HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA GUERRE DE 1870-1871

TOME SECOND

 

CHAPITRE XII. — L'ARMÉE DU NORD ET LES OPÉRATIONS DANS LA NORMANDIE.

 

 

L'armée du nord commença à s'organiser pendant les mois d'octobre et de novembre, sous la direction du général Bourbaki. Elle reçut un assez grand nombre d'officiers, de sous-officiers et de soldats échappés de Sedan et de Metz, qui lui donnèrent de bons cadres et assez de solidité. Elle se composa d'abord du 22e corps, qui comptait environ 25.000 hommes[1].

On remarque dans les premières opérations de l'armée du nord le combat de Formerie[2], livré le 28 octobre et dans lequel le comte de Lippe fut battu. Après sa défaite, le comte de Lippe se retira sur Beauvais, qui était à ce moment, ainsi que Gisors, le centre des forces allemandes opposées aux troupes que nous avions dans le nord de la France. Le 3 novembre, une brigade de la 5e division de cavalerie allemande fut battue à Illiers-au-Bois et à Bonnières, et obligée d'évacuer Mantes. Ces combats, et de nombreux engagements n'étaient que le prélude d'opérations plus sérieuses, qui allaient bientôt s'engager.

En effet, les Prussiens opposèrent dès la fin de novembre à l'armée du nord, la première armée, rassemblée sur l'Oise, à Noyon et à Compiègne, placée sous le commandement du général de Manteuffel et composée du 1er corps bavarois, du 8e corps prussien et de la 36 division de cavalerie. Son effectif était d'environ 42.000 hommes et 108 canons. Le général de Manteuffel devait occuper les riches provinces du nord de la France situées entre la Seine et la Belgique, et les grandes villes d'Amiens, de Rouen et du Havre.

Manteuffel marcha d'abord sur Amiens par les deux routes de Noyon et de Compiègne. Le général Farre, qui ne disposait que du 22e corps, voulut cependant empêcher qu'Amiens ne fût pris par l'ennemi : il lui livra, le 24 novembre, le combat de Mézières[3], où il refoula les Bavarois ; mais il fut défait à la bataille de Villers-Bretonneux ou d'Amiens (27 novembre) et obligé de se replier sur les places du nord[4]. Amiens fut occupé par le général de Manteuffel le 28 ; la citadelle capitula, sans s'être défendue, le 30. Aussitôt, les Prussiens se préparèrent à marcher sur Rouen, que le général Briand était chargé de défendre avec une vingtaine de mille hommes.

Une colonne allemande, composée de cavalerie et commandée par le comte de Lippe, occupait Gisors, et de là rançonnait cruellement le Vexin, et depuis longtemps. Pour faire cesser ses ravages, le général Briand[5] résolut de la chasser de Gisors ; il battit le comte de Lippe, le 29 novembre, à Etrépagny[6], et, apprenant la marche de Manteuffel sur Rouen, il se porta à sa rencontre. Manteuffel se dirigeait d'Amiens sur Rouen par les deux routes de Poix et de Gournay ; le 4 décembre, il surprit et culbuta le général Briand à Buchy, et le lendemain il entra à Rouen. Le général Briand se replia sur le Havre, par Pont-Audemer et Honfleur. On mit le Havre en état de défense ; on y réunit 30.000 hommes, et grâce à ces efforts et aux utiles diversions de l'armée du nord, on parvint à empêcher les Prussiens de se rendre maîtres de cette riche ville maritime, objet de leurs convoitises, et dans laquelle ils auraient bien voulu saisir le matériel de guerre venu d'Amérique pour armer nos troupes.

Après l'occupation de Rouen, le général de Manteuffel lança des colonnes mobiles dans toutes les directions : les unes se dirigèrent sur la Rille, où elles refoulèrent nos mobiles à Beaumont et à Serquigny (13 décembre) ; une autre alla s'emparer de Dieppe et y détruisit le matériel de guerre qu'elle y trouva. Le 8e corps tout entier fut chargé d'essayer de prendre le Havre.

Mais pendant ce temps le général Faidherbe, connu par ses brillants succès au Sénégal, était nommé au commandement de l'armée du nord, le 3 décembre, et conservait comme chef d'état-major l'habile et dévoué général Farre. Faidherbe, pour empêcher Manteuffel de prendre le Havre, se jeta sur Amiens avec 30.000 hommes et 60 canons[7]. Manteuffel fut obligé de renoncer à son entreprise et de marcher contre l'armée du nord, à laquelle il livra, le 23 décembre, la bataille de Pont-Noyelles ou de l'Hallue. Il fut battu et nous restâmes maîtres de nos positions. Pour le bien constater, l'armée française bivouaqua sur ses positions de combat, par un froid de 8 degrés, sans bois pour faire du feu et avec du pain gelé pour tout aliment. Mais cette armée, formée, comme toutes les autres, de jeunes soldats, n'avait pas un tempérament militaire assez robuste, pour que l'on pût faire avec elle des opérations de longue haleine, surtout pendant un hiver exceptionnellement rude ; l'armée du nord avait besoin de temps à autre d'être reposée et réorganisée. A cause de cela, le général Faidherbe se replia derrière la Scarpe, entre Arras et Douai, et y reforma ses régiments. Le Havre était sauvé, et on avait tenu tête à l'ennemi, qui profita cependant de notre retraite pour chanter victoire et attaquer Péronne[8].

Aussitôt le général Faidherbe marcha au secours de cette ville. Le corps d'observation chargé de couvrir le siège se porta au-devant de lui ; il était commandé par le général de Gœben, qui venait de remplacer Manteuffel, envoyé dans l'est. Le 2 janvier, Faidherbe avec le 22e corps était vainqueur au combat d'Achiet-le-Grand, pendant que le 23e corps était rudement repoussé à Béhagnies-Sapignies. Le lendemain 3, Faidherbe remportait sous Bapaume une victoire complète, dont les suites auraient pu être considérables ; malheureusement il ne crut pas pouvoir poursuivre le général de Gœben, qui se retirait dans un désordre que nous ne connaissions pas.

Pendant ce temps, nous nous battions aussi du côté de Rouen. Le général de Bentheim, chargé de défendre la ville, passa la Seine à la nouvelle de l'approche des Français, et battit le général Roy aux combats de la Bouille et de Moulineaux (30 décembre), et aux combats de Bourgachard, du Château-Robert et de Bourgtheroule (4 janvier).

Après sa victoire de Bapaume, le général Faidherbe donna quelques jours de repos à ses troupes, pour pouvoir reprendre l'offensive dans de bonnes conditions. Quelques jours après sa retraite, Péronne capitula (9 janvier). L'incapable commandant Garnier aurait pu encore prolonger sa défense ; mais, ne tenant aucun compte de l'importance de Péronne dans la suite des opérations militaires, et n'obéissant pas aux recommandations du général Faidherbe, il céda aux instances des autorités civiles et de la population, et rendit une place qu'il s'était engagé à défendre jusqu'à la dernière extrémité. Dès lors toute la ligne de la Somme était aux Prussiens ; le général de Gœben, couvert par cette rivière, commandait toutes les routes que Faidherbe pouvait suivre pour marcher sur Paris. Les chemins de fer, rétablis avec soin par les troupes chargées de cet important service, permettaient au général prussien d'occuper Rouen, contre l'armée du Havre, et Amiens, contre l'armée du nord, et de faire face à l'une ou à l'autre de ces deux armées en se concentrant rapidement.

Informé que Paris allait faire un dernier effort, le général Faidherbe sortit de ses cantonnements et marcha contre les Prussiens pour faire diversion et attirer sur lui une partie des forces allemandes. Son armée comptait alors environ 50.000 hommes, répartis en deux corps, le 22e (général Lecointe) et le 23e (général Paulze d'Ivoy). Faidherbe se dirigea sur Saint-Quentin. Beaucoup de nos soldats n'avaient que de détestables chaussures de carton[9], que d'infâmes fournisseurs avaient livrées à l'intendance : aussi allaient-ils pieds nus. Des pluies torrentielles rendirent encore plus pénible la marche de l'armée. Saint-Quentin tomba en notre pouvoir le 15 janvier ; l'ennemi fut battu le 18 au combat de Vermand ; mais, le 19, le général de Gœben[10] gagna la bataille de Saint-Quentin, qui obligea Faidherbe à se retirer sur les places du nord. Gœben le poursuivit et devint maître du pays jusqu'à Arras et Cambrai.

Les Prussiens avaient fait de grandes pertes à la bataille de Saint-Quentin[11]. L'armée du nord, rapidement réorganisée par l'incorporation de quelques milliers de mobilisés, eût pu, dès le 10 février, se représenter en ligne aussi nombreuse qu'à Saint-Quentin. Mais l'armistice du 28 janvier avait mis fin aux opérations, et le général Faidherbe envoya, par Dunkerque et Cherbourg, 18.000 hommes parfaitement disciplinés et 10 bonnes batteries d'artillerie à l'armée de Versailles opposée à la Commune[12].

 

 

 



[1] M. Gambetta remplaça, le 18 novembre, le général Bourbaki par le général Farre et le rappela à Tours, après une manifestation, faite à Douai contre Bourbaki, à propos de la capitulation de Metz.

[2] Entre Rouen et Amiens.

[3] Sur la route de Roye à Amiens.

[4] La perte des Prussiens fut de 1.400 hommes ; celle des Français de 2.700 hommes tués, blessés ou prisonniers.

[5] Le général Briand commandait la division militaire de Rouen, et le capitaine de vaisseau Mouchez, la subdivision de Rouen. Vers le 15 décembre, le général Briand fut nommé au commandement du 19e corps, en formation à Carentan, et remit le commandement de la division au commandant Mouchez. Vers le 25 décembre, le lieutenant-colonel de gendarmerie Peletingeas (général de brigade au titre auxiliaire) fut mis à la tête des forces actives destinées à la défense du Havre ; il y resta jusque vers le 10 janvier, époque à laquelle le général Loysel (avec le titre provisoire de général de division) prit le commandement du Havre, ayant sous ses ordres les généraux Peletingeas et Berthe.

[6] Quelques jours après, les Allemands revinrent à Etrépagny et l'incendièrent.

[7] Pendant ce temps, une division volante, commandée par le général Lecointe, reprenait la ville de Ham aux Prussiens, le 9 décembre, et faisait capituler la garnison du château, le lendemain.

[8] Cette ville fut bombardée avec les pièces françaises prises dans la citadelle d'Amiens.

[9] Cinquante mille paires de souliers de carton, fabriqués en Angleterre, avaient été livrés à l'intendance. Ces souliers duraient quatre heures, pendant les temps de pluie. L'Anglais qui avait fourni ces chaussures a été acquitté à Lille en novembre 1872 ! — Il faut ajouter que la plus grande partie des fournitures faites à l'armée du Nord ont été scandaleuses. L'intendance ne montrait aucune sévérité, et quelquefois elle forçait les commissions de vérification de fournitures militaires d'accepter des lots d'objets refusés par la commission.

[10] Le général de Gœben avait amené à Saint-Quentin toutes les troupes qu'il avait à Rouen, parce que le 13e corps (voyez chapitre précédent) était venu les remplacer. Il reçut aussi 10.000 hommes de renfort venant de l'armée d'investissement de Paris, et mit en ligne 48 bataillons, 52 escadrons et 162 canons. — Le général Faidherbe ne put lui opposer que 24 bataillons de marche, 18 bataillons de mobiles, 14 bataillons de mobilisés armés de fusils à percussion : total 56 bataillons, 5 escadrons de dragons et 98 pièces d'artillerie. Il perdit environ 4.000 hommes et 8.000 prisonniers.

[11] Environ 4.000 hommes, en comprenant les tués et les blessés à Vermand.

[12] Le général de Gœben a publié une relation de sa campagne contre l'armée du Nord, dans laquelle il prétend nous avoir battus partout et toujours.