ÉTUDE BIOGRAPHIQUE SUR SULLY

 

CHAPITRE PREMIER. — FAMILLE ET JEUNESSE DE SULLY.

 

 

1560-1576

 

Maximilien de Béthune, baron de Rosny[1], puis duc de Sully[2] en 1606, naquit à Rosny, le 13 décembre 1560. Il appartenait à la grande maison de Béthune, dans l'Artois, qui descendait de Robert Ier, avoué d'Arras, lequel vivait à la fin du Xe siècle. Un de ses descendants, Guillaume de Béthune, mort en 1243, était venu s'établir en France, et le douzième de ses successeurs fut Maximilien de Béthune, duc de Sully. Cette branche cadette des Béthune était fort peu riche et avait embrassé la Réforme. Le père de Sully, François de Béthune, fait prisonnier à la bataille de Jarnac, pour racheter sa vie, avait dû vendre la plus grande partie de ses biens. Il mourut en 1575, laissant quatre fils de sa femme Charlotte Dauvet, fille d'un président à la Cour des comptes.

Le baron de Rosny était l'un des bons serviteurs du roi de Navarre. Pour relever sa maison, il jeta les yeux sur Maximilien, bien qu'il ne fût pas l'aîné, et, en 1572, il le fit venir en sa chambre, avec son précepteur, et lui dit :

Maximilien, puisque la coutume ne me permet pas de vous faire le principal héritier de mes biens, je veux en récompense essayer de vous enrichir de vertus, et par le moyen d'icelles, comme l'on m'a prédit, j'espère que vous serez un jour quelque chose. Préparez-vous donc à supporter avec courage toutes les traverses et difficultés que vous rencontrerez dans le monde, et, en les surmontant généreusement[3], acquérez-vous l'estime des gens d'honneur et particulièrement celle du maître à qui je veux vous donner, au service duquel je vous commande de vivre et mourir. Et quand je serai sur mon partement pour aller à Vendôme trouver la reine de Navarre[4] et M. le prince son fils auquel je veux vous donner, disposez-vous de venir avec moi, et vous préparez, par une harangue, à lui offrir votre service lorsque je lui présenterai votre personne.

En effet, le baron de Rosny présenta, en 1572, son jeune fils à Jeanne d'Albret et au prince de Navarre[5], qui allait à Paris épouser Marguerite de Valois, sœur de Charles IX, roi de France.

Rosny, à genoux, fit au prince de Navarre la promesse d'être toujours son très fidèle et très obéissant serviteur, et le jura en si beaux termes et avec tant de grâce et d'assurance, et un ton de voix si agréable, que le prince conçut dès lors de bonnes espérances de Maximilien. Il le releva, l'embrassa deux fois et lui dit qu'il admirait sa gentillesse, et que, malgré son jeune âge, il lui avait présenté son service avec une si grande facilité, et que de plus il était de si bonne race, qu'il ne doutait pas qu'un jour il n'en fît paraître les effets en vrai gentilhomme. Henri termina en promettant à Maximilien, en foi de prince, qu'en le recevant de bon cœur il l'aimerait toujours, et qu'il ne se présenterait jamais occasion de lui faire acquérir du bien et de l'honneur qu'il ne s'y employât de tout son cœur.

Tous ces compliments, ajoutent les Mémoires de Sully, eurent depuis des suites que le jeune gentilhomme n'espérait guère alors.

Rosny alla à Paris avec le prince de Navarre, et, peu de temps après son arrivée, le 24 août 1572, jour de la Saint-Barthélemy, Charles IX, Catherine de Médicis, sa mère, et le duc de Guise faisaient massacrer les huguenots.

Sur les trois heures du matin, dit Sully[6], je me réveillai au bruit de plusieurs cris de peuples et des alarmes que l'on sonnait dans tous les clochers. Le sieur de Saint-Julien, mon gouverneur, et mon valet de chambre, qui s'étaient aussi éveillés au bruit, étant sortis de mon logis pour apprendre ce que c'était, n'y rentrèrent point et n'ai-je jamais su ce qu'ils étaient devenus. De sorte qu'étant réduit moi seul dans ma chambre, et mon hôte, qui était de la Religion, me pressant d'aller avec lui à la messe, afin de garantir sa vie et sa maison de saccagement, je me résolus d'essayer à me sauver dans le collège de Bourgogne. Pour ce faire, je pris ma robe d'écolier, un livre sous mon bras et me mis en chemin.

Par les rues, je rencontrai trois corps de garde, l'un à celle de Saint-Jacques, un autre à celle de la Harpe, et l'autre à l'issue du cloître Saint-Benoît. Au premier, ayant été arrêté et rudoyé par ceux de la garde, un d'entre eux prenant mon livre et voyant que (de bonheur pour moi) c'était de grosses heures, me fit passer ; ce qui me servit de passeport aux autres. En allant, je vis enfoncer et piller des maisons, massacrer hommes, femmes et enfants, avec les cris de tue, tue, au huguenot, au huguenot ! Ce qui me faisait souhaiter avec impatience d'être arrivé à la porte du collège, où enfin Dieu m'accompagna, sans qu'il me fût arrivé autre mal que la peur.

A l'abord le portier me refusa deux fois l'entrée de la porte ; mais enfin, moyennant 4 testons[7] que je lui donnai, il alla dire au principal, nommé La Faye, que j'étais à la porte et ce que je demandais. Lequel, aussitôt mû de compassion (étant mon ami particulier), me vint faire entrer, empêché toutefois de ce qu'il ferait de moi, à cause de deux ecclésiastiques qui étaient dans sa chambre et qui disaient y avoir dessein formé de tuer tous les huguenots, jusques aux enfants à la mamelle, et ce à l'exemple des Vêpres Siciliennes. Néanmoins, par pitié, ce bon personnage me mit dans une chambre fort secrète, dans laquelle personne n'entra que son valet, qui m'y portait des vivres et m'y servit trois jours durant, au bout desquels il se fit une publication de par le Roi, portant défenses de plus tuer ni saccager personne.

Auquel temps, deux archers de la garde, sujets de monsieur mon père, vinrent avec leurs hocquetons et hallebardes à ce collège pour s'enquérir de mes nouvelles et les mander à monsieur mon père, qui était fort en peine de moi, duquel je reçus une lettre trois jours après, par laquelle il me mandait de demeurer à Paris et d'y continuer mes études comme auparavant. Et pour ce faire, il jugeait bien qu'il me faudrait aller à la messe, à quoi il me fallait résoudre aussi bien qu'avait fait mon maître[8] et beaucoup d'autres, et que surtout il voulait que je courusse toutes les fortunes de ce prince jusqu'à la mort, afin que l'on ne me pût reprocher de l'avoir quitté en son adversité : à quoi je me rendis si soigneux, que j'en acquis l'estime d'un chacun.

Pendant ce temps, le roi de Navarre[9] avait été contraint par Charles IX de se faire catholique et, suivant les caprices du roi de France, il avait plus ou moins de liberté. Il recevait les visites de quelques-uns de ses serviteurs, celles de Rosny entre autres. En février 1576, après trois ans et demi de captivité, le roi de Navarre s'échappa : il était allé à la chasse à Senlis. Il fila rapidement sur Poissy et arriva à Alençon ; Rosny l'accompagnait.

Rosny se jeta dans l'infanterie et y vécut comme le plus simple soldat, afin d'apprendre le métier des armes dès ses premiers commencements. La Cour du roi de Navarre était alors à Tours, et il se livra, dans les environs, quelques escarmouches auxquelles Rosny prit part avec ardeur. Le roi de Navarre le rappela à lui, le tança et lui dit :

Rosny, ce n'est pas ici où je veux que vous hasardiez votre vie ; je loue votre courage, mais je désire vous le faire employer en meilleure occasion. Puis se tournant, lorsque je fus un peu éloigné, vers ceux qui étaient près de lui, il leur dit : Voilà un jeune gentilhomme de fort bonne maison, qui est fils d'un brave père que j'ai fort aimé ; il ne laisse guère passer d'occasion sans s'y trouver, et a un fort gentil[10] esprit, et croyez que, s'il vit, il fera un jour quelque chose de bon, ou je serai bien trompé.

Tout en continuant ses études, Rosny apprenait le métier des armes : il était alors soldat dans la compagnie colonelle de M. de Lavardin, son parent, qui lui faisait faire toutes les factions comme au moindre soldat. Dès l'année 1576, Rosny, enseigne de M. de Lavardin, prit part au siège de Villefranche-de-Périgord et commença à se faire distinguer par sa bravoure.

Portant mon drapeau à l'assaut, je fus renversé, dit-il, à coups de piques et de hallebardes, du haut de l'escarpe du fossé dans le fond d'icelui, tellement embarrassé dans le tafetas de mon enseigne, et enfoncé dans l'eau et la boue, que je faillis d'y être suffoqué : d'où ayant été retiré par La Trape[11] et autres de mes soldats, je ne laissai pas de remonter à l'assaut : et s'étant lors ouvert quelque pourparler pour la reddition de la ville, elle fut par un autre côté surprise en parlementant, et icelle saccagée, où je gagnai quelques mille écus en or, par le plus grand hasard qu'il est possible. Car un vieillard étant poursuivi par cinq ou six soldats, passant devant moi, se jeta entre mes bras, me priant de lui sauver la vie et de vouloir prendre sa bourse, pour laquelle on le poursuivait, qu'il aimait mieux que j'eusse qu'un autre.

Peu de temps après, les huguenots échouèrent au siège de Marmande, où Rosny courut de sérieux dangers. Il abandonna l'enseigne colonelle de M. de Lavardin et e rangea complètement à la suite du roi de Navarre, qui, le voyant toujours pourvu d'argent, tant il était prévoyant et bon ménager, commença dès lors, comme il le dit souvent depuis, à estimer Rosny et à prendre une bonne opinion de son esprit et de sa manière de se conduire.

 

 

 



[1] Rosny est à sept kilomètres à l'ouest de Mantes, sur la Seine.

[2] Sully est sur la Loire, entre Orléans et Gien. On prononçait alors Suilly, les deux l mouillées. Henri IV écrivait quelquefois M. de Seuilly.

[3] Avec courage.

[4] Jeanne d'Albret.

[5] Henri ne prit le titre de roi de Navarre qu'après la mort de sa mère, en 1572.

[6] Dans ses Œconomies royales ou Mémoires. Nous ne citerons pas chaque fois les Mémoires de Sully. L'édition dont nous nous servons est celle de Petitot.

[7] Le teston valait 10 sols de ce temps. C'était une petite monnaie d'argent sur laquelle était gravée la teste du Roi.

[8] Henri de Navarre.

[9] Jeanne d'Albret était morte le 9 juin 1572.

[10] Noble, intelligent.

[11] L'un de ses valets.