l'eau des puits. La catastrophe était inévitable. Les prophètes ne manquaient pas : la Révolution était prédite, annoncée dans les termes les plus clairs. Rousseau écrivait en 1770[6] : Nous approchons de l'état de crise et de révolution. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Europe aient encore longtemps à durer : toutes ont brillé, et tout Etat qui brille est sur son déclin. J'ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime ; mais il n'est pas à propos de les dire, et chacun ne les voit que trop. Voltaire écrivait en 1762[7] : Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche qu'on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront bien des choses. Ainsi, le voile des choses était transparent : seuls, les privilégiés s'obstinaient à ne pas voir.

La cognée était à la racine de la monarchie, que les classes nobles s'enivraient encore follement à l'ombre de cet arbre rongé par mille abus. Pleines d'une charmante incurie, elles plaisantaient des cerveaux alarmés. Les oisifs accusaient gaiement le penseur et les écrivains de détourner le peuple de son ouvrage.

Cependant tout déclinait. La beauté elle-même était vieillie : du fard et de la poudre. L'état des mœurs renouvelait la corruption romaine. On s'amusait aux petits vers et aux petits soupers. La coquetterie remplaçait la pudeur, le libertinage tuait l'amour. Les abbés effeuillaient des roses aux divinités de l'Opéra : le bréviaire était devenu dans leurs mains l'almanach des Grâces. Voilà de quelle manière passait son temps cette société frivole, au moment où Dieu, qui voulait délivrer son peuple, allait se jeter sur les nouveaux Pharaons par la mortalité et par l'épée. Ce ne fut pourtant pas sur les plus coupables que tomba le fardeau de la colère. Cette parole de Moïse fut de nouveau vérifiée : Les pères seront punis dans leurs enfants. La noblesse transmit à ses descendants le châtiment de ses turpitudes, et Louis XV fut guillotiné dans Louis XVI.

Cependant un grand travail se faisait dans les opinions et les croyances. La foi ancienne ne subsistait plus que dans le clergé inférieur et dans le peuple des campagnes. Sorti d'une étable, le christianisme était retourné aux toits recouverts de chaume. Dans la société, l'esprit philosophique remettait en question tous les dogmes du passé. A côté des orgies d'une société mourante, la raison humaine travaillait sous le cilice de la pauvreté à reconstituer ses droits. La conscience troublée révélait ses doutes par des tressaillements infinis. On sentait vaguement que quelque chose d'inconnu allait sortir. La pensée souffrante ne rêvait pas seulement un état nouveau, mais une religion nouvelle. Les temps de révolution sont des époques où l'humanité est en mal de Dieu.

 

V

Il y en a qui se demandent encore si la Révolution de 89 pouvait être éludée par des réformes. Turgot et Malesherbes l'ont essayé ; l'un et l'autre ont échoué devant les obstacles. Le bras d'un homme n'était pas assez fort pour s'opposer aux excès d'une caste puissante et nombreuse, il fallait le bras d'une nation. Peut-être même y avait-il nécessité que cette réformation du vieux monde fût produite par des moyens extraordinaires et violents. Les crimes contre la société exigent des châtiments exemplaires qui épouvantent la justice même. On ne déracine pas les chênes sans remuer le sol autour d'eux.

Au moment où s'ouvre l'histoire de la Révolution, les deux derniers règnes ont détrompé la France royaliste. Louis XV cherchant à communiquer le mal qui le ronge, et recevant dans les bras d'une fille du peuple un autre mal qui l'emporte au tombeau, est une image hideuse, mais vraie, de la corruption du régime monarchique et du sort qui l'attend. Les prisons d'Etat ouvertes au caprice d'une favorite ou d'un favori, les lettres de cachet, la censure, les impôts ont formé dans la noblesse un esprit de résistance. Les iniquités des droits féodaux et des justices féodales, de la corvée, des aides, de la dîme, de la milice, avaient soulevé les classes agricoles. Sans doute les abus étaient grands : mais, il faut en convenir, la dévolution française fut surtout provoquée par les nouveaux instincts du peuple. La première moitié de la vie des nations appartient au pouvoir et la seconde à la liberté. A côté du sommeil de la Cour et de la molle ignorance des grands seigneurs, les sciences et les lettres, ces filles (lu peuple, avaient marché : la parole mise au bout des doigts du sourd-muet ; la foudre, cette flamme ailée, prise au fil d'archal du paratonnerre comme un oiseau étourdi Ú un gluau ; l'aérostat, ce vaisseau qui semble fait pour dompter un jour l'océan de l'air : tout cela avait donné aux hommes, jusque-là timides et soumis, une grande opinion de leurs forces. La nation étouffait de pensées ; le moment de les écrire était venu. Les philosophes sortaient en général de la classe inférieure ou moyenne. De toutes parts les vastes têtes du peuple et de la bourgeoisie chassaient devant elles les front bas et renversés des petits-maîtres de la Cour.

On touchait ù l'année mémorable qui devait décider la lutte. L'horizon politique devenait de plus en plus sombre. Louis XVI, depuis son règne, essayait à la France plusieurs ministres successifs que des obstacles nouveaux et imprévus venaient toujours briser. Les circonstances étaient insurmontables ; elles usaient les hommes. Calonne, bel esprit, vain et prodigue, venait de disperser les restes du trésor public, dans lequel les maîtresses de Louis XV avaient mis les mains[8]. Comme l'or est au reste dans les Etats monarchiques le soleil de la corruption et l'instrument du pouvoir sur les consciences, instrumentum regni, Calonne, en agitant les finances, avait réveillé pour un instant autour du trône un éclat factice, qui ne tarda pas à s'éteindre. La matière manquait. Le cardinal de Drienne, élevé au rang de premier ministre par la retraite de Calonne, n'avait rien pu contre les progrès d'une banqueroute. Il venait de sortir des affaires, emportant le sentiment d'une calamité prochaine. Le mauvais état des finances creusait de plus en plus sous les marches du trône un gouffre dévorant, et ce gouffre appelait une révolution.

Dans le mauvais état où étaient les affaires, un grand roi eût-il sauvé la royauté en se mettant à la tête de cette révolution inévitable ? Je n'en sais rien. Les abus avaient passé la mesure, la réaction devait avoir ses excès. En pareil cas, on n'arrive à la modération que par la violence. Louis XVI n'était d'ailleurs pas l'homme qu'il fallait pour dominer les événements. Il ne savait pas vouloir. Elevé dans les traditions de la Cour, il n'entendait rien à l'état des esprits, ni à la voix de l'opinion. Engagé par d'anciens souvenirs envers les classes nobles, et retenu en même temps par le lien qu'il allait peut-être contracter devant les états généraux envers le tiers état ; ne sachant par quel côté mettre la main à une réforme, il se retirait oisif et effrayé dans les devoirs de la vie privée, qui sont après tout les derniers devoirs d'un roi. Appeler le peuple pour s'en faire un bouclier contre l'esprit envahisseur du tiers et contre les prétentions insensées de la noblesse, aurait peut-être été le moyen de se tirer d'embarras. Louis XVI n'y songea même point. Digne successeur de ce régent qui, au milieu du réveil des esprits, cherchait l'heure à ses montres, au lieu de la demander au cadran de son siècle, le roi se livrait plus volontiers à des travaux manuels qu'à des plans de finance et à des améliorations vraiment utiles. La Providence se chargea elle-même d'humilier dans la personne de ce souverain les institutions humaines. Le culte du trône était en France une véritable idolâtrie. On avait établi des rapports arbitraires entre le ciel et la terre, de telle sorte que la constitution politique de la société était liée à la constitution religieuse et fondée sur les mêmes principes. Le roi était dans cette hypothèse le dieu de notre monde inférieur. Ses idées passaient pour avoir donné la vie à l'empire qu'il gouvernait. Image, que dis-je, incarnation de la divinité sur la terre, il était nécessairement inviolable. En lui résidaient le souverain droit et la souveraine sagesse. Quelle chute ! Le jour où la noblesse menacée tourna le dos vers cette idole, pour lui demander secours et protection, à la place d'un dieu, elle ne trouva plus sur le trône qu'un serrurier[9].

Cependant la nation, mal servie par ses ministres, mécontente du roi, entendait ne plus prendre désormais conseil que d'elle-même. Un vœu unanime réclamait à haute voix la convocation des états généraux. Ces assemblées célèbres étaient depuis longtemps célébrées en France, et les droits de la nation pendaient avec elles. L'opinion, formée par les écrits de Montesquieu, de Diderot, de Voltaire, de Jean-Jacques, profita de l'état de gêne où les profusions et les immoralités des deux derniers règnes avaient jeté les finances, pour reconquérir son vote dans les assemblées de l'Etat. On avait réduit les Français a l'état de servitude et de silence en les isolant ; il leur suffisait maintenant, pour devenir libres, de se réunir. C'est un spectacle curieux par lequel on ne saurait trop réfléchir : le plus grand événement que le monde ait encore vu, entrant sur la scène par la porte basse et étroite d'une question d'argent. Sans le déficit légué par Louis XV à son successeur, il ne se fut pas rencontré de motif assez impérieux aux yeux de la Cour pour convoquer la nation et l'ériger en conseil. La Révolution, ne voyant pas alors d'ouverture favorable, aurait bien pu s'éloigner et attendre encore un demi-siècle. La royauté, en somme, n'y aurait pas beaucoup gagné ; mais Louis XVI aurait conservé sa tête.

Tout le monde tournait les yeux vers l'assemblée future comme vers une arche de salut. Le peuple affamé lui demandait du pain ; la Cour, embarrassée du poids des affaires, espérait y trouver des conseils pour sortir d'une situation difficile ; le tiers état y trouvait le moyen de ressaisir son existence politique ; enfin, les rêveurs, comme on les appelait déjà, s'attendaient à ce qu'une révélation allait paraître. Le catholicisme, en se retirant, avait laissé dans les cœurs un vide immense. Il fallait, pour combler ce vide, une nouvelle déclaration des droits et des devoirs de l'homme. L'Assemblée nationale allait être un concile ; l'Eglise avait elle-même consacré l'usage du rapprochement et de la communion des lumières. Le Christ est où se trouvent seulement deux ou trois personnes réunies en son nom : à plus forte raison la vérité doit-elle se rencontrer au milieu des représentants d'un grand peuple qui s'assemblent, sous l'œil de Dieu, pour délibérer. A peine la déclaration du roi relative à l'assemblée des états généraux (23 septembre 1788) fut-elle connue, qu'une joie universelle éclata. Cette déclaration était arrachée à Louis XVI par la nécessité des circonstances. Il avait plusieurs fois écarté le fantôme d'une assemblée nationale, comme une ombre importune qui en voulait à son autorité. Pour ce que le pauvre roi faisait de cette autorité, ce n'était guère la peine de dire ; mais enfin il la tenait. Le projet d'une convocation des états généraux, envisagé d'abord avec effroi, quitté, puis repris, avait fini par s'imposer. La Révolution, en germe dans ce projet, devait courber bien d'autres obstacles que la résistance du faible monarque. Au fond, ses craintes personnelles n'étaient pas chimériques. Du jour où l'existence des états généraux fut décidée, le peuple français comprit qu'il venait de se donner un souverain. Louis XVI n'avait jamais beaucoup compté ; il ne comptait pas du tout. Ni aimé, ni haï, il passait cependant pour bon homme. Le roi est excellent, disait la Cour ; le roi est bon, répétait la bourgeoisie ; le roi est très bon, s'avisa de demander un jour le peuple : mais à quoi ?

Il y avait quelqu'un de plus étranger en France que le roi. Si Louis XVI n'était pas véritablement aimé, le nom de Marie-Antoinette soulevait dans le peuple un mouvement qui ressemblait à de l'aversion. Une aventure acheva de la perdre : je parle de la vilaine affaire du collier. Coupable ? Je n'assure pas qu'elle le fût ; mais de tels scandales n'éclatent jamais autour des femmes sur le compte desquelles il n'y a rien à dire. Les juges ont d'ailleurs pris soin, d'obscurcir si bien les faits, qu'on cherche involontairement une accusée en dehors du procès même. Une intrigante, madame de Lamothe, fut condamnée au fouet, à la marque et à une détention perpétuelle[10]. Cagliostro, confronté avec cette femme, nia intrépidement toute participation au crime : ne pouvant l'ébranler, elle lui jeta un chandelier à la tête en présence des juges. Il fut acquitté. Le cardinal, arrêté par ordre de Louis XVI, fut aussi — déclaré innocent ; mais c'est, avec la reine, le personnage de cette histoire que l'opinion publique épargna le moins. M. de Rohan ne reçut pas seul les atteintes du blâme, qui salit dans sa personne un des chefs de l'Eglise. Le voile était déchiré ; on reconnut que, sous prétexte des devoirs de leur état, les membres du haut clergé se compromettaient dans toutes sortes d'intrigues de Cour et de boudoir. Comme Marie-Antoinette était déjà, à tort ou à raison, décriée pour ses mœurs, on donna à la conduite du cardinal les plus vilains motifs. La reine, il faut le dire, avait du moins une excuse à sa légèreté, l'indifférence du roi. Ce gros homme ne connaissait la, volupté qu'à table : il avait fallu cinq ans de mariage et les murmures de la Cour pour qu'il se décidât à se donner un successeur.

Dans la même année où s'ébruita l'affaire du collier (1786), il se passait tout près de la Cour une autre aventure sentimentale qui du moins ne déshonora personne. La lecture de la Nouvelle Héloïse avait gagné jusqu'aux princesses du sang ; la tête disputait encore contre les idées philosophiques, mais le cœur était pris ; les femmes même de la Cour furent pour la plupart, à leur insu, les anges précurseurs de la Révolution. Elles allumaient dans leur propre sein la flamme qui allait régénérer la France. Au moment où le peuple devait abattre l'édifice monstrueux de la noblesse, l'amour effaçait déjà dans le cœur des princesses les inégalités sociales. L'esprit de Jean-Jacques, qui est le véritable esprit de la Révolution, avait fait le siège de leurs sentiments, avant de forcer la porte de leurs châteaux.

Louise de Bourbon, petite-fille du grand Condé, belle et pieuse, avait toujours mené une vie irréprochable. Elle avait été élevée au couvent de couvent de Beaumont-lez-Tours) avec toutes les princesses de ce temps-là : mais, différente de beaucoup d'entre elles, madame Louise avait conservé une réputation sans tache et toute blanche comme sa robe de pensionnaire. Quelle surprise et quel scandale, si l'on était venu dire alors : Cette vertu, cette sainte, cette petite pensionnaire de trente-deux ans a une affection dans le cœur que vous ne connaissez pas ; son altesse sérénissime la princesse de Condé aime un homme. — Cet homme était le marquis de la Gervaisais. Leur liaison demeura pure et donna seulement lieu à un commerce de lettres très tendres. Le marquis, simple officier des carabiniers, était grand admirateur de Werther, de la Nouvelle Héloïse et de Clarisse Harlowe. Impérieux, tracassier, original, grand discuteur, il s'éloignait presque en tout des routes battues. Madame Louise, l'aima malgré ou peut-être pour ses singularités. Le cœur de cette princesse était excellent. Comme il m'aime ! s'écriait-elle, dans ses lettres, vraiment si quelque chose pouvait me rendre orgueilleuse ce serait cela ! S'unir ! on y pensait quelquefois. Oh ! combien dans ces moments-là une petite maison au bord d'une rivière, un bateau, une vigne et quelques pigeons, flattaient leur imagination troublée. Vains songes ! Il fallait vivre avec son amour, emprisonnée dans la grandeur comme dans une cage d'or, inquiète et consolée, heureuse et malheureuse à la fois du seul sentiment naturel qui fût entré jusque-là dans son âme : elle n'avait pas connu sa mère. Des scrupules de conscience interrompirent après un an cette correspondance si douce et si extraordinaire. Je vis le marquis de la Gervaisais en 1836 ; le souvenir de cette liaison l'obsédait. Dans son enthousiasme nébuleux il parlait sans cesse d'elle, de l'être, de l'âme ; c'est ainsi qu'il désignait madame Louise de Condé. Cette princesse mourut au couvent du Temple. Je me souviens d'une chapelle où j'entrai plusieurs fois le dimanche, lorsque j'étais enfant ; au moment de l'élévation, un grand rideau, qui voilait les galeries du cloître pendant le reste de l'office, s'ouvrait ; on distinguait alors dans un clair-obscur profond, les têtes de religieuses et de novices étagées sur des stalles de bois, puis tout là-bas, à genoux sur un prie-Dieu, une figure immobile et enveloppée : c'était madame Louise.

Au début d'un événement qui finit par inscrire sur son drapeau la Terreur, je dois chercher une dernière fois s'il n'y avait pas un moyen de sauver la France sans traverser la mer Rouge. J'ai beau chercher, je ne vois alors que le clergé dont la main aurait pu intervenir d'une manière efficace. Si, renonçant aux biens temporels, l'Eglise avait courageusement séparé sa cause de celle des privilégiés et des riches ; si, prévenant le tumulte des esprits, elle eût elle-mêm'e ramené dans l'Etat l'égalité qui est dans l'Evangile ; si, abandonnant au siècle les parties usées de son vêtement, elle eût reconnu la nécessité de régénérer le christianisme, de renouveler Dieu, j'estime que son action sur la société aurait encore pu être féconde. Au lieu de cela, les prêtres, s'embarrassant dans toutes sortes d'intrigues et de complots, resserrant le lien qui les rattachait au vieux temple des institutions civiles, s'obstinèrent à mourir sous des débris. C'est pour avoir manqué à leur mission que la justice divine les châtia si cruellement et que sa main s'appesantit sur eux. Ministres de la paix, ils laissèrent s'engager la guerre ; la guerre les tua. Et cependant ils n'avaient qu'à ouvrir les yeux. Déjà plusieurs fois, du haut de la chaire chrétienne, la Révolution avait grondé. Derrière ces paroles du père Bridaine, j'entrevois la Terreur qui s'avance : C'est ici où mes regards ne tombent que sur des grands, des riches, sur des oppresseurs de l'humanité souffrante, ou des pécheurs audacieux et endurcis, c'est ici seulement qu'il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi dans cette chaire, d'un côté, la mort, de l'autre mon grand Dieu, qui vient vous juger. Si cette voix eût été alors celle de tout le clergé de France, l'édifice des privilèges et des abus qui s'écroula, quelques années plus tard, sous la main du peuple, serait, tombé sous l'anathème du Christ, et il serait tombé sans la hache. L'égoïsme du haut clergé empêcha cet heureux dénouement. L'esprit révolutionnaire est le même que l'esprit chrétien. Le devoir et le dévouement forment la base de toutes les vertus publiques. Le caractère des vrais défenseurs du peuple, c'est de se donner, de donner leur âme. Tels furent les hommes de la Montagne.

On se demande comment une Révolution, née de la justice, a pu, dans l'ivresse de la colère et du succès, reculer quelquefois jusqu'à l'injustice même ? C'est demander pourquoi le reflux succède au flux. La haine, c'est encore de l'amour ; mais, c'est de l'amour aigri. Les hommes de la Terreur avaient commencé par vouloir presque tous l'abolition de la peine de mort. La paix était dans leur cœur et dans leur bouche : les circonstances seules leur avaient mis le glaive dans la main. Leurs entrailles saignaient des plaies que la Révolution faisait de temps en temps à l'humanité : mais comme ils croyaient sincèrement cette Révolution nécessaire au bonheur du monde entier, ils aimaient mieux se dévouer avec leurs victimes à une souffrance horrible, que de suspendre l'action d'une volonté qu'ils s'imaginaient être la volonté de Dieu.

La situation des affaires était d'ailleurs tellement extrême que, d'une part comme d'une autre, on poussait également aux violences. Le langage de la Cour ne différait guère, en 1789, de celui de Marat. Que disait-elle au roi ? Un peu de sang impur versé à propos fait souvent le salut d'un Empire. — Si le sang des révolutionnaires était impur aux yeux des royalistes, celui des royalistes ne devait pas être plus sacré pour les révolutionnaires. De tous les côtés, je vois les partis entraînés à l'agression et les épées à demi tirées du fourreau. Il faut donc nous résoudre à un cataclysme. Les fléaux régénérateurs qui parcourent, à un moment donné, le sol des nations, rentrent-ils dans les lois qui président aux destinées du genre humain ? Demandez aux crises géologiques qui ont préparé l'économie actuelle du globe ! De près, ce ne sont que convulsions et ravages ; il semble que les éléments saisis de terreur se précipitent vers une grande ruine, et que la création touche à son dernier jour. Attendons. A peine la face agitée des choses s'est-elle reposée, que les agents de destruction se changent visiblement en des agents de formation, et de progrès. Le dépouillement douloureux du vieux monde laisse entrevoir, après les jours de déchirement et d'angoisses, la figure d'un monde nouveau qui lui succède. La mort, la féconde mort, n'a fait que renouveler encore une fois le spectacle de la vie ; rien n'a fini que ce qui devait finir. Par malheur, ces salutaires changements ne sont pas tout de suite appréciés : longtemps une grande voix sort du sépulcre, et l'on entend retentir dans l'âge suivant comme un bruit d ossements remués.

Que répondre aux élégies sentimentales des adversaires de la Révolution ? Ils ressemblent à Laban qui poursuivait Jacob, et qui lui reprochait de lui avoir volé ses dieux, cur furatus es Deos meus ! — Hé ! bonnes âmes, le grand mal si ces dieux étaient les idoles ! Depuis plus d'un siècle le ver du doute commençait à ronger vos croyances monarchiques ; vous aviez mis la Divinité dans des images de chair ; la religion même du Christ expirait sous les chaînes d'or d'une politique athée. Ce dix-huitième siècle, matérialiste et corrompu, avait ramené le paganisme dans nos mœurs ; il devait par cela même ramener la croix : l'esprit allait de nouveau châtier la chair. Des hommes parurent qui, traitant la matière pour ce qu'elle est, exagérèrent envers les autres, comme envers eux-mêmes, le mépris du corps et de la vie. Entraînés par la tourmente à immoler les ennemis de la Révolution et à s'immoler avec eux, ils se couvrirent stoïquement de l'immortalité de l'âme. Ecoutez Saint-Just : Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ; mais je défie qu'on m'arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux ! Quel langage ! — Si les larmes d'un admirateur obscur peuvent adoucir d'un monde à l'autre le souvenir implacable de l'injustice et de l'ingratitude des hommes, ombre Généreuse, soyez consolée.

Parmi les adversaires systématiques de la Révolution française, il en est de considérables sans doute : leur jugement ne saurait néanmoins prévaloir contre le sentiment national. La Révolution est un mystère que Dieu a caché aux beaux esprits du siècle et aux superbes, mais qu'il révèle aux humbles, aux petits, aux ignorants. La sainte folie 1 de l'égalité demande des cœurs droits et préparés à la recevoir. Ce qui est un scandale pour les rhéteurs et les ambitieux paraît aux consciences touchées le miracle de la sagesse et de la Providence divine. Il se passe ici quelque chose d'extraordinaire. A l'avènement du christianisme, tous ceux qui ont voulu contrarier sa marche ont été punis. Ils attaquaient la foi du Charpentier par orgueil, et ils ont rencontré l'obscurité, l'oubli. Le plus grand de tous, Julien, qui était pourtant un sage selon le monde, n'a réussi qu'à flétrir son nom d'une épithète odieuse. La postérité traitera de même les hommes qui résistent à l'esprit de la Révolution ; lutter contre elle, c'est lutter contre Dieu. Le jour viendra où, blessés à leurs propres armes, ces ennemis de l'avenir jetteront eux-mêmes leur sang vers le ciel, en s'écriant : Révolution, tu as vaincu !

 

VI

Un mot sur les trois Ordres qui vont représenter la nation aux états généraux.

Au Moyen Age, le clergé, étant seul en possession des lumières, jouissait d'une autorité incomparable. Il perdit cette autorité à mesure que l'éducation se répandit dans le royaume. C'est la clergie qui a fait le clergé, écrivait Camille Desmoulins. Aujourd'hui que nous savons tous lire, il ne peut plus y avoir que deux Ordres, et chacun doit rentrer dans le sien. Nous sommes tout clergé. Le titre d'ecclésiastique avait disparu dans le sens de lettré ; il ne subsistait plus que pour désigner un ministre de la religion. Or, comme l'Eglise était alors menacée, d'un côté par l'esprit sceptique du siècle, de l'autre par la corruption intérieure des Ordres religieux, il en résulte que la puissance du clergé n'avait plus de grandes racines dans le pays. Il en est de même de toutes les institutions ; elles se détruisent avec le temps, et s'évanouissent en inoculant leur supériorité morale à la nation entière.

L'état de la noblesse était encore plus compromis. On a beaucoup écrit sur l'origine militaire de la féodalité. A vrai dire, ce n'est pas la noblesse qui est sortie du droit des armes, c'est la conquête : mais la conquête a dessiné la propriété, et c'est sur la propriété que l'aristocratie féodale s'est établie. Le cadre de notre travail nous interdit toute excursion sur le terrain des premiers siècles de la monarchie. Il nous suffira de savoir que la position de l'individu était alors déterminée par le rang de ses ancêtres et par l'étendue des biens qu'il possédait. Les préjugés du sang se maintinrent dans le monde en dépit de la religion du Christ qui était venu établir l'unité de la famille humaine. Le grand mouvement de peuples, accourus pour renverser l'empire romain, ne fit même que fortifier le sentiment de la prééminence des races les unes sur les autres. Les distinctions nobiliaires prirent racine dans le mélange des vainqueurs et des vaincus. Tous ceux qui se regardaient comme d'une origine supérieure adoptèrent le titre de gentilshommes, par opposition aux serfs et aux roturiers qui furent appelés vilains. Cette division se fondait, comme on voit, aux yeux des nobles, sur des avantages physiques. La statistique des classes fut d'abord dessinée par les caractères extérieurs des différentes races qui couvraient la surface du pays. La noblesse ancienne était, du moins sous ce point de vue, quelque chose de tracé dans la nature. Mais comme, avec le temps, la terre exerce une puissance assimilatrice sur les caractères étrangers des races, l'aristocratie n'eut bientôt plus d'autre raison d'être que l'usage.

Les prérogatives de la naissance dérivaient encore d'une autre idée qui remonte à la plus haute antiquité ; cette idée était celle de la préexistence et de l'emboîtement des germes. Le premier de la race était censé avoir contenu en lui tous les êtres destinés à naître successivement dans sa postérité. Selon cette théorie, qui a été soutenue par un grand nombre de Pères de l'Eglise, tous les descendants qui se suivent dans la même ligne de génération sont nécessairement semblables. Apparus dans le monde successivement et à leur tour par le fait de la naissance, les individus subséquents se trouvaient en quelque sorte présents à la lumière, quoique sous une forme occulte, dès l'origine de leur race ; ils étaient renfermés, emboîtés dans leurs ancêtres. — Il appartenait à la philosophie naturelle de détruire cette idée, qui entraînait pour les hommes de certaines classes une infériorité basée sur le fatalisme de la naissance. Toutes les anciennes politiques raisonnaient en vue d'une matière privilégiée qui se transmettait invariablement par voie de génération dans certaines familles choisies. La Révolution de 89 rencontra ce principe constitué dans la société française, mais déjà presque aboli par l'opinion de plus en plus éclairée. La science se montre aujourd'hui d'accord avec la philosophie pour rejeter le système des préexistences naturelles. L'embryogénie moderne ne reconnaît plus dans le monde ni germes nobles, ni germes vils ; la matière humaine est égale.

Non seulement la noblesse, mais la royauté doit son origine à une prétendue distinction physiologique : la famille des rois chevelus était très probablement le débris d'une ancienne race qui s'était fondue dans le germanisme, et à laquelle la tradition rattachait sans doute une idée superstitieuse de grandeur.

Comme toute institution n'existe que par des signes, l'aristocratie de naissance se fit en quelque sorte paraître dans les armoiries. Certaines configurations naturelles du territoire, des souvenirs historiques, des caractères de race fournirent tout d'abord au blason des traits qui sont restés dans les familles. Il est aisé de comprendre à quel titre et par quels liens profonds ces vains simulacres devaient tenir au cœur des anciens nobles. Le blason c'était l'homme. Vers la fin du XVIIIe siècle l'orgueil aristocratique, fort mal traité par l'esprit français, avait perdu le sens de cette écriture symbolique. On ne s'y rattachait plus que par tradition et par esprit de corps. Quand une fois l'arbre vieillit, les feuilles meurent.

L'histoire du tiers état est mieux connue. Par une infatigable économie, la classe bourgeoise était arrivée à sortir de la situation humiliante que l'aristocratie lui avait faite. Eclairée, avide, envahissante, elle se remuait dans l'Etat pour être quelque chose. Son seul tort fut de limiter dans son esprit la Révolution ; elle voulait bien améliorer le sort du peuple, mais non l'admettre à la participation des droits qu'elle réclamait pour elle-même. Cet égoïsme de caste devait être puni. La borne qu'elle avait marquée fut emportée par le courant. L'isolement et la résistance du tiers firent de plus avorter une partie des résultats moraux que la Révolution française devait produire.

Le peuple était cette masse obscure, laborieuse, féconde, qui alimentait depuis des siècles l'agriculture, le commerce, l'industrie, l'armée. Son origine remontait à la vieille couche celtique. Recouverte par des invasions successives qui s'étaient superposées à la population des Gaules, cette race forte se remontrait toujours et donnait ses traits au caractère national. Incomparablement plus nombreux que les trois autres Ordres, le peuple était la nation même : C'est le peuple, écrivait en 1760 Jean-Jacques Rousseau, qui compose le genre humain ; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose, que ce n'est pas la peine de le compter. Ce si peu de chose néanmoins était tout dans l'Etat ; tandis que le reste n'était rien. Voilà l'injustice que le mouvement de 89 allait sans doute réparer.

La Révolution était dans le peuple ; c'était là son cœur, son foyer. Les hommes qui se tinrent alors le plus près de la masse sont ceux qui participèrent davantage à l'esprit de la liberté. Le peuple joue dans le grand drame révolutionnaire le rôle du chœur dans les tragédies antiques : il conseille, inspire, entraîne. Dans toutes les situations embarrassantes et pathétiques, il intervient. Rien ne se dénoue sans lui. A la fin de la péripétie, il s'efface et laisse aux acteurs en renom les honneurs du triomphe. Son influence anonyme ressemble à celle de Dieu, qu'on ne voit nulle part et qui est partout.

Le peuple servait d'assise à la Montagne ; c'est par là qu'elle domina toute la Révolution : elle a fait la loi, soutenu la guerre, terrifié les partis. La France était à la veille de sa perte ; les Montagnards la sauvèrent, en la délivrant des ennemis du dedans et du dehors. Il y avait alors dans le pays un troupeau d'hommes qui rapportent tout à eux-mêmes et à des jouissances sensibles, indifférents pour la vertu et l'honneur national, lâches, égoïstes, avides ; mais alors, du moins, ils avaient peur. Des législateurs moins convaincus auraient pris le genre humain en pitié ; ceux de la Montagne s'indignèrent. Comme Moïse, ils voulurent faire un peuple. Des institutions monarchiques, fondées sur la corruption et la bassesse, aux institutions républicaines, assises sur le devoir et la dignité humaine, il y avait la distance d'un désert à traverser ; aucun obstacle ne les arrêta. La nation les suivit en murmurant. Le sol de la Révolution était brûlant ; il s'entrouvrait de lui-même sous les pieds des mécontents et des traînards pour les engloutir. Au-dessus de ce présent agité par la violence, les chefs du mouvement révolutionnaire entrevoyaient la terre du repos. Ils marchaient à la fraternité à travers la discorde et le châtiment ; mais ils y marchaient ; la peine de mort elle-même allait mourir, quand, arrêtés dans leur rêve sublime par la trahison et l'intrigue, condamnés, non jugés, les Montagnards tombèrent.

La Révolution française ne ressemble à aucune des révolutions qui ont agité le monde : les autres étaient des déplacements de la force ; celle-ci fut un avènement d'idées. Ce qu'il importe surtout d'établir dans l'histoire d'une si heureuse régénération, mêlée de quelques excès, c'est la pureté des motifs. Que parle-t-on de représailles ? Le sang de toute la noblesse de France n'aurait point suffi à laver les plaies que l'ancien régime avait faites au peuple et à la liberté. Non, l'ivresse de la colère ni de la vengeance n'a point dirigé les mesures énergiques dont la Révolution a frappé ses ennemis ; la sévérité des coups qu'elle porta vient de la résistance qu'on faisait à ses principes et à ses droits. La moisson était mûre, et Dieu envoya les hommes de ses conseils pour y mettre la faux. — Je suis las aussi d'entendre dire que la Convention a maîtrisé par la force les destinées du pays. Jamais gouvernement n'a démontré, au contraire, d'une façon plus éclatante l'impuissance de la force matérielle. Sans doute, on a répondu au canon par le canon ; à défaut d'armée dans l'intérieur, l'échafaud consterna les rebelles : qu'est-ce que cela auprès du système compliqué d'armes offensives et défensives dont les gouvernements, dits réguliers, se servent pour assurer leur existence ? La puissance de la Convention a été toute morale ; elle envoya des armées sur les frontières, — pauvres armées, sans fusils et sans pain ! — elle décréta la terreur dans le pays soulevé par d'odieuses manœuvres ; mais ce fut bien plutôt l'artillerie des idées nouvelles qui foudroya au dehors l'étranger, et le poids de l'opinion qui accabla au dedans les conspirateurs et les traîtres.

Je repousse le système historique de la force et de la nécessité. La force ne donne pas le droit ; la nécessité n'excuse que les consciences douteuses. Il faut s'élever plus haut pour trouver le devoir. Le peuple français accomplit dans la Révolution française une grande mission : désigné par la Providence au rôle d'initiateur du genre humain, il a conquis, pour lui et pour les autres nations, à force de sacrifices et de larmes, une nouvelle vérité, une existence nouvelle. A sa tête se sont trouvés, quand les circonstances l'exigeaient, des hommes extraordinaires, des hommes prévus, qui, faisant taire dans leur cœur les sentiments de la nature, étouffant jusqu'à la pitié, ont mis les principes au-dessus de la vie. Ce sont ces principes, en effet, qui devaient régénérer les institutions. Il en est des peuples comme des hommes ; les uns sont nés pour l'égoïsme, les autres pour le dévouement. La France est une nation dévouée, une nation christ ; elle travaille et meurt sans cesse pour le salut du monde. Voilà sa destinée, son devoir. Si les hommes de 93 ont défendu la patrie avec un héroïsme qui tient du prodige, soit à la tribune, soit sur le champ de bataille, c'est que la France était à leurs yeux le sol d'une idée ; ôtez cette idée et le territoire, malgré les intérêts qui s'y attachent, malgré le sang martial de ses enfants, le territoire eût été envahi. Dira-t-on qu'ils combattaient pro aris et focis, ces conscrits sans veste et sans souliers, qui opposaient leur poitrine nue à la mitraille ? Des autels ? ils étaient renversés. Des foyers ? ces hommes-là n'en avaient pas encore.

Pour qui donc combattaient-ils ? Oh ! nous le savons tous, ils combattaient pour la Révolution. C'est l'esprit de la liberté qui a gardé nos frontières.

La Montagne était le Sinaï de la loi nouvelle ; terrible et foudroyante, avec des éclairs aux flancs, un peuple prosterné à ses pieds et Dieu au sommet.

Au peuple français se rattachaient les destinées des autres peuples, à la Révolution était lié le renouvellement de l'esprit humain. Qui pouvait résister à cela ? Trop près des hommes et des choses pour voir la main qui poussait les événements, d'insensés agitateurs demandèrent au passé et aux ténèbres de les couvrir. Ils se plongèrent d'eux-mêmes dans la mort. D'autres chefs de la Révolution luttèrent jusqu'au bout l'épée haute. Dépositaires de la puissance, ils voulurent hâter le terme de l'enfantement de l'avenir. Ils périrent aussi dans l'action ; mais leur œuvre ne périra pas. La Révolution désormais n'a plus de violences à craindre : elle forcera l'entrée des esprits par la. lumière et ouvrira les cœurs par l'amour. Déjà ses ennemis se sentent fléchir, et le moment vient où nous nous embrasserons tous, au pied de l'arbre dont elle a jeté les racines parmi les débris tachés de sang.

 

 

 



[1] Témoin celui de Jean Scott qu'Honorius III fit brûler.

[2] Comes de Flisco.

[3] J'ai trouvé une ancienne gravure sur bois qui représente les idées du temps sur la Justice. Une femme assise sur un siège de fer, la tête couverte d'un voile noir, les pieds enveloppés d'un suaire, la place du cœur vide et une balance à la main. C'est cette justice qui expédiait les sorciers.

[4] Extrait de la procédure instruite à Rome en 1790 contre Cagliostro. Les noms de Mesmer et de Cagliostro se trouvent mêlés, sur la fin du XVIIIe siècle, aux préludes de la Révolution française. Ce n'est pas que ces deux hommes aient exercé sur cet événement une influence directe ; mais la tournure cabalistique de leurs idées les fit ranger du côté des opposants.

[5] Cet homme, enfermé au Mont-Saint-Michel, y mourut dans une cage de bois, après plusieurs années de réclusion. Les rats venaient ronger ses pieds goutteux sans qu'il pût se défendre de leurs attaques. — Louis le Grand ? Entre la victime et le bourreau, je ne vois de grand que la victime.

[6] Emile, livre III.

[7] Lettre à M. de Cauvelin.

[8] La Dubarry reçut en quinze mois du trésor public 2.400.000 francs.

[9] Louis XVI entreprit et exécuta plusieurs ouvrages de serrurerie, entre autres une grille pour le palais de Versailles.

[10] Un jour, en feuilletant, dans les bureaux de la Salpêtrière, l'ancien registre des écrous, je tombai sur la note suivante : 21 juin 1786. Jeanne de Valois, de Saint-Rémy de Luz, épouse de Marc Antoine-Nicolas de Lamothe, âgée de 29 ans, native de Fontette, en Champagne. Arrêt de la Cour (à perpétuité), flétrie d'un V sur les deux épaules. Et plus bas, d'une autre écriture, Evadée de la maison de force le 5 juin 1787.