ÉTUDE BIOGRAPHIQUE SUR SULLY

 

CHAPITRE II. — VIE MILITAIRE JUSQU'À L'AVÈNEMENT DU ROI DE NAVARRE AU TRÔNE DE FRANCE.

 

 

1576-1589

 

Pendant de longues années encore, en compagnie du roi de Navarre, Rosny courra les aventures et prendra part à cette suite interminable de surprises et enlèvements de villes, dans lesquels le maître et le serviteur développèrent toutes leurs qualités militaires.

Le roi de Navarre ayant voulu se saisir de la ville d'Eauze[1], qui était de ses domaines, mais dont les habitants ne voulaient pas recevoir une garnison, Rosny et une quinzaine de gentilshommes de ses plus particuliers serviteurs, furent choisis par le roi de Navarre pour entrer avec lui dans la ville, en costume de chasse, afin de ne pas donner d'alarme. On surprit, en effet, le poste qui gardait l'une des portes ; mais un soldat ayant donné l'éveil et coupé la corde de la herse[2], le roi de Navarre et quatre de ses compagnons, MM. de Béthune, de Mornay, de Batz et de Rosny, furent enfermés dans la ville sans que le reste de la suite du Roi y pût pénétrer. Le peuple se souleva en masse, sonna le tocsin, et aux cris de tue, tue ! il se jeta furieusement sur Henri et ses compagnons.

Ce que voyant, le roi de Navarre, dit Sully, dès la première troupe qui se présenta de quelques cinquante, les uns bien, les autres mal armés, lui marchant le premier, le pistolet au poing, droit à eux, il nous cria : Or, sus, mes amis, mes compagnons, c'est ici où il vous faut montrer du courage et de la résolution ; car d'icelle dépend notre salut. Que chacun donc me suive et fasse comme moi, sans tirer le pistolet qu'il ne touche. Et en même temps, entendant trois ou quatre qui criaient : Tirez à cette jupe d'écarlate, à ce panache blanc, car c'est le roi de Navarre, il les chargea de telle impétuosité, que sans tirer que cinq ou six coups, ils prirent l'épouvante et se retirèrent par diverses troupes.

Attaqués enfin par plus de 200 hommes, Henri et ses compagnons furent refoulés jusques à une porte, où deux d'entre eux montèrent pour faire signe à ceux qui étaient dehors de forcer la porte et de venir au secours du Roi. A leur arrivée, le peuple se calma et se soumit. Henri pardonna à la ville, la sauva du pillage, et se contenta de faire pendre les quatre mutins qui avaient tiré au panache blanc (1576).

Il serait inutile de suivre Rosny dans toutes ces expéditions faites en compagnie de M. de Béthune, son cousin ; de M. de Batz, appelé par le roi de Navarre le grand faucheur, mon faucheur ou le grand damné ; de M. du Faget, lieutenant de la compagnie des gardes du Roi, surnommé par lui le grand pendu ; de MM. de Saint-Geniez et de Fervaques ; de M. de Harambure, surnommé le borgne ; de M. de Lestelle, appelé le crapaud ; de M. de Mornay ; de M. de la Boulaye, appelé le petit enfant ; de M. de Souvré, surnommé la Godde, qui étaient les plus braves de la Cour du roi de Navarre et ses amis et compagnons les plus dévoués. Il suffira de faire connaître les principales de ces expéditions : la surprise de Fleurance et la prise de Cahors.

M. d'Ussac, gouverneur de la Réole, l'une des places de sûreté des huguenots, était un vieux soldat défiguré par de nombreuses blessures : il s'éprit follement de l'une des filles d'honneur de Catherine de Médicis, se fit catholique et livra la Réole à la Reine. Henri de Navarre était alors à Auch, où se trouvait aussi Catherine de Médicis et sa Cour. Pendant un bal, le roi de Navarre fut averti par M. de Batz de la trahison de M. d'Ussac ; il résolut aussitôt de rendre chou pour chou à sa belle-mère et de s'emparer de Fleurance, place importante du voisinage.

Sans montrer aucune émotion, dit Sully, ni faire semblant de rien, il s'écoula doucement de la presse avec trois ou quatre des siens, auxquels il dit tout bas à l'oreille : Avertissez le plus secrètement que vous pourrez tous mes serviteurs dont vous pourrez savoir les logis, que dans une heure je serai à cheval hors la porte de la ville, avec une cuirasse sous ma jupe de chasse, et que ceux qui m'aiment et qui voudront avoir de l'honneur me suivent. Ce qui fut aussitôt fait que dit ; et le tout si heureusement exécuté, qu'à portes ouvrantes il se trouva à Fleurance, de laquelle les habitants ne se doutant de rien, à cause que l'on était en paix, il se saisit facilement.

Avant de partir, le roi de Navarre avait envoyé à M. de Batz le billet suivant :

C'est merveille que la diligence de votre homme et la vôtre. Tant pis que vous n'ayez pratiqué personne du dedans de Fleurance ; la meilleure place m'est trop chère du sang d'un de mes amis. Cette nuit même je vous joindrai, et y seront les bons de mes braves.

La prise de Cahors fut une affaire beaucoup plus grave, et dont l'exécution fut l'une des plus signalées prises de villes par pétard[3] qui se soit jamais faite. Située dans une position très forte, défendue par les habitants bien armés, comme on l'était partout à cette époque, ayant une garnison de 2.000 hommes de pied et de 100 hommes d'armes étrangers, Cahors avait de plus un gouverneur énergique, M. de Vesins. Catherine de Médicis avait promis de donner cette ville à Marguerite de Valois, femme du roi de Navarre, et ne la donnait pas ; mais comme elle était fort à sa convenance, Henri de Navarre l'attaqua et la prit.

Averti de ce qui se tramait contre la ville de Cahors par un billet, M. de Vesins écrivit sur ce papier : Nargue pour les huguenots, qui, la ville prise, trouvèrent le billet sur sa table.

Henri arriva devant Cahors à la fin de mai 1580, au milieu d'un violent orage. Il avait avec lui 1.200 arquebusiers, une centaine de ses gardes, une quarantaine de gentilshommes les plus déterminés de sa Cour, parmi lesquels était Rosny, et environ 200 hommes d'armes.

Trois portes furent détruites par le pétard et à coups de hache. Un combat acharné s'engagea et dura quatre jours et quatre nuits sans relâche. Rosny y fut blessé. Le roi de Navarre courut les plus grands dangers, et les défenseurs de Cahors eussent été victorieux, si l'un des capitaines du roi de Navarre, M. de Chouppes, ne fût enfin arrivé avec 100 hommes d'armes et 5 ou 600 arquebusiers. La ville prise fut mise au pillage, et Rosny y gagna 4.000 écus d'or renfermés dans une petite boîte en fer.

Après la bataille[4], le roi de Navarre écrivit sans désemparer à madame de Batz une lettre dont voici le début :

Madame de Batz, je ne me dépouillerai pas, combien que je sois tout sang et poudre, sans vous bailler bonnes nouvelles, et de votre mari, lequel est tout sain et sauf. Le capitaine Navailles, que je dépêche par delà, vous déduira comme nous avons eu bonne raison de ces paillards de Cahors. Votre mari ne m'y a quitté de la longueur de sa hallebarde. Et nous conduisait bien Dieu par la main sur le bel et bon étroit chemin de sauveté[5], car force des nôtres, que fort je regrette, sont tombés à côté de nous...

Peu de temps après, il y eut de grandes colères entre le Roi et Rosny, à propos d'un duel entre deux gentilshommes de la Cour du roi de Navarre, MM. de Beauvais et d'Usseau. Depuis longtemps ces deux gentilshommes se picotaient tous les jours l'un contre l'autre. Un soir, après avoir soupé avec Rosny, ils le prièrent, au sortir de table, de leur faciliter le moyen de se battre sans qu'ils fussent obligés de se servir de seconds. Rosny fit tous ses efforts pour les accommoder ; mais, n'ayant pu réussir, il les mena sur le pré, et les en ramena tous deux fort blessés.

De quoi le roi de Navarre ayant été averti, raconte Sully, il s'en offensa infiniment, parce qu'il aimait Beauvais, et en vint jusqu'à me dire des injures et me menacer de me faire trancher la tête, pour avoir fait, comme il disait, une action qui tranchait du souverain. Je répliquai, comme chacun le publiait, un peu bien haut, disant que je n'étais ni son sujet, ni son vassal, que je l'étais venu servir de pure affection que je lui portais, à mes dépens, pour acquérir de la gloire et de l'honneur, et non pour y perdre la vie honteusement comme il m'en menaçait ; et partant j'étais résolu de me retirer, étant bien assuré que je ne manquerais pas de maître lorsque j'en désirerais trouver. Sur quoi il me repartit que les chemins m'étaient libres, et qu'il ne manquerait pas aussi de serviteurs ; tellement que je me vis tout prêt de le quitter ; mais enfin la reine et la princesse de Navarre[6], qui m'ont toujours affectionné, raccommodèrent tout cela, de sorte que le roi de Navarre me fit depuis quasi meilleure chère (mine).

Sur ces entrefaites, le duc d'Alençon et d'Anjou, frère du roi de France Henri III, fut élu prince des Pays-Bas, et en partant pour ses nouveaux Etats, il invita tous les gentilshommes qui étaient auprès du roi de Navarre de venir avec lui aux Pays-Bas. Rosny ne fut pas oublié ; et le duc d'Anjou, pour le décider, lui promit de le faire rentrer en possession des grands biens du vicomte de Gand, oncle et parrain de Rosny, qui avait déshérité son père à cause de la religion. Le vicomte de Gand avait laissé ses biens au marquis de Robeck, Robert de Melun, qui commandait la cavalerie espagnole dans les Pays-Bas. Une tante de Rosny, madame de Mastin, avait aussi déshérité son neveu, à cause de sa religion. Le duc d'Anjou promit aussi à Rosny 12.000 écus pour l'aider à lever sa compagnie.

Le roi de Navarre essaya d'empêcher Rosny de donner suite à ce projet, lui prédisant qu'en cas de succès il deviendrait Flamand et catholique ; Rosny lui répondit :

Sire, je n'ai point encore pensé à vous quitter pour cela, et beaucoup moins à quitter Dieu et son service ; mais la Flandre étant le pays originel de ma maison, tant du côté de Béthune que de Melun et de Hornes, n'y ayant quasi seigneurs de bonne maison en toutes ces provinces auxquels je ne sois parent, et plusieurs grands biens m'y appartenant, si mon oncle ne me fait point de tort, V. M. voit bien que toutes sortes de raisons m'obligent de faire ce voyage et de suivre ce prince pour un temps ; mais je ne laisserai pour cela d'être toujours votre serviteur, puisque mon père m'y a destiné dès ma première jeunesse et me l'a fait ainsi jurer en mourant, et cela fondé — outre l'affection naturelle des miens, de père en fils envers ceux de votre maison en l'alliance de laquelle ils ont eu l'honneur d'être entrés — sur ce qu'un mien précepteur nommé la Brosse, qui se mêle de prédire et de faire des nativités[7], ayant fait la vôtre et la mienne, et par icelles vu que j'avais l'honneur d'être né, comme V. M., en décembre le jour de sainte Luce[8], m'a plusieurs fois assuré, avec grands serments, qu'infailliblement vous serez un jour roi de France, régnerez assez longuement et si heureusement, que vous élèverez votre gloire et la magnificence de votre royaume au plus haut degré d'honneur et de richesse que l'on saurait désirer ; que je serai des mieux auprès de V. M., laquelle m'élèvera en biens et aux plus hautes dignités de l'Etat ; et, pour mon regard, je commence à y ajouter quelque foi, parce que tout ce qu'il m'a prédit de la mort de mon père et de mon frère aîné, des périls et hasards que j'ai courus, des blessures que j'ai déjà reçues, et en dois bien encore avoir de plus grandes, et de toutes mes autres fortunes, voire jusqu'à me particulariser le voyage que j'entreprends maintenant, s'est trouvé véritable. Partant, soyez assuré, quelques petits dépits que je puisse avoir témoignés assez mal à propos, desquels je me repentis aussitôt et vous en demandai pardon, que je vous servirai à jamais de cœur, d'affection et très loyalement ; voire vous promets que, si vous avez la guerre sur les bras, je quitterai Monsieur et la Flandre pour vous venir servir.

Rosny partit en 1581 pour la Flandre avec une compagnie de 80 hommes. Le duc d'Alençon entra à Cambrai, prit Cateau-Cambrésis, passa en Angleterre pour s'y marier avec Elisabeth, échoua dans ce projet, revint dans les Pays-Bas, y mécontenta tout le monde, et rentra en France en 1583, pour y mourir l'année suivante.

Rosny n'avait pu obtenir d'être mis en possession de la vicomté de Gand, qui avait été donnée à l'un de ses cousins, le prince d'Espinoy. Il revint en France, quitta le service du duc d'Alençon et se rendit auprès du roi de Navarre, auquel il raconta ses mésaventures.

Le roi de Navarre l'envoya à la Cour de Henri III. Rosny avait deux neveux, catholiques, qui étaient à ce moment les favoris du roi de France. Il devait examiner ce qui se passait à cette Cour et en informer le roi de Navarre.

Pendant cette mission il devint fort épris de mademoiselle de Saint-Mesmin, fille du président de ce nom. Néanmoins la raison, qui était toujours la plus forte chez M. de Rosny, le décida à renoncer à ce mariage et à épouser Anne de Courtenay, de race royale[9] et fort riche (1584).

Toute l'année de son mariage, Rosny resta chez lui, conduisant sa maison avec une économie et un ordre parfaits. Il prenait la peine de voir et savoir tout ce qui concernait la recette et la dépense de son bien, écrivant tout par le menu, ne s'en remettant et ne se fiant à aucun de ses gens : Chacun s'étonnant, dit-il, comment sans bienfaits de mon maître, ni sans m'endetter, je pouvais avoir tant de gentilshommes à ma suite et faire une si honorable dépense. Mais ils ne savaient pas de quelle industrie j'usais, ni les grands profits que je faisais sur quantité de beaux courtauds[10] que j'achetais à bon marché, envoyant jusqu'en Allemagne pour cet effet, et puis les revendais si cher en Gascogne, qu'ils me payaient grande partie de ma dépense.

Le Sully ministre de Henri IV est déjà là tout entier, dirigeant sa maison comme il dirigera plus tard les finances du Roi.

A la fin de l'année 1584, le roi de Navarre appela Rosny auprès de lui, lui écrivant que la guerre civile étant sur le point de recommencer, il aurait bien des occasions de lui témoigner son affection. Rosny, qui ne voulait pas manquer d'argent, vendit une coupe de bois de haute futaie 48.000 livres[11].

En 1585, Henri III s'étant lié avec les Guises, chefs de la Ligue, par le traité de Nemours, se décida à faire la guerre aux huguenots : il en informa l'un de ses favoris, M. de Joyeuse, qui se trouvait alors à Rosny, où il venait d'admirer les beaux chevaux de son hôte.

Hé bien, M. le baron, lui dit-il, c'est à ce coup que j'aurai vos beaux chevaux à bon marché, car la guerre est déclarée contre ceux de la religion ; mais je m'assure que vous ne serez pas si fol que d'aller trouver le roi de Navarre, ni vous embarquer dans un parti qui sera infailliblement ruiné, et perdre votre belle terre de Rosny. — Lors je lui répondis : Monsieur, Monsieur, par les voies que vous pensez ruiner le roi de Navarre, c'est par là même que vous établirez sa grandeur, au moins si un diable de précepteur que j'ai eu a dit vrai, lequel a nom la Brosse ; car il m'a dit que le roi de Navarre serait fort près d'être ruiné, mais qu'enfin il ruinerait tous ses ennemis et qu'il serait un jour le plus grand et estimé roi du monde, et que je ferais une si grande fortune en le servant, que je ne l'oserais quasi pas espérer, tellement que je suis résolu d'en tenter le hasard ; et, puisque vous n'avez plus que faire de moi, adieu vous dis.

Et lors je pris, congé de lui si brusquement qu'il s'en étonna et dit à ceux qui étaient près de lui : Voilà un maître fol qui n'a peur de rien ; mais il pourrait bien s'abuser avec son sorcier de maître.

Quelque temps après, Rosny se rendit auprès du roi de Navarre qui, d'accord avec les principaux chefs des huguenots et le duc d'Anville, chef des politiques, résolut de soutenir la guerre contre Henri III et la Ligue.

A la sortie d'un conseil, le roi de Navarre demanda à M. de Rosny s'il était décidé à mourir avec lui.

Il n'est plus temps d'être bon ménager, continua Henri ; il faut que tous les gens d'honneur et qui ont de la conscience emploient la moitié de leurs biens pour en sauver l'autre ; et m'assure que vous serez des premiers à m'assister ; aussi je vous promets que si j'ai jamais bonne fortune, vous y participerez.

A quoi Rosny répondit : Non, non, sire, je ne veux point que nous mourions ensemble, mais que nous vivions et rompions la tête à tous nos ennemis ; mon bon ménage y servira plus qu'il n'y nuira ; j'ai encore pour 100.000 livres de bois à vendre, que j'emploierai à cela ; mais vous m'en donnerez un jour davantage, lorsque vous serez bien riche ; car, comme je vous ai déjà dit autrefois, j'ai eu un précepteur qui avait le diable au corps, qui me l'a ainsi dénonoé.

Il tourna cela en risée et m'embrassa, me disant : Or bien, mon ami, retournez-vous-en chez vous, faites diligence et me venez retrouver au plus tôt, avec le plus de vos amis que vous pourrez, et n'oubliez pas vos bois de haute futaie.

Au début de la guerre les affaires du roi de Navarre allèrent fort mal ; elles ne se relevèrent qu'après Coutras. Quelque temps avant cette bataille, Henri III ayant prié le roi de Navarre de lui envoyer un de ses principaux serviteurs pour traiter avec lui de diverses questions, Rosny fut encore chargé de cette mission. Henri III le reçut à Saint-Maur, dans son cabinet, l'épée au côté, une cappe sur les épaules, son petit toquet en tête, et un panier pendu en écharpe au col, comme ces vendeurs de fromages, dans lequel il y avait deux ou trois petits chiens pas plus gros que le poing.

Immobile, sans remuer ni pieds, ni mains, ni tête, le Roi déclara à Rosny qu'il fallait que Henri de Navarre allât à la messe, parce que c'était le seul moyen de désarmer la Ligue, qui n'avait d'autre prétexte pour faire la guerre que la religion de son maître. Rosny n'eut pas de peine à répondre au Roi que le changement de religion de son maître ne changerait rien à l'état des choses, si ce n'est que cet acte de faiblesse augmenterait encore les prétentions des ligueurs ; que d'ailleurs on savait bien que la religion du roi de Navarre n'était qu'un prétexte pour lui faire la guerre, et qu'en réalité il s'agissait pour les Guises, agents de l'Espagne, d'enlever la couronne de France au roi de Navarre, huguenot ou catholique, et que la question ne pouvait être résolue que par les armes.

Ces négociations n'eurent pas de suites, et la huitième guerre civile, la guerre des trois Henri[12], éclata en 1586.

Rosny fut dès lors chargé, dans l'armée du roi de Navarre, du service de l'artillerie, qu'il dirigea fort bien, plaçant ses canons avec habileté, et donnant à leur tir toute la justesse et la rapidité possibles. Rosny n'avait alors à sa disposition que trois pièces ; mais elles étaient bien fournies de bœufs pour les traîner, et bien pourvues des cordages et munitions nécessaires.

Plusieurs villes, Saint-Maixent, Fontenay, etc., furent prises par le roi de Navarre, qui gagna alors cette belle renommée d'être doux et clément, et de garder inviolablement sa foi et sa parole. Les villes prises, au lieu d'être, suivant les usages barbares du temps, livrées au pillage et à toutes les violences de la soldatesque, furent épargnées. Henri de Navarre inaugurait une nouvelle manière de faire la guerre, bien française, et qui contraste singulièrement avec la férocité et la brutalité des armées étrangères. A la prise de Saint-Maixent,

Le roi entra dans la ville, lui, toute sa cour et les gens de guerre qu'il destina pour la garde d'icelle, tout ainsi que si elle n'eût point été conquise par les armes, toutes les boutiques y étant trouvées ouvertes, et tous les hommes, femmes et enfants épandus aux portes et par les rues, criant vive le roi ! et enseignant leurs logis à ceux qu'ils savaient être leurs hôtes, lesquels ne leur firent aucun désordre, n'y prirent rien sans payer, la ville s'étant volontairement cotisée pour le paiement de la garnison pendant deux mois.

Ce fut la même chose à la capitulation de Fontenay : les assiégés ne voulurent rien mettre par écrit, parce qu'ils se fiaient entièrement en la foi et en la parole du roi de Navarre, qu'ils savaient être inviolables.

Après la prise de Fontenay, le roi de Navarre transforma l'abbaye de Maillezais en une très forte place, en fit lui-même le dessin, m'appelant, dit Rosny, pour lui en donner mon avis, sachant bien que j'avais étudié aux mathématiques et me plaisais fort à faire des cartes, tirer des plans de places et à dessiner des fortifications.

Rosny demanda alors un congé, et l'obtint, pour aller chez lui, où la peste avait forcé sa femme à se réfugier dans un château du voisinage, qu'une tante de Rosny lui avait prêté, et dans lequel elle vivait fort retirée, n'ayant pour tout train qu'une demoiselle, une chambrière, un cocher et un laquais.

Madame de Rosny, craignant que son mari ne gagnât la peste, ne voulait pas qu'il entrât ; mais il ne tint pas compte de ses prières, et s'installa au château avec un de ses gentilshommes, un secrétaire, un page et un valet de chambre. Pendant un mois, monsieur et madame de Rosny vécurent seuls, sans être visités de créature vivante, tant chacun fuyait sa maison comme pestiférée. Et néanmoins il se plaisait à répéter plus tard :

Qu'il n'avait jamais fait une vie si douce, ni moins ennuyeuse que cette solitude, où il passait le temps à tracer le plan des maisons et cartes du pays, à faire des extraits de livres, à labourer, planter et greffer en un jardin qu'il y avait au château, à faire la pipée[13] dans le parc, à tirer de l'arquebuse à quantité d'oiseaux, lièvres et lapins qu'il y avait en icelui, à cueillir ses salades, les herbes de ses potages et des champignons, columelles et diablettes qu'il accommodait lui-même, mettant d'ordinaire la main à la cuisine, faute de cuisinier ; à jouer aux cartes, aux dames, aux échecs et aux quilles....

Le château de Rosny bien éventé et flambé, l'aimable et jolie madame de Rosny y retourna, et son mari alla rejoindre le roi de Navarre à la Rochelle.

Pendant ce temps, M. de Joyeuse, avec l'armée de Henri III, marchait contre les huguenots, et le roi de Navarre alla à sa rencontre, avec des troupes bien moins nombreuses. Le choc eut lieu, le 20 octobre 1587, à Coutras[14]. Avant la bataille, le roi de Navarre parla ainsi aux princes de la maison de Bourbon, Condé, Conty et Soissons :

Je ne vous dirai rien autre chose, sinon que vous êtes de la maison de Bourbon, et vive Dieu ! je vous montrerai que je suis votre aîné.

A Rosny, en l'embrassant :

Mon ami Rosny, c'est à ce coup qu'il faut faire paraître votre esprit et votre diligence, qui nous est mille fois plus nécessaire qu'elle n'était hier, à cause que le temps nous presse, et que, de l'artillerie bien logée, bien munie et bien exploitée, dépendra en grande partie le gain de la bataille, lequel j'attends de Dieu, puisqu'il est ici question de sa gloire, et que nous combattons pour la conservation du royaume que ces gens-ci veulent dissiper (car M. de Joyeuse était ligueur), et mon dessein est de le rétablir.

Rosny contribua à la victoire par la bonne direction donnée aux trois pièces qui composaient son artillerie. Quand, après le combat, il rencontra le roi de Navarre, l'épée au poing et toute sanglante, Henri lui dit : Vos pièces ont fait merveilles ; aussi je vous promets que je n'oublierai jamais le service que vous m'avez rendu. La victoire était complète en effet : le duc de Joyeuse avait été tué avec 400 gentilshommes et 3.000 soldats. Le roi de Navarre annonça à Henri III la victoire de Coutras par la lettre suivante :

Sire, mon seigneur et frère, remerciez Dieu : j'ai battu vos ennemis et votre armée. Vous entendrez de La Burthe[15] si, malgré que je sois l'arme au poing au milieu de votre royaume, c'est moi qui suis votre ennemi, comme ils le vous disent. Ouvrez donc vos yeux, sire, et connaissez qui sont-ils. Est-ce moi, votre frère, qui peux être ennemi de votre personne ? Moi, prince de votre sang, de votre couronne ? Moi, Français, de votre peuple ? Non, sire, vos ennemis, ce sont ceux-là qui, par la ruine de notre sang[16] et de la noblesse, veulent la vôtre, et au par dessus votre couronne....

Le moment n'était pas encore venu où Henri III reconnaîtrait l'absolue vérité de ce que lui écrivait le roi de Navarre. Mais la journée des Barricades, le soulèvement de Paris contre Henri III, la victoire du duc de Guise, les seconds Etats de Blois, et le meurtre des Guises par les ordres du Roi, allaient enfin amener l'alliance ouverte entre les deux rois de Navarre et de France.

Rosny allait de temps à autre à son château de Rosny, malgré les dangers que présentaient ces voyages. Une fois, en revenant, il fut reconnu à Mantes par M. de Rambouillet, avec qui il était fort lié. Celui-ci parla de sa rencontre à Henri III, qui désira voir M. de Rosny pour le charger d'une négociation secrète destinée à réconcilier les deux rois. Rosny rejoignit ensuite le roi de Navarre à Châtellerault, qu'il était en train d'assiéger.

Je lui exposai deux choses, raconte Rosny : l'une, la charge que le Roi m'avait donnée, et j'y ajoutai les persuasions de M. de Rambouillet ; et l'autre, que le sieur de Brigueux, gouverneur de Beaugency, en partant de Blois, m'avait dit ces mots : Monsieur, je vois bien que le Roi se va perdre par timidité, irrésolution et mauvais conseil, et que la nécessité nous jettera ès mains de la Ligue : pour moi, je n'en serai jamais, et veux plutôt servir le roi de Navarre ; partant, dites -lui que je tiens un passage sur Loire qui est Beaugency, et que s'il me veut envoyer vous ou M. de Rebours, je mettrai dedans celui qu'il m'enverra, et l'irai trouver.

Sur cette ouverture, le roi de Navarre songea un peu, en se grattant la tête, puis me dit : Estimez-vous que le Roi ait bonne intention en mon endroit, et qu'il veuille traiter de bonne foi avec moi ?Oui, pour le présent, Sire, et n'en devez nullement douter, car la nécessité de ses affaires l'y contraint, n'ayant autre remède en ses dangers que votre assistance. — Je ne veux donc pas lui prendre ses villes, me dit-il, pendant qu'il traitera de bonne foi avec moi ; retournez-vous-en le trouver, et lui portez mes lettres et mes intentions. Il me fit apporter à dîner dans son cabinet même, et aussitôt me fit prendre la poste.

Rosny rejoignit Henri III à Montrichard[17].

Environ la minuit, dit-il, on me mena parler au Roi en haut du château, lequel me dépêcha la nuit même, approuva tout ce que lui demandait le roi de Navarre, lui promit une ville sur la rivière de Loire, et de faire avec lui, non une paix apparente pour le commencement, mais une bonne trêve, qui, dans leurs deux cœurs, serait déjà une paix éternelle et réconciliation sincère.

Au retour de Rosny à Châtellerault, le roi de Navarre approuva ce qu'il avait fait : le traité fut signé entre les deux rois, et l'entrevue eut lieu à Plessis-lez-Tours, le 30 avril 1589, avec une telle joie et acclamation qu'il ne se peut dire plus ; et y eut tant de presse en icelle, qu'ils furent demi-quart d'heure à cinquante pas l'un de l'autre sans se pouvoir approcher.

Henri III s'était réfugié à Tours avec le parlement. La Sorbonne avait proclamé sa déchéance ; la Ligue était partout triomphante, et le seul appui qui restât à Henri III était celui du Béarnais, dont les intérêts étaient les mêmes que les siens.

Quelques jours après, le duc de Mayenne vint attaquer Tours, et, les 8 et 9 mai, un combat violent se livra dans les faubourgs, dans lequel les Ligueurs furent repoussés par les huguenots du roi de Navarre et par le brave Crillon.

Ayant appris, au milieu de cette guerre générale, que madame de Rosny était à l'extrémité, Rosny se rendit en toute hâte auprès d'elle, accompagné de M. d'Orthoman, premier médecin du roi de Navarre.

J'eus beaucoup de peine à passer, dit-il, car tout tenait pour la Ligue ; et, pour renfort de douleur, mon frère[18] étant dans le château et sachant ma venue, s'y rendit le plus fort et me fit hausser le pont-levis, disant être obligé de parole à ceux de la Ligue, de ne m'y laisser pas entrer. Enfin, comme il vit que j'étais résolu de ce faire ou de mourir, et déjà prenais des échelles pour essayer de monter, il laissa ouvrir la porte. Je trouvai ma femme en tel état, qu'elle mourut quatre jours après.

En son absence, qui dura un mois, les deux rois avaient mis le siège devant Paris. Rosny rejoignit l'armée, et, un jour qu'il faisait le coup de pistolet dans le Pré aux Clercs[19], et que le roi de Navarre le grondait de s'exposer autant qu'il le faisait, il arriva un gentilhomme au galop, qui dit au Roi trois ou quatre mots à l'oreille :

Sur lesquels m'appelant aussitôt, il me dit : Mon ami, le Roi vient d'être blessé d'un coup de couteau dans le ventre[20] ; allons voir que c'est ; venez avec moi. Il mena encore avec lui vingt-cinq gentilshommes ; je trouvai le Roi dans le lit en assez bonne disposition apparemment ; car on lui avait donné un clystère qu'il avait bien rendu sans sang ni douleur. Les médecins en avaient assez bonne opinion, et lui-même dit au roi de Navarre qu'il espérait que ce ne serait rien, et que Dieu le préserverait encore pour lui faire paraître combien il l'aimait. Sur cela il prit congé et s'en retourna en son quartier à Meudon.

J'étais logé, au pied du château, chez un nommé Sauvat, où, ainsi que je soupais, le secrétaire Féret vint me dire : Monsieur, le roi de Navarre, et peut-être le roi de France, vous demande ; car M. d'Orthoman lui mande qu'il se diligente de venir à Saint-Cloud, s'il veut trouver le Roi en vie.

Etant dans la chambre du roi (de Navarre), il me dit : Mon ami, on me mande que le Roi est mort ou autant vaut ; que vous semble de l'état des affaires ? Je crois que nous y verrons de grandes confusions, à cause de la diversité des religions. — Sire, j'espère, lui dis-je, que V. M. sera un jour paisible et bien heureuse ; mais ce ne sera pas sans beaucoup travailler et sans courir de grands hasards. J'ai eu un diable de précepteur, lequel, comme je vous ai déjà conté autrefois, m'a dit que cela était infaillible. Il faut aller voir ce qui en est, et puis il y aura loisir de discourir.

Aussitôt l'on amena les chevaux, et allâmes quelques trente avec lui à Saint-Cloud, armés de nos cuirasses sous la jupe. A l'arrivée, l'on dit que le Roi se portait bien ; lors on nous commanda de nous désarmer ; et comme nous passions une petite rue, nous entendîmes un homme criant : Ha, mon Dieu ! nous sommes tous perdus ! Le roi de Navarre l'appelle, lui demandant qu'il y avait ? Ah ! dit-il, le Roi est mort ! Et l'ayant si bien interrogé qu'il reconnut qu'il était vrai, il nous ordonna de reprendre nos armes. Puis, au logis du feu Roi, le roi de Navarre devenu Roi — car en France le mort saisit le vif sans aucune autre formalité ni cérémonie — rencontra premièrement ceux de la garde écossaise qui se jetèrent à ses pieds, disant : Ha, Sire ! vous êtes à présent notre roi et notre maître.

 

 

 



[1] Ville de l'Armagnac (département du Gers). On prononce ôze. Marbault dit que le roi de Navarre n'allait pas surprendre Eauze ; selon lui, il avait été invité par les habitants de venir dans leur ville, et ceux-ci s'étaient soulevés par trahison. (Voir la Vie de Duplessis-Mornay, qui fut l'un des juges des habitants d'Eauze.)

[2] Contre-porte qui, étant suspendue à une corde, peut être lâchée à propos pour fermer le passage.

[3] De vive force.

[4] Le 31 mai 1580.

[5] De salut, de mise hors de péril.

[6] La reine est Marguerite de Valois, femme de Henri IV. — Catherine de Bourbon, sœur de Henri IV, est la princesse de Navarre.

[7] Horoscopes.

[8] Le 13 décembre.

[9] Les Courtenay descendaient d'un fils de Louis VI, roi de France. — Le père d'Anne de Courtenay était François de Courtenay, seigneur de Boutin.

[10] Chevaux auxquels on coupait la queue et les oreilles.

[11] 288.000 francs d'aujourd'hui. Il faut multiplier la livre par 6 pour avoir sa valeur en francs d'aujourd'hui.

[12] Henri III, Henri de Navarre, Henri duc de Guise.

[13] Sorte de chasse dans laquelle on contrefait le cri de la chouette pour attirer les oiseaux sur des branches enduites de glu (LITTRÉ).

[14] Sur l'Isle, affluent de la Dordogne, dans la Guyenne.

[15] Gentilhomme envoyé par le roi de Navarre à Henri III.

[16] De notre race, de notre maison.

[17] Sur le Cher, au sud de Blois.

[18] Le frère de Sully était catholique.

[19] Au faubourg Saint-Germain, du côté de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. C'était un lieu de rendez-vous et de promenade des écoliers de l'Université.

[20] Jacques Clément, moine dominicain, blessa Henri III, à Saint-Cloud, le 1er août 1589. Le roi mourut le lendemain.