LE CARDINAL DE RICHELIEU - ÉTUDE BIOGRAPHIQUE

 

CHAPITRE II. — PREMIER MINISTÈRE.

 

 

(29 novembre 1616. — 24 avril 1617)

 

Personne ne se doutait alors que le nouveau ministre serait plus tard le redoutable adversaire de l'Espagne que nous connaissons. C'était la faction espagnole qui le portait au pouvoir ; il pensait alors comme ses protecteurs Marie de Médicis et Concini, et l'ambassadeur d'Espagne à Paris le présentait à son maître, Philippe III, comme l'un des personnages de la cour de France les plus sincèrement attachés aux intérêts de l'Espagne[1]. Rentré au ministère en 1624 et adoptant une politique absolument contraire à celle de Marie de Médicis, la politique française de Louis XIII, devenant l'adversaire déclaré de l'Espagne et résolu à défendre contre elle, et d'accord avec le Roi, les intérêts de la France, Richelieu devait trouver, et trouva en effet jusqu'à sa mort, une opposition formidable dans Marie de Médicis et sa coterie, qui ne lui pardonnèrent jamais d'être devenu leur adversaire après avoir été leur instrument.

Nommé secrétaire d'État, il adressa au premier ministre, Concini, la lettre suivante pour le remercier :

Monsieur, votre départ ayant sitôt suivi la nouvelle obligation qu'il vous a plu d'ajouter à tant d'autres dont je vous suis redevable, il me fut impossible de vous témoigner alors, comme j'eusse désiré, l'extrême ressentiment que j'en ai. C'est, Monsieur, ce qui me fait vous chercher en Normandie par ce gentilhomme que j'envoie exprès pour tâcher de satisfaire à une partie de mon devoir, dont je me fusse acquitté moi-même si les affaires auxquelles vous m'aviez attaché me l'eussent permis. Si, en cela, votre absence m'a donné du désavantage, au moins en tirai -je ce bien d'avoir occasion de vous envoyer cette lettre comme un litre authentique de la reconnaissance que j'ai, de ce que je vous dois et de mon affection inviolable à votre service ; vous étant, Monsieur, du tout acquis par vos premiers bienfaits, qui n'ont eu autre fondement que votre bonté, je n'ai plus rien à vous offrir qui ne soit déjà vôtre ; d'ailleurs, l'honneur dont il a plu au Roi et à la Reine me favoriser en votre seule considération m'oblige, contre mon naturel, à être nécessairement ingrat, pour ne le pouvoir pas seulement reconnaître de paroles. Je ne prétends pas pouvoir jamais me décharger de la moindre de ces obligations que vous avez acquises sur moi, mais bien de vous faire paraître par la suite de toutes mes actions que j'aurai perpétuellement devant les yeux les diverses faveurs que j'ai reçues de vous et de Madame la Maréchale, comme autant de divers titres à raison de chacun desquels je me sens obligé plus que personne du monde à demeurer éternellement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

On regrette que le futur grand ministre ait écrit une pareille lettre à un Concini, mais l'ambition et la soif des grandeurs ne soupçonnent pas ces regrets ou ne s'en inquiètent pas.

Incontinent que je fus en cette charge, dit Richelieu dans ses Mémoires, le maréchal d'Ancre me pressa fort de me défaire de mon évêché, qu'il voulait donner au sieur du Vair. Mais considérant les changements qui pouvaient arriver, tant par l'humeur changeante de ce personnage, que par les accidents qui pouvaient arriver à sa fortune, jamais je n'y voulus condescendre, ce dont il eut du mécontentement, quoique sans raison. Je lui représentais qu'il était bien raisonnable que, quoi qu'il arrivât, je me trouvasse en l'état où j'étais entré en cette charge, où, ne voulant rien profiter, il était plus que juste que je me misse en hasard de perdre tout.

Je lui représentais encore que, si je me défaisais de mon évêché, il semblerait que j'eusse acheté et me fusse acquis l'emploi de la charge où il me mettait, au prix d'un bénéfice, ce qui ne se pouvait en conscience, et ne serait pas honorable ni pour lui ni pour moi. Mais toutes ces raisons ne le contentèrent point, et le sieur Barbin, qui était plus pratique de son humeur que moi, me dit que, quoi que je pusse faire, il ne serait pas satisfait s'il ne venait à ses fins, parce que son intention était, en me dépouillant de ce que j'avais, de me rendre plus nécessairement dépendant de ses volontés. En quoi il témoigna être véritablement mon ami, en me fortifiant sous main dans la résolution que j'avais prise de ne me défaire pas de mon évêché.

Ce premier ministère, d'ailleurs fort court, a peu d'importance. Le Roi avait alors trois armées sur pied, mais dans le plus grand désordre, la discipline y étant inconnue ; ces armées manquaient de tout, à ce point que Richelieu, la veille de sa chute (23 avril 1607), envoyait à l'intendant de Poitou 1.500 livres de son argent pour payer les troupes[2].

Comme ministre des Affaires étrangères, Richelieu fut surtout préoccupé de rattacher les princes protestants d'Allemagne et les Hollandais à l'alliance du Roi, pour empêcher les rebelles de France, protestants ou catholiques, de trouver des secours à l'étranger et les forcer ainsi de se soumettre à l'autorité royale. C'est surtout dans la dépêche adressée à M. de Schomberg, ambassadeur en Allemagne[3], que se trouvent exposées ces idées, fort sages, il est vrai, mais qui ne font pas encore présager le rôle que le futur cardinal jouera pendant la guerre de Trente-Ans. On lit dans cette dépêche quelques phrases fort graves à l'endroit des protestants, dans lesquelles le ministre reste fidèle à son discours de Luçon, dont les idées seront toujours conservées par lui. La politique de Henri IV et de l'Édit de Nantes lui faisait dire :

Autres sont les intérêts d'État qui lient les princes, et autres les intérêts du salut de nos âmes, qui, nous obligeant pour nous-mêmes à vivre et mourir en l'Église en laquelle nous sommes nés, ne nous astreignent au respect d'autrui (envers les autres) qu'à les y désirer, mais non pas à les y amener par la force et les contraindre.

Sa pensée se trouve complétée par la phrase suivante, dans laquelle il fait allusion à la guerre que le Roi soutient contre les protestants français révoltés :

Il n'est pas question de religion, mais de pure rébellion le Roi veut traiter ses sujets, de quelque religion que ce soit, également ; mais il veut aussi, comme la raison le requiert, que les uns et les autres se tiennent en leur devoir.

Sur ce point fondamental Richelieu n'a jamais varié.

Le 24 avril 1617, Louis XIII faisait tuer Concini par son capitaine des gardes, M. de Vitry, enlevait le pouvoir à sa mère et à ses ministres, sauvait sa vie menacée par Concini, devenait roi et donnait le pouvoir à M. de Luynes, dont la politique, d'accord avec celle du Roi, était exactement opposée à celle de Marie de Médicis[4]. Revenu au ministère en 1624, Richelieu devait être l'intelligent et habile continuateur du connétable de Luynes, mais c'est le connétable qui, avec Louis XIII, a eu l'honneur de reprendre la tradition et la politique de Henri IV.

 

 

 



[1] Lettres et papiers d'État, I, 192.

[2] Lettres et papiers d'État, t. I, p. LXVIII.

[3] Lettres et papiers d'État, t. I, p. 208, et p. 293, 295.

[4] COUSIN, articles sur le connétable de Luynes, dans le Journal des savants, 1861-1863.